1931-1937 ou les années tournantes (années 1970)a
L’histoire de l’entre-deux-guerres — comme certains prophètes de malheur l’appelaient déjà au cours des années 1930 ! — résulte du jeu d’un petit nombre de forces principales et de phénomènes spécifiques, tantôt antagonistes et tantôt complices, qu’il nous est devenu facile de distinguer et de nommer après coup :
— le nationalisme (ou principe des nationalités) au nom duquel on venait de bouleverser la carte politique de l’Europe en créant une dizaine d’États neufs ou renouvelés et multipliant du même coup les causes de conflits ;
— la crise du capitalisme occidental, qui éclate en 1929 avec le krach de Wall Street et va propager ses effets en Europe au cours des dix années suivantes — chômage généralisé, dévaluation en cascade — , révélant au monde entier (non encore dénommé tiers-monde) que le colosse a des pieds d’argile ;
— l’échec des institutions politiques internationales et des tentatives multipliées en vain par les démocraties de l’Ouest et l’Amérique pour contenir l’anarchie des nationalismes et les lois de la jungle du capitalisme, par des mesures de coopération économique et financière : plan Briand d’union européenne, sanctions économiques, sécurité collective ;
— la montée irrésistible des régimes totalitaires chez les trois grands vaincus de la guerre mondiale, la Russie, l’Italie et l’Allemagne, portant le nationalisme à son point de fusion délirante et belliqueuse, mais surmontant la crise économique par une discipline despotique infligée à des masses traumatisées.
Il est plus que probable que ces quatre facteurs principaux, successivement combinés ou opposés deux à deux ou un à trois, suffisent à rendre compte des péripéties les plus marquantes de la [p. 2] période qui sépare l’armistice du 11 novembre 1919 et les déclarations de guerre du début de septembre 1939.
Mais il se trouve que c’est dans les années 1931 à 1937 que ces courants de forces ont fait un nœud, se sont noués d’une manière décisive, fatidique, justifiant le titre d’années tournantes que leur donnait à bout portant un lucide et sensible observateur de l’époque1.
Nous allons donc tenter de saisir ou de ressaisir un à un, dans leur mouvement, ces quatre phénomènes majeurs, tels qu’ils se présentaient au début des années 1930, puis de retracer leurs évolutions combinées jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
Des « traités de banlieue » à Hitler, ou le facteur nationaliste
Le xxe siècle est né en 1919, des œuvres d’une des guerres les plus absurdes de l’histoire si l’on en croit ceux qui la déclarèrent, et qui tous, la main sur le cœur, prétendirent aussitôt « qu’ils n’ont pas voulu cela ». Absurde guerre, née par une sorte de logique irréfutable des théories du siècle précédent, dans la mesure où elles étaient communes aux socialistes et aux capitalistes ; théories jacobines de l’État administrativement centralisé et moralement uniformisé, appliquées par le Corse Napoléon à la nation qu’il détestait le plus, puis copiées par ses adversaires et ses victimes.
Les traités imposés aux empires centraux par les démocraties de l’Ouest avaient été nommés « traités de banlieue » parce que Paris était encore centre du monde et que ses villes de banlieue avaient offert aux diplomates leurs grands ou petits palais désaffectés, [p. 3] Versailles, Saint-Germain, Trianon, Neuilly et Sèvres. Ces traités reposaient tous, en théorie, sur les principes sacrés des nationalités, des langues et des souverainetés. Les découpages désinvoltes perpétrés en leur nom par des « experts » sur la carte de la vieille Europe avaient créé une bonne dizaine de pays neufs, définis, disait-on, par l’ethnie ou la langue, en réalité par les calculs militaires et non moins erronés des « puissances ». Tout y était faux, dans le détail et le principe. Les frontières des langues passaient au beau milieu d’un village (et parfois même d’une maison !), mais laissaient à gauche et à droite de nombreuses minorités en colère. Faute d’une exactitude impraticable dans le partage linguistique, il eût fallu favoriser une grande tolérance de principe, mais on fit tout le contraire, et partout on prétendit que l’union de l’État neuf exigeait l’uniformisation des dialectes, des mœurs, des esprits, et cela dans les mêmes frontières. On multiplia par dix ou vingt la longueur des frontières nationales, et du même coup, des litiges ethniques ou linguistiques, les occasions de maquignonnages territoriaux, et les casus belli généreusement offerts au choix des dictateurs à venir. Les Hongrois se disputeront avec les Roumains et les Yougoslaves pour cent villes et villages, les Tchèques avec les Polonais pour Teschen. Quant à Hitler, il aura beau jeu de justifier ses interventions dans les États voisins au nom du principe même qu’ils ont invoqué (non sans abus) pour se former, et pour refuser toute intervention étrangère : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Qui osera dire que les Sudètes ont librement adhéré à l’État formé en 1919 sous l’hégémonie des Tchèques « disposant librement » non seulement d’eux-mêmes, ce que tout le monde admettait avec chaleur, mais aussi de leurs voisins slovaques à l’Est, et germanophones à l’Ouest ? Qui peut nier que l’une des causes directes de la Seconde Guerre mondiale naîtra du refus tchèque de respecter les droits minoritaires et de l’inflexible volonté affichée par Bénès, avec l’appui de la France, d’imposer à trois peuples bien distincts des institutions uniformes ? Le problème sudète, l’interdiction d’Anschluss signifiée à l’Autriche, et le cas de Dantzig, pourrait-on rêver mieux, espérer davantage pour priver les puissances de [p. 4] l’Ouest de toute espèce de bonne conscience lorsqu’elles tenteront de résister aux prétentions d’Hitler fondées sur leurs principes ?
Tous les « traités de banlieue » de 1919 avaient été fondés sur les dogmes et les clichés stato-nationalistes inventés par la Révolution française et par Napoléon : frontières « naturelles » définies par les fleuves et les crêtes montagneuses ; frontières linguistiques ; frontières et « débouchés » économiques ; frontières politiques enfin ; et tous, ils exprimaient les rapports de forces militaires au lendemain de l’armistice de 1918.
