Décembre 2021

Entretien

La parole à... Annarita Felici

Annarita Felici est professeure associée au Département de traduction de la FTI depuis 2014, où elle est responsable de l’Unité d’italien. Elle dispense, en Ma, des cours de traduction argumentée, de traduction et révision, et de traduction juridique de l’allemand et de l’anglais vers l’italien. Ses domaines de recherche portent sur les études en traduction, la linguistique de corpus et la linguistique appliquée. Elle nous parle aujourd’hui de son projet de recherche sur l’influence linguistique de l’Union européenne dans la législation suisse. Ce projet a abouti à la création du corpus CHEU-LEX.

See this interview in English


Dites-nous en plus sur le corpus CHEU-LEX. Comment ce projet est-il né ?

CHEU-LEX est un corpus parallèle et comparable de législation suisse et européenne dans les trois langues officielles de la Confédération (français, allemand et italien). À l’heure actuelle, je m’intéresse essentiellement à la traduction juridique et institutionnelle et à la méthodologie des corpus. Ma thèse de doctorat portait sur la traduction des énonciations performatives et des modalités déontiques dans les textes législatifs de l’Union européenne. Forte de cette expérience, j’ai décidé d’étudier le langage juridique dans deux environnements multilingues dépendant des activités de traduction. Au départ, je me suis inspirée des nombreuses études portant sur l’eurolecte, une variété de langue née de l’influence linguistique de l’Union européenne sur un certain nombre de langues nationales de l’UE. Parallèlement, je me suis penchée sur certaines références juridiques suisses mettant en lumière l’européanisation progressive du droit suisse qui résulte des accords bilatéraux conclus avec l’UE et de l’adaptation dite autonome au droit communautaire (autonomer Nachvollzug). Grâce à l’appui financier de la Fondation Boninchi, j’ai décidé d’approfondir ces sujets et de prendre en considération le rôle de la traduction et les langues qui entrent en contact au sein de l’UE et de la Confédération suisse.

Quels sont les principaux objectifs de ce projet ?

Deux objectifs ont présidé à la création du corpus CHEU-LEX. Il s’agissait, d’une part, d’étudier l’influence des pratiques rédactionnelles et traductionnelles sur la législation suisse, en suivant la voie tracée par des projets similaires menés dans d’autres pays et langues de l’UE et en élargissant le champ de ces recherches ; et, d’autre part, de mettre au point une ressource multilingue richement annotée permettant d’étudier le langage législatif à différents niveaux (macrotextuel, lexical, morphosyntaxique) et sous différents angles (monolingue, diachronique, interlinguistique et intertextuel). Ce projet visait également à mettre au point une ressource parallèle incluant l'italien, qui, bien qu'étant l'une des trois langues officielles de la Suisse, est généralement moins utilisé que l'allemand et le français. Étant donné que le corpus est aligné dans trois langues, il peut également être utilisé dans le cadre de cours de traduction. CHEU-LEX a été créé à partir de la version libre de Sketch Engine, un logiciel de gestion de corpus, et est accessible gratuitement sur le site Web du centre Transius.

Vous êtes-vous heurtée à des difficultés ?

Il nous a fallu près d’un an pour constituer ce corpus. Ce processus nous a demandé beaucoup de temps et d’efforts, car le traitement des textes a dû être effectué en trois langues. CHEU-LEX est composé d’accords bilatéraux conclus entre la Suisse et l’UE de 1972 à 2017 et de la législation fédérale permettant leur transposition dans le droit suisse, pour un total de 792 textes et de plus de 5 millions de tokens (mots et signes de ponctuation) en allemand, français et italien. Le corpus a été élaboré en collaboration avec le professeur Adriano Ferraresi, un collègue de l’Université de Bologne-Forlì, ainsi que trois étudiants de Bologne et une étudiante de Genève, qui ont géré l’extraction, le nettoyage, l’alignement ainsi que l’étiquetage morpho-syntaxique et l’annotation syntaxique des textes. Bien que nous ayons utilisé un logiciel automatique, il nous a fallu beaucoup de temps pour segmenter et aligner les textes, et le corpus a dû subir un certain nombre de révisions et de retouches manuelles, nécessaires pour corriger les erreurs et les divergences dues à la structure des textes juridiques (par exemple, les titres, les sections et les sous-sections de différents articles), qui n’est pas toujours compatible avec les fonctionnalités du logiciel de segmentation. Nous avons également dû procéder à des ajustements au niveau de l’alignement parallèle, notamment en allemand : en effet, dans cette langue, la structure des phrases donne lieu à un plus grand nombre de décalages que l’alignement du français et de l’italien.

Quels sont les premiers résultats obtenus ?

Nous avons récemment fini de construire le corpus et j’ai jeté un premier coup d’œil à l’italien. Les résultats préliminaires ne semblent pas révéler une quelconque influence linguistique pertinente de l’UE sur le suisse italien, du moins si l’on s’en tient à la fréquence. Je prévois de me concentrer sur les autres langues et de me pencher sur des aspects plus qualitatifs et quantitatifs dans les mois à venir.

Sur quels autres projets de recherche travaillez-vous ?

Je m’intéresse également à la communication accessible. Actuellement, je travaille avec d’autres collègues de la FTI sur un projet parallèle axé sur la communication multilingue accessible dans les institutions suisses. Les institutions et organes gouvernementaux s’efforcent de plus en plus de communiquer avec davantage de clarté auprès du public et la plupart misent sur le langage simple et la communication inclusive. Nous avons récemment pris contact avec l’Office fédéral de la statistique afin d’identifier les moyens les plus appropriés de fournir des informations accessibles dans les trois langues officielles de la Confédération et nous travaillons en étroite collaboration avec les équipes qui produisent les textes. Notre objectif est d’utiliser le langage simple dans les processus de rédaction et de traduction, en tenant compte des questions de qualité.