Quand Dracula vampirisait le cinéma

Adrien Jeanrenaud

Les quelques apparitions de vampires que nous pouvons retrouver dans la presse du XXe siècle associent le vampire, sous les traits d'une chauve-souris, au phénomène de l'anxiété. Image ou incarnation de l'inquiétude nerveuse, sexuelle ou géopolitique, la chauve-souris semble tout vampiriser. Les images de notre corpus la montrent souvent en train de sortir de l'ombre, d'où elle était tapie, pour mettre à jour nos craintes.

Tout au long du XXe siècle, ces vampires qui exposent nos angoisses sont présents dans la culture visuelle, dans la presse et les journaux illustrés; ils sont plus présents encore au cinéma. Le plus connus d'entre eux - Dracula - est sorti de la littérature dès le début du XXe siècle pour venir inonder nos salles obscures.

 

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Modern Publicity  Illustrated Magazine, 1er janvier 1972, Londres. Disponible sur le Mirador de l'Université de Genève

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Beiblatt der Fliegenden Blätter, 1er janvier 1906 Munich. Disponible sur le Mirador de l'Université de Genève 

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Current History & Forum  History, 1er avril 1918, New York. Disponible sur le Mirador de l'Université de Genève

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L'atmosphère étrange de Dracula

Les images de Dracula, c'est d'abord une atmosphère. Les illustrateurs se sont, bien-sûr, inspirés du roman éponyme. Mais rien n'est bien clair dans ce roman à mettre en images. Dès les premières lignes de Dracula, Bram Stoker déboussole le lectorat. Dans le train qui l'emmène vers Budapest, le narrateur Jonathan Harker, qui se rend au château de Dracula, fait part de ses impressions :

 

« The impression I had was that we were leaving the West and entering the East; the most Western of splendid bridges over the Danube, which is here of noble width and depth, took us among the traditions of Turkish rule[1] ».

 

Quitter l'Europe moderne pour l’ancien Orient. Abandonner la lumière des villes pour la pénombre de lieux inconnus. Dracula est un voyage à travers les cultures et leurs imaginaires[2]. Jonathan Harker, tout comme le pubic de Dracula au cours du XXe siècle, ressent ce constant mouvement d’un lieu à un autre, entre la lumière et l'ombre.

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Production de films sur Dracula dans le cinéma mondial (1895-2022). Source : The Movie Database (TMDb). Carte : Adrien Jeanrenaud.

Depuis la première édition du roman de Bram Stoker en 1897, le livre n'a cessé d'être lu, relu et adapté partout sur notre globe terrestre. C'est probablement le caractère atemporel du récit qui permit à Dracula de survivre et d'apparaître, aujourd'hui encore, dans les salles obscures de nos cinémas. Dracula est un sujet éminemment européen, certes, et très américain dans le monde du cinéma. Mais des versions filmées du roman sont également produites en Orient et en Asie. Visiblement, Dracula est un thème qui a intrigué et hypnotisé à travers les pays, les continents. En somme, c'est un sujet planétaire - peut-être, justement, parce que le caractère mouvant de son atmosphère permettait de l'adapter un peu partout.

 

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Affiche pour le film Dracula, Tod Browning, Universal, 1931.

 

Dracula, vampire transnational

L'année de publication du récit canonique de Bram Stoker coïncide avec la naissance du cinéma. Toutefois, avant les années 1950, l'engouement du milieu cinématographique pour Dracula peine à se faire ressentir. Une première adaptation hongroise (Dracula halàlal, Karoly Lajthay, 1921) voit le jour au début des années 1920. En 1922, Friedrich Wilhelm Murnau en fait l'adaptation avec  Nosferatu. Bien que ce film soit, aujourd'hui, considéré comme un classique des films de vampires, il n'a visiblement pas ouvert la voie à d'autres productions. Une question de droits peut-être ?

 

Pourquoi si peu d'échos dans les années 1920 et 1930, puis le cycle des années 1960-1970 ?

