L’analyse psycho-génétique et l’épistémologie des sciences exactes (1948) a 🔗
L’épistémologie des multiples formes de la connaissance scientifique est comparable à une sorte d’anatomie comparée, portant sur les éléments communs et les éléments différents de ces diverses structures cognitives. La psychologie du développement intellectuel de l’enfant est de son côté, assimilable à une sorte d’embryologie mentale, qui étudie la formation des concepts et des opérations tels que les structures logiques, les notions de nombre et de quantité, les notions spatiales et cinématiques, le hasard et la causalité, etc. On peut donc attendre de ces recherches génétiques les mêmes services, en ce qui concerne l’épistémologie scientifique, que ceux rendus dès le xixe siècle à l’anatomie comparée par l’embryologie biologique. En effet, les notions dont la psychologie de l’enfant analyse la genèse sont celles-là mêmes que la connaissance scientifique utilise à son point de départ. Au lieu de les recevoir telles quelles du sens commun, avec tous les préjugés et toutes les déformations linguistiques et collectives qui caractérisent celui-ci, l’épistémologie scientifique est certainement intéressée à connaître le mode d’élaboration réel de ces instruments intellectuels, ainsi que les filiations échappant à la connaissance toute faite.
Dans ce qui suit, nous aimerions insister sur trois points, spécialement importants, nous semble-t-il, quant à la compréhension des mécanismes cognitifs : sur le rôle de l’action dans la genèse des connaissances, sur les deux sortes d’expériences qui interviennent dans les rapports entre le sujet et les objets au cours des actions engendrant la connaissance et sur les deux types d’abstractions qui caractérisent les connaissances propres aux sciences exactes.
I. Le rôle épistémologique de l’action🔗
Selon une croyance courante reprise presque sans critique par beaucoup d’épistémologies scientifiques, la connaissance procéderait sans plus des perceptions, ou même (comme on dit aussi, faute de connaître les distinctions de la psychologie contemporaine) des sensations. Or, à serrer les choses de plus près, il apparaît que les perceptions et, a fortiori les sensations (décomposées au sein des perceptions) jouent essentiellement le rôle de signaux ou d’indices, relatifs aux actions, tandis que l’acte d’intelligence caractérisant la connaissance revient toujours à combiner des opérations, c’est-à -dire des actions mentalisées. Une équation telle que 1 + 1 = 2 comporte, par exemple, au moins deux opérations : l’action de réunir (+) et celle de substituer (=), sans parler de celles qui sont nécessaires à la constitution de l’unité (1). Or, ces actions, constitutives de toute connaissance, s’élaborent au cours d’une série continue de stades (ou niveaux de développement), dès l’action sensori-motrice élémentaire (antérieure au langage et intervenant dès les réactions perceptives les plus simples), jusqu’à ces actions de communication, qui sont à la source de la pensée formelle ou formalisable et qu’étudie notamment notre Société internationale de « Signifique ».
Le passage des actions simples aux opérations de l’esprit s’effectue, en gros, de la manière suivante. Les actions élémentaires sont irréversibles parce que dirigées, selon un processus à sens unique, vers le but à atteindre ; au contraire, les opérations sont des actions devenues réversibles, c’est-à -dire (a) psychologiquement susceptibles, d’être déroulées dans les deux sens et (b) logiquement aptes à comporter des opérations « inverses » qui les annulent (par exemple réunir et dissocier, etc.). En second lieu, les opérations se distinguent des actions élémentaires en ce qu’elles constituent toujours (à la suite de coordinations progressives qu’il est possible d’étudier psychologiquement) des systèmes d’ensemble bien définis à titre de totalités opératoires : par exemple des « groupes », des « corps », des « anneaux », des « familles », des « lattices », etc., ou même les systèmes purement logiques que nous avons étudiés sous le nom de « groupements » 1.
Nous aimerions donner quelques exemples de ce rôle de l’action, par opposition à celui de la perception, dans la genèse de certaines notions essentielles. Partons du niveau sensori-moteur et demandons-nous comment s’y constitue le schème fondamental (quoique relatif à l’échelle macroscopique) de l’objet permanent. L’observation des bébés jusque vers 8-10 mois et spécialement à partir de 4-5 mois (c’est-à -dire au moment où ils commencent à saisir ce qu’ils voient) montre immédiatement qu’ils ne possèdent pas d’emblée la notion de la substance ou de la permanence des choses pourtant manipulées : il suffit par exemple de recouvrir d’un linge un objet qu’ils s’apprêtent à saisir pour qu’ils retirent leur main déjà en mouvement (et cependant ils savent enlever ce linge si on l’a mis sur leur figure, comme l’a montré Ch. Bühler). Ils savent bien reconnaître l’objet (ou la personne), en cas de réapparition, mais ils ne le localisent nulle part lorsqu’il sort du champ de la perception. Comment donc, partant ainsi de la non-permanence, arriveront-ils à constituer le schème de l’objet substantiel ? C’est dans la mesure où certains « indices » perceptifs (bosse sous le linge, partie visible, etc.) donneront occasion au développement d’une conduite proprement dite : l’action de rechercher, et surtout de retrouver en fonction des localisations spatiales. Mais ce n’est pas la perception qui commande un tel développement : c’est la coordination même des actions et notamment des déplacements (qui se constituent peu à peu en une sorte de « groupe » expérimental, comme l’a montré Poincaré, la question de l’innéité mise à part). Nous avons par exemple observé des bébés assis entre deux coussins, l’un à droite (A), l’autre à gauche (B) du sujet : voyant une montre disparaître sous A, ils soulevaient le coussin A et reprenaient la montre ; mais la voyant ensuite disparaître sous B, ils retournaient la chercher sous A, c’est-à -dire là où l’action précédente venait de réussir ! Un tel exemple montre bien le rôle de l’action dans la constitution du schéma de la permanence : il suffira alors que les mouvements successifs soient « groupés » selon un système de compositions réversibles pour que la notion de l’objet s’achève à titre d’invariant du groupe ainsi formé.