L’ennui, c’est que ces frontières prétendues « naturelles », géographiques ou historiques, linguistiques ou économiques, ou encore « politiques » c’est-à-dire militaires et stratégiques, ne sauraient se recouvrir et coïncider que par miracle, disons plus : par une suite de miracles toujours et partout répétés. Or pas un de ces miracles ne s’est jamais produit, nulle part. Le Danube, le Rhône et le Rhin, la Vistule et le Prout, le Vardar ou le Pô, les Alpes et les Pyrénées ne sont ni des séparations ni des « limites naturelles », mais au contraire des traits d’union traditionnels ! Les experts chargés par les Alliés, en 1919, de délimiter les États neufs, sont partis de la théorie que les Pyrénées et les Alpes séparent Français et Espagnols, Germains et Latins, alors qu’on parle des deux côtés des Pyrénées le basque à l’ouest, le catalan à l’est, et que sur les deux versants des Alpes on parle tantôt l’italien (comté de Nice), le français (Val d’Aoste), l’allemand (Sud-Tyrol). De même, l’accident géographique de la chaîne du Böhmerwald n’empêche nullement les Sudètes de parler la même langue que les Franconiens, tandis qu’aucun accident ni fluvial ni montagneux ne sépare les régions de la Transylvanie où l’on parle roumain, allemand ou hongrois selon les villages. Il est faux que le Rhin divise Français et Allemands tandis que le Rhône unirait Provençaux et Languedociens. Et il est aberrant de vouloir faire coïncider les frontières linguistiques avec les frontières d’économies nationales, quand chacun voit que les bassins de la Ruhr, de la Sarre, de la Meuse et de la Moselle forment une unité économique fondée sur le sous-sol ferrocarbonifère, qui s’étend sur [p. 5] les deux rives du Rhin et sous trois domaines linguistiques !
La folie napoléonienne (tout régler dans un même territoire sur les seules nécessités de la mobilisation militaire) ne s’est totalement épanouie en Europe qu’au lendemain de la victoire franco-anglaise de 1918, financée et organisée par les États-Unis, puis mise en forme par les experts des trois « puissances ».
Sur des milliers d’erreurs intéressées de ce genre, les auteurs des traités de banlieue avaient peut-être cru — plus ou moins naïvement ou cyniquement selon les cas — que l’on pourrait fonder une paix durable. Dès 1931, l’imposture objective de leurs méthodes éclate de toutes parts. C’est en effet au nom des théories et des sophismes partagés par les nationalistes de tous les pays démocratiques que Mussolini revendique Nice et la Corse d’un côté, Trieste de l’autre, tandis qu’Hitler annonce dans Mein Kampf qu’aussitôt au pouvoir il réclamera l’Autriche, la Sarre, les Sudètes et le couloir de Dantzig, en attendant l’Alsace.
Le principe d’expansion des dictatures totalitaires — celle du Duce déjà, celle du Führer demain — n’est donc nullement nouveau ni scandaleux : il figure dans tous les préambules des traités imposés par les vainqueurs « démocrates » de 1918. Il est absolument conforme à l’esprit des manuels scolaires de tous les pays de l’Europe, qui tous exaltent les droits imprescriptibles de chaque État à son « unité nationale », à sa « souveraineté absolue » et à ses « limites naturelles ».
Ce sont les lois, les surprises et les crises de l’économie capitaliste qui vont permettre à cette logique des traités de manifester très vite ses effets politiques et sociaux à une grande échelle, dès 1931.
Du krach de Wall Street à Hitler, ou le facteur capitaliste
Dans le même temps où le nationalisme, fomenté par tout le xixe siècle, montre en puissance déjà presque universelle ou « totalitaire », selon le terme forgé par Mussolini, le capitalisme montre pour la première fois sa faiblesse principale : son incapacité politique. Les yeux fixés sur les cotes de la bourse, il ne voit rien au-delà, il n’a pas d’horizon, pas de stratégie à long terme, et il traite de rêveurs ceux qui regardent plus loin, économistes ou philosophes, réformistes ou révolutionnaires. C’est pourquoi la crise qui vient d’éclater au cœur même du système, à Wall Street, jette les capitalistes en pleine panique et finira par les livrer à la merci des politiciens « guérisseurs », c’est-à-dire des démagogues les mieux accordés à la psyché collective de leur nation.
« Quand Paris prend une prise de tabac, toute la France éternue », dit une phrase fameuse de Gogol. Les journalistes du xxe siècle devaient en tirer abusivement le slogan suivant : — Quand New York attrape un rhume, toute l’Europe fait une bronchite.
De fait, le grand krach de Wall Street, le « jeudi noir » du 24 octobre 1929, fut une sorte de fulgurante pneumonie double, quasi mortelle pour les États-Unis, mais dont l’Europe mit plus de deux ans à ressentir les effets, en général beaucoup moins dramatiques. On ne vit pas des douzaines de banquiers sauter par la fenêtre de leur vingtième étage, mais les cours nationaux s’effondrèrent les uns après les autres dès 1931 : au mois de mai de cette année, faillite de la Kredit anstalt, première banque autrichienne ; au mois de juillet, fermeture de nombreuses banques et mesures de moratoire en Allemagne ; au mois de septembre, la Grande-Bretagne abandonne l’étalon-or, suivie par le Commonwealth et par une vingtaine d’États qui en dépendent financièrement. En 1932, c’est la France qui suit : faillite de la Banque nationale de commerce et de la Compagnie générale transatlantique ; puis les Scandinaves : faillite et suicide d’Ivar Kreuger, le roi des allumettes.
