Troisième partie
La pensée biologique

Si la pensée du physicien oscille entre l’idéalisme et le réalisme, selon qu’il met l’accent sur les opérations du sujet intervenant dans la prise de possession de l’objet ou sur les modifications de l’objet lui-même, la pensée du biologiste est par contre résolument réaliste. Le biologiste n’en vient jamais à douter de l’existence effective des êtres qu’il étudie ; il ne saurait ainsi s’imaginer qu’un microorganisme dont les actions sont décelables en certaines situations, mais impossibles à détecter en d’autres, perdrait sa permanence substantielle au cours de ces dernières. À cet égard, la pensée biologique est aux antipodes de la pensée mathématique : tandis que le mathématicien le plus convaincu de l’adéquation des êtres abstraits à la réalité physique et même le plus empiriste en son épistémologie personnelle (ce qui arrive parfois) ne peut s’empêcher de considérer les nombres complexes, idéaux, etc., comme des réalités construites par le sujet, le biologiste le plus idéaliste en sa philosophie intime (ce qui arrive aussi parfois) ne peut s’empêcher de croire, p. ex., que les Nummulithes aujourd’hui fossiles ont effectivement vécu indépendamment de la pensée du paléontologiste, et que les êtres actuellement vivants ont un mode d’existence semblable à celui du naturaliste qui les observe.

La pensée biologique est située à l’opposé des mathématiques à un second point de vue également (et corrélatif du précédent) : elle réduit la déduction à son minimum et n’en fait en aucune manière son instrument principal de travail. Le Dantec, qui rêvait d’une biologie déductive, s’est avancé jusqu’à admettre une série de propositions dont certaines sont pour le moins contestables, et n’a guère abouti sous prétexte de déduction rigoureuse, qu’à la construction d’une métaphysique personnelle parente de celle de M. Homais. Tandis que le physicien déduit encore autant qu’il expérimente, le biologiste ne saurait donc, sans les plus grands risques, quitter le terrain de l’expérimentation continue. On n’a jamais tenté de construire l’axiomatique de l’Amibe ou du Chameau, tandis que l’on peut axiomatiser les mathématiques et la mécanique entières, et que, jusqu’en microphysique, des esprits déductifs se sont exercés à axiomatiser un espace et un temps discontinus, quand même cela ne sert à rien du point de vue des applications expérimentales immédiates. Or, ce caractère non déductif de la pensée biologique tient à des raisons profondes. Il est d’abord naturellement l’expression de la complexité considérable des phénomènes vitaux ; mais, dans la mesure où il ne tient qu’à elle, on pourrait s’attendre à un progrès graduel de la construction rationnelle : il est effectivement permis de concevoir que certains chapitres de physiologie parviendront un jour à atteindre un état semi-déductif, pour autant que cette science se rattachera davantage encore à la physico-chimie. Mais la non-déductibilité du vital tient avant tout au caractère proprement historique de tout développement vivant. Pour déduire, p. ex, le passage des Invertébrés aux Vertébrés, à la manière dont on peut engendrer le groupe de la géométrie affine en transformant le groupe fondamental de la géométrie projective, il s’agirait de rendre compte de la façon dont une certaine classe de Vers a pu se modifier et acquérir la structure d’un Amphioxus : or, ce passage des Vers aux Prochordés et aux Vertébrés inférieurs a constitué une histoire réelle (voir chap. V § 3), impossible à reproduire aujourd’hui en son détail passé. L’histoire, en effet, ne se répète pas, ou pas suffisamment pour donner lieu à une reconstruction déductive et cela parce qu’elle relève, en partie, du mélange, c’est-à-dire de l’interférence entre un nombre considérable de séquences causales relativement indépendantes les unes des autres : c’est cet aspect d’insuffisante détermination ou de surdétermination, caractérisant la notion d’histoire lorsqu’elle est appliquée à des faits particuliers (et non pas envisagée globalement comme en thermodynamique), qui prend en biologie une importance de premier plan et explique la résistance de la réalité vivante aux méthodes proprement déductives.

Des mathématiques à la physique, et de celle-ci à la biologie, nous parcourons ainsi, non pas une droite, mais bien une courbe, laquelle s’incurve même de plus en plus. Deux directions de pensée en caractérisent les régions extrêmes : la déduction mathématique, d’une part, et l’expérimentation biologique presque pure, d’autre part, avec entre deux le vaste mouvement à la fois déductif et expérimental décrit par la pensée physique. La direction de pensée suivie par la biologie étant orientée en sens inverse de celle des mathématiques, cette courbe va donc jusqu’à tendre à constituer une sorte de boucle. Existe-t-il quelque indication concernant sa fermeture ?

