L’union de l’Europe, modèle d’union dans la liberté (fin des années 1960)
L’union de l’Europe n’étant pas encore faite — ni dans la liberté ni autrement — il va sans dire que le titre de ce chapitre ne peut être conçu comme la constatation satisfaite d’un phénomène historique qu’il n’y aurait plus qu’à analyser, mais seulement comme l’expression d’un vœu, ou plus exactement comme la désignation d’un objectif qu’on voudrait assigner à l’action des Européens, et d’abord à leur réflexion.
Les concepts d’union et de liberté ne s’appellent pas l’un l’autre et paraissent même s’exclure dans la mesure où toute union implique quelque limitation de la liberté des éléments qu’elle lie. Mais dans la réalité historique, union et liberté se sont trouvées généralement alliées ou en interaction de fait, quoique de deux manières très différentes :
a) des personnes ou des communautés trop faibles pour se défendre isolément nouent certains liens, calculés et spécifiés de telle sorte qu’ils créent la quantité de force nécessaire à la défense commune sans supprimer pour autant les caractéristiques individuelles, qu’il s’agit justement de défendre : association, fédération.
b) des personnes ou des communautés trop faibles pour imposer isolément leur volonté conçoivent et réalisent un plan d’action unifiée et unifiante, visant à la puissance collective, et auquel d’autres personnes ou communautés se soumettent ou se voient soumises quitte à perdre certaines de leurs caractéristiques individuelles : ordre militaire, parti unique, nation.
Dans le premier cas, l’union a pour fin de favoriser la liberté d’action de chacun des constituants : ils la concluent donc librement.
Dans le second cas, l’union a pour fin de favoriser la liberté d’action de l’ensemble constitué : elle ne peut donc être conclue qu’aux dépens d’une part importante de la liberté des constituants. Cette part [p. 2] de liberté est sacrifiée librement par une élite au profit du groupe initiateur, mais par la suite, la masse des autres individus et tous les autres groupes se voient unifiés de gré ou de force.
Rappelons d’abord dans quelle mesure ces deux types d’union politique ont été préconisés et ont donné lieu à des réalisations plus ou moins consistantes et durables à l’échelle régionale et nationale, puis à l’échelle européenne, au cours du dernier millénaire.
Naissance de l’idée d’union fédérale de l’Europe
L’idée d’union européenne est apparue dans le temps même où les premières nations (c’étaient la France et l’Angleterre) commençaient à se constituer face à l’empire cependant que la querelle de l’empereur et du pape mettait en cause le principe même de l’Unité. Les deux premiers projets de « restauration » (comme on disait) d’une sorte d’unité ou universalité supérieure aux intérêts des monarchies en formation sont ceux du légiste français Pierre Dubois (1306-1307) et du partisan politique Dante Alighieri (1308-1311). Et ils proposent l’un et l’autre de surmonter le risque de division qu’est en train de créer précisément le pouvoir même que servent leurs auteurs : on sait que le De Monarchia de Dante est écrit pour saluer la venue en Italie de l’empereur Henri VII, tandis que le De recuperatione terre sancte de Pierre Dubois est dédié en partie à Édouard Ier d’Angleterre, en partie à Philippe le Bel.
Sous l’effet des rivalités entre les gouvernants, en l’absence de toute « juridiction plus ample et qui tienne les princes en son pouvoir », le genre humain devient, selon Dante, « un monstre aux multiples têtes » et qui « se perd en efforts contradictoires ». Il faut donc instituer une monarchie universelle, seule capable d’assurer la paix du genre humain et les libertés des « nations, royaumes et villes », lesquelles, possédant des « qualités différentes […] doivent être dirigées par des lois différentes », mais orientées par une seule vue générale. Or, selon Dante, cette opération n’est possible qu’à un seul, sous peine de confusion dans les principes universels (De Monarchia, I, 14).