Dans le champ cinématographique, en effet, l'engouement pour un sujet particulier peut se mesurer par le biais de cycles de reprises et d'adaptations. Lorsqu'une production obtient du succès lors de sa sortie, il est possible que d'autres films, d'une forme similaire, soient produits dans la foulée. Voici l’exemple d’un cycle, qui, selon Bordwell et Thompson[3] ».

, s’ouvre par un film qui donnera le ton aux suivants. En ce sens, il faut dénicher le film qui, au début du cycle, ouvrira la voie.

 

Si l'on ne peut réduire l'engouement autour d'une production à l’existence d’un cycle, il reste possible de cerner des "moments" particuliers autour de la figure de Dracula dans le cinéma. Dans la première partie du XXe siècle, ni le Nosferatu de Murnau (1922), ni encore le Dracula de Tod Browning une décennie plus tard n'ont immédiatement ouvert de cycle. Alors comment expliquer l’engouement de Dracula au cinéma qui se dessine autour des années 1960-1970 ?

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Sorties de films sur Dracula (1895-2022). Source : The Movie Database (TMDb). Graphique : Adrien Jeanrenaud.

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Affiches de films sur Dracula (1895-2022). Source : The Movie Database (TMDb). Graphique : Adrien Jeanrenaud.

 

Dracula par ses affiches

Le film qui lance le cycle pour les décennies 60-70 pourrait être Horror Of Dracula (Terence Fisher, 1958) dans lequel Christopher Lee endosse le rôle de Dracula pour la première fois. L'acteur britanique avait précédemment tenu le rôle de la créature monstrueuse du Dr. Frankenstein dans le film de Terence Fisher paru en 1957. Le réalisateur le sollicitait à nouveau pour une histoire d'horreur.

Christopher Lee incarna le rôle de Dracula à dix reprises, imposant ainsi Dracula dans la culture populaire.

Les années suivantes, les productions sur le sujet s'enchaînent. En Italie, en Grèce, au Pakistan, au Japon, au Mexique, en Espagne, en France, en Indonésie, entre autres : les films de Dracula sont partout.

Il est bien possible que le génial acteur Christopher Lee ait donné le ton à un cycle en faveur de Dracula.

Mais comment, pour rendre compte de ce "ton", aborder les films de Dracula sans passer des centaines d'heures à les visionner ? Comment comprendre les intentions de la production et l'identité visuelle qui se déploie autour du film en un clin d'œil ? Les affiches de films peuvent être utiles.

Le ton des affiches

Les affiches de films sont produites afin que le public comprenne les enjeux du film (thèmes abordés, genres cinématographiques), tout en lui donnant l’envie de s’engouffrer dans une salle obscure. Analyser les affiches de films de Dracula permet de saisir l'intention première, la plus directe, que renvoie la production.

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Le cycle Dracula des années 1960. Affiches des films sortis entre 1958 et 1975. Source : The Movie Database (TMDb). Graphique : Adrien Jeanrenaud.

Cette horrible tête

Visuellement, la tête de Dracula semble être un motif récurrent. Un teint pâle, des crocs pointant vers le bas, dont s’écoulent quelques gouttes de sang ; une expression constante de surprise qui tire le visage en arrière ; tels sont les traits principaux de Dracula sur les affiches.

Ses victimes féminines, sur fond de château hanté

Le plus souvent, une femme en arrière-plan rappelle la victime de Dracula ; parfois un décor de château hanté surgit en arrière-plan. Ces éléments forment une réserve de motifs associés à Dracula, qui persistent aujourd'hui dans notre mémoire visuelle. L'affiche dépeint des peurs qui nous habitent parfois peut-être. Comment comprendre qu'elles s'incarnèrent plus spécifiquement dans les décennies 1960 et 1970 ? Peut-être faut-il y voir un effet de la guerre froide et les mouvements sociaux – ainsi qu’une libération des mœurs. Le climat est à la suspicion. Est-ce la crainte de l’autre que Dracula met en exergue à l’écran ?

 

Quel est le genre filmique de Dracula ?