La crise, d’ailleurs, n’est pas seulement financière. Faute [p. 7] de profit et non de besoins humains, on détruit des milliers de tonnes de blé au Canada, de café au Brésil. Ces scandales moraux plus encore qu’économiques frappent l’imagination, dans le monde entier. Dans tous les pays développés ou en voie de l’être (sauf l’URSS, restée hors des circuits capitalistes), la production industrielle tombe au-dessous de son niveau de 1929, de 33 % en France, à 50 % aux USA. On recense près de 10 millions de chômeurs dans le monde en 1932 (6 millions en Allemagne, 13 millions aux États-Unis…).
Tout le monde parle de « crise mondiale ». En fait, la crise ne concerne que les pays d’économie capitaliste et de régime démocratique, ainsi que leurs dépendances coloniales ; mais ce sont les pays décisifs.
Échec des institutions internationales
À ces phénomènes inquiétants pour l’ensemble du genre humain que figurent la montée des nationalismes belliqueux, la dépression financière et la crise socio-économique dans les pays les plus développés, les seules réponses valables, à première vue, seraient celles qui résulteraient d’une concertation internationale et qui pourraient être appliquées à une échelle internationale. Or on assiste au cours des années 1930 à la débâcle accélérée des entreprises et des institutions créées précisément pour réfréner les jeunes nationalismes aux dents longues et pour tenter d’apprendre aux États vieux et neufs à coopérer et s’entraider plutôt qu’à guetter les défaillances du voisin pour les exploiter sans scrupules — fin mot de la politique nationaliste.
Débâcle de la Société des Nations, seule capable, théoriquement, de s’opposer au gangstérisme des États-nations « souverains ». [p. 8] En 1929, Aristide Briand, convaincu par le jeune comte Richard Coudenhove-Kalergi, fondateur de Paneuropa, avait présenté devant l’Assemblée de la SDN un Plan d’union des États européens. Ce plan allait être rédigé par le plus proche conseiller de Briand, Alexis Léger — plus tard prix Nobel de poésie sous le nom de Saint-John Perse. Il proposait aux Européens des institutions communes respectant leurs sacro-saintes souverainetés nationales (ce qui est une faiblesse), mais aussi et surtout des tâches communes, créant des « solidarités de fait », et qui seraient propres à surmonter progressivement les conflits nationaux d’intérêts et de prestige. Les réponses des États, parvenues en 1930, étaient très en retrait sur l’enthousiasme qui avait accueilli le discours Briand : le krach de Wall Street, survenu entretemps, avait rendu les gouvernements hostiles à l’abaissement des tarifs douaniers. Personne n’osait se dire adversaire de l’union, mais personne ne semblait disposé à en accepter les conditions concrètes. L’hypocrisie nationaliste coulait à plein bord. Et l’annonce, à l’automne, du premier triomphe électoral des nationaux-socialistes en Allemagne suffit à faire enterrer le seul projet qui eût été susceptible de barrer la route au national-socialisme, justement !
Dès lors, les échecs, puis les désastres de la coopération internationale vont se succéder rapidement. Une Conférence du désarmement convoquée par la SDN dès 1930 se réunit à Genève en 1932. Le représentant de l’Espagne républicaine, Salvador de Madariaga, pacifiste convaincu, mais sceptique quant aux intentions des États, propose avec un humour noir que le poste de délégué à la Conférence du désarmement soit déclaré héréditaire… L’année suivante, Hitler déchire le traité de Versailles et recrée une armée allemande. Puis se déchaîne une course aux armements que les totalitaires gagneront sans conteste.
Les sanctions économiques prévues par la Charte non seulement se révèlent inopérantes, mais sont très vite ridiculisées par la sortie des États condamnés, qui se drapent dans [p. 9] leur dignité offensée : le Japon dès 1933, l’Allemagne hitlérienne la même année et l’Italie fasciste en 1937. Tous en profitent pour « réarmer » à qui mieux mieux et relancer de la sorte leurs industries lourdes.
Il n’est pas une année, de 1930 à 1937, qui ne marque une nouvelle étape de la dégradation puis de la ruine définitive de ce qu’on s’obstine encore à nommer la « sécurité collective » dans les couloirs de moins en moins animés du Palais Wilson, à Genève.
Toutes les tentatives d’ententes bi- ou multilatérales, dans tous les domaines, se voient successivement saluées de vœux polis ou éloquents, mais hypocrites, sapées avant même d’être mises en œuvre, ridiculisées à l’envi, puis éliminées, qu’il s’agisse d’accords diplomatiques mort-nés (comme ceux de Stresa en 1934 entre France, Grande-Bretagne et Italie fasciste), de traités déchirés, dès 1933, de mesures théoriques de désarmement et d’embargos sur les armes aboutissant à la création d’armes et d’armées nouvelles, de sanctions collectives impuissantes, puis de promesses de « réparations » partout reniées, de dévaluations nationales opérées en violation des accords internationaux, de l’échec des conférences économiques mondiales de Lausanne 1932 et de Londres 1933.
La seule mise en commun vraiment réussie des années 1931 à 1934 est celle des crises financières, économiques et sociales.
Et le seul pacte qui sera respecté, le fameux « pacte d’acier » conclu en 1936 entre Hitler et Mussolini, rejoints l’année suivante par le Japon, sera conclu en vue de la guerre, pour justifier la guerre d’Éthiopie, l’agression japonaise contre la Chine, enfin [p. 10] l’annonce par Hitler, dès 1937, de l’Anschluss autrichien et de la mise au pas des Tchèques, menaces exécutées un an plus tard.
Les « démocraties de l’Ouest » participent souvent très activement à cette débâcle internationale, tout en réagissant par des phrases pompeuses aux divers coups de force des totalitaires. Staline, Mussolini, Hitler, suivis (dès 1936) par Franco, prennent en main les destins et l’histoire de l’Europe.
Les solutions internationales aux crises majeures de « l’après-guerre » ayant échoué comme on vient de le voir, les nations de l’Europe de l’Ouest, de l’Amérique et de l’URSS se replient sur elles-mêmes, pour un temps, et s’enferment chacune pour soi dans son angoisse, son orgueil, son protectionnisme et ses recettes ancestrales ou révolutionnaires.