[p. 3] Le même problème est posé par Dubois : comment rassembler, discipliner et ordonner en vue de la paix en Europe et de la guerre sainte contre l’islam, des princes qui se tiennent pour souverains absolus superiores in terris non recognoscentes ? Mais la solution proposée est bien différente. Au lieu d’exalter l’utopie d’un « monarque du monde » ou empereur idéal, l’avocat du roi de France préconise simplement une « République chrétienne » ou confédération des royaumes, seigneuries et cités de l’Europe, qui, tout en restant souverains, soumettent leurs différends à un tribunal d’ecclésiastiques et de prudhommes, dument assermentés. Si l’une des parties refuse la sentence, on recourt à l’arbitrage du pape. Si l’opposition persiste, on applique des sanctions temporelles déportation des trouble-paix en Terre sainte (ils veulent se battre ? bien, que cela serve au moins la chrétienté !) ou blocus économique du pays récalcitrant. « Projet trop réaliste pour une époque qui ne l’était guère », note avec raison Christian L. Lange.1
Au cours des siècles qui vont suivre, jusqu’au nôtre, ce n’est pas la vision du poète ni sa logique sublime, mais l’empirisme sans vergogne de l’avocat normand qui inspireront les innombrables plans visant à unir tous nos pays christianisés (ou même tous les pays connus jusque et y compris la Chine, la Tartarie, l’Inde et l’Afrique, comme le proposent le Nouveau Cynée d’Émeric Crucé, Guillaume Postel, et, dans plusieurs de ses lettres, Leibniz, qui a lu Crucé et s’en souvient).
Quelques idées générales sont communes à presque tous ces auteurs et à leurs plans redécouverts depuis peu.2
[p. 4] Tous ont en vue la paix de l’Europe qu’il s’agit d’obtenir sans sacrifier les autonomies locales ou nationales. Tous cherchent à surmonter nos divisions sans supprimer nos diversités, et proposent d’instituer à cette fin un concile, ou un parlement, ou une diète ou un tribunal d’arbitrage, donc une instance collégiale et non pas unitaire ; une autorité commune respectueuse des variétés existantes de régimes et de coutumes et qui ne prétende pas les uniformiser ; une confédération ou une fédération et non pas un super-État-nation ou un empire centralisé sur le modèle romain, qui sera mis en système par les jacobins et mis en œuvre par Napoléon.
Paix, garantie des droits civiques, pluralisme des régimes, union dans la diversité, collégialité des pouvoirs, libre adhésion au pacte des égaux, on retrouvera ces traits dans tous les plans et projets auxquels les crises européennes ont donné naissance, de Pierre Dubois à Coudenhove-Kalergi, de Podiebrad à Churchill, et de Crucé au Mouvement européen, en passant par Saint-Simon et Proudhon.
Mais ces plans et projets ont hélas un autre dénominateur commun : c’est qu’aucun d’eux n’a passé dans les faits, où pourtant sa nécessité était inscrite et bien lisible. Refusés par les princes, souvent ridiculisés par les élites intellectuelles qui auraient dû les soutenir et les exalter en premier lieu (qu’on songe aux sarcasmes déversés par Voltaire et ses amis sur le Projet de paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre), ou pire encore, étouffés et ignorés, ils n’ont exercé aucune action mesurable sur le cours des événements de leur temps, et ils n’ont guère influencé, plus tard, que les auteurs d’autres plans et projets, d’ailleurs destinés à subir le même sort, jusqu’après 1945 tout au moins.
