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Discours au Cercle de la presse et des amitiés étrangères (13 octobre 1970)a

Mesdames, Messieurs,

Je me propose d’être devant vous, ce soir, pendant une quinzaine de minutes, délibérément égocentrique et personnel. Je vais en effet m’attacher à un thème de réflexion unique, qui sera le contraire de toute espèce de propagande pour une cause quelconque puisqu’il sera interrogatif, et que voici :

— Pourquoi un écrivain, comme j’en suis un essentiellement, s’occupe-t-il de l’Europe comme je le fais depuis 22 ans ?

— Combien de fois ne me suis-je pas entendu reprocher d’aller me « perdre » dans la politique et dans les servitudes de l’administration d’instituts et d’associations, sur l’air de « Qu’allait-il faire dans cette galère » ? Tant d’autres feraient mieux ces besognes, avec moindre dépense d’énergie morale et sans doute plus de rentabilité (financière s’entend). Que ne se contente-t-il d’écrire, et au mieux de nous amuser, au pire de nous édifier ?

Ce XXe anniversaire du CEC, et la publication qui l’accompagne de trois petits livres de moi traitant de l’union européenne m’ont amené à me poser à moi-même ces questions-là, très sincèrement, non sans quelque vertige d’anxiété très intime. Mais peu à peu, en regardant mon passé, je vois se dégager certains enchaînements, certaines structures cohérentes que je vais essayer de décrire.

À l’âge où un jeune bourgeois commence à se former sérieusement l’esprit, c’est-à-dire après ses études, je me suis trouvé jeté dans un Paris qui était alors le vrai centre du monde intellectuel, le carrefour des inquiétudes du temps. Et je me suis vu mis au défi tout à la fois de gagner ma vie, de justifier mon besoin d’écrire — cette démangeaison que l’on calme en grattant [p. 2] du papier — , enfin de savoir qui j’étais. Car plus grand-chose, alors, n’allait de soi, dans un monde où les démocraties capitalistes jouaient l’autruche devant le Führer, le Duce et le Père des peuples : la guerre venait, nous étions quelques jeunes à la prévoir inévitable. Il s’agissait de savoir pourquoi nous la ferions — ou non — , pour quelles finalités humaines, quel idéal, ou quel type d’homme — qui ne fût ni cet individualiste politiquement irresponsable que préparait l’école aux trois degrés, ni le soldat politique exalté par les trois grands régimes totalitaires.

Je me suis donc vu contraint de commencer mon œuvre d’écrivain par une réflexion sur ce qui fait qu’un homme est ou devient lui-même et pas un autre, et se sent justifié d’exister parce qu’il diffère assez des autres pour refuser de s’aligner, de se mettre au pas, mais leur ressemble assez pour les aimer, tels qu’ils sont — c’est-à-dire en tant qu’autres.

Réflexion à la fois religieuse au sens le plus large du mot, poétique dans ses sources, morale et politique dans ses aboutissements.

De mes deux premiers livres publiés à Paris en 1934 et 1936, Politique de la personne et Penser avec les mains, se dégage une définition somme toute assez simple de la personne, qui est pour moi le contraire d’une abstraction, qui est l’homme réel, agissant, créateur — même s’il n’est créateur d’aucune autre œuvre d’art que de lui-même, précisément : la personne, c’est l’homme à la fois libre et responsable — libre parce qu’il est responsable et donc capable d’agir selon son choix — responsable parce qu’il est libre et donc capable d’assumer son choix. (Un tribunal ne tient jamais pour responsable un homme dont il est établi qu’il n’était pas libre en commettant l’acte incriminé.)

L’homme à la fois libre et responsable, c’est l’individu qui reçoit, ou qui se découvre, ou qui s’invente, peut-être, une vocation particulière, unique — comme on dit qu’il n’y a pas deux feuilles d’arbre exactement pareilles, il n’y a pas deux hommes, deux destinées pareilles — , vocation qui le distingue, de la masse, [p. 3] mais aussitôt qu’il l’exerce le remet en communion avec ses prochains, avec la société.

Et voilà pour ma philosophie, ma conception de l’homme personnel et social : à la fois distinct et relié, à la fois libre et engagé.

Dès 1932, ce terme d’« engagement » apparaît avec une insistance croissante dans mes écrits. Un livre entier l’illustre : Penser avec les mains.

Or, cette formule de la personne, il est clair qu’elle ne peut se traduire, sur le plan politique, que par la pratique du fédéralisme. Pourquoi et comment ? C’est très simple. Si la personne est la co-existence, dans un individu, de sa vocation unique (mystérieuse) et de son engagement social (évident et contraignant) — de même le fédéralisme est la co-existence, dans une communauté, de l’autonomie de chacun et de l’union de tous, de la diversité et de l’unité — réalités de signes contraires, mais liées en tension comme les pôles positif et négatif.

Mais voici qui est plus remarquable : ces mêmes définitions s’appliquent exactement à la plus petite cellule sociale, qui est le couple.

