VII. Fantômes

Toute expérience du passé se fait par l’image.

 

Si les historiens semblent parfois l’avoir oublié, c’est qu’il est beaucoup plus facile de travailler sur cet encodage de mémoire qu'est l’écriture, que de se confronter aux images. Quelle étrange incarnation du passé fait l'image, en effet ! Par sa seule existence, elle produit du présent, du futur passé, en même temps qu’elle ressuscite un peu d’hier, de manière toujours différente selon les personnes et les contextes qui la reçoivent; et qu'elle fait naître par ce biais du présent. L’image, ce mélange étrange de temporalités, a donné et donne encore du fil à retordre aux théoriciens. Au-delà de son support matériel (tableau, illustration sur une page de papier, photographie sur un écran), et même après la disparition de ce support, il survit toujours quelque chose de l'image.

 

Cette survivance au-delà du support matériel incite le spécialiste des études visuelles W. T. Mitchell à différencier l'image matérielle picture [1], et l'image qui peut lui survivre et la précéder dans des réincarnations plus ou moins nombreuses. Ces réincarnations se jouent dans des média divers autant que dans les mémoires individuelles et collectives.

Le projet Visual Contagions se confronte à ce phénomène en permanence. Nous travaillons sur la circulation d’images dont les originaux sont en général disparus, mais dont les avatars se multiplient d'une page de revue à l'autre. Nous mesurons sans cesse, dans les groupes d'images similaires que rassemblent nos machines, les effets d'une présence absente, passée, présente et future. C'est comme un spectre qui hante une époque, parfois une trentaine d'années, parfois au long d'un siècle, et même jusqu'à nos jours lorsqu'il a pénétré nos propres musées imaginaires.

Que véhicule ce fantôme ? Que souffle-t-il ? Que révèle-t-il ? Que nous fait-il ? Et que véhiculent des milliers de fantômes ? Quels sont les effets de leur coexistence ?

Ce sont des questions que nous nous posons en permanence, et auxquelles nous avons voulu nous confronter pour clore l’exposition en même temps que se clôt l'année 2022.

Le contexte visuel de l'automne se prête à ces questions, à l’approche de la Toussaint. À l'heure où sont rédigées ces lignes, les vitrines des boutiques se parent de toiles d'araignées. Les citrouilles, les têtes de mort et les chapeaux de sorcières se multiplient. En Europe, les amoureux de culture locale, qui ignorent qu'Halloween nous vient en grande partie de l'Irlande catholique, râlent de l'importation étasunienne que serait cette fête. Mais beaucoup d'enfants se demandent s'ils pourront aller chercher des bonbons comme dans les films, et les commerçants se réjouissent de voir, peut-être, monter un peu leur chiffre d'affaire en cette période de crise... Nous vivons, en ce moment, par les images et les objets qui nous entourent, et par ces déguisements où l'on se fait image, au coeur d'un phénomène de circulation mondiale et de contagions visuelles.

 

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A l'approche d'Halloween...

Plus la forme de résurgence de l'image est diverse, plus grande est son efficacité.

Mais plus difficile aussi est son analyse.

Peut-on faire une hantologie du déluge des images?

Le projet Visual Contagions s'intéresse à la circulation des images, à leurs contaminations réciproques, leurs métissages et leurs survivances. Il se confronte à un va-et-vient permanent entre condensation et évanescence, entre présence et absence, entre avènement et disparition. Belle expérience de ce phénomène que Jacques Derrida[2], même s’il ne parlait pas spécifiquement des images mais des « spectres de Marx », voulait confier à une science sans méthode: l’hantologie. Mais peut-on faire une hantologie des images par millions ?

Quoique sans méthode, l'hantologie visuelle a suscité des réflexions nombreuses. Il nous faut nous situer vis-à-vis d’elles.

Entre l'attention du philosophe Giorgio Agamben sur l’image et la mémoire, qui confère à l’image un statut "messianique" parce qu’elle fait surgir une présence, sort de la chronologie pour nous projeter dans l’eschatologie[3] ; la réflexion de Georges Didi-Huberman sur les "images fantômes", commentant l’historien de l’art Aby Warburg qui tentait de faire advenir les survivances d’angoisses antiques dans les images qu’il étudiait[4] ; celle de W. T. J. Mitchell, qu'on citait plus haut, sur la différence entre picture et image; et notre propre travail sur des illustrations par millions, où les spectres sont en surnombre, il convient de préciser les convergences et les décalages.

 

 

Les convergences :

chaque fois que nous analysons un groupe d'images similaires qui ont circulé d'une revue à l'autre, nous assistons au retour d'un fantôme. Le travail de l'historien, de l'historienne, est d'élucider un peu du mystère qui se trame là ; de comprendre d'où vient le fantôme, ce qu'il transporte, rappelle, dénonce ou célèbre. Nous l'avons tenté plus haut à propos des photographies de bustes, des images de la Vierge à l'enfant ; ou des images de l'automobile qui ont fini par posséder notre siècle, expliquant pour une part nos difficultés à sortir de l'anthropocène. Il y aurait bien d'autres images à étudier. On s'y frotte ici de manière un peu distante, revenant sur les principaux fantômes visuels du premier XXe siècle.