Ils n’en attestent pas moins l’existence et le progrès d’une forme de pensée spécifiquement européenne par ses sources et ses parentés, connexions et implications philosophiques, sociales et religieuses. Car il est typiquement européen d’admettre que l’unité et la diversité sont non seulement compatibles mais vitalement corrélatives, à la manière du [p. 5] corps et des organes. Les origines pauliniennes et patristiques (doctrines trinitaires, notamment) de cette conception d’harmonie, non d’unisson, et d’équilibre vivant, non de géométries pesantes et figées, doivent être rappelées ici, de même qu’on attribuera principalement aux Grecs et aux Alexandrins l’invention et l’exaltation de l’individu autonome, et aux Romains le culte des institutions unifiantes, — l’individu et la collectivité figurant les deux termes de base d’une dialectique qui est le ressort même de notre histoire européenne. Lorsque ces éléments ou termes de base sont séparés, isolés l’un de l’autre, et que l’un triomphe intégralement de l’autre, nous avons « l’individualisme atomisant » ou le « collectivisme totalitaire ». Lorsqu’ils sont en revanche mis en tension, comme deux pôles électriques, ils se modifient du même coup : l’individu devient personne, la collectivité devient communauté, et leur équilibre dynamique se nomme alors fédération. (Dans d’autres ordres que celui du politique, on parlera de mariage, d’harmonie des sons, de couleurs complémentaires, etc.)
On déduira de ces considérations qu’une union de l’Europe selon la formule fédéraliste serait particulièrement européenne non seulement dans ses fins, mais dans ses motivations, et par ses doctrines autant que par ses méthodes. On observera que les auteurs de plans d’union fédéraliste de l’Europe qu’on vient de citer (à l’exception des deux derniers, au xxe siècle) se réclament tous du christianisme, ou au moins de son éthique communautaire. Enfin, l’on constatera que la liberté et la paix sont les buts principaux qu’ils assignent à l’union et qu’elle a pour fonction de garantir.
De l’union nationale à division continentale
À cette formule d’union fédérale de l’Europe, à la fois chrétienne et libertaire ou libérale, préconisée par les meilleurs esprits, mais qui n’a réussi jusqu’ici qu’à l’échelle réduite de la Suisse, s’oppose la formule d’union centralisée, uniforme et imposée par la contrainte, qu’illustrent quelques-uns des noms les plus fameux, mais non tous les plus respectables, de l’histoire de l’Europe : Louis XIV, Napoléon, Hitler.
« Une foi, une loi, un roi », disait-on sous Louis XIV pour justifier la révocation de l’édit de Nantes. « Ein Volk, ein Reich, ein [p. 6] Führer » dira trois siècles plus tard Hitler, dont l’ambition était d’unir tous les peuples européens sous la seule loi de son parti, tout comme Napoléon (et d’abord Bonaparte) avait rêvé de le faire au nom de la Révolution.
C’est ici la composante « romaine » de notre dialectique européenne qui tente de s’imposer seule et totalement, et d’éliminer la composante « hellénique ». Elle récuse comme « réactionnaires » ou « traîtres » ceux qui préconisent un équilibre souple entre les forces divergentes du « corps social », données dans leur variété par la nature et par l’histoire, ou formées par des rythmes d’évolution différents. La société d’ailleurs n’est plus imaginée comme un corps, mais comme un mécanisme. Les groupes sociaux ne sont plus des organes assurant une fonction propre, mais doivent être réduits à l’état substantiellement indifférencié de subdivisions territoriales, militaires, civiles, administratives définies par des cadres fixes, des chiffres et des règlements.
Il ne fait pas de doute que cette formule d’union non plus dans la diversité, mais par l’uniformisation, et non plus au profit des groupes composants, mais aux dépens de leur identité même, a sur la formule fédérale l’avantage décisif de la simplicité. Elle est d’une application facile dès qu’on dispose de la force (militaire, policière, financière ou électorale), tandis que la formule fédérale requiert un art et des talents, un génie ou au moins une longue patience que ne connaissent pas ou que méprisent les chefs de guerre et les « hommes forts » ou aventuriers et démagogues qui ont créé la plupart de nos nations. La formule d’union nationale, unitaire, et centralisatrice n’a cessé de progresser, puis a triomphé en fait dans toute l’Europe — sauf en Suisse — du xviie jusque vers le milieu du xxe siècle.