Couple de l’homme et de la femme qui ont chacun sa loi distincte ; union des opposés sans confusion ni séparation, sans subordination de l’un à l’autre et dans la seule égalité réelle, celle qui ne résulte pas d’une réduction des différences, d’une uniformité forcée, mais d’une acceptation de la liberté de l’autre. L’égalité n’est qu’un mensonge, une tyrannie, un lit de Procuste si elle n’est pas un mystère de l’amour.

Dans ces mêmes termes, et c’est assez extraordinaire, le concile de Chalcédoine, au ve siècle de notre ère, définissait la deuxième Personne de la Trinité, « vrai Dieu et vrai homme à la fois, fils unique en deux natures, sans confusion ni séparation. L’union n’a pas supprimé la différence des natures, mais plutôt elle a sauvegardé les propriétés de chaque nature, qui se rencontrent dans une seule personne ».

[p. 4] Abstraction faite de la foi que l’on accorde ou non à ces énoncés conciliaires, je retiens que leur forme, leur structure, pose un certain type de relations, pose donc une société et une politique.

Et voilà pour ma théologie, celle du moins que j’avais apprise en traduisant Karl Barth, du temps béni où je n’étais encore qu’un « intellectuel en chômage », c’est-à-dire quelqu’un qui dispose à sa guise de tout son temps… (Il y a des jours où je me dis : vivement le chômage !)

Plus tard, j’ai découvert une phrase d’Héraclite, antérieure de six siècles au christianisme et qui est, je crois, celle que j’ai le plus souvent citée dans mes écrits : « Ce qui s’oppose coopère, et de la lutte des contraires procède la plus belle harmonie. »

Personne, engagement, fédéralisme, voilà mon œuvre et mon action dans le mouvement personnaliste, et tous mes livres, jusqu’à la guerre de 1939 : de Politique de la personne jusqu’à L’Amour et l’Occident.

Survient alors la guerre prévue, la guerre des idéologies rivalisant dans la brutale confusion. Et me voici mobilisé en Suisse pendant un an, puis envoyé (catapulté serait plus juste) en Amérique. Et qu’est-ce que je découvre là-bas, pendant un séjour de six ans ? L’Europe, bien sûr.

Car c’est beau, l’Amérique, c’est même enthousiasmant, mais il y manque quelque chose, un je ne sais quoi qui finit par représenter comme un négatif de l’Europe. Et par ce manque profondément senti je découvre non plus ces différences entre les peuples ou les régions de l’Europe, qui m’avaient fasciné jusqu’alors, mais au contraire une ressemblance très intime, très secrète, et presque indicible, qu’ils ont tous — une convenance profonde entre les êtres, les façades et les paysages, cette harmonie follement douce et violente qui fait venir les larmes aux yeux à tout Européen qui se souvient, là-bas — ou qui revient.

[p. 5] … Comme je suis revenu un beau jour de 1947, pour atterrir près de Genève, mais en France, dans une maison d’amis américains où avait vécu Emmanuel Mounier, et qui avait été au xviiie siècle la maison du garde-chasse de Voltaire : constellation pleine de sens à mes yeux, et dont chaque élément corrige ou pimente l’autre.

Je m’installe, je regarde autour de moi, je lis : et je découvre qu’une école de pensée fait grand bruit, à Paris, qui invoque la notion d’engagement. Je me dis : si d’autres vivent du mot, gardons la chose ! — un peu comme Kierkegaard qui venait de rompre avec sa fiancée écrit dans son journal : « Elle a choisi le cri, j’ai gardé la douleur »…

La chose, c’est l’engagement au service de l’Europe. Quelle Europe ? Je l’ai dit, et vous l’avez compris : non pas l’Europe des marchandages (provisoirement nécessaires, sans nul doute) sur le prix du lait, du blé ou même du vin. Non pas l’Europe d’un niveau de vie défini par des pourcentages, mais cette Europe qui est un mode de vie et de pensée, un mode de sentir et d’exclure, une aventure de l’âme et une culture, la quête sans fin d’une société nouvelle dont l’ambition ne soit plus la puissance collective, mais la liberté des personnes adonnées à leur vocation, ou à sa recherche…

Je me suis donc engagé dans l’œuvre européenne, et quand quelques amis sont venus me chercher le deuxième jour de mon retour en Europe pour m’offrir de parler au congrès de Montreux en septembre 1947, puis un peu plus tard pour me charger de la partie culturelle du Mouvement européen, j’ai dit « Bon ; je suis prêt à donner à la cause deux ans de ma vie » — et me voilà : cela fait 22 ans, et ce n’est pas fini, je le crains — et trois des responsables de ce détournement d’un écrivain vers l’action pour l’Europe, trois de ces fieffés pirates non de l’air, mais de l’esprit sont dans cette salle ce soir, mes amis Alexandre Marc, Raymond Silva et Henri Brugmans.

Je me résume : parti d’une idée de la personne, j’ai été conduit [p. 6] à la doctrine de l’engagement et du fédéralisme, et puis en Amérique j’ai découvert l’Europe. Mais la série va se renverser et se développer à rebours : rentré en Europe, et tout de suite engagé, j’ai compris que le fédéralisme pouvait seul exprimer ces merveilleuses diversités qui font toute la richesse de la culture. Or l’ennemi juré du fédéralisme, c’est le nationalisme, la croyance à l’État-nation comme seule forme de vie politique. Et comme cette croyance est inculquée dans nos esprits par l’école, à ses trois degrés, c’est à l’école qu’il s’agit de la combattre. D’où la Campagne d’éducation civique européenne lancée par notre Centre il y a huit ans sur le slogan « pour faire l’Europe, faire d’abord des Européens ».