Mis à part ces queqlues traits communs, il reste difficile de trouver une unité dans les affiche de films de Dracula.

Du côté de la couleur, la disparité entre les affiches est visuellement évidente. Les films en question sont produits dans différents pays : est-ce à dire que la pluralité visuelle découlerait des différents ancrages nationaux, des contextes divers pour lesquels les affiches furent produites ? Pas seulement.

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Genres des films de Dracula (1895-2022). Source : The Movie Database (TMDb). Graphique : Adrien Jeanrenaud.

Pour saisir les différentes stratégies visuelles impliquées dans les affiches qui nous occupent, nous pouvons nous intéresser au contenu des productions, et plus spécifiquement au genre cinématographique qui leur est associé. D'une manière générale, l'horreur est le genre communément attribué aux films de Dracula. Mais bien que le genre de l'horreur soit un fil conducteur au cours de l’histoire de ces films, il n'est pas le seul présent.

Jusqu'aux années 1960, la science-fiction, la "fantasy" et l'horreur sont les genres filmiques qui priment pour décrire les films de Dracula.

Au-delà de cette décennie, cependant, les genres deviennent plus disparates. Dracula reste principalement un film d'horreur. Pour autant, il revêt également les codes du film d'action, de la comédie, voire du western avec le non moins surprenant Billy the Kid Versus Dracula (William Beaudine, 1966).

Dracula change de genre plus souvent qu'on pourrait croire.

 

En 1968, Dracula est devenu un poncif dont on peut se moquer, en mettant en scène le monstre de la vieille Europe centrale et un personnage a priori totalement différent, le Billy the Kid du Far West américain. C'est, peut-être, et surtout, devenu un classique. On l'adapte, on le réadapte, on le renouvelle d'autant plus qu'il fait désormais partie d'une culture partagée.

 

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Capture d'écran de recherche sur la plateforme Explore, octobre 2022.

Les multiples visages d'un classique du film d'horreur

 

Ainsi, en même temps qu’un cycle s’ouvre au début des années 1960, le récit de Dracula revêt des genres contrastés. Le vampire est polymorphe. Il s'adapte aux attentes des publics auxquels il s’adresse.

Dracula passe les frontières. Il s'adapte à toutes les cultures.

Mais comment comprendre le constant retour de Dracula à travers le monde, sous tous les genres, malgré son aspect transgressif ?  Et si, comme le dit Matthieu Orléan : « dans le fond, tout le monde voulait être un vampire[4] ».

 

Aujourd'hui, le monstre est toujours parmi nous. C'est du moins ce que nous dit la plateforme Explore, mais aussi la série What we do in the shadows (Jemaine Clement, 2019-). Ce faux documentaire suit la vie de plusieurs vampires en collocation au Sud de New-York, tapis dans l'ombre d'un habitat hors du temps. Certains vivent depuis plusieurs siècles, d'autres nous sont contemporains. La série flirte avec plusieurs genres filmiques, de l’horreur à la comédie. Ne sachant pas bien comment se positionner dans le monde, les vampires s'interrogent sur leur nature, leurs désirs et leur place dans une société complexe qui n'a pas la même temporalité pour chaque personne. Un peu comme nous ?


Notes

 

[1] STOKER, Bram, Dracula, Oxford ; New York, Oxford University Press, coll. Oxford world’s classics, 2011, p. 80.

 

[2] SMITH, Iain Robert, « ‘For The Dead Travel Fast’: The Transnational Afterlives Of Dracula », in SMITH, Iain Robert et VEREVIS, Constantine (éd.), Transnational film remakes, Edinburgh, Edinburgh University Press, coll. Traditions in world cinema, 2017, p. 66.

 

[3] BORDWELL, David et THOMPSON, Kristin, L’art du film: une introduction, trad. Cyril Béghin, 2014.

 

[4] ORLEAN, Matthieu, « Exposition VAMPIRES, de Buffy à Dracula :  du 9 octobre 2019 et le 19 janvier 2020 à la Cinémathèque française ».