Bref, pour le bébé comme pour le microphysicien, l’objet n’existe que dans la mesure où il peut être localisé grâce à des actions de retrouver, coordonnées entre elles, et la perception à elle seule ne rend pas compte d’une telle élaboration.
Prenons maintenant un exemple au niveau de la pensée préopératoire ou intuitive (au sens de la prédominance de l’intuition imagée), c’est-à -dire entre 2-3 et 7-8 ans. Nous avons par exemple recherché si l’enfant de ce stade est capable de comprendre le célèbre axiome d’Euclide : « De deux quantités égales, enlève deux quantités égales : il reste deux quantités égales ». Pour concrétiser les choses, nous présentons deux rectangles verts de mêmes surfaces, figurant deux prés et mettons sur chacun une petite vache qui broute. L’un des propriétaires construit sur le premier pré (A) une petite maison, de telle sorte que — chaque enfant est d’accord — , la vache A aura moins à manger que celle du second pré (B). Mais alors le propriétaire du champ (B) construit une même maison (on vérifie la congruence des surfaces de base, chaque maison consistant en un seul plot). Seulement, au lieu de mettre sa maison au milieu du champ, comme a fait le propriétaire de A, celui de B la place dans un coin du pré : les deux vaches auront-elles donc autant d’herbe à manger ? Ici déjà les plus jeunes sujets hésitent : ils savent bien qu’en posant deux maisons égales on enlève deux surfaces égales ; seulement la configuration perceptive n’étant pas la même dans les deux cas, ils ont peine à croire que les surfaces restantes sont égales. S’ils l’admettent, on ajoute alors deux nouvelles maisons, l’une au centre d’une place vide en A, l’autre un coin de B : reste-t-il alors autant d’herbe à manger ? Ici les choses se gâtent décidément : les sujets les plus jeunes ne soupçonnent même pas que les surfaces restantes peuvent être égales, tant leur apparence est différente. Si l’enfant répond juste, on continue alors avec deux nouvelles maisons, etc. Nous avons vu des sujets de 6-7 ans tenir bon (c’est-à -dire affirmer l’égalité des restes) jusqu’à 14 maisons, et céder à la quinzième ! Après 7-8 ans, au contraire, les réponses sont en moyenne correctes : « Vous pouvez mettre les maisons, comme vous voudrez : s’il y en a autant des deux côtés (sur A et sur B), il restera autant d’herbe à manger ! »
Cet exemple est très significatif. Ce n’est, en effet, nullement grâce à la perception que l’enfant parvient à établir l’égalité des surfaces restantes, puisque la configuration perceptive fait, au contraire, obstacle à cette égalisation. La solution juste est due à l’action, et cela au moment où elle commence à se transformer en opérations réversibles : durant une phase intermédiaire entre les réponses fausses dictées par la perception et les réponses d’emblée correctes, l’enfant déplace, en effet, légèrement les maisons, puis continue en pensée et s’écrie enfin : « Vous voyez : il n’y aurait qu’à les mettre de la même manière des deux côtés, et on verrait bien que l’herbe enlevée est pareille. On les a seulement placées différemment, mais cela revient au même ! » Autrement dit, c’est grâce à la réversibilité des déplacements virtuels que l’enfant juge égales les surfaces restantes, ce qui est un bel exemple du rôle de la réversibilité opératoire 2. Il resterait, bien entendu, à établir pourquoi un objet conserve sa surface ou simplement sa longueur, au cours de ses déplacements. Or, les petits pensent le contraire. Cette conservation au cours du mouvement (le mouvement étant conçu comme une transformation congruente des figures de l’espace) mérite donc, elle aussi, une étude psychogénétique approfondie 3. Mais donnons plutôt un autre exemple, plus proche de la logique pure.
Soit le raisonnement : A = B ; B = C donc A = C. Sera-t-il accessible à tout âge à l’enfant ? Pour le vérifier, nous présentons aux sujets deux barres de laiton, A et B, de mêmes dimensions et de même poids, telles que l’enfant vérifie lui-même aisément l’égalité de poids A = B, à la main et sur une balance. Après quoi nous présentons une petite boule de plomb, C, de même poids que B : l’enfant s’attend à un poids différent, à cause de l’impression perceptive due à la densité, mais il constate sur la balance que B = C. Seulement, chose intéressante, les petits, tout en constatant les égalités A = B et B = C, se refusent à en inférer que A = C : « Ah non ! le plomb (C) est lourd comme cette barre (B), j’ai bien vu, mais il sera quand même plus lourd que celle-ci (A), parce que le plomb c’est lourd. — Oui, mais tu as vu que (A = B) ? — Oui. — Alors ? — Le plomb sera quand même plus lourd ! » L’impression perceptive commence donc par primer même les déductions les plus élémentaires, et il faut tout un développement des opérations réversibles pour en arriver au maniement des substitutions logiques les plus simples.