Ses maximes lui ont été données par les penseurs politiques du xvie siècle comme Jean Bodin, par Richelieu, par les ministres de Louis XIV, puis par les jacobins qui croyaient s’opposer à l’ambition séculaire des rois de France, mais la réalisaient enfin avec une rigueur presque démente. Après les guerres napoléoniennes et le romantisme philosophique, un nouveau nationalisme apparaît : il ne cherche pas d’abord à organiser et centraliser le pouvoir absolu en vue de réduire les dissidences, mais [p. 7] au contraire à fomenter l’élan créateur d’une communauté populaire contre les « tyrans » au pouvoir (autochtones comme en France et en Allemagne en 1848, ou étrangers comme en Hongrie, en Pologne, en Italie). Vers la fin du siècle, cet élan populaire dit « nationalitaire » du temps de Mazzini, de Lamartine, de Mickiewicz, de Kossuth, et synonyme alors de liberté, de démocratie, de progrès, se voit capté par les pouvoirs étatiques (républicains ou monarchiques, nulle différence à cet égard). Le sentiment patriotique lui-même est « nationalisé » en attendant que ce soit le tour des grandes entreprises, des banques, puis de certaines sciences (la physique atomique par exemple). Cette collusion du nationalisme classique et du nationalisme romantique, de l’absolutisme et de la démocratie, va permettre d’ajouter aux quelques vieilles nations de l’Europe, de 1860 à 1919, une quinzaine de grandes, moyennes et petites unités étatiques plus ou moins inspirées du modèle français, fortement liées et uniformisées par une idéologie officielle inculquée dès l’enfance par l’École et imposée physiquement et visiblement par l’Armée, l’une et l’autre universelles et gratuites mais obligatoires. Toutefois, dans le même temps qu’elle triomphe de la sorte à l’échelle nationale, cette formule d’union agit comme une formule de division à l’échelle continentale.
La résultante d’une telle contradiction ne saurait être que la guerre : celle qui éclate en 1914 est la conséquence logique et pratique, rationnelle et affective, des passions collectives que, depuis le milieu du xixe siècle, nos États ont enseignées et organisées, et au nom desquelles ils ont cru pouvoir relever la prétention exorbitante des souverains absolus, c’est-à-dire superiores in terris non recognoscentes.
Le totalitarisme fasciste et nazi, qui se manifeste peu après la Première Guerre mondiale et la révolution léniniste, ne fait guère que tirer les conséquences extrêmes d’un processus que les doctrinaires jacobins et Fichte (cf. Der geschlossene Handelsstaat) avaient tenté de justifier rationnellement aux yeux des élites bourgeoises, mais que Napoléon et Bismarck avaient illustré d’une manière plus convaincante aux yeux des masses3.
[p. 8] On déduira de ces considérations que la formule d’union nationale, quoique opposée point par point à la formule fédérale (dont nous disions plus haut qu’elle était spécifiquement européenne dans ses fins, ses motifs et ses méthodes), est celle qui a représenté, aux yeux des autres peuples de la terre, l’Europe réelle et historique, de Napoléon jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire durant l’ère impérialiste et colonialiste proprement dite.
La liste des ancêtres du fédéralisme telle que nous la dressions tout à l’heure, est une liste de grands esprits qui ont tous échoué à faire passer leur idéal dans la pratique. En revanche, la liste des fondateurs de nations de plus en plus impérialistes et belliqueuses, donc divisives de l’Europe, n’est autre que la liste des plus grands souverains, capitaines ou meneurs de peuples qu’exaltent l’histoire officielle et les manuels scolaires de nos pays. La mode démocratique veut qu’on loue ces hommes en tant que héros nationaux, et comme le xixe siècle a établi l’équation fausse nation = liberté, l’homme moyen d’aujourd’hui se figure que pour défendre son « indépendance nationale » il peut et doit même accepter les mesures politiques les plus immorales dès qu’elles s’autorisent de ces modèles vénérés, ou officiellement vénérables.
