Introduction Ă  l’épistĂ©mologie gĂ©nĂ©tique. La pensĂ©e biologique, la pensĂ©e psychologique et la pensĂ©e sociologique ()

Chapitre XII.
L’explication en sociologie a

Comme la biologie et comme la psychologie, la sociologie intĂ©resse l’épistĂ©mologie Ă  deux points de vue distincts et complĂ©mentaires : d’une part, elle constitue un mode de connaissance digne d’ĂȘtre Ă©tudiĂ© pour lui-mĂȘme, notamment dans ses rapports (de diffĂ©rence comme de ressemblance) avec la connaissance psychologique ; d’autre part, c’est en son objet ou en son contenu mĂȘmes que la connaissance sociologique conditionne l’épistĂ©mologie, puisque la connaissance humaine est essentiellement collective et que la vie sociale constitue l’un des facteurs essentiels de la formation et de l’accroissement des connaissances prĂ©scientifiques et scientifiques.

§ 1. Introduction. L’explication sociologique, l’explication biologique et l’explication psychologique

Du premier de ces deux points de vue, la connaissance sociologique est d’un intĂ©rĂȘt Ă©vident, et l’épistĂ©mologie gĂ©nĂ©tique ou comparĂ©e se doit en particulier de l’analyser dans ses relations avec la connaissance biologique et surtout avec la connaissance psychologique.

Les rapports de la sociologie avec la biologie annoncent dĂ©jĂ  la complexitĂ© de ceux qu’elle entretient avec la psychologie. En premier lieu, il existe une sociologie animale comme une psychologie animale (les deux disciplines Ă©tant d’ailleurs Ă©troitement liĂ©es, car les fonctions mentales des animaux vivant en sociĂ©tĂ©s sont naturellement conditionnĂ©es par cette vie sociale), et ses recherches sont de nature Ă  montrer l’étroite interaction de l’organisation vivante et des organisations sociales Ă©lĂ©mentaires : chacun sait, en effet, que l’on ne parvient pas, au sein de certains organismes infĂ©rieurs (CoelentĂ©rĂ©s, etc.) Ă  distinguer par des critĂšres prĂ©cis les individus, les « colonies » (ou assemblages d’élĂ©ments semi-individuels interdĂ©pendants) et les sociĂ©tĂ©s proprement dites. Mais, dĂšs la sociologie animale, le mode d’explication proprement sociologique commence Ă  se distinguer de l’analyse biologique, ce qui revient Ă  dire que le fait social se diffĂ©rencie dĂ©jĂ  du fait organique et requiert par consĂ©quent un mode d’interprĂ©tation spĂ©cial. À cĂŽtĂ© des conduites proprement instinctives (c’est-Ă -dire Ă  montage hĂ©rĂ©ditaire liĂ© aux structures organiques) qui constituent l’essentiel des comportements animaux, il existe, en effet, dĂ©jĂ  chez les animaux sociaux des interactions « extĂ©rieures » (par rapport aux montages innĂ©s) entre individus du mĂȘme groupe familial ou grĂ©gaire, et qui modifient plus ou moins profondĂ©ment leur conduite : le langage par gestes (danses) des abeilles, dĂ©couvert par v. Frisch, celui par cris des vertĂ©brĂ©s supĂ©rieurs (chimpanzĂ©s, etc.), l’éducation Ă  base d’imitation (chants des oiseaux) et de dressage (conduites prĂ©datrices des chats, Ă©tudiĂ©es par Kuo), etc. Ces faits proprement sociaux constituĂ©s par des transmissions externes et des interactions modifiant le comportement individuel supposent alors une mĂ©thode d’analyse nouvelle, portant sur l’ensemble du groupe considĂ©rĂ© en tant que systĂšme d’interdĂ©pendances constructives, et non plus seulement une explication biologique des structures organiques ou instinctives.

En second lieu, la sociologie humaine elle-mĂȘme soutient des rapports avec cette branche de la biologie qu’est l’anthropologie ou Ă©tude de l’homme physique en ses gĂ©notypes (races) et ses populations phĂ©notypiques. Bien que le concept de race ait Ă©tĂ© utilisĂ© par certaines idĂ©ologies politiques dans les sens les plus Ă©loignĂ©s de sa signification biologique et qu’il soit ainsi devenu parfois un simple symbole affectif plus qu’une notion objective, la question subsiste de connaĂźtre les relations entre les gĂ©notypes humains et les mentalitĂ©s collectives, mĂȘme si les sociĂ©tĂ©s les plus actives sont celles qui correspondent au brassage le plus complet des gĂšnes. D’autre part, l’anthropologie statistique se prolonge naturellement dans la dĂ©mographie, ou du moins dans cette partie de la dĂ©mographie qui porte sur les aspects biologiques de la population. Mais, plus encore que la sociologie animale, les relations entre la sociologie humaine et l’anthropologie ou la dĂ©mographie mettent en Ă©vidence la diffĂ©rence entre l’explication sociologique et l’explication biologique. Tandis que celle-ci porte sur les transmissions internes (hĂ©rĂ©ditĂ©) et les caractĂšres dĂ©terminĂ©s par elles, l’explication sociologique porte sur les transmissions extĂ©rieures ou les interactions externes entre individus, et construit un ensemble de notions destinĂ©es Ă  rendre compte de ce mode sui generis de transmission. C’est ainsi qu’elle expliquera pourquoi la mentalitĂ© d’un peuple dĂ©pend beaucoup moins de sa race que de son histoire Ă©conomique, du dĂ©veloppement historique de ses techniques et de ses reprĂ©sentations collectives, cette « histoire » n’étant plus celle d’un patrimoine hĂ©rĂ©ditaire, mais bien d’un patrimoine culturel, c’est-Ă -dire d’un ensemble de conduites se transmettant de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration du dehors et avec modifications dĂ©pendant de l’ensemble du groupe social. C’est ainsi, d’autre part, que les aspects biologiques du phĂ©nomĂšne dĂ©mographique (nombre des naissances et des dĂ©cĂšs, longĂ©vitĂ©, mortalitĂ© en fonction des classes de maladies, etc.) sont Ă©troitement subordonnĂ©es Ă  des systĂšmes de valeurs (surtout Ă©conomiques) et de rĂšgles, qui rĂ©sultent de l’interaction externe des individus.

Un troisiĂšme point de jonction entre la biologie et la sociologie est l’analyse des rapports entre la maturation nerveuse et les pressions de l’éducation dans la socialisation de l’individu. Le dĂ©veloppement de l’enfant offre Ă  cet Ă©gard un champ d’expĂ©riences du plus haut intĂ©rĂȘt quant Ă  la zone de soudure entre les transmissions internes ou hĂ©rĂ©ditaires et les transmissions extĂ©rieures, c’est-Ă -dire sociales ou Ă©ducatives. C’est ainsi que l’acquisition du langage suppose, en plus de l’assimilation d’une langue dĂ©jĂ  organisĂ©e, ou systĂšme de signes collectifs se transmettant de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration par le canal de l’éducation, une condition biologique prĂ©alable (et propre Ă  l’espĂšce humaine, jusqu’à plus ample informĂ©), qui est la capacitĂ© d’apprendre un langage articulĂ©. Or, cette capacitĂ© est liĂ©e Ă  un certain niveau de dĂ©veloppement du systĂšme nerveux, plus ou moins prĂ©coce ou tardif selon les individus, et dĂ©terminĂ© par un jeu de maturations hĂ©rĂ©ditaires. Il en est de mĂȘme de l’acquisition des opĂ©rations intellectuelles, qui supposent toutes Ă  la fois certaines interactions collectives et une certaine maturation organique nĂ©cessaire Ă  leur dĂ©veloppement. En de tels domaines, la liaison, d’une part, et la diffĂ©rence, d’autre part, entre l’explication biologique et l’explication sociologique, sont si Ă©videntes que beaucoup d’auteurs en viennent en renoncer Ă  toute explication psychologique et Ă  rĂ©sorber complĂštement la psychologie dans le neurologique et le social rĂ©unis et distincts.

Mais lorsqu’ils sont suffisamment analysĂ©s et non pas traitĂ©s de façon globale et thĂ©orique, de tels faits soulĂšvent au contraire de façon particuliĂšrement aiguĂ« le problĂšme des relations entre l’explication sociologique et l’explication psychologique. En effet, le caractĂšre remarquable de tous ces processus dĂ©pendant Ă  la fois de la maturation et de la transmission externe ou Ă©ducative, est qu’ils obĂ©issent Ă  un ordre constant de dĂ©roulement (quelle que soit la vitesse de celui-ci). C’est ainsi que le langage ne s’apprend pas d’un bloc, mais selon une succession maintes fois Ă©tudiĂ©e : la comprĂ©hension des substantifs (mots-phrases) prĂ©cĂšde celle des verbes, et celle-ci prĂ©cĂšde elle-mĂȘme de beaucoup celle des adverbes et conjonctions marquant les liaisons, les idĂ©es, etc. L’acquisition d’un systĂšme d’opĂ©rations ne s’effectue non plus jamais en une fois, mais suppose toujours des phases d’organisation remarquablement rĂ©guliĂšres. Que les cliniciens ou les psychologues soucieux d’application nĂ©gligent de tels faits pour s’en tenir au rendement, et au stade marquant l’achĂšvement de ces acquisitions, rien de plus naturel. Mais de tels processus gĂ©nĂ©tiques sont par contre hautement instructifs quant Ă  la liaison de la maturation et des transmissions sociales. La succession des phases d’apprentissage est-elle en effet rĂ©glĂ©e par les Ă©tapes de la maturation elle-mĂȘme ? Pas entiĂšrement, puisque les caractĂšres propres Ă  ces phases sont relatifs aux rĂ©alitĂ©s collectives « extĂ©rieures » Ă  l’individu : ce sont les catĂ©gories sĂ©mantiques ou syntaxiques du langage, ou ce sont les systĂšmes de reprĂ©sentations conceptuelles ou de prĂ©opĂ©rations qui en constituent les critĂšres ; si une telle succession Ă©tait le fait de la maturation, il faudrait donc admettre une prĂ©formation ou une anticipation hĂ©rĂ©ditaire des cadres sociaux dans le systĂšme nerveux, ce qui constituerait une hypothĂšse encombrante et surtout inutile. La succession de ces phases d’acquisition est-elle alors rĂ©glĂ©e par les interactions sociales elles-mĂȘmes ? Cela est aussi peu vraisemblable, car, si l’école inculque bien Ă  l’enfant le contenu des reprĂ©sentations collectives selon un certain programme chronologique, le langage et les modes usuels de raisonnement lui sont imposĂ©s en bloc par l’entourage : s’il choisit Ă  chaque stade certains Ă©lĂ©ments et les assimile dans un certain ordre Ă  sa mentalitĂ©, c’est donc que l’enfant ne subit pas plus passivement la pression de la « vie sociale » que de la « rĂ©alitĂ© physique » considĂ©rĂ©es en leur totalitĂ©, mais qu’il opĂšre une sĂ©grĂ©gation active dans ce qu’on lui offre et le reconstruit Ă  sa maniĂšre.

Entre le biologique et le social il y a donc le mental, et il nous faut maintenant chercher Ă  dĂ©gager, de façon prĂ©liminaire et simplement introductive, les rapports entre l’explication sociologique et l’explication psychologique. Or, la grande diffĂ©rence qui existe entre les rapports de la sociologie avec la biologie et ceux de la sociologie avec la psychologie est que les seconds de ces rapports ne constituent pas des liens de superposition ou de succession hiĂ©rarchique comme les premiers, mais bien des liens de coordination ou mĂȘme d’interpĂ©nĂ©tration. Autrement dit, il n’existe pas une sĂ©rie de trois termes successifs : biologie → psychologie → sociologie, mais bien un passage simultanĂ© de la biologie Ă  la psychologie et Ă  la sociologie rĂ©unies, ces deux derniĂšres disciplines traitant du mĂȘme objet, mais Ă  deux points de vue distincts et complĂ©mentaires. La raison en est qu’il n’y a pas trois natures humaines, l’homme physique, l’homme mental et l’homme social, se superposant ou se succĂ©dant Ă  la maniĂšre des caractĂšres du fƓtus, de l’enfant et de l’adulte, mais il y a, d’une part l’organisme, dĂ©terminĂ© par les caractĂšres hĂ©ritĂ©s ainsi que par les mĂ©canismes ontogĂ©nĂ©tiques et d’autre part, l’ensemble des conduites humaines, dont chacune comporte, dĂšs la naissance et Ă  des degrĂ©s divers, un aspect mental et un aspect social. La psychologie et la sociologie sont donc comparables, en leur interdĂ©pendance, Ă  ce que sont l’une par rapport Ă  l’autre deux sciences biologiques connexes, telles l’embryologie descriptive et l’anatomie comparĂ©e, ou l’embryologie causale et la thĂ©orie de l’hĂ©rĂ©ditĂ© (y compris la thĂ©orie des variations ou de l’évolution), et non pas Ă  ce qu’étaient la physique et la chimie avant leur fusion progressive. Et encore l’image est-elle trompeuse, car l’ontogenĂšse et la phylogenĂšse sont plus faciles Ă  dissocier que l’aspect individuel et l’aspect social de la conduite humaine : il faudrait presque comparer les relations de la psychologie et de la sociologie Ă  celles du nombre et de l’espace, l’intervention d’un rapport de voisinage suffisant Ă  rendre spatial tout « ensemble », ou toute relation algĂ©brique et analytique.