De 7-8 à 11-12 ans, le développement de la connaissance est caractérisé par l’apparition de ce que l’on peut appeler les « opérations concrètes », c’est-à -dire les premières opérations réversibles groupées entre elles, mais ne portant encore que sur des objets manipulables et non pas sur des notions abstraites et exprimées verbalement. La solution des deux problèmes précédents relève précisément de ces opérations concrètes. L’exemple le plus général est celui de la découverte des notions de conservation. P. ex. si l’on présente à l’enfant de 2-7 ans non pas un objet isolé (comme celui dont il découvre la permanence au niveau sensori-moteur grâce au groupe pratique des déplacements), mais une collection d’objets, il n’est nullement certain de la conservation de l’ensemble : par exemple, en transvasant une dizaine de perles d’un petit bocal large et bas dans un autre petit bocal étroit et plus élevé, il s’imaginera que le nombre des perles a augmenté (parce que le niveau est plus haut) ou au contraire diminué (parce que le récipient est plus étroit). Ici à nouveau, la configuration perceptive le trompe donc, sans lui fournir les moyens de parvenir à une solution rationnelle. Au niveau des opérations concrètes, au contraire, il est certain de la conservation de l’ensemble, et cela une fois de plus pour des raisons relevant de la réversibilité : il n’y a qu’à les remettre dans le premier bocal, répond l’enfant, et on verra bien que c’est toujours la même chose ; ou bien encore : « c’est plus haut, mais c’est plus mince », la transformation de l’une des relations étant donc compensée par celle de l’autre ! 4
Enfin, vers 11-12 ans débute un quatrième stade, caractérisé par les opérations formelles, c’est-à -dire par les mêmes opérations, mais transposées sur le plan du langage (logique des propositions) et procédant ainsi selon un degré supérieur d’abstraction. Il est remarquable, à cet égard, de constater combien les opérations les plus simples, lorsqu’elles sont exécutées concrètement, nécessitent d’efforts lorsqu’il s’agit de les effectuer formellement, c’est-à -dire de les appliquer à des propositions et non plus à des objets manipulables. Voici un exemple concernant l’exclusion (et qui rejoint ce qu’a exposé Mlle Inhelder dans sa communication sur les opérations formelles intervenant dans l’induction, lorsqu’il s’agit de passer du donné à l’hypothèse, c’est-à -dire du concret à l’hypothético-déductif). Nous présentons à l’enfant la devinette suivante (empruntée aux tests d’intelligence de Burt) : « Si l’animal auquel je pense a de longues oreilles, c’est un âne ou un mulet ; s’il a une queue touffue, c’est un mulet ou un cheval. Or, il a à la fois de longues oreilles et une queue touffue. Quel est cet animal ? » Si l’on désigne par la proposition p le fait d’avoir de longues oreilles, et par la proposition q celui d’avoir une queue touffue, on voit que les données du problème correspondent à une disjonction (non exclusive) : (p ∨ q) = (p. q) ∨ (p. q̄) ∨ (p̄ ∨ q). Mais, pour résoudre le problème, il s’agit d’exclure les parties non communes, c’est-à -dire (p. q̄) et (p̄ ∨ q) et de retenir seulement la partie commune (p. q). Or, jusqu’assez tard (9-10 ans) l’enfant éprouve une grande difficulté à trouver la solution, car, selon lui, les deux conditions étant remplies, l’animal cherché peut être aussi bien un âne ou un cheval qu’un mulet ! Il arrive donc bien à penser aux deux conditions à la fois (ce que ne font pas les petits), mais il ne parvient pas à exclure les parties non communes et pour ne retenir que la conjonction. Sur le plan concret, un tel problème ne présente plus de difficultés dès 7 ans ; prié de choisir les carrés bleus parmi des objets bleus ou non bleus et carrés ou non carrés, il y parviendra sans peine. Par contre s’il s’agit de propositions et non plus de figures ou d’animaux concrets, tout est à reconstruire !
Or, notons-le, les opérations du calcul des propositions sont des actions comme les autres, qui portent seulement sur des objets symboliques, mais qui sont très réelles en tant qu’opérations. Ici encore, c’est donc la réversibilité et la composition opératoires qui constituent le vrai moteur de la connaissance, et non pas la sensation ou la configuration perceptive. Dans tous les exemples cités, cette configuration est un obstacle à vaincre, avant que la perception des données devienne un indice des transformations possibles ! Ce sont donc ces transformations elles-mêmes, c’est-à -dire les opérations réversibles, qui jouent le rôle essentiel dans la formation des connaissances, et non pas les structures perceptives qu’il s’agit de dégeler, pour ainsi dire, afin de les rendre mobiles et de les soumettre au maniement intellectuel.
Il est d’autant plus frappant de constater combien la plupart des épistémologies scientifiques demeurent asservies à la notion traditionnelle du primat de la perception ou de la sensation. Donnons-en deux exemples, pour terminer cette première partie de notre exposé : l’un emprunté à l’épistémologie physique et l’autre à la théorie psychologique du nombre entier.
On sait combien la valeur de la notion de force a été discutée par les physiciens ; après avoir dominé toute la physique d’Aristote, ce concept a été considéré comme irrationnel par les cartésiens. Réapparu sous une forme acceptable chez Leibniz, mais sous une forme inquiétante chez Newton (ou du moins chez ses disciples 5, d’où les disputes des leibniziens et des newtoniens), il n’a cessé depuis de donner lieu à des discussions et même à des éliminations au moins partielles, en particulier au profit de l’idée de l’accélération, conçue par certains physiciens comme étant la seule donnée positive. Or, dans ses intéressants essais d’épistémologie scientifique fondée sur le la psychogenèse des notions, F. Enriques a notamment soutenu la thèse suivante : l’idée de force serait une notion aussi légitime que les autres parce que, comme toutes les notions scientifiques, elle serait fondée sur une sensation bien distincte et renouvelable à volonté ; dans le cas particulier, cette sensation qui légitimerait l’idée de force, serait celle de l’« effort musculaire », c’est-à -dire une perception aussi bien caractérisée que celle des couleurs, des formes ou des grandeurs. C’est au nom de cet argument qu’Enriques s’oppose à la réduction de la force à l’accélération, la force étant ainsi promue au rang de donnée psychologique immédiate, et par conséquent incontestable. Il ne nous appartient naturellement pas de prendre parti quant au fond du problème : c’est aux physiciens seuls à nous apprendre si la force est réductible à l’accélération ou si elle ne l’est pas. Mais, comme psychologue, nous aimerions relever le fait que l’argumentation d’Enriques est singulièrement fragile. En effet, la sensation d’effort est, comme toutes les sensations, un simple indice, dont la signification est à chercher dans la « conduite » ou l’action correspondante. Or, comme l’ont montré J. M. Baldwin, J. Philippe et P. Janet, la sensation d’effort est l’indice d’une certaine « régulation » de la conduite, laquelle régulation commande précisément les accélérations musculaires ou psycho-motrices du sujet ! La « sensation » d’effort ne traduit donc pas une « force » que nous sentirions directement à l’œuvre dans notre organisme, mais un changement d’état ou, plus justement, une simple régulation d’accélération… Autrement dit, l’appel d’Enriques à la sensation n’est pas seulement trompeur comme tous les appels de ce genre : il nous fait tourner en cercle, en nous ramenant ni plus ni moins aux accélérations du sujet !