En toute vérité objective, la liberté la plus indiscutable que ces grands hommes aient établie et garantie, c’était la liberté de leur peuple ou de leur nation, ou pour parler d’une manière réaliste (non romantique), la liberté d’action de leur État. Or la « liberté » des États est de celles que réclament les gangsters, non les honnêtes citoyens, et c’est même aux dépens de ces derniers qu’elle est généralement acquise. La liberté de l’État-nation X ou Y en Europe, c’est son « droit » d’être seul juge de ses droits, de résilier tout contrat ou alliance qui cesserait de servir ses intérêts, de ridiculiser tout arbitrage, de refuser toute limitation de son agressivité concurrentielle, tout sacrifice à une cause commune, qu’il est toujours facile de tourner en dérision au nom du « réalisme », c’est-à-dire des intérêts particuliers de l’État X ou Y. La liberté totale de chaque État-nation, nommée « indépendance » ou « souveraineté », ne serait, si elle existait vraiment telle qu’on l’invoque ou la [p. 9] revendique, qu’une révoltante illustration de la devise qu’Albert de Mun proposait ironiquement aux tenants d’un libéralisme économique sans frein : « Le renard libre dans le poulailler libre ».
La formule fédéraliste et la formule nationale contrastées
L’histoire politique de l’Europe nous met donc en présence de deux conceptions parfaitement antithétiques de l’union, de l’existence en commun et de la méthode pour unir les hommes en communautés puis pour unir ces communautés.
La formule fédéraliste est celle d’une composition organique des réseaux de relations qui se nouent entre les personnes pour former des groupes, entre les familles pour former des communes, entre ces cellules de base pour former des régions, des pays, des États, puis entre ces États pour former des communautés continentales sur quoi bâtir enfin l’ordre mondial.
La formule nationaliste part d’un pouvoir qui s’est posé par la force (pouvoir personnel ou collectif, roi ou parti) et qui entend imposer d’abord, au-dessous de lui, l’unification des régions et des groupes, voire des esprits, ensuite, face à l’étranger, sa souveraineté, laquelle n’est limitée qu’en fait, par la seule force nécessairement antagoniste des autres souverainetés.
En cette seconde moitié du xxe siècle, les Européens se voient contraints au choix entre ces deux formules. Ils doivent s’unir pour éviter d’être satellisés l’un après l’autre par l’un ou l’autre des deux Grands, ils ont à décider de la formule d’union la plus conforme à la fin qu’ils se seront assignée : la puissance ou la liberté, en d’autres termes : la domination sur les autres ou sur eux-mêmes.
Or ils ne paraissent pas avoir compris l’enjeu, et la nature exacte des deux termes de l’alternative. J’en veux pour preuve la conférence de presse donnée le 9 septembre 1965 par le général de Gaulle. Ce chef d’État, auquel on ne saurait reprocher de manquer du sens de ses responsabilités, et de n’avoir pas mesuré les risques de ses déclarations au sujet de l’Europe, exalte les souverainetés nationales et moque l’idée
d’une fédération européenne dans laquelle, suivant les rêves de ceux qui l’ont conçue, les pays perdraient leur personnalité [p. 10] nationale, et où d’ailleurs, faute d’un fédérateur tel qu’à l’Ouest tentèrent de l’être — chacun à sa façon — César et ses successeurs, Othon, Charles-Quint, Napoléon, Hitler, et tel qu’à l’Est s’y essaya Staline, serait régie par quelque aréopage technocratique, apatride et irresponsable. On sait que la France oppose à ce projet contraire à toute réalité le plan d’une coopération organisée des États… Seul ce plan lui paraît conforme à ce que sont effectivement les nations de notre continent.