Les plus durement atteintes par l’effondrement de leur monnaie, le chômage et l’humiliation de la défaite militaire ou de la crise économique, seront les premières à se redresser, et de la manière la plus radicale.
La guerre de 1914-18 a fait deux grands vaincus : l’Allemagne et la Russie. Plus, en un certain sens, l’Italie. La Grande Dépression économique a frappé d’abord et le plus durement les États-Unis. Or c’est précisément l’Allemagne et l’Italie en Europe, la Russie et les États-Unis dans le reste de l’Occident, qui opèrent les redressements économiques, monétaires, sociaux et militaires les plus rapides et les plus impressionnants, dans les années 1931 à 1937. Les uns par le moyen de la dictature totalitaire, les autres au contraire en démocratisant un capitalisme carrément modernisé. Entre ces deux groupes, des nations telles que la France, la Grande-Bretagne, les pays scandinaves, la Belgique, la Hollande et la Suisse d’une part, [p. 11] les États successeurs de l’Autriche-Hongrie et les pays balkaniques d’autre part, semblent se refuser à la fois aux innovations drastiques et autoritaires du socialisme national ou du national-socialisme, et à la modernisation américaine. Aux grandes interrogations de l’époque, ils ne répondent que par la dénonciation indignée des tentatives nouvelles et par un réarmement défensif hésitant et désuet, dont la ligne Maginot restera le symbole.
Ainsi va se creuser rapidement le fossé entre « totalitaires » (rouges, noirs ou bruns) et « démocrates de l’Ouest ». Ainsi la crise mondiale, née du refus de toute espèce de solution internationale, va-t-elle aggraver les nationalismes qui sont à sa source. Les causes immédiates de la Seconde Guerre mondiale sont nouées dès 1936-1937, années où l’on voit s’annoncer le pacte germano-russe et se déclarer le Pacte d’acier, d’une part, tandis qu’une alliance franco-polonaise, d’autre part, s’ajoute aux accords de l’Ouest avec la Petite Entente conduite par Prague. Quant aux causes profondes, elles tiennent aux solutions que les différentes nations prétendent donner ou se révèlent incapables de donner au problème principal du siècle : celui de la communauté, celui de la commune mesure des actions, des jugements et des passions d’un peuple. Communauté perdue, évanouie, dans les démocraties de l’Ouest livrées à l’individualisme irresponsable, aux masses inorganiques et aux disputes partisanes ; commune mesure perdue, évanouie, dans des nations trop vastes où les élites et le peuple n’ont plus de vocabulaire ni d’idéal communs — ou alors c’est seulement l’idéal le plus bas : faire de l’argent, chacun pour soi, autant qu’on le peut, voilà le seul but « concret » et le reste est « chimères »…
Mais à l’Est, ces « chimères » ont pris le pouvoir ! Pouvoir brutal, terriblement concret en même temps, puissamment symbolique et capable d’enthousiasmer les plus simples et les plus jeunes. Le reste qui est « chimères », c’est simplement Staline, [p. 12] Mussolini, Hitler, bientôt Franco, qui ont réponse à tout et qui exigent tout.
J’écrivais en ce temps dans un livre intitulé Penser avec les mains, une page qu’on me permettra de citer ici comme un témoignage direct de la conscience qu’un jeune homme pouvait alors prendre de son époque et de ses problèmes :
La nouveauté, la grandeur et la vraie puissance du communisme russe et du national-socialisme, résident tout entières dans ce seul fait : que ce sont là deux tentatives colossales pour restaurer une mesure commune. Le seul mot de totalitaire, qui qualifie les deux régimes fondés par ces révolutions, suffirait à prouver ma thèse. Quelle que soit la haine violente qui oppose un Staline et un Hitler, ils se ressemblent au moins en ceci, qui est décisif : c’est qu’ils veulent l’un et l’autre imposer à leur peuple une conception et une pratique de la vie qui obéissent à un but commun, au service duquel s’harmonisent et se confondent les énergies tant spirituelles que matérielles. Bien ou mal, ces deux hommes ont répondu à l’appel angoissé et inconscient de leur époque. Ils ont refait au moins provisoirement une mesure, en imposant une fin commune à l’action et à la pensée. Et dans ce sens, ils sont les vrais génies du siècle, dès lors qu’il s’agit de construire.
Mais que valent ces mesures imposées ? Quelle est la vérité des fins qu’elles servent ? Et si ces fins se réalisent, échapperont-elles à la critique passionnée des meilleurs et des plus humains des hommes, qui s’y seront d’abord sacrifiés, de gré ou de force ? Les sauveront-elles vraiment de leur angoisse, ou bien empêcheront-elles seulement cette angoisse de s’exprimer, de s’avouer, de porter témoignage en faveur d’une plus haute vérité ?
[p. 13] La commune mesure soviétique est représentée par les fameux « plans quinquennaux », dont le deuxième commence en 1933. Ces plans, théoriquement fondés sur la doctrine marxiste du matérialisme dialectique ou « diamat », sont en réalité des ensembles de mesures autoritaires dictant à l’industrie, à l’agriculture, aux savants, aux artistes et aux écrivains leurs quotas de production et d’invention. Ainsi culture et production industrielle se confondent, comme l’illustre fort bien cette citation d’un journal moscovite de 1935 : « Le niveau culturel a été élevé par le Torgsin (magasin offrant des produits étrangers). Le Torgsin en effet a répandu dans toute l’URSS l’usage des semelles-crêpe. » Toutes les « réalisations du Plan », obtenues par la pression de l’État central, de sa police et des méthodes de production accélérée dites « stakhanovistes » (dès 1935), sont donc données comme autant de progrès culturels et de « conquêtes populaires ». Le Plan ne cesse de rappeler à tous les fins dernières de la société communiste : l’établissement d’une société sans classes, et par suite sans État, au terme d’une évolution de la production qui prendra le temps qu’il faudra ! Au nom de cet avènement « inévitable » d’un paradis terrestre créé par la production industrielle socialisée, les jeunes « komsomols » et « brigadiers de choc » s’imposent une morale ascétique, acceptent des privations de toute nature, et supportent avec enthousiasme un régime de travail beaucoup plus dur que celui qui existe alors dans les pays capitalistes.