Un autre exemple frappant est celui de la théorie du nombre de Helmholtz. On sait que, pour justifier sa thèse de la nature purement psychologique du nombre, Helmholtz soutient que le nombre ordinal — c’est-à -dire la forme primitive des réalités numériques, selon lui dérive originairement de la succession ordonnée de nos états de conscience. Laissant de côté l’interprétation nominaliste qu’il a donnée de la numérotation, nous aimerions poser simplement la question suivante : est-il exact que nos états successifs de conscience s’ordonnent d’eux-mêmes, et avons-nous une sorte de perception directe de cet ordre de succession ? Nous croyons, au contraire, que c’est dans la mesure où il est actif que le sujet introduit un ordre dans ses états de conscience, cet ordre n’étant autre que celui de la succession des actions, c’est à  dire d’une succession déjà opérative et consistant essentiellement à subordonner des moyens à des fins. L’ordre temporel est ainsi, non pas vécu de façon immédiate, mais construit, et son élaboration au cours de la petite enfance montre assez combien il est éloigné de la simplicité apparente qu’il acquiert une fois achevé 6. On ne saurait donc considérer le nombre ordinal comme le produit d’une lecture : tout ordre résulte d’une élaboration active, c’est-à -dire d’une construction opératoire, et c’est ce que nous allons revoir dans un instant, en nous plaçant à un autre point de vue.
II. Les deux types d’expériences🔗
Si toute connaissance émane d’une action exercée par le sujet sur les objets, faut-il en conclure que toute connaissance suppose l’expérience ? À se borner à cette affirmation générale, elle est sans doute exacte : nous ne rencontrons chez le petit enfant aucune certitude, aussi a priori ou purement logique soit-elle en apparence, qui n’ait été précédée par une phase de tâtonnement ou d’exercice au cours de laquelle l’expérience joue un rôle indispensable. La nécessité rationnelle n’apparaît jamais qu’au terme d’un développement, et non pas à son point de départ, et cela est vrai des liaisons logiques elles-mêmes. En ce sens, on ne saurait donc concevoir aucune connaissance sans une participation de l’expérience.
Mais cette affirmation ne comporte pas encore de signification univoque, et surtout elle ne suffit nullement à justifier l’empirisme. Dire que la formation de toute connaissance implique l’expérience signifie que tout savoir procède d’un rapport actif indissociable entre le sujet et l’objet. Or, l’empirisme consiste à dévaluer la part du sujet au profit de celle des objets, comme si l’action du sujet consistait sans plus à lui permettre de lire les propriétés de ces derniers. À cette conception du primat de l’objet, l’étude psychogénétique est obligée de faire deux réserves fondamentales, qui sont les suivantes.
En premier lieu, agir sur l’objet ne consiste pas seulement à accommoder aux caractères de cet objet les instruments moteurs ou intellectuels du sujet, mais aussi (et cela de façon indissociable par rapport à cette accommodation) à incorporer l’objet dans le schématisme de l’action, autrement dit à l’assimiler à un système de schèmes dus à l’activité du sujet lui-même et résultant soit de ses actions antérieures soit surtout des coordinations mêmes de ses actions. Le contact avec l’objet n’est donc jamais passif : il est toujours à la fois assimilation et accommodation et cette assimilation rend toujours la connaissance relative à un système de schèmes qui remontent jusqu’aux coordinations psycho-organiques et aux montages sensori-moteurs héréditaires du sujet. En d’autres termes, si le sujet s’adapte à l’objet, il ne perçoit ou ne conçoit en revanche celui-ci que relativement à certaines structures constituées par le schématisme de l’action : structures mobiles, sans doute, mais traduisant de proche en proche toute l’activité antérieure du sujet (y compris le fonctionnement d’organes hérités biologiquement).
En second lieu, et par conséquent, la notion d’expérience n’est nullement univoque, mais pour ainsi dire bipolaire, c’est-à -dire qu’il existe différents types d’expériences s’échelonnant entre deux formes extrêmes, et c’est ce qu’oublie sans cesse la thèse empiriste.