Chacun des problĂšmes que soulĂšve l’explication psychologique se retrouve donc Ă  propos de l’explication sociologique, Ă  cette seule diffĂ©rence prĂšs que le « moi » y est remplacĂ© par le « nous » et que les actions et « opĂ©rations » y deviennent, une fois complĂ©tĂ©es par l’adjonction de la dimension collective, des interactions, c’est-Ă -dire des conduites se modifiant les unes les autres (selon tous les Ă©chelons intercalĂ©s entre la lutte et la synergie) ou des formes de « coopĂ©ration » c’est-Ă -dire des opĂ©rations effectuĂ©es en commun ou en correspondance rĂ©ciproque. Il est vrai que cette apparition du « nous » constitue un problĂšme Ă©pistĂ©mologique nouveau : tandis qu’en psychologie l’observateur Ă©tudie simplement la conduite des autres sans en ĂȘtre nĂ©cessairement affectĂ© lui-mĂȘme (sauf en certaines situations particuliĂšres comme celle qui est propre Ă  la mĂ©thode psychanalytique), en sociologie l’observateur fait en gĂ©nĂ©ral partie de la totalitĂ© qu’il Ă©tudie ou d’une totalitĂ© analogue ou adverse. Il en rĂ©sulte qu’un ensemble considĂ©rable de « prĂ©notions », de sentiments, de postulats implicites (moraux, juridiques, politiques, etc.) et de prĂ©jugĂ©s de classe, s’interposent entre le sujet et l’objet de sa recherche, et que la dĂ©centration du premier, condition de toute objectivitĂ©, y est infiniment plus difficile qu’ailleurs. Mais si le « nous » est une notion propre Ă  la sociologie, les difficultĂ©s qu’elle provoque du point de vue de l’impartialitĂ© et du courage intellectuel nĂ©cessaires Ă  la recherche interviennent dĂ©jĂ  partiellement en psychologie, puisque prĂ©cisĂ©ment l’homme est un et que toutes ses fonctions mentalisĂ©es sont Ă©galement socialisĂ©es.

Aussi bien les diverses questions dont nous allons avoir Ă  traiter Ă  propos de l’explication sociologique correspondent-elles toutes Ă  celles que nous venons de discuter Ă  propos de la psychologie. Il en est en particulier ainsi de la notion centrale au moyen de laquelle les sociologues durkheimiens ont voulu couper toutes les attaches entre la sociologie et la psychologie : la notion de totalitĂ©. Une sociĂ©tĂ© est un tout irrĂ©ductible Ă  la somme de ses parties, disait Durkheim, et prĂ©sentant par consĂ©quent des qualitĂ©s nouvelles par rapport Ă  celles-ci, Ă  la maniĂšre dont la molĂ©cule possĂšde, Ă  titre de synthĂšse, des propriĂ©tĂ©s ignorĂ©es des atomes qui la composent. Or, dans un passage trĂšs curieux (l’un des seuls oĂč il ait exprimĂ© une opinion en psychologie), Durkheim compare, selon une sorte de proportion analogique, la conscience collective par rapport Ă  ses Ă©lĂ©ments individuels Ă  ce qu’est un Ă©tat de conscience individuel (envisagĂ© lui aussi comme un tout) par rapport aux Ă©lĂ©ments organiques sur lesquels il s’appuie : de mĂȘme qu’une reprĂ©sentation individuelle (perception, image, etc.) n’est pas le produit d’une simple association entre des Ă©lĂ©ments organiques considĂ©rĂ©s isolĂ©ment, mais qu’elle constitue d’emblĂ©e une unitĂ© caractĂ©risĂ©e par ses propriĂ©tĂ©s d’ensemble, de mĂȘme les reprĂ©sentations collectives sont irrĂ©ductibles aux reprĂ©sentations individuelles dont elles constituent la synthĂšse. Or cette comparaison de Durkheim va plus loin qu’il ne pouvait se l’imaginer en 1898 1 : non seulement il est parfaitement exact que la notion de totalitĂ© est commune Ă  la sociologie et Ă  la psychologie, mais encore cette notion est susceptible de diverses interprĂ©tations dont le tableau est parallĂšle dans les deux disciplines. À la totalitĂ© par « émergence » telle que la conçoit Durkheim correspond bien la notion de forme totale ou de « Gestalt » en psychologie, mais les objections portant sur cette derniĂšre conception valent aussi contre la totalitĂ© durkheimienne et des conceptions plus relativistes du concept de totalitĂ© peuvent ĂȘtre dĂ©veloppĂ©es dans les deux domaines.

D’autre part, de mĂȘme qu’en psychologie il y a lieu de distinguer les explications gĂ©nĂ©tiques, portant sur les mĂ©canismes du dĂ©veloppement, et l’analyse des Ă©tats d’équilibre comme tels, de mĂȘme il existe des types d’explication propres Ă  la sociologie diachronique ou dynamique (Ă©volution historique des sociĂ©tĂ©s) et d’autres qui caractĂ©risent la sociologie synchronique ou statique (Ă©quilibre social). Dans les deux domaines psychologique et sociologique, on retrouve Ă©galement trois grands types de structures, invoquĂ©s par les auteurs sous des noms divers et que l’on peut rĂ©duire aux notions de rythmes, de rĂ©gulations et de « groupements ». Sur les deux terrains, on peut de mĂȘme recourir, Ă  cĂŽtĂ© des explications rĂ©elles ou concrĂštes, Ă  des schĂ©mas axiomatisĂ©s, et l’emploi de tels schĂ©mas met notamment en Ă©vidence la dualitĂ© des rapports d’implication (propres aux systĂšmes de normes, p. ex. Ă  l’emboĂźtement des normes juridiques) et les rapports de causalitĂ© proprement dite.

Cette dualitĂ© des implications inhĂ©rentes aux reprĂ©sentations collectives et de la causalitĂ© intervenant dans les conduites sociales en tant que conduites soulĂšve en particulier un problĂšme fondamental d’explication, qui a Ă©tĂ© posĂ© par la sociologie marxiste et repris sous d’autres formes par des auteurs de tendance bien diffĂ©rente tel V. Pareto : la question des rapports entre l’« infrastructure » et la « superstructure ». De mĂȘme que la psychologie en est venue Ă  comprendre que les donnĂ©es de la conscience n’expliquent rien causalement et que la seule explication causale doit remonter de la conscience aux conduites, c’est-Ă -dire Ă  l’action, de mĂȘme la sociologie en dĂ©couvrant la relativitĂ© des superstructures par rapport aux infrastructures en appelle des explications idĂ©ologiques aux explications par l’action : actions exĂ©cutĂ©es en commun pour assurer la vie du groupe social en fonction d’un certain milieu matĂ©riel ; actions concrĂštes et techniques, et qui se prolongent en reprĂ©sentations collectives au lieu d’en dĂ©river au dĂ©part, Ă  titre d’applications. Le problĂšme des rapports entre l’infrastructure et la superstructure est par consĂ©quent Ă©troitement liĂ© Ă  celui des relations entre la causalitĂ© des conduites et les implications de la reprĂ©sentation, que ces implications soient prĂ©logiques ou mĂȘme presque symboliques comme dans les idĂ©ologies variĂ©es, ou qu’elles se coordonnent logiquement comme dans les reprĂ©sentations collectives rationnelles, dont la pensĂ©e scientifique constitue le produit le plus authentique.

Ceci nous conduit au second intĂ©rĂȘt essentiel que prĂ©sente la connaissance sociologique du point de vue de l’épistĂ©mologie gĂ©nĂ©tique. Ce n’est pas seulement Ă  titre de mode particulier de connaissance, Ă  analyser comme un autre, que la pensĂ©e sociologique importe en Ă©pistĂ©mologie : c’est aussi parce que l’objet mĂȘme de la recherche sociologique englobe le dĂ©veloppement des connaissances collectives et en particulier toute l’histoire de la pensĂ©e scientifique. À cet Ă©gard l’épistĂ©mologie gĂ©nĂ©tique, qui Ă©tudie l’accroissement des connaissances sur le double plan de leur formation psychologique et de leur Ă©volution historique, dĂ©pend autant de la sociologie que de la psychologie, la sociogenĂšse des divers modes de connaissance ne s’avĂ©rant ni plus ni moins importante que leur psychogenĂšse, puisque ce sont lĂ  deux aspects indissociables de toute formation rĂ©elle. Deux questions sont spĂ©cialement Ă  discuter de ce point de vue, car de leur solution dĂ©pend en dĂ©finitive toute l’épistĂ©mologie gĂ©nĂ©tique : celle des rapports entre la sociogenĂšse et la psychogenĂšse dans la formation des notions chez l’enfant en cours de socialisation et celle des mĂȘmes notions dans l’élaboration des notions scientifiques et philosophiques qui se sont succĂ©dĂ©es dans l’histoire.

L’interdĂ©pendance de la sociogenĂšse et de la psychogenĂšse se marque d’une façon particuliĂšrement Ă©troite sur le terrain de la psychologie de l’enfant, Ă  laquelle nous avons fait de nombreux appels pour expliquer la construction des notions. Or, un tel recours au dĂ©veloppement intellectuel de l’enfant, conçu Ă  titre d’embryogenĂšse mentale, et un recours dont nous avons mĂȘme dĂ©fendu le principe en invoquant les services rendus par l’embryologie biologique Ă  l’anatomie comparĂ©e (voir Introduction, § 2), a pu laisser un certain malaise dans l’esprit de plus d’un lecteur. La psychologie de l’enfant expliquerait sans doute le mode de formation des notions ou des opĂ©rations, a-t-on dĂ» se dire, si l’enfant pouvait ĂȘtre Ă©tudiĂ© en lui-mĂȘme, indĂ©pendamment de toute influence adulte, et s’il construisait ainsi sa pensĂ©e sans en puiser les Ă©lĂ©ments essentiels dans le milieu social. Mais qu’est-ce que l’enfant en lui-mĂȘme et n’existe-t-il pas que des enfants relatifs Ă  certains milieux collectifs bien dĂ©terminĂ©s ? Cela tombe sous le sens, et, si l’on est convenu d’appeler « psychologie de l’enfant » l’étude du dĂ©veloppement mental individuel, c’est simplement par rĂ©fĂ©rence aux mĂ©thodes expĂ©rimentales utilisĂ©es en cette discipline : en rĂ©alitĂ©, et tant en ce qui concerne les notions explicatives dont elle se sert, que relativement Ă  son objet d’investigation, la psychologie de l’enfant constitue un secteur de la sociologie, consacrĂ© Ă  l’étude de la socialisation de l’individu, en mĂȘme temps qu’un secteur de la psychologie elle-mĂȘme. Mais avant d’y insister, notons d’abord que, loin de constituer une objection Ă  l’emploi des rĂ©sultats psychogĂ©nĂ©tiques en Ă©pistĂ©mologie comparĂ©e, une telle interdĂ©pendance entre les facteurs sociaux, mentaux et organiques, dans la genĂšse individuelle des notions, renforce au contraire l’intĂ©rĂȘt de cette formation individuelle et ajoute Ă  la signification de ses stades rĂ©guliers : il est extrĂȘmement frappant, en effet, que, pour parvenir Ă  construire ses opĂ©rations logiques et numĂ©riques, sa reprĂ©sentation de l’espace euclidien, du temps, de la vitesse, etc. etc., l’enfant ait besoin, malgrĂ© les pressions sociales de toutes sortes qui lui imposent ces notions Ă  l’état achevĂ© et communicable, de repasser par toutes les Ă©tapes d’une reconstruction intuitive puis opĂ©ratoire. La construction des opĂ©rations d’addition logique et de sĂ©riation, etc., nĂ©cessaires Ă  la constitution d’une logique concrĂšte ; celle des opĂ©rations de correspondance biunivoque avec conservation des ensembles, nĂ©cessaires Ă  la genĂšse du nombre ; celle des intuitions topologiques et des opĂ©rations d’ordre, etc. nĂ©cessaires Ă  la constitution de l’espace ; la sĂ©riation des Ă©vĂ©nements, l’emboĂźtement des durĂ©es et l’intuition des dĂ©passements, constitutifs du temps et de la vitesse ; etc. etc. acquiĂšrent ainsi un sens Ă©pistĂ©mologique d’autant plus profond que l’enfant baigne dans un milieu collectif oĂč il aurait pu puiser ces diverses notions sous une forme toute prĂ©parĂ©e. Or, au lieu de recevoir ces notions toutes faites, il ne choisit (nous l’avons vu au dĂ©but de ce § 1) dans les reprĂ©sentations ambiantes que les Ă©lĂ©ments assimilables pour lui selon des lois prĂ©cises de succession opĂ©ratoire !