Mais derrière cette façade éclatante de labeur unanime et joyeux que décrivent à l’envi les films de propagande, les romanciers et les peintres officiels du régime, des réalités sinistres se laissent deviner. Si 1931 voit s’ouvrir les luxueuses stations du métro de Moscou, 1932 connaît le processus meurtrier de « dékoulakisation », ou élimination par tous les moyens, légaux et physiques, des paysans propriétaires : [p. 14] plusieurs millions de victimes, selon les calculs d’auteurs sérieux. En 1933, l’activité de la police politique s’intensifie, comme pour mieux garantir la réalisation (pourtant « fatale » en bonne doctrine) du deuxième plan. Les « grandes purges » sont inaugurées en 1934, et vont conduire aux trop fameux « procès de Moscou » des années 1936 et 1937 : tous les compagnons de Lénine, chefs du parti et ministres glorieux (à une ou deux exceptions près) et les grands chefs de l’Armée rouge, tel le maréchal Toukhatchevski, se verront accuser de trahison délibérée, d’intelligence avec l’ennemi capitaliste, de « sabotage idéologique » — et tous, ou presque tous, feront en public des aveux « spontanés » et une autocritique, puis recevront en secret une balle dans la nuque.
Ces tragédies jettent un doute sur la réalité et l’efficacité de la commune mesure soviétique. Officiellement, c’est le « diamat » qui explique tout, entraîne tout, justifie tout, assassinats, famines et génocides compris. De fait, c’est Staline et ses sbires qui affichent une harmonie de façade, quitte à livrer dans l’ombre cette guerre civile larvée que décrira Khrouchtchev, vingt ans plus tard, dans son rapport au XXe congrès du parti.
Des prétentions curieusement analogues à celles du dictateur géorgien qui s’est emparé de tous les pouvoirs sur toutes les Russies, en 1924, se sont manifestées dès la même année, avec une intensité plus grande, sur un territoire beaucoup plus petit : l’Italie de Mussolini.
Chef socialiste, autodidacte, exilé en Suisse où il travaille comme maçon, propagandiste de la guerre en 1913 (il la fera comme caporal), enfin fondateur des « faisceaux » (un emblème emprunté au passé impérial de Rome), le Duce, qui a réussi sa « marche sur Rome » en 1922 déjà, parvient au sommet de sa puissance dans la période qui nous intéresse. Sa doctrine politique tient tout entière en deux lignes, voire en un mot : « Rien hors de l’État, au-dessus de l’État, contre l’État. Tout [p. 15] à l’État, pour l’État, dans l’État. » On oublie trop le rôle de l’exemple bolchévique sur le Duce, mais peut-être aussi le rôle de l’exemple fasciste sur Staline : celui-ci n’avait-il accédé au pouvoir l’année même qui vit Mussolini créer et proclamer la doctrine de « l’État totalitaire » ? Cette expression, qui aura la fortune que l’on sait, représente avec une écrasante simplicité un type possible et très tentant pour des millions de cette « commune mesure » à la recherche de laquelle toute la jeunesse européenne se trouve plus ou moins consciemment engagée. D’où le succès littéralement vertigineux — le vertige étant l’attrait de ce qu’on redoute — des appels du Duce à « combattre, obéir, croire » tout ce qui peut séduire comme malgré lui l’adolescent qui cherche à la fois l’aventure personnelle de la liberté et l’autorité paternelle ou étatique capable de la lui interdire, donc de le libérer de l’angoisse inhérente à toute aventure personnelle, et de le ré-encadrer dans une cité autoritaire et dynamique.
Seulement, croire, obéir, combattre sont des verbes qui exigent leur tribut de réalités concrètes et actives : croire, dans l’idée de Mussolini, ne peut signifier que croire à la grandeur de l’Italie ; obéir concerne César, donc le Duce, non plus le pape ; et pour combattre, il faut des ennemis. On en inventera donc, pour éprouver les vertus viriles des jeunes fascistes, et se procurer des victoires faciles. On inventera une conquête de la Lybie en 1931, et si un cela fait mauvais effet, on conclura l’année suivante un pacte à quatre avec la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne encore démocratique. Puis, quand Hitler accédera au pouvoir, on se dépêchera de conclure les accords de Stresa (1935) avec la France et la Grande-Bretagne seules, pour s’assurer de leur tolérance au moment où l’on se dispose à envahir l’Éthiopie. Et une fois l’agression perpétrée, et dûment, mais vainement condamnée par la SDN, n’ayant plus rien à perdre à l’Ouest et pas grand-chose à en redouter, on jette le masque et l’on s’en va [p. 16] signer un « Pacte d’acier » (1936) avec cet inquiétant émule nordique : le Führer.
Le phénomène Hitler domine sans conteste la période dont je tente ici de restituer les dynamismes.
Hitler a été le dictateur totalitaire par excellence.
Il a réussi à surpasser — et de très loin — ses deux principaux rivaux, Staline et Mussolini, par la soudaineté de son ascension, l’efficacité de sa propagande, le fanatisme de la jeunesse à son égard, la faculté de séduire les industriels, les capitalistes et les généraux, la haine et le mépris des intellectuels, la passion nationaliste et la folie qualifiée.
On demeure stupéfait de découvrir, après coup, avec quelle rapidité Hitler s’est révélé, manifesté et imposé, dans toutes les dimensions de son projet dément, de son complot mégalomane. De 1933 à 1937, tout est fait ou noué, il n’y aura plus — en 1938 et 1939 — qu’à laisser faire les exécutants en conformité avec les plans arrêtés durant ces quatre ans décisifs.