Il y a d’une part, cela est exact, l’expérience au sens classique du terme, c’est-à -dire celle qui conduit à une découverte des propriétés de l’objet. Telle sera, par exemple, la suite des expériences conduisant l’enfant à la découverte d’une loi physique comme celle de la flottaison, « pourquoi les bateaux restent-ils sur l’eau ? », se demandent ainsi les petits. À quoi ils commencent par répondre en invoquant simplement les caractères phénoménistes de l’objet : « Parce qu’ils sont en bois, parce qu’ils sont légers », etc. En cas de contradictions, les choses peuvent toujours s’arranger : « Les petits bateaux flottent parce qu’ils sont légers, et alors l’eau les porte ; les grands bateaux flottent parce qu’ils sont lourds, et alors ils sont assez forts pour se porter tout seuls ». Puis l’enfant découvre le rapport entre le poids du bateau et le volume de l’eau, mais il pense au volume total de l’eau en présence : un grand bateau peut flotter sur le lac parce qu’il y a assez d’eau, mais il coulerait sur un fleuve, parce qu’il y a trop peu d’eau pour le soutenir. Ensuite, le sujet en arrivera à une mise en relation entre le poids de l’objet et son volume : un petit caillou est lourd pour sa taille, tandis qu’un grand bateau est léger pour sa grandeur. Finalement l’enfant se rapprochera du principe d’Archimède, notamment en fabriquant lui-même avec de la pâte à modeler, des coques susceptibles de flotter et d’autres qui coulent inévitablement.
Une telle découverte progressive des propriétés de l’objet correspond bien à la notion classique de l’expérience, sauf qu’il s’agit de ne pas négliger la part, souvent considérable, de l’activité du sujet dans ses actions proprement motrices effectuées sur l’objet et dans ses opérations intellectuelles de mise en relation et de structuration des données successives, bref dans son assimilation continuelle de l’objet au schématisme des actions.
Mais un tel genre d’expérience ne constitue que le premier de deux types extrêmes d’expérimentation, le premier type est reconnaissable aux deux caractères suivants. Tout d’abord la découverte à laquelle conduit l’expérience est essentiellement due aux obstacles suscités par l’objet et déroutant les prévisions conscientes ou les anticipations inconscientes du sujet. En second lieu, la connaissance acquise n’aboutit pas à la certitude, c’est-à -dire à un sentiment de nécessité déductive, mais seulement à des inférences de plus en plus probables. Tel est le double aspect de l’expérimentation physique en général, du moins dans les domaines où intervient un mélange croissant des facteurs en jeu.
Mais il est un second type d’expériences possibles, et il joue un rôle fondamental dans le développement de la connaissance. Si notre ami Gonseth était ici, je lui rappellerais le souvenir d’enfance d’un mathématicien qui se souvient d’avoir découvert avec stupéfaction, à un certain âge, qu’en comptant une dizaine de cailloux selon tous les ordres possibles, il aboutissait chaque fois au même nombre ! Je prétends qu’en ce cas l’expérience renseigne moins le sujet sur les propriétés de l’objet que sur les coordinations de ses propres actions.
Sans doute cette expérience a aussi appris au futur mathématicien quelque chose concernant l’objet : les cailloux ont bien voulu, en effet, ne pas s’évaporer au cours du dénombrement, ni se résorber l’un dans l’autre ou se diviser en unités nouvelles. Mais, à part cette conservation physique de chaque objet, ce n’est pas tant sur les propriétés des cailloux qu’a porté la découverte expérimentale : c’est avant tout sur les actions d’ordonner et de réunir à la fois, c’est-à -dire sur les opérations en jeu dans l’action de dénombrer. Sans l’expérience, le sujet n’aurait pas pris connaissance de l’invariance du nombre indépendamment de l’ordre d’énumération : mais c’est une expérience que le sujet a faite essentiellement sur ses propres actions, les cailloux n’étant que l’occasion ou l’instrument de la coordination opératoire et non pas sa raison ni même son siège.
Si toute connaissance suppose une phase d’expérimentation précédant la structuration proprement déductive, cela ne signifie donc pas que toute connaissance soit une lecture des propriétés de l’objet, puisqu’il existe des expériences au cours desquelles le sujet découvre essentiellement les propriétés de ses propres actions et de leurs coordinations. L’ordre, pour en rester à cet exemple, n’est pas une propriété de l’objet au même titre que sa couleur ou que son poids : il est le résultat des actions que nous pouvons effectuer sur les objets, actions dont nous découvrons les caractères comme du dehors, au cours d’expériences proprement dites, mais d’expériences nous renseignant avant tout sur les compositions de nos propres opérations.
Nous avons présenté aux enfants trois perles de couleurs distinctes, A, B et C, traversées par un fil de fer. Ce dispositif passant derrière un écran, il s’agissait d’abord de prévoir l’ordre de sortie à l’aller, c’est-à -dire l’ordre ABC, et l’ordre de sortie au retour, c’est-à -dire CBA. Sur ce premier point déjà les plus jeunes sujets se trompaient et c’est l’expérience qui leur apprenait que l’ordre ABC donnait en sens inverse l’ordre CBA. Après quoi nous avons imprimé au fil de fer une rotation de 180°, derrière l’écran, mais les extrémités du fil demeurant visible (de manière à ce que le sujet puisse suivre tout ce qui se passe). Ici à nouveau les jeunes sujets ne prévoyaient pas que l’ordre ABC serait inversé en CBA, et c’est l’expérience qui le leur apprenait. Nous présentions ensuite deux rotations successives de 180° : l’enfant ayant découvert qu’une rotation inverse l’ordre s’attendait donc à l’ordre CBA et était tout étonné de retrouver l’ordre direct ABC. Lors de l’expérience suivante on présentait cette fois trois rotations de 180° : beaucoup de sujets ayant constaté, jusque là , que l’élément arrivant en tête était tantôt A tantôt C, s’imaginaient alors que pour trois rotations (ou davantage), l’ordre final serait BCA ou BAC ! Autrement dit, la relation « entre » elle aussi a besoin d’une expérience pour pouvoir être construite : l’enfant de 4-6 ans n’est nullement convaincu, avec Hilbert, que si B est « entre » A et C, B sera aussi situé « entre » C et A…
Par contre, vers 7-8 ans, toutes ces opérations donnent lieu à une composition déductive immédiate. Le sujet sait d’avance que l’ordre ABC inversé par une rotation donnera CBA. Il sait et considère même comme nécessaire a priori que deux inversions ramène l’ordre direct : sur le plan des opérations concrètes il possède donc déjà la règle des signes (−) × (−) = (+), même s’il lui faudra plus tard beaucoup de temps pour la réapprendre sur le plan des opérations formelles (ou au cours de leçons d’algèbre données par un professeur ignorant la psychologie). Il sait que la relation « entre » est symétrique et demeure invariante au cours des inversions, etc. Bref, il est parvenu, du moins au niveau des opérations concrètes, à composer les opérations d’ordre selon un mode déductif, et cela jusqu’à prévoir que, pour un nombre impair d’inversions, l’ordre sera CBA et que, pour un nombre pair, il sera ABC. L’expérience est donc devenue inutile : l’a posteriori s’est finalement transformé en un a priori, mais comme toujours, au terme seulement d’un long développement !