Ces fantômes qui hantent les périodiques illustrés du premier XXe siècle, nous les étudions le plus souvent à partir des suggestions de nos machines : des groupes d'images rapportés parce qu'elles sont plus nombreuses et ont circulé davantage que les autres. Certaines des images en question ont disparu, et ne font plus partie de ce que nous désignerions comme des images mondiales. Aussi, nous avons voulu prendre la question en sens inverse, du présent vers le passé : choisir des images considérées aujourd'hui comme mondiales, et observer, à l'aide de nos machines, leur provenance éventuelle.

Pour ce chapitre, nous nous intéressons au musée imaginaire mondialisée de Halloween. D'où viennent ces images ? Peut-on évaluer comment elles sont le résultat du mélange entre des motifs venus de pays et de traditions divers ?

Notre impression, pour Halloween, est que le corpus visuel de cette fête s'est mondialisé parce qu'il a pu assimiler des images venues de nombreuses régions, de récits et de sensibilités variés - ou être assimilé par eux. Si la sorcière semble être une importation plus nord-américaine qu'européenne, que l'on ne trouve guère dans les revues du vieux continent, les spectres du mauvais oeil et du chat noir portent la hantise d'angoisses bien présentes dès l'époque moderne - souvent d'ailleurs plus drôlatiques que terrifiantes -, tandis que le motif du squelette fait autant référence à la mort qu'à l'iconographie ancienne de la médecine.

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Le squelette et ses avatars, d'après l'algorithme de recherche VisualContagions/Explore

Les divergences :

les théoriciens des spectres de l'image travaillent sur des spectres bien précis: une image (la Naissance de Vénus), un thème (Marx, la révolution...), un médium (la peinture, la photographie...), un récit (la Shoah).

Nous avons eu la mauvaise idée de choisir un objet d'étude diluvien, qui déborde toute entreprise intellectuelle ; mais aussi de nous armer, pour résister à ce déluge, de machines qui produisent elles aussi des fantômes.

Trois problèmes principaux nous préoccupent, dans l'abondance des images, donc des fantômes qui y circulent.

 

(1) La méthode choisie pour mettre un peu d'ordre dans nos clusters nous oblige à fabriquer des atlas.

Nos avons programmé nos machines pour qu'elles affichent en grilles des milliers d'images, ordonnées dans le temps et l'espace. Dès le premier affichage de ces atlas, a surgi le fantôme de l'historien de l'art connu pour travailler avec des atlas : Aby Warburg.

L'Atlas Mnemosyne d'Aby Warburg est une ombre  dont il faut gérer la tutelle.

(2) C'est une masse de fantômes qui nous occupe. Lorsqu'ils s'entrecroisent, ceux-ci peuvent muter, s'hybrider ou s'associer.

Les anachronismes s'emmêlent, les interférences se multiplient entre images du passé du passé, images du présent du passé, images de l’avenir du passé, fantômes d’hier, et fantômes d’aujourd’hui puisque les images du passé font aussi partie de hantises contemporaines. Faut-il juste laisser les spectres hurler et nous submerger ? Une simple hantologie ne semble pas suffire. Il nous faut penser (et illustrer d'exemples concrets) le phénomène des hantises au pluriel, comprendre ce qui se trame quand les spectres interfèrent. Quelques exemples peuvent y aider, comme celui des images de Dracula. Certains spectres préfèrent hanter certaines géographies plutôt que d'autres. Comment un fantôme parvient-il à pénétrer une nouvelle demeure ? Comment s'acculture-t-il au nouveau contexte, comment le change-t-il, et les spectres qui hantaient avant lui la demeure lui font-il bon accueil ?

 

(3) Les algorithmes avec lesquels nous travaillons font surgir sans cesse de nouveaux spectres.

Ils peuvent soudain surgir, apparaître ou disparaître. Mais même si nous savons qu'ils ne sont que des algorithmes, du code impersonnel, nous n'arrivons jamais à nous défaire de l'impression que ces algorithmes pensent, rêvent, jouent sans et malgré nous. Dans un épisode passé, nous les avons laissé s'amuser à nos dépens (voir notre chapitre sur les canulars). Cet automne, nous nous demandons à quoi rêvent les algorithmes, ce qu'ils craignent - et ce que nous projetons sur eux qui viendrait de nos propres inquiétudes.

 


[1] W.J.T,Mitchell, Iconologie: image, texte, idéologie, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009, p. 21.

[2] Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993.

[3] Un beau commentaire du travail d’Agamben sur les images : « Soudain, les fantômes théologiques de l'image vinrent à ma rencontre », par Tristan Trémeau, L'Art Même, 27, 2e trimestre 2005, http://mickfinch.com/texts/soudain.html, consulté le 15 mars 2022.

[4] Georges Didi-Huberman, L’image survivante: histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002.