Voici le film :
— 1933. À peine Hitler a-t-il accédé à la Chancellerie du Reich : dénonciation du traité de Versailles. La délégation allemande se retire de la Conférence du désarmement. Écrasement du Parti communiste, sous le prétexte de l’incendie du Reichstag. Mise au pas de la grande industrie.
— 1934. Élimination des opposants au sein du parti, lors de la « nuit des Longs Couteaux », assassinat de Röhm et de milliers de militants. Réarmement de l’Allemagne. Première rencontre avec le Duce.
— 1935. La Sarre vote librement pour Hitler. Le Front du travail est créé. Le chômage est en baisse rapide. Les lois de Nuremberg légitiment et déchaînent [p. 17] l’antisémitisme.
— 1936. La Rhénanie réoccupée sans coup férir et sans réaction de la France. Chômage résorbé. Pacte d’acier conclu avec le fascisme, plus tard avec le Japon.
— 1937. Expansion économique, autoroutes, armée mécanisée. Les démentis répétés d’Hitler annoncent en réalité que les décisions sont prises et les plans élaborés pour l’Anschluss et la satellisation des Tchèques.
« N’ayez pas peur ! Cela se fera si vite que vous ne sentirez rien ! » m’avait dit dès 1936 un chef nazi que j’interrogeais sur l’éventualité de l’Anschluss.
Ce qui me faisait peur, à cette date (où je passais une année de lectorat à Francfort), ce n’était pas seulement la guerre, seul but visible et seule justification possible du régime imposé par Hitler aux Allemands, et que ceux-ci ratifièrent à cinq reprises par des majorités qui frôlaient le 100 %. Ce qui me donnait le frisson de l’horreur sacrée, ce fut la certitude, éprouvée jusqu’aux moelles pendant que, pressé dans une foule de plus de 40 000 hommes, j’écoutais un discours du Führer, que j’assistais à un phénomène religieux. J’écrivais dans mon journal, le 11 mars 1936 :
Je me croyais à un meeting de masses, à quelque manifestation politique. Mais c’est leur culte qu’ils célèbrent ! Et c’est une liturgie qui se déroule, la grande cérémonie sacrale d’une religion dont je ne suis pas, et qui m’écrase et me repousse avec bien plus de puissance, même physique, que tous ces corps horriblement tendus et hurlant leur salut au héros. Je suis seul, et ils sont tous ensemble. (Journal d’une époque)
Tous ensemble : liés par une foi, par une religion au sens étymologique du mot (de religare). Et cela résume la situation [p. 18] de l’Europe des années 1930 : du côté des démocraties, l’individualisme et l’anarchie des partis et du profit privé ont tué tout esprit communautaire, l’homme ne se sent plus relié ni responsable ; du côté des totalitaires, un grand principe commun commande à tous dans toutes les situations de l’existence, tant privées que publiques : éducation, choix du conjoint, choix d’une profession, idéologie et costume, tout est prescrit par le Parti qui est le porte-voix du dictateur, lequel n’est à son tour que l’âme de son peuple faite homme.
Alors que Staline voulait incarner le Parti unanime et Mussolini l’État tout-puissant, Hitler se proclamait l’incarnation du Peuple allemand. Chacun des trois grands dictateurs atteignant le sommet de sa puissance vers 1935-1937, se présentait donc comme incarnant le génie national — slave, latin, germanique — et cela lui conférait une valeur charismatique, un caractère sacro-saint, le pouvoir de faire des miracles, et l’infaillibilité. Toutes ces vertus religieuses sont chantées à l’envi par les slogans du parti au pouvoir et les poètes populaires : « Mussolini a toujours raison ! », Staline « fait lever le soleil » (disent des poèmes de l’Azerbaïdjan et du Caucase) ; quant à Hitler, il est non seulement infaillible, mais invincible et intouchable : tous les complots contre sa vie ont misérablement échoué.
Chacun se sent seul, à l’Ouest, et ils sont tous ensemble. C’est cela qui fait l’attrait et la fascination des dictatures et qui désarme curieusement les hommes d’État de nos démocraties. Ils dépendent d’un vote à la Chambre, d’une saute d’humeur d’un secrétaire de parti, tandis qu’Hitler fait acclamer par tout son peuple le slogan « Ein Volk, ein Reich, ein Führer », équivalent moderne de la devise de la Ligue des catholiques au XVIe siècle « Une Foi, une Loi, un Roi ». Mais la devise n’était qu’un vœu et le slogan est une réalité.
[p. 19] Cette espèce de paralysie des hommes politiques libéraux à Paris et à Londres se manifestera également lorsque, en Espagne, en 1936, le général Franco lancera ses troupes et son parti fasciste, la Phalange, à l’assaut de la jeune République. (Elle n’avait succédé à la monarchie qu’en 1931.) Tandis que sous les yeux des « Grandes Démocraties », les dictatures s’affrontent en Espagne par Frente Popular et phalangistes interposés, le gouvernement français, que préside le socialiste Léon Blum, reculant à la fois devant une aide armée aux républicains espagnols et devant une déclaration de neutralité, invente la « politique de non-intervention ». Cette expression sauve peut-être la paix, mais sauve sûrement la guerre civile, du même coup. Hitler et Mussolini d’un côté, Staline de l’autre, sont dès lors convaincus que les démocraties, par amour de la paix à tout prix, leur laisseront les mains libres quoi qu’ils fassent — et ce sera l’une des causes de la guerre de 1939.
À l’autre extrême, les États-Unis.
Entre les deux, la France et les démocraties de l’Ouest, petites ou grandes.
Les USA opèrent de 1931 à 1937 un redressement encore plus spectaculaire que celui de l’Italie et surtout du Troisième Reich, mais par des moyens différents, voire contraires, en esprit plus encore qu’en technique politique.