Ici à nouveau, nous sommes donc en présence d’une expérience que le sujet a faite sur les coordinations de ses propres actions plus que sur les propriétés de l’objet. Sans doute a-t-il appris, en ce qui concerne l’objet, qu’une perle B, située entre deux autres perles également traversées par un fil de fer, ne peut pas passer par-dessus ces dernières sans que toutes les trois soient libérées de la tige qui les maintient. Mais ce n’est pas cette découverte physique qui a frappé l’enfant : ce sont les compositions portant sur les relations d’ordre comme telles, c’est à  dire à nouveau les structures opératoires des actions en jeu, indépendamment des objets ayant servi d’instruments ou de points l’appui à ces actions.
On voit alors en quoi consiste ce deuxième type d’expériences. Deux caractères distinctifs l’opposent au premier type. Tout d’abord les étapes de l’expérience sont beaucoup plus régulières : ce sont les étapes d’une structuration graduelle et non plus seulement les péripéties d’une histoire en partie dominée par les obstacles que l’objet place sur le chemin de la compréhension du sujet. Et surtout en second lieu, l’expérience n’aboutit plus seulement à des probabilités plus ou moins grandes : elle conduit à la prise de conscience de liaisons nécessaires, au point que celles-ci paraissent finalement a priori, mais au terme (comme nous venons de le voir) de la structuration et non pas à son point de départ. Elle aboutit donc à une forme d’équilibre stable, dont les structures en apparence a priori sont l’expression, tandis que l’expérience du premier type n’aboutit qu’à des formes d’équilibre approchées ou instables. Or, cette structure stable n’est pas autre chose que la forme d’équilibre atteinte par la coordination des actions au terme du développement du système opératoire considéré, les lois de cet équilibre se confondant avec celles de la composition des opérations en jeu. C’est pourquoi le second des deux types d’expériences que nous avons distingués peut légitimement être conçu comme une expérience conduisant le sujet à découvrir les conditions de coordination de ses propres actions plus que les propriétés de l’objet.
Mais, cela va de soi, ces deux types d’expérience ne sont que des formes extrêmes : l’analyse peut les distinguer, mais elles sont toujours plus ou moins mélangées et elles présentent une série continue d’intermédiaires entre eux. Parmi ces types mixtes, on peut entre autres citer les deux exemples suivants.
Dans le domaine de l’espace, nous avons notamment étudié, avec Mlle Inhelder, la construction des systèmes de coordonnées en fonction de références naturelles, telles l’horizontalité du niveau de l’eau et la verticalité des murailles ou des poteaux. Or, l’un des aspects de ce problème relève naturellement de l’expérience du premier type : c’est par une lecture des propriétés de l’objet que l’enfant découvre la loi physique selon laquelle la surface de l’eau demeure constamment horizontale en un bocal que l’on incline de diverses manières. Seulement cette lecture même est impossible pour les petits, faute de système géométrique de référence, c’est-à -dire faute de percevoir et de se représenter les données objectives selon des axes de coordonnées : aussi, non seulement l’enfant dessine-t-il le niveau de l’eau selon des inclinaisons variées, mais encore ne parvient-il pas (vers 6-7 ans encore) à voir la position de l’eau dans le bocal lorsqu’on lui demande de corriger son dessin. L’expérience du premier type suppose donc ici une expérience du second type, consistant à relier les positions et à coordonner les relations selon un système géométrique de référence, lequel implique toute la structuration de l’espace euclidien, c’est-à -dire une composition opératoire extrêmement complexe (et achevée vers 9-10 ans seulement) 7.
Un autre exemple d’interférence des deux types d’expérience est la construction des notions physiques de conservation : conservation de la quantité de matière, du poids et du volume physique (mesuré à l’élévation du niveau de l’eau lors de l’immersion du corps étudié) d’une boulette de pâte à modeler que l’on déforme ou sectionne de diverses manières. En ce cas, le schème opératoire est toujours le même et repose sur la réversibilité des transformations et sur la compensation des relations modifiées. Mais la preuve que la construction du schéma logique dépend ici d’une expérience du premier type également est que la conservation de la quantité de matière est acquise vers 8 ans, celle du poids vers 10 ans et celle du volume physique vers 12 ans seulement, bien que la coordination opératoire soit la même dans les trois cas (comme on le voit aux arguments invoqués par le sujet) 8.
III. Les deux types d’abstraction🔗
Venons-en maintenant à l’application principale de ces données psychogénétiques de l’épistémologie des sciences exactes. S’il existe deux types d’expérience, même toujours plus ou moins mélangés, il existe donc deux sources de connaissance et, bien que leurs eaux puissent se mêler, les points de départ en sont nettement distincts. C’est ce que nous exprimerons en parlant de deux sortes d’abstractions : il peut y avoir abstraction à partir de l’objet, et c’est en général ainsi que l’on définit le terme de notions « abstraites » ; mais il existe aussi une « abstraction à partir de l’action » et elle n’en est pas moins fondamentale dans la constitution des notions scientifiques.
