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Message pour la Grèce (3 avril 1968)a

De quel droit parlerais-je ici d’un drame interne de la Grèce ? À vrai dire, comme citoyen suisse, il peut sembler que j’aurais surtout le droit de me taire. Mais je suis également citoyen de l’Europe, et à ce titre j’ai le devoir de parler de quelque chose qui nous regarde tous : Car nous autres Européens, nous sommes tous Grecs ! Que nous le sachions ou non, quand nous parlons, quand nous pensons, quand nous exerçons notre esprit critique et notre astuce inventive, nos devoirs civiques et notre droit d’opposition, nous sommes Grecs, héritiers d’Athènes, héritiers de Socrate, de Platon, d’Homère et de Pythagore, mais plus encore de ceux qui inventèrent le civisme, cette conduite de l’homme libre et responsable qui élève hardiment la voix sur l’agora.

Nous sommes tous Grecs dans le passé, dans notre commun héritage, mais tous Européens dans l’avenir, dans notre commune espérance, et c’est au nom de cette espérance autant que de cet héritage que je me sens pressé de parler ce soir. Il n’y a pas d’Europe imaginable sans la Grèce, ni dans le passé ni dans l’avenir, mais il n’y a pas non plus de Grèce viable sans l’Europe. Or, le spectacle que nous donne la présente dictature militaire est justement celui d’une Grèce qui se sépare de l’Europe en [p. 2] esprit, qui rejoint en esprit le camp des Barbares, et renie du même coup tout ce que nous vénérons dans l’immense héritage hellénique. Ce qu’il faut dénoncer au nom de l’Europe, c’est la lugubre erreur de ceux qui dressent contre un danger de désordre social une tyrannie ! Car selon la célèbre parole d’un penseur suisse (jamais plus grec que ce jour-là — c’était Vinet), « la tyrannie est le souverain désordre ». Lugubre erreur de ceux qui au nom d’une légitime résistance au communisme se mettent au ban de l’Europe démocratique ! Ah ! les Gribouille, qui pour mieux éviter une menace totalitaire se jettent dans la dictature ! Que peuvent-ils reprocher au stalinisme, d’ailleurs en voie de liquidation à l’Est, qui soit plus scandaleux que ce qu’ils font eux-mêmes dans le même style ? Quand on accuse un professeur du crime d’avoir — et je cite — « glorifié la supériorité de l’esprit sur les armes », quand on fait cela, on se range du côté des ennemis de l’Europe, on bafoue et l’on renie par l’intérieur la cause même que l’on invoquait pour essayer de légitimer l’usurpation aux yeux de l’opinion occidentale.

Un contemporain de Platon, l’orateur athénien Isocrate, tenait qu’il convient d’appeler Grecs « plutôt les gens qui participent à notre mode de vivre et de penser que ceux qui ont même origine que nous ».

Et certes, il y eut de tout dans les traditions grecques. Il y eut d’abord Athènes, la Béotie, l’Ionie, la beauté dans la [p. 3] liberté, la piété, les sages et la science, et le matin resplendissant de Salamine ! Mais il y eut Sparte aussi, et sa morale fasciste. Et il y eut la folie politicienne. Ces trois traditions grecques ont eu leur descendance jusqu’à nous. Ce qui a fait de l’Europe, pendant des siècles, « la métropole du genre humain », « la perle et le cerveau de la planète » comme l’appelait encore Valéry, c’est la tradition de liberté, de réflexion critique, de discours cohérent héritée de l’Attique et des penseurs d’Ionie. Mais ce qui a fait de cette même Europe un foyer de guerres et d’oppression morale d’une inhumanité sans précédent, c’est la tradition qui opposait à la mise en ordre du monde par l’esprit, la brutale mise au pas des esprits, j’entends la tradition bottée de Sparte. Et enfin, ce qui a empêché la Grèce de résister à la conquête par l’Est macédonien et plus tard par l’Ouest romain, c’est la traditionnelle désunion des cités, c’est l’échec répété de leurs fédérations. Or, la dure tradition spartiate n’a rien pu contre les Barbares, n’a rien fait pour sauver la Grèce, bien au contraire : c’est elle qui a le plus contribué à détruire l’union des cités, cette union qui eût été leur seule et vraie sauvegarde contre la satellisation par les empires de l’Est et de l’Ouest.

Mais nous autres Européens du xxe siècle, nous gardons et revendiquons le droit de choisir entre ces traditions ! D’une Grèce livrée à Sparte et à ses colonels, nous en appelons à [p. 4] l’Hellade athénienne, mère des libertés et de la pensée de l’Occident. Nous le faisons pour l’Europe autant que pour la Grèce, car tout le monde sait comment finissent les régimes de redressement national imposés par les militaires : Sparte aujourd’hui n’est plus qu’une bourgade poussiéreuse et vouée au plus juste oubli par les touristes, tandis que l’acropole au-dessus d’Athènes dresse le témoignage vainqueur du temps d’un des plus hauts moments de l’humanité.

Un dernier mot : le droit de protestation, que nous exerçons ce soir au nom du génie hellénique et pour la Grèce, ce droit resterait vain et dérisoire, s’il ne réveillait pas en chacun de nous la volonté d’instituer une Europe solidement fédérée, c’est-à-dire un pouvoir qui soit enfin capable de garantir les libertés civiques dans tous les peuples de ce continent.