À cet Ă©gard, et sans vouloir abuser d’un certain genre de comparaisons, l’embryologie mentale ne perd pas davantage sa signification en Ă©pistĂ©mologie comparĂ©e ou gĂ©nĂ©tique, du fait que le dĂ©veloppement individuel est en partie conditionnĂ© par le milieu social et que la psychogenĂšse est partiellement une sociogenĂšse, que l’embryologie organique ne perd son intĂ©rĂȘt en anatomie comparĂ©e, du fait que l’embryogenĂšse est en partie dĂ©terminĂ©e par les gĂšnes ou facteurs hĂ©rĂ©ditaires : de mĂȘme que le dĂ©veloppement organique individuel dĂ©pend, pour une part, de la transmission hĂ©rĂ©ditaire, de mĂȘme le dĂ©veloppement mental individuel est conditionnĂ© en partie (et en plus des facteurs de maturation organique et de formation mentale au sens strict) par les transmissions sociales ou Ă©ducatives. Un processus est particuliĂšrement intĂ©ressant Ă  cet Ă©gard, tant pour l’épistĂ©mologie gĂ©nĂ©tique elle-mĂȘme que du point de vue des rapports entre la sociologie et la psychologie : c’est l’existence de ce que G. Bachelard et A. KoyrĂ© ont appelĂ© par mĂ©taphore des « mutations intellectuelles ». L’histoire des idĂ©es scientifiques, dit ainsi A. KoyrĂ© « nous montre l’esprit humain aux prises avec la rĂ©alité ; nous rĂ©vĂšle ses dĂ©faites, ses victoires ; nous montre quel effort surhumain lui a coĂ»tĂ© chaque pas sur la voie de l’intellection du rĂ©el, effort qui aboutit, parfois, Ă  une vĂ©ritable « mutation » de l’intellect humain : transformation grĂące Ă  laquelle des notions, pĂ©niblement « inventĂ©es » par les plus grands gĂ©nies, deviennent non seulement accessibles, mais encore faciles, Ă©videntes, pour des Ă©coliers » 2. Cela revient donc Ă  dire qu’un enfant de 7 ans, de 9 ans ou de 12 ans, etc., aura au xxe siĂšcle d’autres idĂ©es sur le mouvement, la vitesse, le temps, l’espace, etc. que n’en avaient des enfants du mĂȘme Ăąge au xvie siĂšcle (c’est-Ă -dire avant GalilĂ©e et Descartes), au xe siĂšcle avant notre Ăšre, etc. Cela est Ă©vident et un tel fait met en pleine lumiĂšre le rĂŽle des transmissions sociales ou Ă©ducatives ; mais son intĂ©rĂȘt augmente encore de beaucoup lorsque l’on aperçoit combien peu passif est l’esprit de l’enfant : si l’écolier de 12 ans vivant au xxe siĂšcle en arrive Ă  penser le mouvement sur un mode cartĂ©sien, il n’y parvient certes pas du premier coup et passe par une sĂ©rie d’étapes prĂ©alables, au cours desquelles il en vient mĂȘme Ă  ressusciter sans s’en douter lâ€™Â ÎŹÎœÏ„ÎčÏ€Î”ÏÎŻÏƒÏ„Î±ÏƒÎčς pĂ©ripatĂ©ticienne 3 dont les reprĂ©sentations collectives actuelles ne contiennent cependant plus trace ! En d’autres termes (et sans naturellement qu’il faille invoquer un parallĂ©lisme terme Ă  terme entre l’ontogenĂšse, la phylogenĂšse et la sociogenĂšse historique), la « mutation intellectuelle » ne se manifeste pas sous la forme d’un remplacement pur et simple des idĂ©es anciennes par les nouvelles : elle intervient au contraire sous celle d’une accĂ©lĂ©ration du processus psychogĂ©nĂ©tique dont les Ă©tapes demeurent relativement constantes en leur ordre de succession, mais qui se succĂšdent plus ou moins rapidement selon les milieux sociaux. Rien n’est plus propre, d’ailleurs, Ă  vĂ©rifier la nĂ©cessitĂ© d’un appel Ă  des facteurs spĂ©cifiquement mentaux que l’existence de ces accĂ©lĂ©rations ou de ces retards du dĂ©veloppement, en fonction des milieux collectifs : la « mutation intellectuelle » en tant que facteur d’accĂ©lĂ©ration ne saurait, en effet, s’expliquer par la seule maturation nerveuse (sans recourir Ă  l’hĂ©rĂ©ditĂ© de l’acquis ou Ă  une prĂ©formation anticipatrice), ni par la seule transmission sociale (puisqu’elle est accĂ©lĂ©ration et non pas remplacement), ni par l’union de ces deux seuls processus (puisque l’un d’entre eux est invariant et que l’autre seul varie) ; si la transmission sociale accĂ©lĂšre le dĂ©veloppement mental individuel, c’est donc (comme nous l’avons dĂ©jĂ  vu plus haut), qu’entre une maturation organique fournissant des potentialitĂ©s mentales, mais sans structuration psychologique toute faite, et une transmission sociale fournissant les Ă©lĂ©ments et le modĂšle d’une construction possible, mais sans imposer cette derniĂšre en un bloc achevĂ©, il existe une construction opĂ©ratoire qui traduit en structures mentales les potentialitĂ©s offertes par le systĂšme nerveux ; mais elle n’effectue cette traduction qu’en fonction d’interactions entre les individus et par consĂ©quent sous l’influence accĂ©lĂ©ratrice ou inhibitrice des diffĂ©rents modes rĂ©els de ces interactions sociales. Ainsi le biologique invariant (en tant qu’hĂ©rĂ©ditaire) se prolonge simultanĂ©ment en mental et en social, et c’est l’interdĂ©pendance de ces deux derniers facteurs qui seul peut expliquer les accĂ©lĂ©rations ou les retards du dĂ©veloppement selon les divers milieux collectifs.

Mais si la sociogenĂšse des notions intervient donc au sein de la psychogenĂšse dĂšs les stades Ă©lĂ©mentaires du dĂ©veloppement, il va de soi que son influence s’accroĂźt en progression pour ainsi dire gĂ©omĂ©trique au fur et Ă  mesure de la succession des stades ultĂ©rieurs. Le social intervient avant le langage par l’intermĂ©diaire des dressages sensori-moteurs, de l’imitation, etc., mais sans modification essentielle de l’intelligence prĂ©verbale ; avec le langage son rĂŽle augmente considĂ©rablement, puisqu’il donne lieu Ă  des Ă©changes de pensĂ©e dĂšs la formation mĂȘme de celle-ci. La construction progressive des opĂ©rations intellectuelles suppose une interdĂ©pendance croissante entre les facteurs mentaux et les interactions interindividuelles, comme nous le verrons au § 7. Une fois les opĂ©rations constituĂ©es, un Ă©quilibre s’établit enfin entre le mental et le social, en ce sens que l’individu devenu membre adulte de la sociĂ©tĂ© ne saurait plus penser en dehors de cette socialisation achevĂ©e. Ceci nous conduit Ă  la deuxiĂšme question essentielle que l’épistĂ©mologie gĂ©nĂ©tique pose Ă  la sociologie : celle du rĂŽle de la sociĂ©tĂ© dans l’élaboration des notions historiques propres Ă  la philosophie et aux divers types de connaissance scientifique.

Or, l’analyse sociologique joue Ă  cet Ă©gard un rĂŽle critique dont on ne saurait sous-estimer l’importance. En reliant de la façon la plus Ă©troite la pensĂ©e Ă  l’action, Ă  la maniĂšre de la psychologie et Ă  cette seule diffĂ©rence prĂšs qu’il s’agit alors des relations entre reprĂ©sentations collectives et conduites exĂ©cutĂ©es en commun, la sociologie introduit tĂŽt ou tard dans les modes de pensĂ©e communs ou diffĂ©renciĂ©s qu’elle cherche Ă  expliquer, une distinction analogue Ă  celle que l’on peut faire, dans le domaine individuel, entre la pensĂ©e Ă©gocentrique ou subjective et la pensĂ©e dĂ©centrĂ©e ou objective : elle reconnaĂźtra en certaines formes de pensĂ©e le reflet des prĂ©occupations du groupe restreint auquel appartient l’individu, qu’il s’agisse de ce sociomorphisme dĂ©crit dans les reprĂ©sentations collectives des sociĂ©tĂ©s primitives ou de ce sociocentrisme national ou de classe, de plus en plus raffinĂ© et dĂ©guisĂ©, que l’on retrouve dans les idĂ©ologies et les mĂ©taphysiques ; elle discernera, par contre, en d’autres formes de pensĂ©e, la possibilitĂ© d’universalisation vraie des opĂ©rations en jeu, comme c’est le cas de la pensĂ©e scientifique.

En ce qui concerne l’analyse sociologique de la pensĂ©e philosophique, un pas dĂ©cisif a Ă©tĂ© fait avec les analyses de G. LukĂĄcs sur les symboles littĂ©raires et celles de L. Goldmann sur des systĂšmes de l’importance de ceux de Kant ou de Pascal. On peut donc d’ores et dĂ©jĂ  concevoir une interprĂ©tation de l’histoire de la philosophie en fonction des divers types de diffĂ©renciation sociales selon les nations et les classes de la sociĂ©tĂ©. Nous y reviendrons Ă  propos des rapports entre l’infrastructure et la superstructure (§ 6). Quant Ă  l’analyse sociologique des opĂ©rations intellectuelles elles-mĂȘmes, dont le rĂŽle est Ă©vident dans l’histoire des techniques et des sciences, nous y reviendrons en conclusion de ce chapitre (§ 7).

§ 2. Les diverses significations du concept de totalité sociale

Rien n’est plus propre Ă  faire apercevoir la portĂ©e du renversement des perspectives, accompli par la sociologie du xixe et du xxe siĂšcles, que d’analyser les philosophies sociales en honneur au xviie et au xviiie siĂšcles. Comment Rousseau s’y prend-il, p. ex., pour substituer aux explications thĂ©ologiques du « Discours sur l’histoire universelle » une interprĂ©tation de la sociĂ©tĂ© fondĂ©e sur la nature et sur les aptitudes naturelles de l’homme ? Il imagine un bon sauvage, douĂ© d’avance de toutes les vertus morales et d’une capacitĂ© de reprĂ©sentation intellectuelle telle que cet individu isolĂ©, n’ayant jamais connu la sociĂ©tĂ©, puisse anticiper en son esprit tous les avantages juridiques et Ă©conomiques d’un « contrat social » le reliant Ă  ses semblables. Une telle thĂšse repose ainsi sur deux postulats fondamentaux, qui illustrent de la façon la plus claire les prĂ©jugĂ©s permanents du sens commun contre lesquels a dĂ» lutter et que doit toujours encore combattre la sociologie scientifique. Premier postulat : il existe une « nature humaine » antĂ©rieure aux interactions sociales, innĂ©e chez l’individu, et contenant d’avance toutes les facultĂ©s intellectuelles, morales, juridiques, Ă©conomiques, etc., que la sociologie considĂšre au contraire comme les produits les plus authentiques de la vie en commun. DeuxiĂšme postulat, corrĂ©latif du premier : les institutions sociales constituent le rĂ©sultat dĂ©rivĂ©, intentionnel et par consĂ©quent artificiel, des volontĂ©s inspirĂ©es par cette nature humaine, seul l’individu Ă©tant en possession des qualitĂ©s proprement « naturelles » (cf. le droit « naturel », etc.).

Le renversement des perspectives qui a marquĂ© la dĂ©couverte du problĂšme sociologique conduit au contraire Ă  partir de la seule rĂ©alitĂ© concrĂšte s’offrant Ă  l’observation et Ă  l’expĂ©rience, c’est-Ă -dire la sociĂ©tĂ© dans son ensemble, et Ă  considĂ©rer l’individu avec ses conduites et son comportement mental comme une fonction de cette totalitĂ©, et non pas comme un Ă©lĂ©ment prĂ©existant Ă  l’état isolable et pourvu d’avance des qualitĂ©s indispensables pour rendre compte du tout social. « Il faut expliquer l’homme par l’humanitĂ© et non pas l’humanitĂ© par l’homme » disait Aug. Comte, mais sa loi des trois Ă©tats destinĂ©e Ă  fournir d’emblĂ©e le schĂšme gĂ©nĂ©ral de cette explication, a mis tout l’accent sur les « reprĂ©sentations collectives » par opposition aux divers types de conduites et a inaugurĂ© ainsi une tradition sociologique abstraite qui a trouvĂ© en Durkheim son plus complet Ă©panouissement. « Ce n’est pas la conscience de l’homme qui dĂ©termine sa maniĂšre d’ĂȘtre, c’est sa maniĂšre d’ĂȘtre sociale qui dĂ©termine sa conscience » a au contraire prĂ©cisĂ© K. Marx, inaugurant ainsi une sociologie du comportement ou sociologie concrĂšte, dont l’accord Ă©tait par consĂ©quent rendu d’avance plus facile avec la future psychologie des conduites.

Le problĂšme posĂ© par l’explication sociologique tient donc dĂšs l’abord Ă  l’emploi de la notion de totalitĂ©. L’individu constituant l’élĂ©ment et la sociĂ©tĂ© le tout, comment concevoir une totalitĂ© qui modifie les Ă©lĂ©ments dont elle est formĂ©e sans pour autant utiliser autre chose que les matĂ©riaux empruntĂ©s Ă  ces Ă©lĂ©ments eux-mĂȘmes ? Le seul Ă©noncĂ© d’une telle question montre assez son Ă©troite analogie avec tous les problĂšmes de construction gĂ©nĂ©tique, dont l’explication sociologique rencontre ainsi un simple cas particulier, mais d’une importance exceptionnelle et dont il est par consĂ©quent indispensable Ă  l’épistĂ©mologie de savoir comment la pensĂ©e sociologique a cherchĂ© Ă  le dominer.