Inutile d’insister sur la signification du problème ainsi posé, il intéresse au premier chef la nature des liaisons logico-mathématiques, dont les uns veulent faire le produit d’une sorte d’expérience physique généralisée, que les autres considèrent comme l’expression de réalités idéales ou a priori et que les troisièmes interprètent comme un mixte, à la fois empirique et idéalisé. Le problème intéresse ensuite la connaissance physique, que l’on envisage à son tour soit comme empirique soit comme mixte. Il intéresse surtout les rapports entre la physique et les mathématiques, conçus soit comme présentant une continuité entière soit au contraire comme témoignant d’un contraste entre l’expérimental et le déductif pur.
Il n’est pas besoin de s’expliquer longuement quant à l’« abstraction à partir de l’objet ». En agissant sur les objets, le sujet se heurte sans cesse à des caractères ne dérivant pas de l’action comme telle et qui font obstacle à l’activité pratique ou aux anticipations déductives. C’est ainsi que le poids, la couleur, la chaleur, etc. sont des qualités de l’objet découvertes au cours de l’action, dès le niveau sensori-moteur et dont l’intelligence tire des notions abstraites. Bien entendu, cette abstraction suppose déjà , à elle seule une certaine activité de la part du sujet, activité concrète ou coordinations opératoires de plus en plus raffinées, car si la lecture pure du donné est un mythe, à plus forte raison en serait-il ainsi d’une abstraction conçue comme automatique, sans qu’elle soit dirigée par les besoins pratiques ou théoriques du sujet agissant. Mais si l’abstraction à partir de l’objet suppose l’activité du sujet, les notions qu’elle abstrait ne sont pas tirées de cette seule activité et là est son caractère distinctif.
Or, il existe aussi une « abstraction à partir de l’action », et elle a beaucoup moins frappé les théoriciens, sauf dans la microphysique contemporaine où l’action de l’observateur est mêlée de façon beaucoup plus apparente que dans le passé aux « observables » eux-mêmes. Mais loin d’être liée à une seule échelle d’observations, l’abstraction à partir de l’action est un phénomène très général, intervenant partout où une déduction systématique est possible.
Revenons, de ce point de vue, à la notion d’ordre, dont il a été question à propos des expériences instruisant le sujet sur les coordinations de ses propres actions. Il existe, d’abord, un concept d’ordre attaché aux constructions formelles, telles que les axiomes d’ordre intervenant dans l’axiomatique géométrique de Hilbert. Mais cette notion formalisée de l’ordre n’est assurément pas une création ex nihilo de l’esprit : elle tire son origine de la notion d’ordre qui intervient déjà dans les « opérations concrètes » (par opposition aux opérations formelles) et nous avons exposé en détail un exemple au cours de la partie II. En effet, à 7-8 ans déjà , l’enfant est capable de composer de façon précise un système de relations concrètes d’ordre, y compris la relation « entre » et l’inversion de l’ordre inverse. C’est donc de cette notion concrète de l’ordre que la notion formalisée a été abstraite, c’est-à -dire que l’idée formelle d’ordre constitue le résultat d’une « abstraction à partir d’actions antérieures », qui sont précisément les opérations concrètes d’ordre.
Mais d’où provient alors la notion concrète de l’ordre ? Est-elle, pour sa part, abstraite des objets eux-mêmes ? Il est possible, nous semble-t-il, de démontrer psychologiquement qu’il n’en est rien. Supposons, en effet, qu’il puisse exister dans les objets eux-mêmes un ordre indépendant du sujet (notion dont nous apercevons mal la signification, car une suite d’objets ne constitue un ordre de succession que pour un sujet qui les met en relations selon les deux sens possibles de parcours). Nous prétendons que, même alors, le sujet ne parviendra à prendre connaissance de cet ordre qu’en le reconstruisant de toutes pièces, c’est-à -dire en l’élaborant pour son propre compte. Il est très frappant, en effet, de constater sur de jeunes enfants (2-4 ans et souvent plus tard encore) l’incapacité où ils se trouvent de distinguer deux colliers de perles posés sur une table et composés des mêmes perles (chacune de couleur différente), mais en ordre inverse l’un de l’autre : ils ne perçoivent pas l’ordre faute de pouvoir le recomposer. Une telle expérience (et on pourrait en citer bien d’autres) montre à l’évidence que pour abstraire l’idée d’ordre d’une suite d’objets il faut l’y introduire au préalable ! Autrement dit, la notion d’ordre propre aux opérations concrètes n’est pas abstraite des objets et a été construite grâce aux actions du sujet. Mais alors au moyen de quels matériaux a-t-elle été élaborée ?
Ici intervient une nouvelle abstraction à partir de l’action, et qui nous fait pénétrer plus avant dans l’analyse de ce processus cognitif essentiel. La notion concrète de l’ordre n’est pas non plus, en effet, une création ex nihilo : elle s’appuie à son tour sur des éléments antérieurs de l’action, qui sont assurément restructurés de façon nouvelle par le jeu des « opérations concrètes », mais qui sont empruntés à des activités plus simples. Il existe, en effet, un certain schème d’ordre, qui intervient déjà dans les activités sensori-motrices élémentaires. Lorsqu’un bébé a découvert qu’il peut ébranler les poupées suspendues au toit de son berceau en tirant un cordon qui pend de ce toit, il sait bien que l’action de tirer le cordon doit précéder son résultat, c’est-à -dire être exécutée « avant » que soit possible le spectacle du balancement des poupées suspendues. Autrement dit, il existe un « ordre » pratique des moyens et des fins, tel que les actions servant de moyens précèdent l’action finale, et c’est de ce « schème pratique » de l’ordre que les « opérations concrètes » ultérieures tirent les intuitions élémentaires auxquelles elles donnent une forme opératoire (c’est-à -dire une nouvelle structure aboutissant à la réversibilité et aux compositions rendues possibles grâce à cette dernière).