Ce texte est important en ce sens qu’il démontre qu’un des Européens les plus conscients de son rôle devant l’Histoire, ignore le vrai sens du fédéralisme, écarte donc par erreur cette solution, et se conduit comme si les professeurs d’histoire qui enseignaient au degré secondaire autour des années 1900 avaient eu raison, lorsqu’ils préparaient de leur mieux les esprits à la mise à mort officiellement glorieuse de 11 millions d’Européens, entre 1914 et 1918, pour des fins de « grandeur nationale » aussi mal définie qu’inatteintes. Il est clair pourtant que c’est dans une Europe unitaire, formée précisément sur le modèle de l’unité nationale française, chère à de Gaulle, que les pays « perdraient leur personnalité » comme les provinces l’ont perdue en France, et qu’au contraire, c’est le fédéralisme qui entend respecter cette personnalité. Il est clair aussi que les prétendus « fédérateurs » dont de Gaulle note l’absence dans un contexte qui peut donner à croire que c’est un mal — César, Napoléon, Hitler, Staline — ont été en réalité des dictateurs et unificateurs radicalement hostiles à toute formule fédéraliste. Les fédérations existantes les plus typiques — États-Unis, Suisse — ne sont pas nées des œuvres d’un « fédérateur », mais au contraire de la libre volonté des peuples qui les constituèrent, et contre toute hégémonie même virtuelle.
Toutefois, l’erreur sur le fédéralisme, ici commise, n’entraîne pas automatiquement que le jugement gaullien sur « ce que sont effectivement les nations de notre continent » soit erroné.
On a trop vite fait, trop souvent, dans les rangs des Européistes bruxellois et des fédéralistes militants, de déclarer que la formule nationale est dépassée, morte, enterrée. C’est prendre ses désirs pour des réalités, et c’est aussi ne pas rendre justice à la fécondité du mythe Nation dans l’histoire des Européens de l’ère moderne.
[p. 11] Le nationalisme idéologique des révolutionnaires européens, jacobins, mazziniens, voire bolchéviques, retrouve sa virulence et son efficacité dans les pays neufs du tiers-monde. Il n’est pas lié à une patrie d’abord, mais à une novation sociale et politique que l’on proclame valable pour tout le genre humain. C’est un cri de guerre, littéralement, mais de guerre sociale. Le « Vive la Nation ! » poussé par les troupes françaises à Valmy ne signifiait pas d’abord « Vive la France ! », mais bien « Vive la liberté, vive la révolution ! ». De même, le mot d’ordre « Les Soviets partout ! » qui fut populaire dans les manifestations communistes en France ou en Italie après la Première Guerre mondiale, signifiait « Vive le communisme ! » et non pas « Vive la Russie ! ». Ainsi le nationalisme dans le tiers-monde, est-il d’abord affirmation d’anti-occidentalisme, de « socialisme », c’est-à-dire de droits civiques et économiques, et seulement en dernier lieu de chauvinisme ou d’orgueil national.
Mais en Europe, le nationalisme idéologique, par le mouvement naturel de sa polémique, est rapidement devenu missionnaire, donc impérialiste, et cela donne au xixe siècle le colonialisme ; puis il a dégénéré en chauvinisme, et cela donne les rivalités souvent absurdes des « puissances européennes » et la Première Guerre mondiale.
Tout n’a pas été mauvais, loin de là, dans le colonialisme conduit par les nations de l’Europe, Russie incluse. D’autre part, il demeure incontestable que l’homme de tous les continents et de toutes les époques de l’histoire réagit d’abord et très généralement, parfois principalement, comme l’homme d’une tribu, d’une race, d’une région, d’une fraternité jurée, fût-elle le Ku Klux Klan, la Mafia, ou plus innocemment un club, une équipe sportive, un gang d’élèves.
Il serait donc ridicule de ne pas tenir compte de ces réalités nationales, dont le tort des nationalistes d’ancienne école est de tenir compte exclusivement, sans nul espoir et nul désir d’une modification prochaine, « les choses étant ce qu’elles sont », ainsi que de Gaulle aime à le dire. Or, les choses ne changent pas si l’homme n’intervient pas.
