Avril 2019

Entretien

La parole à...Pierrette Bouillon

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Pierrette Bouillon est professeure à la Faculté de traduction et d’interprétation (FTI) depuis 2007 et directrice du Département de Traitement informatique multilingue (TIM). Vice-doyenne de la FTI pendant de nombreuses années, elle en est aujourd’hui la doyenne. Très active dans la recherche, la Professeure Bouillon a participé à de nombreux projets, suisses et européens, dans le domaine de la traduction automatique. Elle co-dirige avec les HUG le projet BabelDr et, avec la ZHAW, le nouveau centre « Swiss Research Center for Barrier-free Communication », en plus de faire partie du nouveau réseau COST « EnetCollect - European Network for Combining Language Learning with Crowdsourcing Techniques ». Elle a largement publié dans le domaine de la linguistique informatique et du traitement des langues, notamment en sémantique lexicale, en traduction automatique de la parole dans des domaines limités et, plus récemment, dans le champ de la pré-édition et de la post-édition. C’est de ce dernier sujet qu’elle a accepté de nous parler plus longuement aujourd’hui.

1.    Professeure Bouillon, vous avez été nommée doyenne de la FTI pour quatre ans l’été dernier. Quelles seront les priorités de votre mandat ?

Au niveau de la formation, je souhaite renforcer les liens entre les départements, notamment en intégrant mieux la technologie dans des programmes de formation plus riches, afin de répondre aux évolutions des méthodes pédagogiques et de nos métiers. Au niveau de la recherche, je favorise le soutien de projets transversaux qui exploitent les compétences de nos trois départements, ainsi que de projets d’innovation technologique en collaboration avec la cité et diverses entreprises. Un des thèmes centraux de mon mandat de doyenne est le développement de la recherche et de l’enseignement de la post-édition.

2.    Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est la post-édition ?

Ces dix dernières années, la traduction automatique (TA) a connu des progrès significatifs : elle occupe désormais une place importante dans l’industrie de la traduction, aux côtés des mémoires de traduction. Après 50 ans de recherche dans le domaine, nous sommes finalement arrivés à une étape passionnante où la traduction automatique devient réellement utile pour les traducteurs. Cependant, malgré les énormes progrès réalisés, en particulier avec la technologie neuronale, les résultats sont encore loin d’être parfaits. Ainsi, pour obtenir une traduction finale de qualité similaire à celle produite par un traducteur, il est toujours nécessaire de la post-éditer. La post-édition est l’étape durant laquelle des traducteurs ou linguistes ayant reçu une formation professionnelle relisent le texte produit par la TA et le corrigent pour supprimer les erreurs.

3.    Quelle place occupe aujourd’hui la post-édition dans votre Faculté ?

Nous travaillons sur la traduction automatique et la post-édition depuis de nombreuses années. Nous sommes d’ailleurs l’une des premières facultés de traduction à les avoir enseignées et nous avons participé aux premiers projets de recherche en TA (Eurotra). Le nouveau plan d’études augmente le nombre de cours en Technologies pour les traducteurs et intègre depuis deux ans une Maîtrise en Traitement Informatique Multilingue, qui forme des spécialistes en technologies de la traduction avec des connaissances établies en langue.  

En ce qui concerne la post-édition, nous avons proposé cette année un nouveau module de formation continue sur ce sujet. Cette formation, qui a attiré plus de 40 participants, a connu un franc succès. Nous collaborons aussi avec plusieurs entreprises suisses sur trois axes : entraîner les systèmes de TA ; aider les services linguistiques à intégrer correctement la post-édition dans leur pratique ; et assurer la formation et le suivi de leurs équipes de traducteurs. Par exemple, nous travaillons actuellement avec le service linguistique de la Poste suisse pour tester l’implémentation de la TA de l’allemand vers le français, l’italien et l’anglais. Ce projet vise à comparer plusieurs systèmes de TA et à tester différents types d’intégration avec les traducteurs. Cette collaboration est très fructueuse puisque, en tant que chercheurs, nous pouvons travailler avec les données des entreprises et tester nos hypothèses avec des traducteurs professionnels.

4.    Quels résultats avez-vous déjà pu obtenir dans ce projet avec l’industrie ?

L’intégration de la TA se passe bien si elle est utilisée par des traducteurs formés, si elle est de bonne qualité et si elle s’améliore avec le temps, c’est-à-dire si elle tient compte des corrections apportées par les traducteurs. C’est pourquoi nous avons veillé à donner aux traducteurs du service linguistique de la Poste une formation spécifique avant de leur demander d’utiliser et d’évaluer les systèmes. Nous sommes en effet convaincus qu’il est crucial d’impliquer activement les traducteurs afin de favoriser une approche positive envers ces nouveaux systèmes et d’éviter une évaluation biaisée par des résistances. Il est nécessaire de commencer par leur fournir une bonne TA afin qu’ils ne passent pas leur temps à corriger les erreurs de la machine. Puis nous leur expliquons comment celle-ci fonctionne : en effet, une bonne compréhension de l’outil est nécessaire à une utilisation optimale de la TA, qui peut alors présenter un réel intérêt pour le traducteur.

5.    Pour conclure, comment voyez-vous l’avenir de ce domaine ?

Aujourd’hui, la qualité de la TA s’est tellement améliorée qu’elle apporte enfin une véritable aide aux traducteurs. Cependant, si l’on veut une traduction de qualité égale à ce que peut faire une personne, il faudra toujours qu’un humain valide la traduction effectuée par la machine. L’ordinateur traduit pour l’instant phrase par phrase et ne peut donc prendre en compte ni le contexte dans lequel se fait la traduction, ni l’implicite du texte. Il ne faut pas oublier non plus que les systèmes de traduction actuels reposent sur des données traduites par des humains.

En revanche, il est clair que le métier du traducteur va changer. Comme le disait bien le titre d’un exposé donné par Thierry Fontenelle, Chef du Département Traduction du Centre de traduction des organes de l'Union européenne, la technologie ne va pas remplacer le traducteur, mais celui-ci sera remplacé par un traducteur qui utilise la technologie. La traduction des textes répétitifs sera facilitée, et c’est une bonne chose ! Cela libérera du temps aux traducteurs, qui pourront le consacrer à traduire de plus en plus de contenu, afin de mettre à disposition des textes auxquels nous n’avions pas accès par le passé. En effet, on estime que seul 1 % des contenus produits sont aujourd’hui traduits. L’aide de la machine peut ainsi favoriser par exemple l’accès à des textes rédigés dans d’autres langues que l’anglais et participer à une réelle ouverture culturelle. Bientôt, nous pourrons aussi traduire automatiquement vers des textes simplifiés (langue facile à comprendre), des pictogrammes, le braille ou la langue des signes.

Afin d’illustrer le sujet de cet entretien, cet article a été traduit en anglais!

Afin d’illustrer le sujet de cet entretien, cet article a été traduit en anglais en utilisant le service de traduction automatique DeepL. La traduction a ensuite été post-éditée de deux manières différentes : une correction légère et une correction approfondie. Dans la post-édition légère, la traductrice n’a corrigé que les erreurs qui auraient pu affecter la compréhension du texte, alors que dans la post-édition complète, elle a procédé à des changements conséquents afin d’obtenir une qualité comparable à celle d’une traduction humaine. À noter que la traductrice a identifié des erreurs tant dans le texte traduit automatiquement que dans le texte original, preuve que les traductrices et les traducteurs sont aussi indispensables à la traduction automatique que les machines le sont devenues pour les traductrices et les traducteurs d’aujourd’hui.