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L’agora, condition première de la démocratie réelle (décembre 1984-janvier 1985)a

Vous m’avez demandé ce que signifie pour moi le terme agora. Je vous réponds d’autant plus volontiers que le concept d’agora a toujours joué un rôle fondamental dans ma théorie du fédéralisme. L’agora figure pour moi l’expression première, physique, architectonique et symbolique de toute démocratie digne du nom. C’est le lieu de rencontre d’une communauté, j’entends d’un groupe humain assemblé par des pratiques et des idéaux communs. Pour former un groupe, il ne faut pas être trop ni trop peu. Il y a un optimum à trouver. Trop peu ce serait une famille ou un complot. Trop nombreux, c’est le brouhaha. La foule étouffe toute possibilité d’échange qui ne soit pas de hurlements ou de coups. L’agora est la meilleure définition d’un espace dans lequel des citoyens peuvent échanger leurs vues, dialoguer. Elle est donc le fondement historique de la démocratie à l’européenne, en tant que lieu où n’importe quel homme libre peut prendre ses responsabilités, d’abord en paroles, puis, s’il convainc, si un groupe le choisit pour le représenter, par l’action publique.

Platon et Aristote en ont beaucoup parlé. Aristote surtout a traité du rôle indispensable de l’agora dans la vie d’une cité, et il a décrit les dispositions architecturales typiques de la place publique qui lui paraissaient nécessaires pour qu’y soient représentées les composantes fondamentales d’une communauté civique.

Autour de l’espace ouvert voué aux activités publiques — palabres politiques ou étalages de marché — rectangulaire en général, parfois ovale (beaucoup plus tard, en Angleterre, on dira Square pour désigner en fait une place… informe) on trouve en Grèce un temple ou au moins des autels et leur feu perpétuel, symboles du sacré, « foyer » par excellence de la communauté, et à côté le bouleutérion où siègent les magistrats, que l’on nomme curie dans le monde romain et, beaucoup plus tard, le « palazzo communale » ou l’« hôtel de ville ».

Au Moyen Âge, l’agora deviendra la place — piazza ou campo — des communes italiennes. Et la formule traversera les Alpes par le col du Gothard, en y laissant les semences de ce qui formera la Confédération suisse. On sait aujourd’hui que le pacte de 1291, dit du « Grütli », fut écrit dans un latin assez particulier, celui des greffiers qui rédigeaient alors les pactes et statuts de liberté des communes italiennes, garantis [p. 3] par le Saint-Empire. Ce sont ces greffiers-là, passant le col ouvert vers 1240, qui ont fourni aux premiers confédérés les instruments nécessaires pour exprimer leurs liens jurés, leurs « foederationes »1, puis ils ont poursuivi leur voyage vers le nord, appelés par les villes rhénanes, jusqu’aux Pays-Bas.

Et de là, la nouvelle formule des pactes d’autonomie régionale, dans certains cas les Waldstätten, mais le plus souvent urbaine s’est répandue dans les Allemagnes et en Angleterre, en Bourgogne et jusqu’en Espagne. Il y a donc une longue tradition que l’on peut suivre de la polis grecque avec son agora à la civitas romaine avec son forum, puis aux communes italiennes avec leur piazza, qui va devenir place, plaza, praça, Platz, plein ou même square, on l’a vu, selon les pays du continent.

Les règles impératives à respecter si l’on veut que l’agora fonctionne ont été formulées par Aristote, notamment dans sa politique. La première règle est celle de la dimension, que nous avons signalée tout à l’heure : il s’agit de trouver un optimum entre trop petit et trop grand. La dimension d’une polis — ville ou État — ne doit pas dépasser celle qui permet à la communauté politique tout entière (donc aux hommes libres, nous dirions : aux électeurs) de se réunir sur l’agora et de pouvoir entendre la voix d’un homme « qui ne serait pas nécessairement Stentor », précise Aristote. On répond aujourd’hui que nous avons des haut-parleurs et que cela change tout. Oui, cela change tout pour qui a la haute main sur les radios et sur la télévision, l’État-nation centralisé ou le dictateur. Mais qui peut lui répondre dans l’assemblée des hommes libres et se faire entendre à l’échelle nationale, n’ayant que sa voix naturelle ?