Or, en ce cas de mĂȘme qu’en tous ses semblables, l’histoire des idĂ©es montre que l’on se trouve en prĂ©sence non pas de deux mais de trois solutions possibles au moins et dont la troisiĂšme est elle-mĂȘme susceptible de prĂ©senter des nuances diverses. Il y a d’abord le schĂ©ma atomistique consistant Ă  reconstituer le tout par la composition additive des propriĂ©tĂ©s des Ă©lĂ©ments. En rĂ©alitĂ© aucun sociologue n’a jamais soutenu ce point de vue : il est le fait du sens commun et des philosophies sociales prĂ©sociologiques, qui expliquaient les caractĂšres du tout collectif par les attributs de la nature humaine innĂ©e chez les individus, sans voir qu’elles renversaient ainsi l’ordre des causes et des effets et rendaient compte de la sociĂ©tĂ© par les rĂ©sultats de la socialisation des individus. La malheureuse discussion qui a opposĂ© Tarde et Durkheim dans la solution d’un problĂšme essentiellement mal posĂ© a donnĂ© Ă  croire que Tarde expliquait ainsi la sociĂ©tĂ© par l’individu : en recourant Ă  l’imitation, Ă  l’opposition, etc. Tarde invoquait en rĂ©alitĂ© des rapports entre individus, mais sans voir que de tels rapports eux-mĂȘmes modifient les individus en leur structure mentale, tandis que Durkheim en recourant Ă  la contrainte exercĂ©e par le tout social insistait avec raison sur les transformations produites par cette contrainte au sein des consciences individuelles, mais sans comprendre la nĂ©cessitĂ© de dĂ©biter ce processus d’ensemble en rapports concrets entre les individus.

La seconde solution est donc celle de Durkheim, que l’on peut caractĂ©riser par la notion d’« émergence » telle qu’elle a Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©e en biologie (voir chap. X § 3) et dans la psychologie de la « Gestalt » : le tout n’est pas le rĂ©sultat de la composition d’élĂ©ments « structurants », mais il ajoute un ensemble de propriĂ©tĂ©s nouvelles aux Ă©lĂ©ments « structurĂ©s » par lui. Quant Ă  ces propriĂ©tĂ©s elles Ă©mergent spontanĂ©ment de la rĂ©union des Ă©lĂ©ments et sont irrĂ©ductibles Ă  toute composition additive parce qu’elles consistent essentiellement en formes d’organisation ou d’équilibre. C’est pourquoi Durkheim se refuse Ă  toute explication psychogĂ©nĂ©tique des caractĂšres sociaux, l’explication gĂ©nĂ©tique en sociologie ne pouvant ĂȘtre fondĂ©e que sur l’histoire du tout social lui-mĂȘme, envisagĂ© lors de chacune de ses phases, Ă  titre de totalitĂ© indĂ©composable.

Mais si l’explication atomistique du tout social aboutit Ă  attribuer Ă  la conscience individuelle un ensemble de facultĂ©s achevĂ©es, sous la forme d’un esprit humain donnĂ© et Ă©chappant Ă  toute sociogenĂšse, le transfert pur et simple de cet esprit humain au sein de la « conscience collective » constitue une solution un peu facile Ă©galement ; et cela malgrĂ© ses avantages positifs, Ă  savoir la possibilitĂ© de reconstituer l’histoire de cette nouvelle rĂ©alitĂ©, qui cesse d’ĂȘtre innĂ©e et immuable pour se transformer au cours des siĂšcles. La conscience collective, hĂ©ritiĂšre des pouvoirs jusque-lĂ  innĂ©s ou a priori de l’esprit, prĂ©sente, en effet, cet inconvĂ©nient de demeurer une conscience, ou un foyer inconscient d’émanations conscientes, c’est-Ă -dire d’hĂ©riter de ce substantialisme et de cette causalitĂ© spirituels dont la sociologie ne dĂ©charge la psychologie que pour en porter Ă  son tour tout le poids : le renversement des positions n’est alors qu’apparent et consiste en un simple dĂ©placement des problĂšmes gĂ©nĂ©tiques, sans renouvellement rĂ©el.

D’oĂč la troisiĂšme solution, qui est celle du relativisme et de la sociologie concrĂšte : le tout social n’est ni une rĂ©union d’élĂ©ments antĂ©rieurs, ni une entitĂ© nouvelle, mais un systĂšme de rapports dont chacun engendre, en tant que rapport mĂȘme, une transformation des termes qu’il relie. Invoquer un ensemble d’interactions ne consiste, en effet, nullement Ă  faire appel aux caractĂšres individuels comme tels, et la nuance individualiste de nombreuses sociologies de l’interaction dĂ©coule bien davantage d’une psychologie insuffisante que des lacunes de la notion d’interaction laissĂ©e incomplĂštement exploitĂ©e. Lorsque Tarde ou Pareto expliquent la vie sociale par l’imitation ou par des compositions de « rĂ©sidus », ils se contentent ainsi d’une psychologie rudimentaire, en attribuant Ă  l’individu une logique toute faite ou une collection d’instincts permanents, sans se douter que ces entitĂ©s considĂ©rĂ©es par eux comme donnĂ©es dĂ©pendent elles-mĂȘmes d’interactions plus profondes. Baldwin, qui Ă©tait Ă  la fois sociologue et psychologue a au contraire bien aperçu la connexion Ă©troite existant entre la conscience mĂȘme du « moi » et les interactions d’imitation, et il a posĂ© le premier le problĂšme fondamental de la « logique gĂ©nĂ©tique ». Mais le dĂ©faut commun de la grande majoritĂ© des explications sociologiques est d’avoir voulu constituer d’emblĂ©e une sociologie de la conscience ou mĂȘme du discours, alors que dans la vie sociale comme dans la vie individuelle la pensĂ©e procĂšde de l’action et qu’une sociĂ©tĂ© est essentiellement un systĂšme d’activitĂ©s, dont les interactions Ă©lĂ©mentaires consistent au sens propre en actions se modifiant les unes les autres selon certaines lois d’organisation ou d’équilibre : actions techniques de fabrication et d’utilisation, actions Ă©conomiques de production et de rĂ©partition, actions morales et juridiques de collaboration ou de contrainte et d’oppression, actions intellectuelles de communication, de recherche en commun, ou de critique mutuelle, bref de construction collective et de mise en correspondance des opĂ©rations. C’est de l’analyse de ces interactions dans le comportement lui-mĂȘme que procĂšde alors l’explication des reprĂ©sentations collectives, ou interactions modifiant la conscience des individus.

Or, il est clair que, de ce troisiĂšme point de vue, il ne saurait subsister de conflits entre l’explication sociologique et l’explication psychologique : elles contribuent au contraire l’une et l’autre Ă  Ă©clairer les deux aspects complĂ©mentaires, individuel et interindividuel, de chacune des conduites de l’homme en sociĂ©tĂ©, qu’il s’agisse de lutte, de coopĂ©ration, ou de toute variĂ©tĂ© intermĂ©diaire de comportement commun. En plus des facteurs organiques, qui conditionnent de l’intĂ©rieur les mĂ©canismes de l’action, toute conduite suppose en effet deux sortes d’interactions qui la modifient du dehors et sont indissociables l’une de l’autre : l’interaction entre le sujet et les objets et l’interaction entre le sujet et les autres sujets. C’est ainsi que le rapport entre le sujet et l’objet matĂ©riel modifie le sujet et l’objet Ă  la fois par assimilation de celui-ci Ă  celui-lĂ  et accommodation de celui-lĂ  Ă  celui-ci. Il en est de mĂȘme de tout travail collectif de l’homme sur la nature : « Le travail est avant tout un processus entre l’homme et la nature, un processus dans lequel l’homme par son activitĂ©, rĂ©alise, rĂšgle et contrĂŽle ses Ă©changes avec la nature. Il apparaĂźt ainsi lui-mĂȘme comme une force naturelle en face de la nature matĂ©rielle. Il met en mouvement les forces naturelles qui appartiennent Ă  sa nature corporelle, bras et jambes, tĂȘte et mains, pour s’approprier les substances naturelles sous une forme utilisable pour sa propre vie. En agissant par ses mouvements sur la nature extĂ©rieure et en la transformant, il transforme en mĂȘme temps sa propre nature » 4. Mais, si l’interaction entre le sujet et l’objet les modifie ainsi tous deux, il est a fortiori Ă©vident que chaque interaction entre sujets individuels modifiera ceux-ci l’un par rapport Ă  l’autre. Chaque rapport social constitue par consĂ©quent une totalitĂ© en elle-mĂȘme, productive de caractĂšres nouveaux et transformant l’individu en sa structure mentale. De l’interaction entre deux individus dĂ©jĂ  Ă  la totalitĂ© constituĂ©e par l’ensemble des rapports entre les individus d’une mĂȘme sociĂ©tĂ©, il y a donc continuitĂ© et, en dĂ©finitive, la totalitĂ© ainsi conçue apparaĂźt comme consistant non pas en une somme d’individus ni en une rĂ©alitĂ© superposĂ©e aux individus, mais en un systĂšme d’interactions modifiant ces derniers en leur structure mĂȘme.

Ainsi dĂ©finis par les interactions entre individus, avec transmission extĂ©rieure des caractĂšres acquis (par opposition Ă  la transmission interne des mĂ©canismes innĂ©s), les faits sociaux sont exactement parallĂšles aux faits mentaux, Ă  cette seule diffĂ©rence que le « nous » s’y trouve constamment substituĂ© au « moi » et la coopĂ©ration aux opĂ©rations simples. Or les faits mentaux peuvent ĂȘtre rĂ©partis selon trois aspects distincts, mais indissociables, de toute conduite : la structure de la conduite, qui en constitue l’aspect cognitif (opĂ©rations ou prĂ©opĂ©rations), son Ă©nergĂ©tique ou Ă©conomie, qui en constitue l’aspect affectif (valeurs) et les systĂšmes d’indices ou de symboles servant de signifiants Ă  ces structures opĂ©ratoires ou Ă  ces valeurs. De mĂȘme les faits sociaux se rĂ©duisent tous Ă  trois types d’interactions interindividuelles ou plus prĂ©cisĂ©ment Ă  trois aspects, toujours prĂ©sents Ă  des degrĂ©s divers, des interactions interindividuelles possibles. Leur structuration, d’abord, ajoute Ă  la simple rĂ©gularitĂ© propre aux structurations mentales un Ă©lĂ©ment d’obligation Ă©manant du caractĂšre interindividuel des interactions en jeu : elle se traduit ainsi par l’existence des rĂšgles. Les valeurs collectives, en second lieu, diffĂšrent des valeurs attachĂ©es au simple rapport entre sujet et objets en ce qu’elles impliquent un Ă©lĂ©ment d’échange interindividuel. Enfin les signifiants propres aux interactions collectives sont constituĂ©s par les signes conventionnels, en opposition avec les purs indices ou symboles accessibles Ă  l’individu indĂ©pendamment de la vie sociale. RĂšgles, valeurs d’échange et signes constituent ainsi les trois aspects constitutifs des faits sociaux, puisque toute conduite exĂ©cutĂ©e en commun se traduit nĂ©cessairement par la constitution de normes, de valeurs et de signifiants conventionnels. Et il en est ainsi des conduites de lutte ou d’oppression, comme des diverses formes de collaboration, car mĂȘme en toute guerre ou en toute lutte de classes on dĂ©fend certaines valeurs, on invoque certaines rĂšgles et on se sert de certains signes, quels que soient la portĂ©e objective ou subjective de ces divers Ă©lĂ©ments et leur niveau eu Ă©gard Ă  la superstructure ou Ă  l’infrastructure des comportements en jeu.

L’existence des rĂšgles, tout d’abord, que l’on retrouve en toute sociĂ©tĂ©, pose un problĂšme intĂ©ressant quant Ă  la nature des normes en gĂ©nĂ©ral. L’action individuelle comporte dĂ©jĂ , en un sens, un aspect normatif, liĂ© Ă  son efficacitĂ© et Ă  son Ă©quilibre adaptatif. Mais rien n’oblige un individu Ă  rĂ©ussir ce qu’il fait et ni l’efficacitĂ© de ses actions ni leur rĂ©gularitĂ© Ă©quilibrĂ©e ne constituent encore des normes obligatoires. L’étude des faits mentaux chez l’enfant montre, d’autre part, que la conscience de l’obligation suppose une relation entre deux individus au moins, celui qui oblige par ses ordres ou ses consignes et celui qui est obligĂ© (respect unilatĂ©ral), ou tous deux s’obligeant rĂ©ciproquement (respect mutuel). Il va sans dire, en outre, que l’individu qui oblige peut ĂȘtre lui-mĂȘme obligĂ© par des rĂšgles remontant de proche en proche jusqu’aux gĂ©nĂ©rations les plus lointaines dont il est l’hĂ©ritier social. De plus, de telles rĂšgles s’appliquent Ă  tout et structurent aussi bien les signes eux-mĂȘmes (rĂšgles grammaticales, etc.) et les valeurs (rĂšgles morales et juridiques) que les concepts et les reprĂ©sentations collectives en gĂ©nĂ©ral (logique). En ce qui concerne les rĂšgles de la pensĂ©e, elles prĂ©sentent une double nature : formes d’équilibre des actions individuelles, en tant que celles-ci aboutissent Ă  un Ă©tat de composition rĂ©versible, elles sont, d’autre part, imposĂ©es en tant que normes par le systĂšme des interactions interindividuelles (nous verrons pourquoi au § 7). Cela revient Ă  dire concrĂštement que si l’individu est conduit Ă  introduire une certaine cohĂ©rence dans ses actions lorsqu’il veut rendre celles-ci efficaces, il est par contre obligĂ© Ă  cette cohĂ©rence lorsqu’il collabore avec autrui : l’impĂ©ratif hypothĂ©tique de l’action individuelle correspond Ă  un impĂ©ratif catĂ©gorique pour l’action collective ; il faut ajouter qu’historiquement et gĂ©nĂ©tiquement ces deux impĂ©ratifs ne font d’abord qu’un, l’impĂ©ratif hypothĂ©tique ne se diffĂ©renciant que secondairement, parce que l’action individualisĂ©e ne se diffĂ©rencie elle-mĂȘme que peu Ă  peu de l’action commune (ou sentie comme telle).

