1939-05-21, Albert Béguin à Denis de Rougemont
Le 21 mai [1939]
Enfin je puis vous écrire sans trop de honte : je viens d’envoyer au Journal de Genève un article sur vous. J’ai tâché de donner une idée du livre, et de tourner mes réserves de façon à ce qu’elles puissent être comprises comme un appoint aux éloges que je ne vous ménage pas.
Ce que vous répondiez l’autre jour aux objections glissées dans une interview m’a intéressé. Cependant, cette conversation avec Mme Bouissounouse m’obligeait à une brièveté qui faussait un peu mon intention, quoique la journaliste (qui est votre admiratrice la plus enthousiaste) ait reproduit assez exactement mes dires. Pour Chrétien de Troyes, vos objections historiques n’ont pas grand poids, je crois : qu’il ait subi l’influence des troubadours, de même que les auteurs du Tristan, c’est l’évidence même. Mais, au-delà de l’influence, et toujours plus importante, il y a la différence personnelle, le ton, la couleur. Ce que je voulais dire, c’est qu’à vous lire on ne se douterait pas qu’en passant du Tristan (et même des versions les plus courtoises) aux troubadours, ou à Chrétien, on change totalement de climat. Et cela importe beaucoup. D’ailleurs, vous n’ignorez pas les vers de Cligès où Chrétien se présente, en somme, comme un anti-Tristan et condamne cet amour-là pour sa violence fatale (vers 3145 et ssqq.) : [p. 2] c’est, vous vous rappelez, Fénice qui se fait enlever pour ne pas être à 2 hommes. Et la nourrice donne un breuvage à l’époux pour que F. reste vierge (le contraire du breuvage de Tristan, c’est voulu) :
Mieux voudrais être démembrée
Que de nous fut remembrée
L’amour d’Iseut et de Tristan
Dont tant de folies dit an
Que honte m’est à raconter…
…
Amour en li trop vilene
…
Cette amour ne fut pas rais(onn)able
Mais la moie (mienne) est toujours establea
Etc.
Rien ne subsiste, dites-vous, de la légende celtique ? Rien, sinon ce qu’on sent dans Tristan, à travers le ton courtois, qui a une finalité tellement différente.
Excusez ce cours. Je n’attache qu’une importance très secondaire à ces détails et même à toute votre démonstration historique. Votre livre me semble valable en soi, comme une mise en lumière de notre situation psychologique, et — vous ne m’en voudrez pas — je pense que l’histoire ne vous est qu’un moyen de vous exprimer. Vous prenez vos personnages là, au lieu de les affubler de noms fictifs. Et je trouve cela très bien. À mon avis, vous avez même pris trop de soin de vous garantir contre les objections des Sorbonnagres. Qu’est-ce que cela peut vous faire ?
[p. 3] Je n’ai pas pu, hélas, vous envoyez un papier pour Micromégas. J’ai une besogne de chiens, vous connaissez ça ! Sept conférences à préparer pour le mois de juin, tournée dans les universités allemandes et à Jena où je parlerai chez Mme Diederichs — encore une de vos admiratricesb (elle est Française), et de plus charmante.
J’espère que je pourrais lire bientôt votre article sur mon bouquin et peu après cela j’aurai à mon tour des objections à rejeter. Car c’est vrai, nous nous définissons mutuellement de façon si semblable qu’il est assez heureux que nous découvrions nos divergences. Entre gens de la même « école », comme vous dites, les oppositions deviennent fécondes.