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1936-05-31, Denis de Rougemont à Albert Béguin

Cher ami,

Votre lettre m’a fait plaisir, ainsi que l’envoi des Annales suisses. J’aurais dû vous en remercier beaucoup plus tôt. Je suis très inexact dans ma correspondance, et c’est sans excuses, car mon lectorat me prend bien peu de temps. J’ai été à Paris en mars et votre lettre est d’avant, c’est vieux ! Vous avez bien fait de donner mon adresse à Liehburg, c’est le seul homme intéressant que j’aie vu ici — du point de vue littéraire ou idéologique. Je n’ai [rien lu]a de lui. Si « l’exécution » de ses drames répond à la grandeur de ses conceptions, ce doit être très fort. Et enfin, voilà quelqu’un qui a le sens de la mission des Suisses, je dirais presque qu’il me la révèle. Il faudra que nous en parlions : j’espère vous rencontrer une fois cet été. Je serai pour trois mois à Areuse, dès le 1er juillet.

À propos de Suisse, Mounier m’a parlé en mars du projet de numéro spécial d’Esprit, et m’a montré le projet élaboré par les Lausannois. Une bouillabaisse. À présent, il paraît que tout est renvoyé. Si vous pouviez m’en parler, j’en serais content. Mounier viendra ici pour quelques jours en juin, et nous pourrions faire avancer les choses. À mon avis, il faudrait cinq à six articles au maximum, et une communauté sinon de ton, du moins de but manifeste, c’est-à-dire pas d’articles sur la Nouvelle Société helvétique et autres archéologies sentimentales, mais : une déclaration [p. 2] d’ensemble sur le rôle de la Suisse et sa raison d’être ; une étude sur le fédéralisme, une sur la culture, une sur l’enseignement, une sur la politique intérieure, et des notes sur des points plus particuliers et sensibles. Objectif : orienter les partis et les jeunes gens vers une création commune, dégager ce qui est valable de ce qui est périmé dans nos débats actuels, enfin : agir sur les Suisses, et non pas présenter aux Français un prospectus plus ou moins alléchant de nos spécialités locales. C’est ce que Lausanne ne paraît pas avoir bien compris…

J’ai entendu parler depuis quatre ans au moins du numéro « Romantisme » des Cahiers du Sud. Jaloux m’avait demandé un article sur Heinse (Ardinghello). Si cela doit se faire, j’aurais quelque chose d’à peu près terminé sur l’« ombre perdue » dans les littératures allemandes et voisines (Chamisso, Andersen, Hofmannsthal, etc.). Ça irait-il ?

Présence reparaît ? C’est plutôt triste. Tous nos défauts romands réunis. Pas d’élan, pas d’imprudences, pas de simplicité (sauf Pierre Girard !) et pas même de sérieux réel. J’aime mieux les Annales tout hérissées de concept et d’ismes. On ferait pourtant une belle revue avec des Ramuz, Cingria, Girard, Simond et ses amis, vous et moi, Dami, Burckardt, Bopp, etc., dans le genre éclectique qui convient au pays. En n’écartant que les fabricants de mélasse du genre Bonifas, Perrochon, Miéville, etc., etc.

Pour l’échange avec Hermès, écrivez directement à René Baërt, 2 quai des Péniches, Bruxelles, de ma part. (Ils ne paraissent qu’une ou deux fois l’an.)

J’assiste de loin, avec un sourire sardonique, à la résurrection des vertus bourgeoises par les humanistes du Front populaire : tout y passe, Raison, Bonheur, Progrès, Richesse surtout ! C’est la fin des haricots. Ou en tout cas de « l’élite » des écrivains parisiens qui faisaient florès vers 1925. [p. 3] Avez-vous remarqué que le F. P. ne compte que des plus de quarante ans ? (À part un ou deux comparses.) C’est la génération faible, dilettante, vaniteuse et sans culture, qui se raccroche. Vu d’ici surtout, cela paraît si débile et confus. Songez qu’on fait Vendredi dans un monde où il y a Hitler, Staline, le Japon, le racisme africain, les formidables soulèvements physiques et spirituels que cela trahit… Et ils en sont à ronger les os que leur jette le Komintern, en se foutant d’eux d’ailleurs (il n’y a que Malraux qui le sait). Le comique de l’affaire, c’est que les « anti-fascistes » français ne se doutent pas un instant que le national-socialisme est bien plus près qu’eux du soviétisme. Vous aurez sans doute pu le soupçonner il y a trois ans. Depuis lors, cela s’est terriblement précisé. Mais de cela aussi nous reparlerons, je m’oublie à pérorer. Vous seriez gentil de me dire quelquefois ce qui se passe en Suisse, dont je ne sais rien.

Toutes mes amitiés pour vous et votre femme, et à bientôt j’espère.
D. de Rougemont