Quant au « schème pratique » de l’ordre, il ne constitue pas non plus un commencement absolu. Si un certain schème d’ordre intervient déjà dans l’intelligence sensori-motrice (celle des bébés ou des singes anthropoïdes, etc.), il en intervient un, plus simple encore, dans la constitution des premières habitudes motrices, qui impliquent la succession dans le temps, quant à ces premières habitudes, elles s’appuient elles-mêmes sur le jeu des réflexes, qui comporte lui aussi un ordre (cf. les mouvements successifs de succion et de déglutition qui interviennent dans le montage héréditaire de l’instinct de nutrition, etc.).
Bref, chaque nouveau système d’actions ou d’opérations emprunte des éléments au système antérieur pour les restructurer jusqu’à leur donner une forme d’équilibre nouvelle. C’est ainsi grâce à une suite ininterrompue d’abstractions à partir des actions antérieures que la construction est possible. Le progrès est donc simultanément réflexif et constructif, le terme de réflexif étant à généraliser jusqu’à englober les abstractions à partir des actions les plus élémentaires. De la psychogenèse, le problème remonte alors jusqu’à l’ontogenèse, la phylogenèse et la morphogenèse biologiques en général.
Notons maintenant, et en insistant fortement sur ce point, que l’abstraction à partir de l’action ne doit nullement être confondue avec une sorte d’expérience interne, qui parviendrait à une lecture de données intérieures toutes faites ou à une prise de possession de réalités toutes construites et préexistantes. L’abstraction à partir de l’action ne consiste pas à considérer l’action du sujet comme un objet. C’est toujours en agissant sur les objets extérieurs et à l’occasion de nouvelles adaptations externes que le sujet est obligé de restructurer ses instruments pratiques ou intellectuels. Mais il ne les structure pas avec rien et il s’appuie, dans ses constructions nouvelles, sur ce qu’il sait déjà exécuter au moyen d’opérations ou d’actions plus simples. C’est donc sans s’en douter, dans la plupart des cas, qu’il se livre à des abstractions à partir de l’action. Seules les formes supérieures de réflexion pratiquent cette abstraction de façon consciente, par exemple lorsque Cantor a emprunté aux procédés pratiques d’échange « un contre un » son opération de correspondance bi-univoque et réciproque ou lorsque la topologie retrouve les formes les plus primitives de liaison spatiale (voisinage, frontière, etc.).
On voit alors la portée de cette distinction des deux types d’abstraction en ce qui concerne les différences de la connaissance physique et de la connaissance mathématique. Lorsqu’un système déductif généralise sans plus un ensemble de notions ou de relations abstraites de l’objet, il vient toujours un moment où la déduction se transforme en une extrapolation illégitime et où les notions en jeu perdent leur efficacité parce qu’elles sortent de l’échelle d’observation à laquelle leur origine est relative. Telle est la grande leçon de la physique contemporaine : si nous comparons la notion d’objet découverte par le bébé (voir sous I) à la notion microphysique de l’objet, nous comprenons pourquoi les déductions fondées sur la première ont cessé d’être adéquates une fois passées les frontières du domaine macroscopique. Par contre lorsqu’un système déductif généralise un ensemble de notions dues à cette autre source de connaissance qu’est l’abstraction à partir de l’action, il se trouve que les relations les plus générales sont en même temps, les plus vraies, et que par surcroît elles s’adaptent avec le plus de précision à la réalité objective elle-même.
Lorsqu’on ne se contente pas d’invoquer une « harmonie préétablie » pour expliquer cette rencontre des opérations logico-mathématiques avec la réalité physique, on croit en général pouvoir résoudre le problème en déclarant que les vérités logico-mathématiques elles aussi proviennent de l’expérience physique et qu’elles sont, elles aussi, un produit d’abstractions à partir de l’objet. Mais, sans parler des anticipations du mathématique sur le physique, souvent notées et demeurées néanmoins incompréhensibles (par exemple la construction des géométries non euclidiennes précédant la mécanique relativiste, etc.), réapparaît alors nécessairement le problème signalé à l’instant : pourquoi la généralisation proprement mathématique est-elle si féconde, alors que l’extrapolation déductive est si dangereuse en physique ?
En réalité, l’alternative du platonisme et de l’empirisme, ou celle de l’apriorisme et de l’a posteriori n’épuisent nullement les solutions possibles et ce n’est pas non plus en dosant savamment les thèses contraires qu’on rendra compte de l’accord et des différences entre la connaissance physique et la connaissance logico-mathématique. Le point de vue génétique ouvre une autre perspective : si toute construction généralisatrice nouvelle s’appuie sur des éléments abstraits de l’action — et de l’action à tous les degrés de profondeur, jusqu’aux activités organiques elles-mêmes — c’est peut-être par l’intermédiaire de l’organisme vivant, c’est-à -dire par l’intérieur, que les opérations logico-mathématiques rejoignent le réel, puisque l’organisme plonge ses propres racines dans la réalité physique. À l’harmonie préétablie se substitue alors un cercle : mais comme aucune des autres solutions n’évite le cercle inéluctable des rapports entre le sujet et l’objet (l’un de ces deux termes n’étant jamais connu qu’à travers l’autre), on y gagne au moins d’y intéresser l’ensemble des sciences 9.