La formule nationale ne serait ni fausse ni rejetable en soi, et un philosophe de la politique n’aurait aucune raison de la juger mal, [p. 12] si l’analyse de la conjoncture présente ne révélait très vite et, je le crains, sans possibilité sérieuse de discussion, que cette formule nationale :
1. conduit pratiquement à l’épreuve de force, et l’humanité ne peut plus se permettre ce type de « solution », depuis l’invention de la Bombe H ;
2. autorise la suppression des libertés d’opposition et d’expression publique, pour peu que « l’intérêt national » soit invoqué ;
3. empêche toute espèce d’union européenne parce qu’elle permet de récuser comme « idéaliste » tout ce qui gêne les intérêts particuliers, nationaux ou privés, et qu’elle introduit dans la vie et les relations internationales un élément faussement sacré qui coupe court à toute discussion raisonnable ou arbitrage ;
4. se révèle de moins en moins capable d’administrer réellement et non pas seulement selon le formalisme juridique, les réalités de plus en plus complexes de l’existence socio-économique d’aujourd’hui. Dans les domaines les plus divers : militaire ou scientifique, culturel ou économique, le régime centralisé d’un pays comme la France est débordé, dépassé, non payant, en cette seconde moitié du xxe siècle ;
5. favorise, après l’avoir initiée et entretenue dans les élites d’outre-mer éduquées en Occident, la révolte du tiers-monde contre l’idée que l’on s’y fait de l’Occident.
Ce n’est donc pas une caricature du nationalisme que l’on se permettrait ici de condamner, mais on est contraint de reconnaître que la formule d’union nationale n’est plus à l’échelle de l’Europe et du monde en cette fin du xxe siècle, et ne correspond pas aux exigences de la société industrielle, dont les complexités requièrent des instruments mille fois plus subtils et précis.
D’où la nécessité qu’éprouvent les meilleurs esprits de ce temps — politiciens parfois, mais plus souvent « technocrates » et « philosophes », ou encore jeunes industriels — de se tourner vers l’autre formule d’union, la fédéraliste ; quitte à la transformer et à l’adapter — [p. 13] comme elle s’y prête mieux que tout autre — aux conditions nouvelles de l’industrie, de la technique, et de la société mobile qui est la nôtre — en attendant que l’on prenne au sérieux, au-delà de la statistique, les buts purement humains, ou disons culturels, de l’homme personnel et concret.
Le modèle fédéraliste, contribution de l’Europe au « développement »
C’est en définitive sur les sens différents du mot liberté que devront s’opérer les choix politiques nécessaires si l’on entend unir les peuples de l’Europe en connaissance de cause, ou plus exactement, en connaissance des buts derniers que l’on vise. Tout se ramène à savoir si l’on mettra l’accent sur la notion de libertés personnelles ou sur la notion de liberté collective, la première ayant pour fin la sauvegarde des autonomies et pour moyen l’union fédérale dans la paix, la seconde ayant pour fin la puissance et pour moyens l’unification de type national et la force militaire ou policière.
Par libertés personnelles j’entends l’ensemble des conditions institutionnelles et constitutionnelles, mais aussi économiques, psychologiques, éducatives, qui donnent à un nombre sans cesse croissant d’individus les meilleures chances de découvrir et de suivre leur vocation, de devenir une personne, de trouver leur style de vie, de s’intégrer aux groupes qui y correspondent le mieux, et de conformer leur conduite aux buts derniers qu’ils s’assignent ou qu’ils reconnaissent à leur vie.
Par liberté collective, j’entends tout ce que l’on a nommé en Europe, depuis le Moyen Âge, d’abord souveraineté, puis indépendance nationale, enfin droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ou autodétermination.
Quand les fédéralistes demandent que l’Europe s’unisse, ce n’est certes pas pour que nos plus petites nations se voient entraînées dans une tentative menée par les plus grandes de reprendre l’hégémonie mondiale qu’elles exercèrent (en dépit de leurs rivalités) pendant quatre siècles, ni pour « lutter contre le communisme », ni même pour « rattraper l’Amérique » selon le slogan soviétique ; mais bien pour surmonter les causes principales des guerres et des révolutions qui n’ont cessé de rendre l’appareil étatique toujours plus oppressif, et pour qu’à la [p. 14] faveur de la paix, dans la coopération qu’elle seule permet entre personnes et groupes de tous ordres, les libertés réelles trouvent leurs meilleures chances de l’épanouir. Accessoirement d’ailleurs, cette union fédérale serait en mesure — et elle seule — d’assurer l’indépendance des Européens et leur liberté collective face aux empires américain et soviétique.