Il est évident qu’un Mussolini en 1922 ou surtout un Hitler dix ans plus tard n’auraient jamais pu prendre ou garder le pouvoir s’ils n’avaient pas disposé — et eux seuls — des haut-parleurs, c’est-à-dire des radios d’État. Essayez de vous emparer des micros dans une salle de 40 000 places assises entourée d’un parc immense où s’est massée une foule de 100 000 personnes — selon les journaux du lendemain — et vous comprendrez ce que je veux dire. C’est l’expérience que j’ai subie à Francfort en 1936, à l’occasion d’un discours d’Hitler, qui m’a révélé d’un seul coup, dramatiquement, l’essence horriblement religieuse et foncièrement antichrétienne du régime totalitaire. J’en ai donné une description rigoureusement fidèle dans mon Journal d’Allemagne, détruit par les nazis en 1940, mais réédité dans mon Journal d’une époque en 1968. Ce jour-là, j’ai vécu jusqu’à l’horreur sacrée la réalité de l’anti-agora, de la dimension monstrueuse, massifiante, opposée à la dimension communautaire, qui permet à l’homme de s’exprimer librement et donc de prendre publiquement ses responsabilités. L’homme libre et responsable, formule que Sartre m’a empruntée sans jamais songer à me la rendre, vous le savez, c’est ma définition de la personne, par opposition à l’individu irresponsable qui n’est qu’un grain de cette poussière avec laquelle l’État totalitaire fera son ciment.

« Pourquoi voulez-vous que je vote ? », me dit tel inconnu avec qui j’échange quelques mots, à la douane, au bistrot, dans l’autobus — « de toute façon, ça n’y changera rien, ma voix ne compte pas ».

Voilà bien le méfait majeur des trop grandes dimensions — oui, même en Suisse ! — d’une communauté, d’un État. C’est d’ailleurs un Suisse, Jean-Jacques Rousseau, qui dès le milieu du xviiie siècle, prônait les petites dimensions de l’État en tant que gage de liberté-responsabilité. Dans ses ouvrages sur Genève et sur les Confédérés, le Contrat social, les Lettres de la montagne et aussi dans son Gouvernement de la Pologne, il ne cesse de rappeler l’idéal politique que représente pour lui le peuple genevois assemblé dans le « Temple de Saint-Pierre », comme il appelle la cathédrale jouant le rôle d’agora. Il ne cesse de désigner comme l’origine de la plupart des maux publics en Europe « l’étendue des États », « le nombre de leur population ».

La liberté, selon lui, n’est assurée que par les petites dimensions, car elles seules permettent au citoyen de se faire entendre et de jouer un rôle actif, donc d’exercer des responsabilités civiques.

Soit dit en passant : toutes les sottises monumentales qu’on a pu écrire contre Rousseau comme « précurseur des États totalitaires » en vertu de ses théories sur la volonté générale s’expliquent par une méconnaissance obstinée de sa théorie fondamentale sur les petites dimensions, gages et conditions de la liberté politique.

L’agora reste donc à mes yeux le symbole et même la définition du lieu où chacun a le droit de s’exprimer, de critiquer, de questionner et de proposer, ce qui est l’exercice du civisme et qui permet aux hommes d’être libres dans la mesure même où ils peuvent assumer leur responsabilité civique.

Voilà qui est simple et clair, je crois bien. Les vraies difficultés commencent lorsqu’il s’agit d’appliquer ces principes à nos sociétés telles qu’elles sont devenues : démesurées en fait, qu’on le veuille ou non, par les tâches de plus en plus vastes, lourdes et dispendieuses dont elles se sont chargées et dont elles abandonnent la responsabilité à l’État, c’est-à-dire aux corps des technocrates, bureaucrates et employés qui le constituent en fait.

Ici se pose la question de créer des équivalents de la formule agora transposés à l’échelle des échanges électroniques. On peut imaginer une agora réunissant des gens séparés par des centaines de kilomètres qui pourraient cependant se voir et se parler… Mais non pas se serrer la main à l’arrivée. On sent tout ce qui manquerait d’humainement essentiel à de tels assemblages de reflets, comparés aux vraies assemblées d’hommes en contact.

Un meilleur substitut serait sans doute le journal, et surtout le journal local, professionnel, municipal ou régional, proportionné à la taille du groupe dont il veut être le lieu de rencontre. Un substitut écrit aux échanges vocaux sur une place publique, très ralenti bien sûr, mais offrant par là même ce qui fait trop souvent défaut sur l’agora réelle : le temps de la réflexion sur ce qu’on va dire, sur le vrai sens de ce qu’on veut dire, le temps de l’analyse et de la vérification des informations reçues. Si bien que les échanges par écrit sont souvent plus réels, moins schématiques que les répliques improvisées dans l’assemblée réelle.

Votre journal est donc, dans ce sens, un substitut virtuellement très valable à l’agora d’une municipalité, ici, d’une université. Puis-je vous rappeler, à ce propos, que le pacte du « Grütli », déjà cité, unissait des communes frontières de Schwyz, Uri et Unterwald, et que c’est par le mot « universitates » qu’elles y sont désignées ?