En 1931, les États-Unis comptent dix millions de chômeurs, à peu près un sur cinq travailleurs industriels. L’année suivante — 13 millions de chômeurs ! — , Roosevelt est élu, au moment même où Hitler prend un pouvoir dictatorial, suivi par Salazar au Portugal et le caporal Batista à Cuba.
[p. 20] Roosevelt est un grand bourgeois capitaliste. Il esquisse et fait appliquer avec l’aide de quelques amis intellectuels qu’il baptise son brains trust (banque de cerveaux) un programme beaucoup plus progressiste que ceux des dictateurs européens et russe.
Contrairement aux totalitaires, Roosevelt assume les risques de la liberté. Loin de faire fusiller ses adversaires, il les combat à la radio (Fireside chats) par l’humour, et dans l’État par l’efficacité. Et il obtient des résultats spectaculaires : remontée économique rapide, réduction drastique du chômage, embargo sur les ventes d’armes, création (grâce à un régime de détaxation) de grandes fondations, dont la fondation Ford, de loin la plus riche de toutes, en 1936. Cette même année, les USA remontent au niveau économique de 1928. Leur ascension économique ne cessera pas jusqu’à nos jours, et sauvera l’Europe au passage (en attendant de la satelliser, si nos États persistent dans leur refus d’unir leurs « souverainetés absolues »).
La France, durant les années 1930, subit les répercussions de tous les phénomènes qu’on vient de décrire, mais sous une forme très atténuée. Toutes les tendances nouvelles s’y manifestent, mais se divisent très vite en fractions exclusives, sans aboutir jamais au triomphe d’un parti (comme en URSS), d’un homme (comme en Allemagne et en Italie), ou d’un programme (comme aux USA).
Alors qu’en 1932, suite au krach de Wall Street, la Grande-Bretagne a 3 millions de chômeurs et l’Allemagne 6 millions, on n’en compte que 780 000 en France. Alors qu’en 1933, [p. 21] Hitler prend le pouvoir tandis que Roosevelt inaugure le New Deal, on ne signale en France que la formation de plusieurs ligues de droite, qui ne prendront jamais le pouvoir, et de trois ministères successifs, qui n’auront le temps d’entreprendre aucune réforme économique.
Incapable d’intervenir et a fortiori de faire valoir ses idéaux, alors que l’Allemagne hitlérienne viole ses engagements, que l’Italie revendique Nice et la Corse, que l’Espagne franquiste bafoue les droits de l’homme, la France réagit aux grands problèmes du temps d’une manière constamment négative et dans un style byzantin, à droite comme à gauche.
La droite dominera jusqu’en 1934, la gauche dès 1935, mais ni l’une ni l’autre n’imposera son programme.
La droite échoue parce qu’elle s’est liée aux ligues. Or ces ligues n’ont pas compris que le fascisme et le national-socialisme ne sont pas des mouvements de droite, des partis de l’ordre, mais des religions sociales et socialisantes, des ersatz de communauté. Le 6 février 1934, « Croix de feu », ligueurs fascisants et « hommes d’ordre » mêlés descendent les Champs-Élysées, se heurtent à la police place de la Concorde, et se laissent disperser sans avoir osé renverser le Parlement, qui est à 200 mètres. Ce jour-là, le fascisme est mort en France.
Un an plus tard, après une vague de grèves et de scandales financiers, se forme le Front populaire (radicaux, socialistes et communistes unis), qui accède au pouvoir en 1936, Léon Blum étant président du Conseil. Mais la gauche ne réalisera pas mieux que la droite ses idéaux. Elle n’ébranlera ni le capitalisme, ni le nationalisme, ni l’armée. Toutefois, il faut porter à son crédit trois réalisations socialement importantes : la tactique des occupations d’usine, ou « grève sur le tas », qui fleurira quelque trente ans plus tard dans les universités américaines ; la semaine de 48 heures ; et les vacances payées pour tous les ouvriers.
[p. 22] Le régime très instable du Front populaire, livré à toutes les pressions politiques et financières, n’en sera pas moins le premier en Europe à instaurer des lois du travail réellement sociales, voire socialistes, alors que les communistes russes en sont à caporaliser la classe ouvrière au service du prestige national, de l’armée dite populaire et de la production d’acier pour les canons.
1935 peut être considérée comme « l’année tournante » parce qu’on y assiste à une série d’événements porteurs d’avenir :
— formation des fronts populaires contre les fascismes
— la Sarre adhère librement au Reich
— l’Italie envahit l’Éthiopie
— les sanctions de la SDN restent vaines
— Hitler occupe la Rhénanie avec tous ses blindés
— la France ne lui oppose qu’une page de rhétorique : « Nous opposerons la force du droit au droit de la force ! »
— le général Franco et la Phalange conquièrent l’Espagne grâce à l’intervention militaire du Duce et du Führer
— la France et la Grande-Bretagne, par souci de la paix, adoptent une politique de « non intervention »
— Roosevelt proclame l’embargo sur la vente des armes, mais n’intervient nulle part.
Plusieurs de ces données paraissent contradictoires, mais la résultante générale des forces (et des faiblesses) en jeu à cette époque, du stato-nationalisme à l’Ouest et du national-socialisme (ou national-communisme) à l’Est, pointe vers la catastrophe majeure que sera la guerre. Elle opposera nécessairement [p. 23] les groupes de nations qui se sont définis entre les années 1931 et 1935 : celui des nantis, mais qui n’ont plus de principe communautaire, et celui des totalitaires, à peine sortis de la misère, mais qui prétendent avoir trouvé le secret d’une nouvelle fraternité. (Ce n’est pas vrai : il ne s’agit que d’une discipline militaire.)
Cette description de l’époque par ses courants profonds peut paraître uniformément pessimiste et négative. Elle l’est en fait, puisque tous les faits bruts et tous les dogmes politiques du temps représentent autant de facteurs de guerre.
