À quoi rêvent les fantômes numériques ?

Radu Suciu

Des moines et des algorithmes

 

 

Il y a quelques années, j'ai fait un séjour de recherche à la bibliothèque de l'Escurial. Le catalogue de cette bibliothèque située dans l'enceinte du mythique monastère de Philippe II était alors accessible uniquement sous forme papier, sur des fiches carton écrites à la main. Pour commander un document, il fallait recopier les informations de la fiche sur un formulaire de réservation. Un jour, lorsque le moine bibliothécaire – un petit homme âgé, vêtu de noir et peu loquace – est revenu avec le livre que j'avais commandé, j'ai eu la surprise de constater que ce n'était pas le document que j'attendais. Le livre rapporté était bien plus intéressant. Lors de ma commande, je pensais savoir ce que je voulais voir; je savais ce que je « cherchais ». Mais l'erreur d'acheminement du livre (dont j'étais responsable, ayant probablement mal recopié un chiffre de la cote sur le formulaire) me permit de trouver ce que je ne cherchais pas.

L'expérience de recherche à travers Explore – le moteur de recherche d'images du projet Visual Contagions qui classe des millions d'images par similarité – est parfois semblable à ce qui m’est arrivé à l'Escurial.

Lorsque je donne à l'algorithme un point de départ (en l'occurrence, une image dont je cherche les images proches), c'est avec une intention d’exhaustivité que je le fais : l'espoir que l'analyse des lignes, des patterns, des formes réduites à des formules, donnera un résultat parfait ; plus précisément, l'espoir que la machine trouvera exactement la même image que la mienne, reproduite encore et encore à travers le corpus.

Or, on n’en est pas encore là : l'analyse algorithmique (d'Explore, ainsi que de tous les outils de recherche numériques) est encore fragmentaire, approximative, incomplète. Mais c'est précisément parce qu'elle est chancelante qu'elle a la capacité de nous surprendre. Les résultats se déplient alors comme des spectres numériques, un jour d'Halloween.

Une image inattendue surgit, comme un fantôme.

Et l’image que l'on ne s'attendait pas à voir luit d’une aura nouvelle, une aura digitale. De nombreuses images découvertes grâce à Explore n'ont pas été consultées pendant des décennies, sinon des siècles. Voici qu’elles sont extraites par l’algorithme et ramenées à la lumière des écrans, comme des revenantes. Leur reproduction numérique accède au statut d’œuvre singulière : celle-ci est à la fois la copie de l’original stocké on-ne-sait-où, et son avatar numérique qui peut circuler librement, à l’infini. Mais elle a aussi l’aura des surprises venues du fond des temps.

L'algorithme réinjecte de la sérendipité dans le laboratoire de l'historien, ou de l'artiste, ou de tout curieux qui s’y attarde et s’en sert.

Les algorithmes, au lieu de nous permettre cette arrogance qui accompagnerait la prétention d'exhaustivité, nous réservent des découvertes obliques, loufoques, mais captivantes.

Quelques fantômes sortis de nos machines

Le fantôme de Zidor

Je suis tombé, par pur hasard "algorithmique", sur cette histoire de fantômes parue dans « La Jeunesse illustrée » le 1er novembre 1903. La revue en question avait pour habitude de publier des bandes-dessinés à caractère instructif.

Bob, enfant de la ville, venu passer des vacances à la campagne, enseigne à son cousin Zidor qu'il n'y a aucune raison de craindre les fantômes ou les cris de chouette. Courageux et adroit, il fait disperser quelques croyances populaires et rétablit l'ordre dans ce village terrorisé par une apparition fantômatique. Bob rappelle à son cousin « que l'on profite toujours de la crédulité des ignorants, c'est pourquoi il faut travailler et s'instruire ».

Gulliver dans un tuyau à gaz

Dans les pages de la même revue, ce sont les aventures de Gulliver qui sont ramenées aux goût du jour. Le célèbre marin de Swift se perd en ce 29 décembre 1907 dans ... un tuyau à gaz, pourchassé par un scarabée. Sans doute pour rendre attentifs les enfants aux dangers des conduits et des brûleurs à gaz, Gulliver est transposé dans un contexte moderne.

Compte tenu des difficultés en approvisionnement énergétique annoncées pour l’hiver 2022, le spectre numérique du « Drame dans un tuyau à gaz » fera peur aux petits comme aux grands.

Les fantômes de la machine sont aussi bien des fantômes du passé que d'aujourd'hui.

 

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La Jeunesse illustrée, Paris, 1er novembre 1903, p. 6-7. Disponible sur Gallica.

 

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La Jeunesse illustrée, 29 décembre 1907, p. 4. Disponible sur Gallica

L'œil mauvais

Les images extraites par nos algorithmes s'assemblent parfois dans d'étranges successions qui, bien qu'explicables mathématiquement, s’entourent d’une atmosphère mystérieuse.