Les fédéralistes authentiques se reconnaissent donc à ceci qu’ils ne posent pas pour préalable à l’union de l’Europe l’institution d’un super-État, c’est-à-dire d’un gouvernement appuyé sur une armée et sur un puissant appareil économique et financier, mais demandent que l’on crée d’abord, partout où le besoin s’en manifeste, des agences fédérales, à compétences précises dans des domaines bien définis ; que ces agences soient bien articulées et coopèrent dans une vue générale, c’est-à-dire proprement politique, dont auraient à délibérer des conseils élus par les peuples, groupements professionnels, régions, États, et qu’auraient à exécuter des commissions très stables et supranationales (comme celle de la CEE).
Ainsi l’on éviterait d’une part de réchauffer l’ambition de puissance sur l’Europe et le Monde qui fut celle de quelques souverains et dictateurs, mais de bien plus nombreux cabinets de ministres puis de trusts et de conseils d’administration ; et d’autre part, d’entretenir le principe même de division de l’unité européenne, j’entends la prétention hégémonique qui fut celle de tous les soi-disant « fédérateurs », en réalité dévastateurs et diviseurs de nos peuples.
La méthode du fédéralisme fonctionnel, par secteurs bien délimités et bien reliés, doit aboutir peut-être un jour, mais pas nécessairement, et sûrement pas tout de suite, à une formule nouvelle de gouvernement, plus complexe à la fois et mieux coordonnée que ne le sont nos cabinets à la mode du siècle dernier, avec leurs ministères dont les noms mêmes rappellent l’époque absolutiste, avec leurs divisions scolastiques du travail (deux ou trois siècles en retard sur les problèmes à résoudre), et avec leurs méthodes d’un formalisme toujours inefficace et souvent imbécile, qu’il s’agisse de censure, de défense militaire ou de finances.
[p. 15] C’est ce modèle d’union fédéraliste dans et pour la liberté, modèle au sens de maquette, non d’exemple, que l’Europe se doit de mettre au point, pour elle-même d’abord, cela s’entend, pour sa paix, sa prospérité et les libertés que j’ai dites, qui sont personnelles d’abord, mais ensuite, et non moins, pour le tiers-monde. Qui sait si ce ne sera pas là notre contribution la plus féconde au développement de l’humanité en voie de convergence inévitable ?
Au-delà des nations qui doivent bien s’avouer pratiquement incapables d’autarcie, c’est-à-dire de concrète indépendance économique, politique ou culturelle ; au-delà des formules totalitaires que bientôt ne défendront plus que quelques professeurs marxistes, en France, en Angleterre ou aux États-Unis ; au-delà des calculs de technocrates politiciens qui sont parfois tentés de juger gratuite et littéraire toute considération sur les buts derniers de l’existence humaine, — il faut envisager que le seul modèle d’organisation politique qui puisse servir demain le genre humain sera le modèle fédéraliste, dépassement de la formule nationale et du concept non moins occidental d’État, que tous copient aujourd’hui dans le tiers-monde, mais qui feront vite leur temps là-bas aussi, ou ne conduiront qu’à des guerres.
Le modèle d’union en vue de la puissance, l’État-nation, n’a réussi à s’imposer qu’au prix que l’on sait : deux guerres mondiales, l’anarchie du tiers-monde, et finalement l’effondrement de la puissance des Européens. Essayons le modèle fédéraliste, qui est celui de l’union librement consentie des groupes, des cités, des États, en vue de la seule liberté véritable, celle des personnes.