Ce qui a sauvé l’honneur de l’Europe, en ces années, ce sont quelques intellectuels, savants, théologiens, écrivains et philosophes, qui ont dit l’essentiel de leur temps et annoncé ce qui venait.
Vienne, capitale détrônée d’une vaste fédération que les « traités de banlieue » avaient sottement dissoute, donne à l’Occident, à la veille de l’Anschluss, dans un dernier éclat de gloire, une pléiade de très grands écrivains : Rilke, Hofmannsthal, Hermann Broch, Robert Musil ; une école de logiciens qui va révolutionner la philosophie et les mathématiques, le Wiener Kreis, avec Hilbert, Carnap et Wittgenstein) une école de compositeurs dodécaphoniques et sériels qui va révolutionner la musique, avec Schönberg, Alban Berg et Anton von Webern ; enfin les fondateurs de la psychanalyse, Sigmund Freud et Alfred Adler.
L’Allemagne, avant de sombrer dans l’obscurantisme nazi, invente un nouveau mode de philosopher : la phénoménologie avec Edmond Husserl, puis l’existentialisme avec Heidegger, lequel [p. 24] prolonge à la fois les présocratiques, et Kierkegaard, ce philosophe danois que l’Europe redécouvre près d’un siècle après sa mort, et dont le message prend soudain toute sa force d’objection fondamentale à la « mise au pas » des consciences par les régimes totalitaires.
En France, le surréalisme succédant à Dada proclame les droits souverains de l’imagination et annonce un renouveau de la poésie, de la peinture et des prestiges de l’anarchie « porteuse de flambeaux » qu’il est paradoxal de voir naître au pays du rationalisme, des lois laïques et de la sagesse bourgeoise.
Le surréalisme demeure la manifestation la plus caractéristique de ces années, dans la mesure où il exprime avec éclat la révolte contre la « mise au pas » générale de l’homme moderne par le rationalisme utilitaire, les nécessités techniques, la production de série, mais aussi les disciplines de parti, la police politique et le lavage des cerveaux après le bourrage de crâne. Ce très beau cri contre la tyrannie n’a hélas été poussé que dans les pays libéraux, où il m’entraînait ni la prison — ni les moindres effets politiques ou sociaux.
Si l’on veut déterminer le vrai moment de conscience des années 1930, ce n’est évidemment ni chez les totalitaires ni chez les artistes anarchisants qu’il faudra le chercher. Pour ma part, je le trouve dans un mouvement de pensée à la fois philosophique, politique et social, dont je n’ai cessé de m’inspirer dans toute mon œuvre (et dans les pages qu’on lit maintenant), le mouvement personnaliste. Né à Paris vers 1931, rapidement répandu chez les jeunes en Suisse, Belgique, Hollande et Grande-Bretagne, mais aussi (clandestinement) dans les pays de l’Axe, il est demeuré beaucoup moins voyant que ne l’était alors le surréalisme (ou que ne le serait plus tard l’existentialisme) ; il n’a pas entraîné ou violenté les masses à l’instar des doctrines fascistes auxquelles il s’opposait en premier lieu. S’il me paraît cependant le plus représentatif de son temps, [p. 25] c’est moins à cause du prestige de ses revues, Esprit et L’Ordre nouveau, et de la centaine de volumes publiés par ses leaders de 1931 à 1939, que par la richesse des sources qui confluèrent en lui, la lucidité de ses diagnostics que l’histoire allait confirmer, et la fécondité de son influence pendant la Résistance puis dans le mouvement européen.
Ses sources, c’étaient en politique Proudhon, le jeune Marx et Georges Sorel, en philosophie Kierkegaard, Nietzsche, Heidegger et Péguy, mais aussi le cercle de Vienne nommé plus haut, et enfin, en théologie — pour ses membres chrétiens du moins — , le néo-thomisme de Jacques Maritain, le socialisme de l’orthodoxe russe Nicolas Berdiaev et la dialectique existentielle du protestant Karl Barth, dont les œuvres s’épanouissent ces années-là. Adversaires de l’État-nation, dénonçant dans ses versions « libérales » des formes hypocrites ou larvées de l’État totalitaire (qui est « l’état de guerre en permanence »), antifascistes et anticommunistes pour les mêmes motifs, les personnalistes jugeaient que seul, un fédéralisme européen fondé sur la commune et l’entreprise et supposant des abandons de souveraineté nationale au profit d’institutions régionales et continentales, était capable d’éviter la guerre et de changer les destins de l’Europe.
Ces doctrines étaient faites littéralement pour inspirer les groupes non communistes de la Résistance à Hitler, et l’on décèle effectivement, dans tous nos pays, leur courant souterrain durant la guerre. Or c’est de la Résistance qu’allait sortir la campagne pour l’union fédérale de l’Europe, objectif majeur de cette génération.
Entretemps, on le sait, ce fut d’un autre prophète, mais sans message celui-là, d’un prophète de l’angoisse pure, qu’on vit se réaliser le long cauchemar décrit plusieurs années avant Hitler, avant Staline, dans Le Procès et Le Château. Devant l’horreur implacablement organisée du monde des procès de [p. 26] Moscou et des camps de la mort, avec sa bureaucratie méticuleusement démoniaque et anonyme, son universelle inquisition policière des vies privées et non seulement des actes, mais des rêves, monde absurde, impossible et réel, et dont nul ne s’avoue responsable ou ne se croit même capable, devant ce monde qui soudain se révèle à l’Européen comme le sien, quel est l’homme tant soit peu cultivé qui s’est écrié : « C’est du Kafka ! » Telle fut la gloire posthume de l’écrivain qui seul peut-être se savait justifié à écrire sans aucune forfanterie : « J’ai puissamment assumé la négativité de mon temps, qui m’est du reste très proche, que je n’ai pas le droit de combattre, mais que dans une certaine mesure j’ai le droit de représenter. »