Les maisons hantées du premier XXe siècle

Béatrice Joyeux-Prunel

Comment penser, et illustrer d'exemples concrets, le phénomène des hantises visuelles - la circulation de ce qu'Aby Warburg appelait des "formules de pathos" -, lorsque la chose se trame à l'échelle de millions d'images ? Notre plateforme VisualContagions/Explore, prévue pour ordonner ce chaos, nous aspire en fait dès le premier affichage dans un monde aussi étrange et inquiétant qu’il peut paraître ordinaire. C'est un monde de fantômes surgis du passé, parfois proches de fantômes d'aujourd'hui, mais plus souvent encore étrangers à notre époque.

Ces planches et leur étrange accueil

 

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Les premiers clusters rapportés par nos algorithmes.

Les images s’amoncellent sur notre atlas. En rangs d’oignons, elles suivent des logiques générées par une machine aveugle - aveugle mais nourrie pourtant de la culture visuelle véhiculée par des milliers de périodiques imprimés dans le monde entier.

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Nous avions récupéré au printemps 2022 trois millions d’images du passé; voici qu'à l'automne nous en avons rassemblé désormais 6,8 millions. Elles sont ordonnées comme par magie selon leurs ressemblances, des plus anciennes aux plus récentes, avec une idée de leurs lieux et de leurs contextes de reproduction.

Quoiqu'ordonnées, ces images  jouent toutes en même temps des mélodies dissonnantes dont la cacophonie devient vite pénible.

Architectures toutes plus ou moins similaires, portraits innombrables d'inconnues arborant un sourire immobile, ou d'hommes trop sérieux, mais si connus de leur temps, éventails par centaines, photographies de paysages oubliés, publicités d'appareils photo désuets, de bouteilles de vin, clichés d'automobiles ou de machines à écrire - peut-on appliquer à ce déluge les méthodes posées, lentes et minutieuses de l'Atlas Mnémosyne? Certainement pas.

 

On peut en tout cas y chercher des hantises.

L'analyse se focalise donc sur certains fantômes plus ou moins évanescents, sur les histoires qu'ils font émerger, nous laissant à loisir projeter nos propres préoccupations sur les résultats de notre travail.
 

 

Aux portes de la maison hantée

Parmi les premiers et les plus nombreux résultats de notre plateforme d'appariements d'images, les façades et les portails de bâtiments sont les plus fréquents. Belle entrée en matière ; ces images, en même temps qu'elles sont des voies d'accès à des bâtiments bien concrets, sont aussi pour nous le premier abord du monde passé que nous étudions par l'image.

 

Ces images de portes et portails agencées par la machine semblent une invitation : entrez !

Entre les façades de maison, de palais et de bâtiments publics ou religieux, les portes d’églises, les portails d’hôtels particuliers et les portiques de châteaux, les illustrations des périodiques du passés se préoccupaient manifestement de questions d'accès. Mais d'accès à quoi ? Poursuivons notre visite.

Les habitants

Le second lot d’images les plus répandues dans nos premiers résultats regroupe des portraits – on l'a vu dans un épisode antérieur. S'agit-il des habitants de la maison hantée ? Ces têtes, ces bustes, ces visages et ces postures du passé, nous n'en croisons plus dans les productions visuelles de notre époque. Nous ne les adoptons pas davantage. La plupart de ces visages semblent fixés dans le passé. Tous sont morts, certainement, ne laissant peut-être pour trace que ces images. Certains eurent à peine les moyens de se faire peindre, quand d’autres frayaient et posèrent avec les princes de ce monde ; d’autres intéressèrent suffisamment leur époque pour qu’on présentât leur portrait dans un article de revue ; d’autres enfin ne furent que les modèles anonymes des artistes et des photographes pour lesquels ils posaient.

Une large partie des portraits sont des peintures.

En regardant de plus près les vêtements historiquement typés de leurs modèles, ou les légendes qui accompagnent ces images dans les pages des revues qui les publièrent, on constate aussi que ces personnes, si elles ont existé, étaient probablement toutes déjà mortes au moment où leurs portraits furent imprimés.

Notre passé vivait déjà, en fait, dans le passé.

Le premier XXe siècle s’intéressait déjà, comme nous le faisons encore aujourd’hui, aux figures qui l’avaient précédé. Les habitants dont nous parlent ces portraits n’étaient peut-être pas tant ceux qui demeuraient dans les bâtiments de nos imprimés, que les fantômes de ces demeures.

Plutôt que de nous rassembler les images à succès du premier vingtième siècle, la plateforme Explore nous en fait donc découvrir les tares ; et d’abord, celle que Nietzsche appelait avec mépris l’historicisme[1].