En second lieu, le fait social se prĂ©sente sous la forme de valeurs d’échange. L’individu par lui-mĂȘme connaĂźt certaines valeurs, dĂ©terminĂ©es par ses intĂ©rĂȘts, ses plaisirs ou ses peines et son affectivitĂ© en gĂ©nĂ©ral ; de telles valeurs sont spontanĂ©ment systĂ©matisĂ©es en lui grĂące aux systĂšmes de rĂ©gulations affectives et ces rĂ©gulations tendent vers l’équilibre rĂ©versible caractĂ©risant la volontĂ© (en parallĂšle avec les opĂ©rations intellectuelles). Son activitĂ© propre suffit, par ailleurs, Ă  introduire une certaine quantification des valeurs, ce qui, verrons-nous Ă  l’instant, les engage dans le sens de la valeur Ă©conomique : la « loi du moindre effort » exprime ainsi le rapport entre un travail minimum et un rĂ©sultat maximum ; le travail lui-mĂȘme et les forces dĂ©pensĂ©es Ă  son sujet constituent alors des valeurs pour l’individu, qui sont mises en balance avec celles des objets dont il tire une utilisation, et qui conditionnent donc celles-ci ; le rĂŽle de la raretĂ© dans le mĂ©canisme des choix conduit Ă©galement Ă  une quantification individuelle de la valeur. Mais ces valeurs, qualitatives ou en partie quantifiĂ©es, demeurent variables et fluides tant qu’elles ne donnent pas lieu Ă  des Ă©changes. La valeur d’échange constitue ainsi le fait nouveau qui consolide socialement les valeurs et les transforme en les rendant dĂ©pendantes, non plus seulement du rapport entre un sujet et les objets, mais encore du systĂšme total des rapports entre deux ou plusieurs sujets, d’une part et les objets d’autre part.

Les valeurs d’échange comprennent par dĂ©finition tout ce qui peut donner lieu Ă  un Ă©change, depuis les objets utilisĂ©s par l’action pratique jusqu’aux idĂ©es et reprĂ©sentations donnant lieu Ă  un Ă©change intellectuel et jusqu’aux valeurs affectives interindividuelles. Ces diverses valeurs demeurent qualitatives (c’est-Ă -dire Ă  quantification purement intensive, voir chap. I § 3), tant qu’elles rĂ©sultent d’un Ă©change non calculĂ©, mais simplement subordonnĂ© Ă  des rĂ©gulations affectives quelconques de l’action (intĂ©rĂȘts altruistes autant qu’égoĂŻstes) ; elles sont par contre dites Ă©conomiques 5 dĂšs qu’elles donnent lieu Ă  une quantification extensive ou mĂ©trique, cette derniĂšre se fondant sur la mesure des objets ou des services Ă©changĂ©s. Par exemple un Ă©change d’idĂ©es entre un Ă©tudiant en physique et un Ă©tudiant en philosophie ne constitue pas un Ă©change Ă©conomique tant qu’il s’agit d’une libre conversation (mĂȘme si cet Ă©change est « intĂ©ressé » de part et d’autre), mais l’échange d’une heure de physique contre une heure de philosophie devient un Ă©change Ă©conomique, bien que les idĂ©es Ă©changĂ©es soient les mĂȘmes qu’auparavant : c’est que l’échange a Ă©tĂ© intentionnellement « calculé » et que le temps de la conservation a Ă©tĂ© mesurĂ© (Ă  dĂ©faut du nombre ou de l’importance des idĂ©es). La quantification de la valeur Ă©conomique peut ĂȘtre simplement extensive comme dans un troc avec Ă©valuation au jugĂ©, ou devenir mĂ©trique (avec construction de communes mesures sous la forme des diverses variĂ©tĂ©s de monnaie).

Le rapport entre les rĂšgles et les valeurs est complexe. Les durkheimiens identifient ces deux termes, en admettant que toute contrainte sociale constitue une obligation dans sa forme (donc une rĂšgle), et une valeur dans son contenu. Il est exact que l’on n’observe jamais un « champ » de valeurs sociales sans que ce champ soit encadrĂ© dans des rĂšgles : les valeurs Ă©conomiques ont ainsi pour frontiĂšres un ensemble de rĂšgles morales et juridiques, d’ailleurs Ă©lastiques, qui proscrivent certaines formes de vols (le vol conduisant cependant au maximum de profit contre un minimum de pertes, comme l’a finement soulignĂ© Sageret) ; les valeurs intellectuelles sont encadrĂ©es par les rĂšgles logiques, et lorsque l’ensemble d’un systĂšme est formalisĂ© ces rĂšgles deviennent mĂȘme l’unique source des valeurs de vĂ©ritĂ© et de fausseté ; etc. Mais il n’en reste pas moins que les valeurs peuvent ĂȘtre plus ou moins rĂ©glĂ©es, ce qui atteste suffisamment la dualitĂ© de ces deux sortes de faits sociaux. À la limite une valeur peut mĂȘme Ă©chapper momentanĂ©ment Ă  toute rĂšgle, comme une idĂ©e sĂ©duisant un esprit indĂ©pendamment de toute rĂ©glementation. À l’autre extrĂȘme, il existe par contre des valeurs que l’on peut appeler normatives parce qu’elles valent seulement en fonction de rĂšgles, telles les valeurs morales, juridiques ou logiques. C’est que la fonction essentielle de la rĂšgle est de conserver les valeurs et que le seul moyen social de les conserver est de les rendre obligĂ©es ou obligatoires. Toute valeur tendant Ă  se conserver dans le temps devient donc normative : un Ă©change Ă  crĂ©dit donne lieu Ă  une crĂ©ance et Ă  une dette qui sont des valeurs rĂ©glĂ©es juridiquement ; une hypothĂšse scientifique donne lieu Ă  une conservation logique obligĂ©e au cours des raisonnements portant sur elle ; etc.

Enfin le troisiĂšme aspect du fait social est le signe, ou moyen d’expression servant Ă  la transmission des rĂšgles et des valeurs. L’individu parvient par lui-mĂȘme, c’est-Ă -dire indĂ©pendamment de toute interaction avec autrui, Ă  constituer des « symboles », par ressemblance entre le signifiant et le signifiĂ© (ainsi l’image mentale, le symbole ludique des jeux d’imaginations, le rĂȘve, etc.). Le signe, par contre, est arbitraire et suppose par consĂ©quent une convention, explicite et libre comme dans le cas des signes mathĂ©matiques (appelĂ©s symboles par l’usage, mais qui sont en rĂ©alitĂ© des signes), ou tacite et obligĂ©e (langage courant, etc.). Les systĂšmes de signes sont nombreux et essentiels Ă  la vie sociale : les signes verbaux, l’écriture, les gestes de la mimique affective et de la politesse, les modes vestimentaires (signes de classes sociales, de profession, etc.), les rites (magiques, religieux et politiques, etc.) et ainsi de suite. En outre, un grand nombre de signes se doublent de symbolisme (au sens dĂ©fini plus haut) et le fait est d’autant plus frĂ©quent que les sociĂ©tĂ©s sont plus « primitives » et que les reprĂ©sentations collectives sont moins abstraites, c’est-Ă -dire moins profondĂ©ment socialisĂ©es. Les systĂšmes de signes englobent mĂȘme certains symboles collectifs plus complexes et semi-conceptuels tels que les mythes et rĂ©cits lĂ©gendaires, qui constituent des signifiants plus que des signifiĂ©s (bien qu’ils soient eux-mĂȘmes des signifiĂ©s eu Ă©gard aux mots qui les expriment) : ils sont, en effet, porteurs d’une signification mystique et affective qui dĂ©passe le rĂ©cit mĂȘme et dont celui-ci est le signifiant. Les mythes religieux se prolongent eux-mĂȘmes en mythes politiques : toute idĂ©ologie sociale, y compris les mĂ©taphysiques, participe Ă  cet Ă©gard du systĂšme des signes plus que des reprĂ©sentations collectives rationnelles, et constitue de ce point de vue une sorte de pensĂ©e symbolique dont la signification inconsciente dĂ©passe largement les concepts rationalisĂ©s qui lui servent de signifiĂ©s. En effet, en une reprĂ©sentation collective objective, la valeur dĂ©coule du concept mĂȘme, dont elle exprime l’utilisation adĂ©quate, tandis qu’en une idĂ©ologie le concept n’est qu’un symbole des valeurs qui lui sont attachĂ©es de l’extĂ©rieur.

Toute interaction sociale apparaĂźt ainsi comme se manifestant sous forme de rĂšgles, de valeurs et de signes. La sociĂ©tĂ© elle-mĂȘme constitue, d’autre part, un systĂšme d’interactions dĂ©butant avec les relations des individus deux Ă  deux et s’étendant jusqu’aux interactions entre chacun d’eux et l’ensemble des autres, et jusqu’aux actions de tous les individus antĂ©rieurs, c’est-Ă -dire de toutes les interactions historiques, sur les individus actuels. La question se prĂ©cise alors de comprendre en quel sens la pensĂ©e sociologique emploie la notion de « totalité ». Étant exclu qu’une totalitĂ© se rĂ©duise Ă  une somme d’individus, puisque ceux-ci sont modifiĂ©s par les interactions mĂȘmes, et Ă©tant Ă©cartĂ©e la solution d’une totalitĂ© « émergeant » sans plus des interactions, il reste deux solutions, d’ailleurs acceptables simultanĂ©ment aussi bien que l’une Ă  l’exclusion de l’autre. La totalitĂ© sociale pourrait ĂȘtre constituĂ©e par une composition additive de toutes les interactions en jeu. Elle pourrait au contraire consister en un « mĂ©lange », au sens probabiliste du terme (voir chap. VI), entre les interactions, avec interfĂ©rences complexes Ă  rĂ©sultats plus ou moins probables. La totalitĂ© sociale pourrait, enfin, ĂȘtre en partie composable, et demeurer en partie Ă  l’état de mĂ©lange statistique.

Or, le choix entre ces diverses solutions suppose prĂ©cisĂ©ment l’examen sĂ©parĂ© des systĂšmes de signes, de valeurs et de rĂšgles. Qu’il s’agisse, en effet, des diffĂ©rentes formes de l’état, des rĂ©volutions, des guerres, de la lutte des classes et de tous les phĂ©nomĂšnes que se doit d’étudier une sociologie concrĂšte, les antagonismes autant que les formes d’équilibre relatif se rĂ©duisent toujours Ă  des questions de normes, de valeurs (qualitatives ou Ă©conomiques) et de signes (y compris les idĂ©ologies), car le conflit de l’harmonie des actions et des forces est nĂ©cessairement polarisĂ© selon ces trois aspects du fait social. Mais le rĂ©tablissement de l’équilibre ne saurait s’effectuer de façon identique selon qu’il s’agit de l’un ou de l’autre de ces mĂȘmes aspects, car l’obligation oĂč l’on se trouve de les distinguer indique Ă  elle seule une diversitĂ© dans les fonctionnements respectifs, et c’est ce qu’il importe de montrer pour caractĂ©riser la notion d’une totalitĂ© sociale, si idĂ©ale soit-elle. Le problĂšme peut ĂȘtre Ă©noncĂ© Ă  cet Ă©gard sous la forme suivante : les signes, les valeurs et les rĂšgles sont-ils tous trois rĂ©ductibles Ă  des compositions logiques ? C’est sous l’angle de cette question de structure que le problĂšme sociologique de la totalitĂ© prend toute sa signification Ă©pistĂ©mologique.

Pour ce qui est des normes ou des rĂšgles, tout d’abord, on aperçoit que si, en certains domaines exceptionnels, les rĂšgles constituent effectivement des systĂšmes Ă  composition rationnelle ou logique, il est de nombreux terrains sur lesquels les rĂšgles ne sont point parvenues Ă  cet Ă©tat d’équilibre cohĂ©rent, parce que constituant un mĂ©lange d’élĂ©ments hĂ©tĂ©rogĂšnes, hĂ©ritĂ©s de pĂ©riodes diverses de l’histoire ou de la prĂ©histoire sociales. Il est instructif de comparer Ă  cet Ă©gard un systĂšme de normes intellectuelles rĂ©gissant la pensĂ©e scientifique d’une Ă©poque et le systĂšme des normes morales en vigueur Ă  un moment donnĂ© de l’histoire d’une sociĂ©tĂ©. Les premiĂšres comme les secondes de ces normes peuvent provenir de pĂ©riodes historiques bien diffĂ©rentes et avoir fait partie de contextes qui seraient actuellement inconciliables en leurs ensembles respectifs. Mais la systĂ©matisation des normes rationnelles est actuellement Ă  la fois mobile et stricte, c’est-Ă -dire qu’elle sacrifie sans hĂ©sitations les anciens principes lorsqu’ils sont contredits par d’autres plus rĂ©cents. Au contraire la morale d’une sociĂ©tĂ© est comparable Ă  un terrain composite dont la stratigraphie rĂ©vĂšle des restes d’époques successives, simplement superposĂ©s ou juxtaposĂ©s ; certains esprits ou certaines parties de la sociĂ©tĂ© parviennent Ă  une unification relative, comparable Ă  la systĂ©matisation logique rĂ©alisĂ©e par l’élite intellectuelle, mais cette Ă©lite morale rencontre des rĂ©sistances plus grandes en ses efforts novateurs, Ă  cause du respect des traditions Ă©tablies. Quant au droit la situation en est intermĂ©diaire ; d’un point de vue formel la hiĂ©rarchie des normes juridiques s’étendant entre la constitution d’un Ă©tat et les « normes individualisĂ©es » constitue un tout cohĂ©rent ; mais en leur contenu, les lois peuvent se contredire partiellement ou tout au moins constituer une mosaĂŻque d’élĂ©ments d’origine hĂ©tĂ©rogĂšne et d’intentions contraires. Bref, les systĂšmes de rĂšgles eux-mĂȘmes oscillent entre les deux aspects possibles des totalitĂ©s collectives : composition logique ou mĂ©lange, ce qui soulĂšve les deux questions de l’influence du dĂ©veloppement historique des normes sur leur structure actuelle et de leur forme d’équilibre propre.