Allez sur Explore et regardez, par exemple, les répétitions de cet œil (figure 1).

 

L'algorithme fera de son mieux pour traquer les occurrences exactes de la même image (il s’agit ici d’une publicité pour des lunettes). Mais d'autres viendront s'ajouter, par une sorte de voisinage algorithmique (le "score" de similarité décroit au fur et à mesure que l’on fait défiler les résultats : la similarité n'est plus très élevée, mais des rapprochements demeurent possibles).

Ce ne sont plus des yeux, mais des ronds ou des médaillons, des assiettes, des plateaux qui arrivent sur la page des résultats.

Je confronte presque involontairement ce déversement d’images à ma propre « base de données » mentale.

Je songe immédiatement à « l’œil de vautour », le « mauvais œil »  – the Evil Eye – de la nouvelle d’Edgar Alan Poe. Et, par ricochet, me rappelant les yeux vaporeux d'Odilon Redon, je découvre celui qu’il avait dessiné pour illustrer justement cette histoire d’épouvante de Poe.


 

 

 

 

 

 

 

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Odilon Redon, L'Œil, comme un ballon bizarre se dirige vers l'infini, 1882. MoMA, New-York; Le coeur révélateur, Santa Barbara Museum of Art, Wikimedia Commons.

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Capture d'écran des résultats d'une recherche Explore.

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Je pense ensuite à l’œil gravé par M. C. Escher dans lequel se reflète une tête de mort, et je tombe sur le Scherzo di follia de Pierre-Louis Pierson : de profil, la comtesse de Castiglione me regarde à travers un passe-partout qui encercle son œil droit.

 

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Pierre-Louis Pierson, Scherzo di Follia, 1861-1870, tirage papier 1930. The Metropolitan Museum, New York.

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Trouverai-je bientôt dans Explore une image extraite de la scène macabre du Chien andalou, le film surréaliste de 1929 issu de la collaboration de Salvador Dali et Louis Buñuel, qui s’ouvrait par la scène épouvantable d’un œil sectionné par une lame de rasoir ?

Ou cet emblème de l'humaniste italien Andrea Alciato montrant un œil qui s'est ouvert dans le creux d'une paume et plane par-dessus le monde ? L’emblème illustrait, littéralement, l’adage de la manus oculata selon lequel il est toujours bon de faire usage de prudence et de tempérance. Seeing is believing.

 

Andrea Alciato, Emblematum libellus, Venise,1546. Disponible sur Alciato at Glasgow

Voir, c’est croire ?

En tout cas, la construction du savoir augmente d’autant qu’on voit encore et encore, et que la croyance se façonne au fur et à mesure. Ce genre de voyage exploratoire est entortillé et sinueux, mais jamais stérile. Les résultats proposés par Explore se renouvellent dès que je change de point de départ pour la recherche de similarité. Si la machine m’a rapporté de nombreuses publicités pour lunettes, elle a aussi rapporté des images qui faisaient écho à celles qui thématisent une hantise : la hantise d’être observé, scruté, épié, voire l’effroi tout court. L'œil électronique, froid et récalcitrant de HAL9000 dans l'Odyssée de l'espace apparaîtra-t-il bientôt dans mes résultats ? Ce jour d’Halloween, je le vois partout.  Se cache-t-il derrière cette image excavée par Explore et dont les contours ont trompé l'algorithme, et moi avec lui ?

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La revue aérienne, 25 décembre 1909. Disponible sur Gallica

Cette image qui a trompé l’algorithme, et qui m’a pris en défaut, ce n’est pourtant pas HAL9000, ni « l’œil mauvais » de Poe. C'est tout bonnement l’image, ultra-moderne pour l’époque, d’un moteur d’avion. Parue dans la Revue aérienne le jour de Noël de 1909, elle représente un engin aéronautique et cette proximité avec des yeux effrayants me fait penser que ces nouveautés technologiques faisaient alors frissonner autant qu’ils fascinaient.

 

À quoi rêvent, alors, les fantômes numériques ?

 

À tout et n’importe quoi, toujours arbitrairement (pourquoi cette image plutôt qu’une autre ?), mais jamais sans bonne raison, ni pour le meilleur, ni pour le pire. De même que des proximités de mots ou des associations d’idées peuvent générer des histoires, de même des images associées par leur proximité visuelle suscitent de nouvelles interprétations, de nouvelles questions, et parfois des manières nouvelles d’y répondre. C’est la sérendipité. Les conclusions qu’on tirera de ces rapprochements seront, bien-sûr, toujours celles que l’on veut, à partir des images et des idées qu’on aura trouvées les plus parlantes, à partir aussi de sa propre culture préalable. D’un écho visuel à l’autre, les résultats d’Explore, qu’ils soient pertinents ou non, auront réouvert les armoires poussiéreuses de ma propre mémoire. « Chaque fois que cet œil tombait sur moi, mon sang se glaçait. »