"De l'utilité et de l'inconvénient des études historiques pour la vie", ce texte écrit par Friedrich Nietzsche en 1874, fait l'apologie d'un juste équilibre entre conscience historique et oubli du passé, au profit d'une capacité plus grande des individus à faire l'histoire et agir au présent. Lorsqu'il s'en prend à son époque trop (ou mal) tournée vers le passé, cependant, Nietzsche laisse entendre que les techniques modernes d'impression et la multiplication des témoignages sur le passé poussent à la paralysie. L'homme du XIXe siècle qu'il fustige "se fait offrir sans cesse le spectacle d'une Exposition universelle. Il est devenu le spectateur jouissant et errant, transporté dans des conditions que de grandes guerres ou de grandes révolutions sauraient à peine changer durant un instant. Une guerre n'est pas terminée que déjà elle est transformée en papier imprimé, multipliée à cent mille exemplaires, et présentée comme nouveau stimulant au gosier fatigué de l'homme avide d'histoire[2].". 

Nietzsche fait alors l'éloge de "l'aveuglement". Ne plus rien voir, ne plus subir l'amoncellement des souvenirs et des images qui les nourrissent, était-ce la solution ?

 

Il est possible que toutes ces images du passé du passé témoignent pas seulement d'un intérêt trop fort pour l'histoire, mais encore d'autre chose. Poursuivant l'exploration des images les plus fréquentes de notre corpus, la maison hantée se découvre un peu plus, et notamment par ses intérieurs.

Intérieurs rêvés du passé

Un mur de papier peint, une table et quelques meubles, un lustre au plafond, des tapis au sol – c’est le même type d’ameublement qui au dix-neuvième siècle et au premier vingtième siècle circule entre les revues de Berlin, de Varsovie, de Paris, New York, Munich, Amsterdam et Bruxelles, jusque Halle, Hambourg, Toulouse et Madrid. Il y a, ici, une mondialisation ; peut-être pas tant des images que des modes de vie.

Les gens utilisaient des chaises pour converser; ils ne s'asseyaient pas par terre; ils mangeaient assis, dans des assiettes, avec des couverts ; ils dormaient tous dans des lits. Les images de notre corpus parlent évidemment d'une culture occidentale dont l'unité n'est pas à mettre en doute, malgré sa diversité. Les périodiques illustrés parlent d'abord des pratiques des personnes qui les publient.

Mais plus que des intérieurs communs à tous, ou des modes de vie réels, les images indiquent probablement aussi beaucoup de rêves et de désirs.

Les intérieurs reproduits d’une revue à l’autre - leurs légendes en témoignent, tout comme les textes plus longs qui les accompagnent – sont des intérieurs à louer, acheter, à imiter, à envier - des images de désir et pour le désir.

C’est, à Berlin en 1924, des ensembles de meubles proposés à la vente (Fig. 1), ou quatre ans plus tôt, l’agencement du Reial Aeri Club de Barcelone, auquel seule une élite pouvait accéder (Fig. 2).

 

 

Certaines illustrations rapportent même des images de décors de théâtre - ainsi cette vue de l’Acte II de la pièce Le réveil, reproduit par la revue parisienne L’art du Théatre en 1906. L’Occident du passé se rêvait dans des intérieurs princiers. C’est peut-être d’abord par ces rêves que les territoires occidentaux ont été connus de ceux qui ne les avaient jamais visités.

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Fig. 1. Der Kunstwanderer, Berlin, 1924

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Fig. 2.

Les maisons hantées, enfin, font bien du bruit.

Les instruments y sont nombreux  - orgues, harpes, guitares, accordéons.  Ajoutons-y les paquebots, les Zeppelin et les automobiles en grand nombre : la maison relève autant de la ruche que du château hanté.

Les hantises visuelles du passé parlent autant des conditions de vie du passé (les bâtiments, leurs façades et leurs intérieurs), des personnages du passé, que de leur passé (monuments, personnages historiques (ou pas), styles anciens mis en scène dans les intérieurs...) ou de leurs rêves. Lorsque les images se multiplient et se répètent sous nos yeux, elles font sentir en fait que le passé était bien vivant. Et que les imprimeries dont sortaient les périodiques qui nous occupent fabriquaient autant des archives que du désir.

 



Notes

[1] Voir Jacques Le Rider, « Oubli, mémoire, histoire dans la « Deuxième Considération inactuelle » »Revue germanique internationale [En ligne], 11 | 1999, mis en ligne le 21 septembre 2011, consulté le 19 octobre 2022. URL : http://journals.openedition.org/rgi/725 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rgi.725

[2] Frédéric Nietzsche, Considérations inactuelles, T.1, "De l'utilité et de l'inconvénient des études historiques pour la vie", Paris, Mercure de France, 1907-1922, trad. Henri Albert, p. 171.