Pour ce qui est des valeurs, le problĂšme est beaucoup plus complexe. Pour autant qu’il ne s’agit pas de valeurs normatives, c’est-Ă -dire rĂ©glĂ©es par des normes composables logiquement, mais d’échanges relativement libres, il est bien clair qu’un systĂšme de valeurs spontanĂ©es est nettement orientĂ© dans la direction des totalitĂ©s de caractĂšre statistique, ou mĂ©langes caractĂ©risĂ©s par des interfĂ©rences fortuites. Les valeurs Ă©conomiques, en une Ă©conomie non dirigĂ©e, ainsi que les valeurs qualitatives en cours dans une vie politique soumise au jeu des partis ou dans les fluctuations des modes littĂ©raires et philosophiques, constituent des modĂšles de compositions alĂ©atoires et non pas additives. Seule une subordination des valeurs aux normes est donc de nature Ă  assurer leur systĂ©matisation sous la forme de totalitĂ©s logiques.

Quant aux signes, on sait assez par les travaux des linguistes, comment leurs systĂšmes rĂ©sultent de l’interfĂ©rence des facteurs historiques et des facteurs d’équilibre et surtout comment les rĂ©gularitĂ©s inhĂ©rentes au langage intellectuel sont Ă  chaque instant bouleversĂ©es par le jeu des valeurs inhĂ©rentes au langage affectif. Un langage ne saurait donc aboutir Ă  la constitution d’une totalitĂ© logique qu’à la double condition d’une adĂ©quation complĂšte des signifiants aux signifiĂ©s, et d’une subordination complĂšte des valeurs aux normes : ce n’est le cas, en fait, que des langages exclusivement conventionnels exprimant un jeu de concepts eux-mĂȘmes entiĂšrement rigoureux, c’est-Ă -dire du symbolisme logistique et mathĂ©matique. En dehors d’un tel Ă©tat limite, tout systĂšme de signes oscille entre la totalitĂ© par composition logique et la totalitĂ©-mĂ©lange : c’est le cas entre autres, du symbolisme des mythes et des idĂ©ologies, quelle que soit leur rationalisation apparente.

En conclusion, les totalitĂ©s sociales oscillent entre deux types. À l’un des extrĂȘmes, les interactions en jeu sont relativement rĂ©guliĂšres, polarisĂ©es par des normes ou obligations permanentes, et constituent des systĂšmes composables dont on pressent l’analogie avec les groupements opĂ©ratoires au cas oĂč ceux-ci s’appliqueraient aux Ă©changes et aux actions hiĂ©rarchisĂ©es interindividuelles comme aux opĂ©rations intra-individuelles. À l’autre extrĂȘme, la totalitĂ© sociale constitue un mĂ©lange d’interactions interfĂ©rant entre elles et dont les modes de composition rappellent les rĂ©gulations ou les rythmes de l’action individuelle : le tout social ne reprĂ©sente plus alors la somme algĂ©brique de ces interactions, mais une structure d’ensemble analogue aux « Gestalt » psychologiques ou physiques, c’est-Ă -dire aux systĂšmes dans lesquels il s’ajoute des forces nouvelles aux composantes, Ă  cause du caractĂšre probabiliste de la composition. La « sociĂ©té », au sens courant du terme, est un compromis entre ces deux sortes de totalitĂ©s. Pour expliquer les faits sociaux relatifs Ă  de telles totalitĂ©s, la sociologie se trouve alors en prĂ©sence de deux sortes de problĂšmes, dont l’intĂ©rĂȘt Ă©pistĂ©mologique tient en particulier Ă  leur correspondance avec les deux questions centrales de l’explication psychologique : le problĂšme des rapports entre l’histoire et l’équilibre (entre les points de vue diachronique et synchronique) et celui des mĂ©canismes mĂȘmes de l’équilibre (rythmes, rĂ©gulations et groupements).

§ 3. L’explication en sociologie. A : le synchronique et le diachronique

Les difficultĂ©s propres au problĂšme de la totalitĂ© sociale tiennent, nous venons de l’apercevoir en l’examinant du point de vue des rĂšgles, des valeurs et des signes, Ă  la question essentielle des rapports entre l’histoire des faits sociaux et l’équilibre d’une sociĂ©tĂ© considĂ©rĂ©e Ă  un moment particulier de son dĂ©veloppement : cet Ă©quilibre dĂ©pend-il de la succession historique des interactions, ou de la seule interdĂ©pendance des relations contemporaines les unes des autres ? Il est immĂ©diatement visible que ce problĂšme se pose en des termes diffĂ©rents pour les rĂšgles, dont la fonction est avant tout d’assurer la permanence dans le temps, pour les valeurs non normatives qui expriment essentiellement un Ă©tat momentanĂ© de l’équilibre des Ă©changes, et pour les signes qui participent de ces deux natures.

Cette question des rapports entre l’histoire et l’équilibre se pose dĂ©jĂ  en biologie et en psychologie (et de façon gĂ©nĂ©rale partout oĂč intervient un dĂ©roulement historique), mais elle est beaucoup plus dĂ©licate encore en sociologie qu’en psychologie. En une Ă©volution individuelle, qui dĂ©bute avec la naissance et s’achĂšve Ă  l’état adulte ou Ă  la mort, l’équilibre intellectuel et affectif apparaĂźt comme le terme du dĂ©veloppement lui-mĂȘme, de telle sorte que cet Ă©quilibre final est Ă  concevoir comme assurĂ© par des mĂ©canismes apparentĂ©s Ă  ceux qui assurent la succession des stades Ă©volutifs. En une sociĂ©tĂ©, dont la mort n’est en gĂ©nĂ©ral que mĂ©taphorique et dont les Ă©tats d’apogĂ©e ne sauraient ĂȘtre comparĂ©s que verbalement Ă  l’ñge adulte de la vie, les questions d’équilibre et de dĂ©veloppement se posent diffĂ©remment et leur rapport soulĂšve un ensemble de problĂšmes essentiels : faut-il considĂ©rer l’évolution sociale comme tendant Ă©galement Ă  un Ă©quilibre terminal, avec ou sans rĂ©volutions prĂ©alables, ou consiste-t-elle en une alternance de phases plus ou moins Ă©quilibrĂ©es et de dĂ©sĂ©quilibres plus ou moins profonds ? Dans l’un ou l’autre de ces divers cas, peut-on appliquer les mĂȘmes modes d’explication au devenir social et aux interdĂ©pendances entre phĂ©nomĂšnes simultanĂ©s ?

DĂšs les dĂ©buts de la sociologie, Aug. Comte opposait la sociologie statique ou thĂ©orie de l’« ordre », c’est-Ă -dire de l’équilibre social, Ă  la sociologie dynamique, ou thĂ©orie du « progrĂšs », c’est-Ă -dire de l’évolution, et cette distinction s’est conservĂ©e classiquement sous des formes diverses. La sociologie de K. Marx comporte elle aussi une thĂ©orie Ă©volutive, liĂ©e Ă  l’histoire Ă©conomique et politique, et une thĂ©orie de l’équilibre, liĂ©e Ă  l’avĂšnement du socialisme final, les caractĂšres de cet Ă©quilibre diffĂ©rant profondĂ©ment des mĂ©canismes en jeu dans l’évolution antĂ©rieure (rĂ©sorption du droit dans la morale, disparition de l’État sous l’effet de l’étatisation gĂ©nĂ©rale, etc.). MĂȘme des auteurs comme Durkheim et Pareto qui ont tendance Ă  sacrifier l’un de ces aspects Ă  l’autre (le premier insistant surtout sur les processus gĂ©nĂ©tiques ou historiques et le second sur le mĂ©canisme de l’équilibre) sont obligĂ©s de distinguer deux formes de rapports : Durkheim pose entre autres pour rĂšgle que l’histoire d’une structure sociale n’explique pas sa fonction actuelle (rĂšgle qu’il n’a pas toujours appliquĂ©e, comme nous le verrons Ă  l’instant) et Pareto distingue la permanence des « classes » de rĂ©sidus dans l’histoire et l’inĂ©gale rĂ©partition des mĂȘmes « classes » de rĂ©sidus selon les classes sociales d’une sociĂ©tĂ© envisagĂ©e statiquement.

Mais ce n’est qu’avec la linguistique, c’est-Ă -dire avec la plus prĂ©cise sans doute des disciplines sociales, que la distinction s’est imposĂ©e systĂ©matiquement entre les deux points de vue. Comme l’a montrĂ© F. de Saussure, on peut Ă©tudier la langue, non seulement du point de vue « diachronique », c’est-Ă -dire en son Ă©volution historique, mais encore du point de vue « synchronique », c’est-Ă -dire comme un systĂšme d’élĂ©ments interdĂ©pendants et en Ă©quilibre Ă  un moment donnĂ© de l’histoire : or, les deux points de vue ne se correspondent pas sans plus, puisque l’étymologie d’un mot ne suffit nullement Ă  dĂ©terminer sa signification dans le systĂšme actuel de la langue. Cette signification dĂ©pend aussi des besoins de communication et d’expression, Ă©prouvĂ©s Ă  un moment donnĂ©, et le systĂšme synchronique de ces besoins est de nature Ă  modifier les valeurs sĂ©mantiques, indĂ©pendamment en partie de l’histoire des mots et de leurs significations antĂ©rieures 6. Or, on aperçoit immĂ©diatement le caractĂšre gĂ©nĂ©ral de ce problĂšme qu’a soulevĂ© la linguistique saussurienne. En biologie dĂ©jĂ  un organe peut changer de fonction et une mĂȘme fonction ĂȘtre remplie successivement par des organes diffĂ©rents : c’est ainsi que la vessie natatoire de certains Dipneustes joue le rĂŽle de poumon, etc. En psychologie, l’évolution des intĂ©rĂȘts (ou valeurs intra-individuelles) peut donner lieu Ă  des remaniements complets : ce qui Ă©tait simple conduite de compensation peut devenir l’intĂ©rĂȘt dominant d’un individu, etc. En sociologie l’histoire des rites et des mythes, pour ce qui est des systĂšmes de signes, abonde en transformations dans les significations, comme lorsqu’une religion nouvelle absorbe peu Ă  peu les traditions autochtones des contrĂ©es oĂč elle a Ă©tĂ© introduite.

On peut donc se demander jusqu’à quel point le dualisme du synchronique et du diachronique domine les diffĂ©rents aspects de la vie sociale. Si nous parvenions Ă  embrasser en une seule vision synthĂ©tique l’ensemble des faits sociaux Ă  un moment considĂ©rĂ© de leur histoire, on pourrait dire assurĂ©ment que chaque Ă©tat dĂ©pend du prĂ©cĂ©dent en une suite Ă©volutive continue. Mais on s’apercevrait alors de l’interfĂ©rence de certaines interactions, ce mĂ©lange aboutissant prĂ©cisĂ©ment Ă  des modifications dans la fonction (c’est-Ă -dire dans les valeurs et dans les significations) de certaines structures, indĂ©pendamment de leur histoire antĂ©rieure. Or, comme les besoins de l’analyse imposent une Ă©tude d’abord sĂ©parĂ©e des diffĂ©rents aspects de la sociĂ©tĂ©, nous ne pouvons connaĂźtre d’avance l’importance de ces interfĂ©rences, et force nous est bien de distinguer systĂ©matiquement le point de vue synchronique, liĂ© Ă  l’équilibre, et le point de vue diachronique ou du dĂ©veloppement. D’oĂč l’existence de deux sortes d’explications diffĂ©rentes en sociologie, dont la conciliation ne peut ĂȘtre assurĂ©e qu’aprĂšs coup : l’explication gĂ©nĂ©tique ou historique et l’explication fonctionnelle relative aux formes d’équilibre. Deux exemples feront apercevoir la nĂ©cessitĂ© d’une telle distinction : l’un empruntĂ© Ă  Durkheim qui a centrĂ© toute sa doctrine sur la mĂ©thode historique aux dĂ©pens des problĂšmes synchroniques et l’autre empruntĂ© Ă  Pareto qui a sacrifiĂ© le dĂ©veloppement Ă  l’analyse de l’équilibre.