Savez-vous que toute la grande politique des grands hommes d’État d’aujourd’hui a été déterminée par les manuels d’histoire qu’on pratiquait au degré secondaire entre 1900 et 1914 ?

Un excellent écrivain français, qui bien plus que moi s’est « perdu » dans la politique et l’administration, je veux parler du général de Gaulle, avait coutume de répéter que l’Europe va « de Gibraltar à l’Oural ». Deux de mes étudiants ont vérifié que cette phrase figure dans tous les manuels utilisés par les lycées tels que celui où le Général fit son bachot. Or cela ne correspond plus à rien de nos jours : le petit fleuve Oural, c’est un peu comme la rivière nommée la Ruhr, c’est simplement le centre du bassin principal de la grosse industrie soviétique.

Récrire une histoire vraie, une géographie vraie, voilà sans doute les meilleurs moyens d’influencer la grande politique de demain.

Et voilà par quels cheminements je me suis trouvé pris dans les réseaux de l’action pour l’Europe par la culture.

Faut-il avouer que cette forme d’engagement n’est pas trop romantique en réalité, et comporte un peu plus de servitudes que de grandeurs et de moments d’exaltation ? Chacun de vous peut l’imaginer, je n’insiste pas, et ce n’est pas un propos de soir de fête.

[p. 7] Nous sommes un institut privé, libre comme l’air, et cela signifie pratiquement : un institut privé de ces solides soutiens que les États donnent volontiers à n’importe quel club de gymnastique ou de pompiers en retraite.

Songez qu’il a fallu cinq votes et deux navettes entre nos chambres pour porter la subvention fédérale à notre CEC de 10 à 20 000 francs. Mais je lis dans un journal du début de ce mois les deux informations suivantes :

« Le Conseil communal de la ville de Berne (législatif) a accepté, jeudi soir, un crédit de 51 millions de francs pour l’extension de la station d’incinération des ordures de la ville. »

« Le Conseil fédéral a accordé une contribution de 720 000 francs à une mission bâloise qui gère, à Mandomai (Bornéo), une école technique pour le travail du bois. »

Quand un État me dit : je voudrais bien vous aider, mais où voulez-vous que je prenne l’argent ? je réponds que tout dépend des options réelles qu’il a prises, des hiérarchies qui guident ses choix. Si l’argent fait défaut, c’est que l’esprit n’est pas mûr.

Tout se ramène donc à des problèmes d’éducation, d’information, et c’est pourquoi le Centre doit vivre, et tout d’abord survivre matériellement, fût-ce au prix de perpétuelles acrobaties, comme il a bien fallu le faire depuis vingt ans.

J’étais à Strasbourg, en 1950, attendant un peu anxieusement le vote par l’Assemblée européenne d’une résolution accordant à notre Centre l’appui matériel et moral des États membres.

Salvador de Madariaga, notre président d’alors, me télégraphie de Londres : « Si négociations trop difficiles, coupez la poire en deux : renoncez appui moral. »

Ah ! si les choses étaient aussi faciles ! Mais j’ai appris, depuis ce temps-là, que si un État vous refuse son appui matériel, c’est justement parce qu’il ne vous donne pas vraiment son appui moral.

[p. 8] Et j’ai appris qu’en fin de compte rien n’est plus précieux dans la vie que l’appui moral des amis et des camarades, puis éventuellement des disciples, cet appui que je sens si chaleureux ce soir et sans lequel je n’aurais rien pu faire, n’aurais eu le cœur à rien faire.

Je voudrais donc terminer sur l’expression de ma plus profonde reconnaissance à mes amis et collaborateurs du Centre et de ses si diverses activités, aux directeurs des festivals de musique, aux savants, aux représentants de fondations, aux universitaires, aux pédagogues, aux historiens et sociologues, aux organisateurs de notre Campagne d’éducation civique européenne, à notre trésorier, bien sûr ! à nos amis et conseillers des Communautés de Bruxelles et du Conseil de l’Europe, à tous ceux qui sont venus de loin nous entourer, nous le petit groupe de Genève, renouvelant leur appui moral : c’est le plus beau cadeau que nous pouvions espérer au terme de ces vingt premières années de luttes.

Il se peut que le plus dur soit fait.

Et maintenant tournons-nous ensemble, avec une confiance renouvelée, vers l’image qui doit réveiller notre espoir, vers cette Europe unie et fédérée qui sera faite dans les vingt ans qui viennent, cette Europe dont j’aime à répéter qu’elle ne sera pas nécessairement et à tout prix la plus puissante ou la plus riche, mais bien ce coin de la Terre indispensable au monde, où l’homme pourra trouver non pas le plus de bonheur matériel, mécanique et chiffrable, mais le plus de saveur, le plus de sens à la vie !