Or, il se trouve, par un paradoxe singulièrement instructif du point de vue épistémologique, que la pensée biologique dont la structure est au maximum réaliste et expérimentale, et semble réduire au minimum l’activité du sujet, porte précisément sur un objet qui, dans la réalité des faits étudiés par elle, est au point de départ de cette activité du sujet. La biologie a, en effet, pour objet l’ensemble des êtres vivants : mais l’être vivant constitue l’infrastructure de l’être agissant et pensant, et c’est de la manière la plus continue que le mécanisme de la vie conduit à celui de l’activité mentale. Science expérimentale et non pas déductive, réduisant donc à sa plus simple expression cette activité du sujet qui s’épanouit dans les sciences déductives et mathématiques, la biologie est, d’autre part, la première des sciences portant sur le sujet comme tel ! Il y a ainsi renversement total des positions : dans les mathématiques, le sujet intervient à titre de constructeur des notions elles-mêmes, sur lesquelles porte sa science, et se retrouve par conséquent dans ces notions en tant que celles-ci reflètent la nature de son esprit ; en biologie, au contraire, le sujet intervient en tant qu’objet propre de la science, puisque la biologie étudie l’organisation vivante dont l’activité mentale est une expression particulière, tandis que cette activité intervient au minimum dans les notions mêmes employées par la biologie et qui sont dues essentiellement à l’expérience comme telle.

Il est vrai que, ainsi présenté, le cercle épistémologique constitué par les sciences dans leur ensemble ne se ferme pas avec la biologie, mais seulement avec les sciences psychosociologiques qui procèdent de celles-ci. La biologie ne s’intéresserait donc pas encore à la connaissance comme telle, puisqu’elle prépare simplement l’analyse de l’activité mentale sans s’en occuper sur son propre terrain. Mais il faut bien comprendre que la connaissance, en tant que née de l’activité entière, c’est-à-dire en tant qu’interaction entre le sujet et les objets, constitue un cas particulier des relations entre l’organisme et son milieu. Les objets de la connaissance appartiennent, en effet, au milieu dans lequel est plongé l’organisme, tandis que la perception, la motricité et l’intelligence elle-même consistent en activités de l’organisme. Les solutions du problème de l’intelligence et même de la connaissance sont donc déjà en partie déterminées, quand ce n’est pas préjugées, par l’étude proprement biologique des relations entre l’organisme et le milieu.

Or, on sait que cette étude porte notamment sur les questions fondamentales de l’adaptation et de la variation en général, c’est-à-dire en fait de l’évolution des êtres organisés, puisque la solution de ces questions dépend précisément du rapport, encore complètement mystérieux d’ailleurs, que la variation entretient avec le milieu. Or, selon que la variation se révélera dépendre ou non des pressions extérieures à l’organisme, ce qui expliquera son caractère adaptatif par ces contraintes mêmes, ou, au contraire par une préformation, par une sélection après coup ou par tout autre mécanisme, il est clair que les adaptations mentales elles aussi, c’est-à-dire les diverses formes de la connaissance, seront à attribuer en leur source sensori-motrice et organique, soit à une pression des choses, soit à des structurations endogènes, etc. Ce n’est donc pas en sa forme seule que la pensée biologique intéresse l’épistémologie, mais en son contenu et parce que les solutions qu’elle sera conduite à donner des problèmes essentiels de l’adaptation et de l’évolution fourniront en dernière analyse la clef des mécanismes les plus profonds de la connaissance. Il est vrai que ces questions sont fort loin d’être résolues : mais, à défaut d’une solution unique actuelle, ce sont les diverses solutions historiques et contemporaines qu’il s’agira de classer et de comparer aux solutions épistémologiques. Après avoir, au chap. IX, étudié le mode de connaissance propre à la biologie elle-même, envisagée en sa généralité, nous consacrerons le chap. X à l’examen des théories de la variation et de l’évolution dans leurs relations avec le problème de la connaissance. Nous constaterons alors l’étonnant parallélisme qui existe entre les diverses solutions entre lesquelles a oscillé la biologie, dans son effort pour dominer les questions de l’adaptation et de l’évolution, et les différentes solutions que la psychologie de l’intelligence et la théorie de connaissance elle-même ont envisagées en ce qui concerne l’analyse des fonctions cognitives et la construction du savoir humain.