On sait combien profondĂ©ment Durkheim a senti la continuitĂ© spirituelle qui relie les sociĂ©tĂ©s contemporaines Ă  leur passĂ©, et cela jusqu’aux stades les plus Ă©lĂ©mentaires qu’il s’efforçait de retrouver dans les sociĂ©tĂ©s dites primitives au sens ethnographique (et non pas prĂ©historique) du terme. C’est pourquoi cherchant Ă  expliquer notre logique, notre morale, nos institutions juridiques et religieuses, etc. il remontait systĂ©matiquement Ă  l’analyse des reprĂ©sentations collectives primitives ou « originelles ». Or, cette mĂ©thode sociogĂ©nĂ©tique, indĂ©pendamment des problĂšmes qu’elle soulĂšve quant Ă  la reconstitution exacte des phĂ©nomĂšnes sociaux Ă©lĂ©mentaires et des filiations qui assurent leur continuitĂ© avec les phĂ©nomĂšnes actuels, aboutit Ă  des rĂ©sultats d’une portĂ©e bien diffĂ©rente selon les types de relations Ă©tudiĂ©s. Lorsqu’il s’agit d’expliquer la structure des notions, rationnelles, morales, juridiques, etc. la mĂ©thode est d’une incontestable fĂ©conditĂ©. En n’importe quelle proposition que nous Ă©nonçons, ce ne sont pas seulement les mots employĂ©s qui dĂ©rivent de langues antĂ©rieures et sont ainsi solidaires, de proche en proche, des idiomes les plus anciens et les plus primitifs de l’humanitĂ©, ce sont les concepts eux-mĂȘmes, vĂ©hiculĂ©s par le langage, qui plongent leur racine dans un passĂ© indĂ©finiment reculĂ© ou qui rĂ©sultent de diffĂ©renciations Ă  partir de concepts Ă©lĂ©mentaires. Mais lorsqu’il s’agit de passer de l’histoire Ă  la valeur actuelle des notions, une difficultĂ© gĂ©nĂ©rale surgit, que Durkheim a bien aperçue, mais n’a pas toujours su Ă©viter : la sociogenĂšse des structures n’explique pas leurs fonctions ultĂ©rieures, parce que, en s’intĂ©grant dans des totalitĂ©s nouvelles ces structures peuvent changer de signification. En d’autres termes, si la structure d’un concept dĂ©pend bien de son histoire antĂ©rieure, sa valeur dĂ©pend de sa position fonctionnelle dans la totalitĂ© dont il fait partie Ă  un moment donnĂ©, et c’est seulement au cas oĂč l’histoire consiste en une succession de totalitĂ©s orientĂ©es vers un Ă©quilibre croissant que la genĂšse dĂ©termine la valeur actuelle des notions 7. Un bon exemple est celui de la prohibition de l’inceste que Durkheim fait remonter Ă  l’exogamie totĂ©mique : une telle interprĂ©tation, que nous acceptons Ă  titre d’hypothĂšse, soulĂšve immĂ©diatement la question de savoir pourquoi, parmi les innombrables tabous totĂ©miques, celui-lĂ  seul s’est conservĂ© Ă  l’encontre de tant d’autres, entiĂšrement nĂ©gligĂ©s par les sociĂ©tĂ©s issues du clan primitif ; c’est Ă©videmment que les autres tabous ont perdu toute signification fonctionnelle, tandis que la prohibition de l’inceste garde une valeur dans nos sociĂ©tĂ©s en raison de facteurs actuels (ou encore actuels), tels que ceux mis en Ă©vidence par la psychologie freudienne.

C’est cet aspect synchronique des interactions sociales que Pareto a particuliĂšrement Ă©tudiĂ©. Toute sa thĂ©orie de l’équilibre social repose sur la notion de l’interdĂ©pendance des facteurs Ă  un moment donnĂ© de l’histoire d’une sociĂ©tĂ© et sur la constance des lois d’équilibre indĂ©pendamment de l’histoire des sociĂ©tĂ©s particuliĂšres. La sociĂ©tĂ© serait ainsi comparable Ă  un systĂšme de forces en interaction mĂ©canique, ces forces Ă©tant constituĂ©es non pas par les normes, les reprĂ©sentations collectives, etc., mais par une rĂ©alitĂ© sous-jacente (hypothĂšse inspirĂ©e par celle de l’infrastructure marxiste) : les « rĂ©sidus » ou intĂ©rĂȘts constants, analogues aux instincts qui sont au point de dĂ©part des organisations sociales animales. Or, ayant rĂ©parti les rĂ©sidus en six grandes « classes », et chaque classe en « genres » particuliers, Pareto s’astreint Ă  montrer que, si les genres varient au cours des Ă©tapes du dĂ©veloppement social, ces variations se compensent, de telle sorte que les « classes » demeurent elles-mĂȘmes constantes (sauf d’un niveau ou d’une classe Ă  l’autre de la pyramide sociale, Ă  chaque Ă©tape considĂ©rĂ©e de l’histoire). Mais il est clair que cette loi de la constance des rĂ©sidus dans le temps est entiĂšrement relative Ă  la classification adoptĂ©e : on peut toujours s’arranger Ă  construire une classification telle que les « genres » se compensent en laissant invariantes les « classes », Ă  la condition de choisir arbitrairement les Ă©lĂ©ments de ces derniĂšres de maniĂšre Ă  ĂȘtre assurĂ© des compensations nĂ©cessaires. Or la classification de Pareto demeure prĂ©cisĂ©ment assez arbitraire et parce que chacune de ses « classes » se trouve ĂȘtre singuliĂšrement hĂ©tĂ©rogĂšne, comme s’il y avait mis tous les Ă©lĂ©ments indispensables pour maintenir la constance de l’ensemble malgrĂ© les variations du dĂ©tail. Le seul moyen d’éviter un tel dĂ©faut serait de rechercher, ce que Pareto n’a pas fait, les parentĂ©s gĂ©nĂ©tiques rĂ©elles entre les tendances affectives ou intellectuelles, rĂ©unies en une mĂȘme catĂ©gorie, ce qui supposerait tout un travail historique Ă  la maniĂšre de la mĂ©thode durkheimienne, pour ce qui est des normes et des reprĂ©sentations collectives, ou de la mĂ©thode marxiste, pour ce qui est des besoins Ă©lĂ©mentaires et des techniques.

On s’aperçoit ainsi que la difficultĂ© essentielle inhĂ©rente Ă  toute thĂ©orie sociologique consiste Ă  concilier l’explication diachronique des phĂ©nomĂšnes, c’est-Ă -dire celle de leur genĂšse et leur dĂ©veloppement, avec l’explication synchronique, c’est-Ă -dire celle de l’équilibre. Les deux sortes d’explications sont nĂ©cessaires l’une et l’autre, puisque l’une ne suffit pas Ă  rendre compte des mĂ©canismes propres au domaine de l’autre, mais tout semble indiquer que mĂȘme leur unification aprĂšs coup demeure malaisĂ©e ; c’est ce qui constitue l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral du problĂšme, indĂ©pendamment des thĂ©ories particuliĂšres examinĂ©es jusqu’ici. Il s’agit donc de chercher Ă  comprendre les raisons de ce dualisme entre les explications de la genĂšse et celle de l’équilibre, sans nous immiscer bien entendu dans les dĂ©bats de la sociologie elle-mĂȘme, et en demeurant sur le terrain exclusif des structures de connaissance comme telles, utilisĂ©es par les sociologues.

Or, ces raisons sont au nombre de deux. La premiĂšre tient au contenu mĂȘme de la pensĂ©e sociologique, c’est-Ă -dire Ă  la nature de cette totalitĂ© sociale non intĂ©gralement composable (parce que participant du fortuit et du dĂ©sordre) Ă  laquelle l’explication sociologique doit s’adapter. La seconde tient Ă  la structure formelle de cette mĂȘme pensĂ©e : tandis que l’explication de la genĂšse est d’autant plus causale que l’on remonte aux actions effectives dont procĂšdent les faits sociaux, les rapports entre l’histoire et l’équilibre supposent une analyse distincte des rĂšgles, des valeurs et des signes, qui relĂšvent du domaine des implications ; un Ă©quilibre achevĂ© entraĂźnerait mĂȘme leur unification sous la forme d’une subordination de l’ensemble des signes et des valeurs Ă  la nĂ©cessitĂ© normative, ce qui conduirait donc Ă  une explication essentiellement implicatrice de cet Ă©quilibre. C’est ce passage du causal Ă  l’implicatif qui constitue ainsi la seconde raison des difficultĂ©s inhĂ©rentes aux explications sociologiques. Examinons maintenant ces deux raisons une Ă  une.

Si la totalitĂ© sociale constituait un systĂšme intĂ©gralement composable, par composition logique des interactions en jeu, sans intervention du mĂ©lange fortuit ou du dĂ©sordre, il est clair que son dĂ©veloppement historique expliquerait l’ensemble de ses liaisons prĂ©sentes, c’est-Ă -dire que les rapports diachroniques dĂ©termineraient toutes les relations synchroniques de ses Ă©lĂ©ments. Pour autant au contraire qu’intervient un mĂ©lange dans les interactions, l’histoire d’une totalitĂ© ne dĂ©termine pas la situation des Ă©lĂ©ments par rapport Ă  l’équilibre actuel : chaque Ă©tat particulier constitue une totalitĂ© statistique nouvelle, ne pouvant ĂȘtre dĂ©duite dans le dĂ©tail des totalitĂ©s statistiques prĂ©cĂ©dentes. Ce n’est que s’il s’agit de prĂ©voir la forme d’équilibre d’ensemble du systĂšme, indĂ©pendamment du dĂ©tail des rapports entre Ă©lĂ©ments, et encore dans le cas d’une Ă©volution extrĂȘmement probable (comme l’évolution de l’entropie en physique), que l’histoire d’un systĂšme statistique (mĂ©lange) dĂ©termine les formes ultĂ©rieures d’équilibre, Ă  une rĂ©serve prĂšs d’ailleurs quant aux fluctuations toujours possibles. Mais dans un systĂšme ne consistant ni en une composition additive ou logique ni en un pur mĂ©lange et oscillant simplement entre ces deux types (comme l’histoire de la langue) le fortuit exclut le passage univoque du diachronique au synchronique en ce qui concerne le dĂ©tail des rapports.

De ce premier point de vue la condition nĂ©cessaire d’une synthĂšse du diachronique et du synchronique serait que l’ensemble des faits sociaux soit soumis aux lois d’une Ă©volution dirigĂ©e, c’est-Ă -dire qu’ils consistent en une Ă©quilibration graduelle, comme dans la succession des stades du dĂ©veloppement individuel. C’est bien ce qu’ont voulu atteindre les constructeurs de ces grandes « lois d’évolutions » qui, comme celles d’Auguste Comte ou de Spencer, sont censĂ©es embrasser la totalitĂ© des faits sociaux. Mais de telles tentatives sont demeurĂ©es assez inconsistantes, d’une part Ă  cause du vague des notions employĂ©es (les trois Ă©tats, le passage de l’homogĂšne Ă  l’hĂ©tĂ©rogĂšne, l’intĂ©gration croissante, etc.), d’autre part en raison de leur optimisme un peu dĂ©concertant. La conception marxiste d’un dĂ©roulement des faits Ă©conomiques orientĂ© vers un Ă©tat stable d’équilibre final met par contre en Ă©vidence l’existence des luttes et des oppositions continuelles, et revient alors Ă  concevoir l’histoire comme une suite de dĂ©sĂ©quilibres plus ou moins profonds prĂ©cĂ©dant une Ă©quilibration ultĂ©rieure : en ce cas il y a bien prĂ©vision d’ensemble, mais imprĂ©visibilitĂ© du dĂ©tail Ă  cause du dĂ©sordre mĂȘme dont tĂ©moignent les interactions composantes, ce qui revient Ă  affirmer l’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© actuelle du synchronique et du diachronique.

Mais le problĂšme du diachronique et du synchronique tient surtout Ă  la structure mĂȘme de l’explication sociologique selon qu’elle oscille, comme l’explication psychologique, entre la causalitĂ© et l’implication. RĂšgles, valeurs et signes procĂšdent, en effet, tous trois de l’action mĂȘme, exĂ©cutĂ©e en commun et portant sur la nature, mais tous trois donnent lieu Ă  des rapports qui dĂ©passent cette causalitĂ© et constituent des implications. Or, il est Ă©vident qu’une relation de causalitĂ© est diachronique, puisque liĂ©e Ă  une succession dans le temps, tandis qu’un lien d’implication est synchronique puisque consistant en un rapport nĂ©cessaire et extemporanĂ©. La synthĂšse du diachronique et du synchronique dĂ©pendra donc aussi de la correspondance entre les Ă©lĂ©ments de causalitĂ© et d’implication en jeu dans l’explication des diffĂ©rents types de rĂšgles, de valeurs et de signes intervenant au sein de la vie sociale.

Or, il est visible que ces trois sortes d’interactions prĂ©sentent prĂ©cisĂ©ment des significations trĂšs diffĂ©rentes Ă  ce point de vue. Le propre des rĂšgles est d’entraĂźner une conservation dans le temps, et, en cas de modifications, un rĂ©glage obligĂ© de la transformation elle-mĂȘme. Une rĂšgle comporte donc un aspect causal, liĂ© aux actions dont elle procĂšde et Ă  la contrainte qu’elle exerce, ainsi qu’un aspect implicatif, liĂ© Ă  l’obligation consciente qui la caractĂ©rise. L’évolution d’un systĂšme de pures rĂšgles tend donc de lui-mĂȘme vers un Ă©tat d’équilibre, et dans la mesure oĂč les transformations sont elles-mĂȘmes rĂ©glĂ©es, l’équilibre ne peut qu’augmenter au cours de cette Ă©volution : il y a alors convergence entre les facteurs diachroniques et synchroniques. La situation des valeurs non normatives est par contre bien diffĂ©rente. ProcĂ©dant Ă©galement de l’action (besoins, travail accompli, etc.) les valeurs, lorsqu’elles ne sont pas rĂ©glĂ©es, dĂ©pendent du systĂšme des Ă©changes et de ses fluctuations : elles expriment ainsi de façon particuliĂšre les processus d’équilibre et marquent au maximum la disjonction entre le synchronique et le diachronique, comme en tĂ©moignent les dĂ©valorisations ou revalorisations brusques dont les exemples abondent dans la vie Ă©conomique et dans la vie politique. C’est pourquoi l’histoire d’une valeur non normative ne saurait dĂ©terminer sa situation actuelle, tandis que l’histoire d’une norme dĂ©termine d’autant mieux son caractĂšre obligatoire actuel qu’elle fait partie d’un systĂšme plus rĂ©glĂ©. Enfin le systĂšme des signes relĂšve Ă  la fois des explications diachroniques et synchroniques, toutes deux Ă©tant nĂ©cessaires et se complĂ©tant, en ce domaine, mais sans pouvoir y fusionner entre elles comme dans celui des normes ou des rĂšgles.

Si ce qui prĂ©cĂšde est exact on comprend alors que la diversitĂ© des explications sociologiques soit plus grande encore que celle des explications psychologiques. On se rappelle que ces derniĂšres oscillent entre la causalitĂ© et l’implication selon qu’elles se rapprochent du type organiciste ou du type logique, l’explication opĂ©ratoire cherchant Ă  assurer le passage entre l’action et la nĂ©cessitĂ© consciente. Or, il en est de mĂȘme des explications sociologiques, qui oscillent entre le recours aux facteurs matĂ©riels (population, milieu gĂ©ographique et production Ă©conomique) et le recours Ă  la « conscience collective » avec, entre deux, l’explication opĂ©ratoire liant les interactions implicatrices aux actions elles-mĂȘmes en leur causalité ; mais il s’y ajoute cette complication, par rapport Ă  la psychologie, que chacune de ces variĂ©tĂ©s peut ĂȘtre attribuĂ©e Ă  la totalitĂ© sociale comme telle, conçue comme cause unique ou comme foyer crĂ©ateur de toutes ces normes, valeurs et expressions symboliques, Ă  l’individu lui-mĂȘme ou encore aux interactions possibles entre les individus.

Trois exemples nous montreront cette nĂ©cessitĂ©, pour l’explication sociologique, de relier les connexions causales aux systĂšmes d’implications, tout en recourant aux totalitĂ©s mĂȘmes, aux individus et aux interactions : nous les emprunterons Ă  Durkheim, Pareto et Ă  Marx, c’est-Ă -dire Ă  trois types de pensĂ©e scientifique aussi diffĂ©rents qu’il est possible de trouver.

Le modĂšle durkheimien d’explication est Ă  la fois centrĂ© sur les normes et sur la totalitĂ© elle-mĂȘme. D’une part, toute causalitĂ© sociale se rĂ©duit Ă  la « contrainte », qui est la pression de la totalitĂ© du groupe sur les individus qui la composent. D’autre part, toutes les implications inhĂ©rentes Ă  la « conscience collective » (ou ensemble des reprĂ©sentations engendrĂ©es par la vie sociale) se rĂ©duisent Ă  des rapports entre des normes, les valeurs elles-mĂȘmes ne constituant que le contenu ou le complĂ©ment indissociable de ces normes (comme le bien moral par rapport au devoir, ou la valeur Ă©conomique par rapport Ă  la pression des institutions d’échange, etc.). Enfin la causalitĂ© inhĂ©rente au tout social et le systĂšme des implications de la conscience collective ne font eux-mĂȘmes qu’un, puisque la contrainte sociale est une force ou une cause, envisagĂ©e objectivement dans sa matĂ©rialitĂ©, et qu’elle est simultanĂ©ment obligation et attirance, c’est-Ă -dire norme et valeur, envisagĂ©e subjectivement dans sa rĂ©percussion sur les consciences. Ainsi l’explication durkheimienne est tout Ă  la fois causale et implicatrice (double caractĂšre, commun Ă  toutes les explications sociologiques), mais son originalitĂ© consiste en ce que tout est donnĂ© d’un bloc, sans gradation entre des paliers infĂ©rieurs oĂč la causalitĂ© l’emporterait sur l’implication, et des paliers supĂ©rieurs oĂč le rapport serait inversé ; elle consiste, en outre, en ce que ce bloc est attribuĂ© Ă  la totalitĂ© sociale elle-mĂȘme sans analyse des interactions particuliĂšres et concrĂštes. Si l’on entre dans le dĂ©tail, un exemple choisi entre cent, est particuliĂšrement frappant Ă  ces divers points de vue : c’est celui de l’explication au moyen de laquelle Durkheim rend compte de la division du travail par l’augmentation de volume et de densitĂ© des sociĂ©tĂ©s segmentaires, dont les cloisons seraient de ce fait rompues au profit d’unitĂ©s plus vastes ; la diffĂ©renciation individuelle et la concurrence entraĂźneraient alors la division du travail Ă©conomique et la solidaritĂ© « organique ». On constate d’abord que cette explication exclusivement causale en apparence, puisque recourant Ă  un facteur dĂ©mographique, fait en rĂ©alitĂ© intervenir les rapports d’implications autant que de causalité : si la rupture des cloisons entre clans et la concentration sociale aboutissent Ă  la libĂ©ration des individus, etc., c’est, en effet, que certaines formes d’obligation et certaines valeurs (liĂ©es au respect des anciens, des traditions, etc.) sont modifiĂ©es sous l’influence du volume des nouveaux Ă©changes interpsychiques, c’est-Ă -dire sont diffĂ©renciĂ©es en d’autres valeurs et d’autres obligations ; d’autre part, le rĂŽle de ces normes et des valeurs, c’est-Ă -dire des rapports implicatifs eux-mĂȘmes, est essentiel dĂšs le dĂ©but, selon l’hypothĂšse durkheimienne, puisqu’elles Ă©maneraient toutes en dĂ©finitive (avec ou sans diffĂ©renciation) du sentiment du sacrĂ© liĂ© Ă  l’exaltation de la conscience collective. C’est mĂȘme ce rĂŽle exagĂ©rĂ© attribuĂ© Ă  la conscience collective, aux dĂ©pens des facteurs Ă©conomiques de production, qui constitue le point faible de l’explication durkheimienne : si les effets de la densitĂ© sociale sur la libĂ©ration des individus sont Ă©vidents en certaines situations (p. ex. dans les grandes villes comparĂ©es aux petites villes ou aux villages d’un mĂȘme pays), il ne suffit pas Ă  lui seul Ă  rendre compte de la diffĂ©renciation mentale et Ă©conomique, comme le montrent les grands empires orientaux Ă  population Ă  la fois si dense et si peu diffĂ©renciĂ©e ; le rĂŽle de la causalitĂ© Ă©conomique ne saurait donc ĂȘtre nĂ©gligĂ©. De façon gĂ©nĂ©rale, la faiblesse des explications durkheimiennes rĂ©side justement en ceci qu’il situe dĂšs l’abord les normes, les valeurs et les causes matĂ©rielles sur un mĂȘme plan en les fondant en une seule totalitĂ© indiffĂ©renciĂ©e de nature statistique, au lieu de procĂ©der Ă  une analyse des divers types d’interactions, qui peuvent ĂȘtre hĂ©tĂ©rogĂšnes et prĂ©senter des rapports variables entre leurs Ă©lĂ©ments de causalitĂ© et leurs Ă©lĂ©ments d’implication.

Un second exemple d’explication sociologique est celui du schĂ©ma de Pareto, qui fait prĂ©cisĂ©ment appel aux interactions mais avec une tendance Ă  considĂ©rer comme innĂ© chez l’individu ce qui pourrait ĂȘtre conçu comme le rĂ©sultat mĂȘme de ces interactions : la logique, d’une part, et les constantes affectives ou « rĂ©sidus », d’autre part (dont il s’agirait d’ailleurs de prouver la constance). Au premier abord l’explication de Pareto paraĂźt essentiellement causale : l’équilibre social y est assimilĂ© Ă  un Ă©quilibre mĂ©canique, c’est-Ă -dire Ă  une composition de forces. Mais ces forces sont elles-mĂȘmes rĂ©duites Ă  des sortes de tendances instinctives qui se manifestent dans la conscience des individus sous la forme de sentiments et mĂȘme d’idĂ©es (les « dĂ©rivations »), c’est-Ă -dire d’implications de tout genre. Il est vrai que les formes supĂ©rieures d’implications, c’est-Ă -dire les normes morales et juridiques et les reprĂ©sentations collectives de tous genres, ne jouent aucun rĂŽle, selon Pareto, dans l’équilibre social, sinon Ă  titre de vĂ©hicules des sentiments Ă©lĂ©mentaires ainsi renforcĂ©s par elles : en analogie avec la distinction marxiste de l’infrastructure et de la superstructure, Pareto considĂšre, en effet, les idĂ©ologies (dans lesquelles il place tout le normatif), comme un simple reflet des intĂ©rĂȘts rĂ©els, ce reflet constituant dans son systĂšme les « dĂ©rivations » par opposition aux « rĂ©sidus » qui seraient l’infrastructure. Seulement, mĂȘme Ă  adopter les hypothĂšses de Pareto, ces rĂ©sidus n’agissent qu’à titre de tendances affectives ou d’intĂ©rĂȘts permanents, c’est-Ă -dire qu’ils reprĂ©sentent non seulement des causes, mais encore et essentiellement des valeurs, ce qui nous ramĂšne Ă  un systĂšme d’implications. De plus, la faiblesse du schĂ©ma de Pareto rĂ©sulte de ce qu’il considĂšre ces rĂ©sidus comme constants, Ă  titre de tendances instinctives propres aux individus : tant la logique (dont il ne se doute mĂȘme pas qu’elle pourrait constituer un produit social) que les rĂ©sidus sont ainsi donnĂ©s d’avance, alors qu’une analyse psychologique et surtout sociologique plus poussĂ©e l’eĂ»t convaincu qu’il s’agit lĂ  de normes et de valeurs rĂ©sultant des interactions mĂȘmes et ne se bornant pas Ă  les conditionner. Ainsi, chez Pareto comme chez Durkheim, bien qu’ils soient aux antipodes l’un par rapport Ă  l’autre, les difficultĂ©s du systĂšme proviennent du fait que les causes et les implications sont donnĂ©es dĂšs le dĂ©part dans une proportion constante, pour l’un dans le tout social (la contrainte), pour l’autre dans les individus, l’analyse des interactions Ă©tant par cela mĂȘme faussĂ©e, de part et d’autre, faute de leur attribuer une rĂ©alitĂ© constructive.

Avec le modĂšle explicatif de K. Marx, nous trouvons par contre l’exemple d’une analyse portant sur les interactions comme telles, et dosant de façon distincte les Ă©lĂ©ments de causalitĂ© et d’implication selon leurs diffĂ©rents types. Le point de dĂ©part de l’explication marxiste est causal : ce sont les facteurs de production en tant qu’interaction Ă©troite entre le travail humain et la nature, qui dĂ©terminent les premiĂšres formes du groupe social. Mais dĂšs ce point de dĂ©part, un Ă©lĂ©ment d’implication apparaĂźt, puisque des valeurs Ă©lĂ©mentaires sont attachĂ©es au travail et qu’un systĂšme de valeurs est un systĂšme implicatif ; et puisque le travail est une action et que l’efficacitĂ© des actions accomplies en commun dĂ©termine un Ă©lĂ©ment normatif. DĂšs le principe, le modĂšle marxiste se place donc sur le terrain de l’explication opĂ©ratoire, la conduite de l’homme en sociĂ©tĂ© dĂ©terminant sa reprĂ©sentation et non pas l’inverse, et l’implication se dĂ©gageant peu Ă  peu d’un systĂšme causal prĂ©alable qu’elle double en partie, mais ne remplace pas. Avec la diffĂ©renciation de la sociĂ©tĂ© en classes et avec les divers rapports de coopĂ©ration (Ă  l’intĂ©rieur d’une classe) ou de lutte et de contrainte, les normes, valeurs et signes (y compris les idĂ©ologies) donnent lieu Ă  des superstructures diverses. Or, l’on pourrait ĂȘtre tentĂ© d’interprĂ©ter le modĂšle marxiste comme une dĂ©valorisation de tous ces Ă©lĂ©ments d’implications par opposition Ă  la causalitĂ© qui caractĂ©rise l’infrastructure. Mais il suffit de considĂ©rer la maniĂšre dont Marx interprĂšte l’équilibre social, atteint d’aprĂšs lui lorsque s’instaurera le socialisme, pour constater le rĂŽle qu’il y fait jouer aux normes morales (absorbant alors les rĂšgles juridiques et l’État lui-mĂȘme) et rationnelles (la science absorbant de son cĂŽtĂ© les idĂ©ologies mĂ©taphysiques), ainsi qu’aux valeurs culturelles en gĂ©nĂ©ral, et pour saisir le rĂŽle croissant qu’il attribue aux implications conscientes dans les interactions : rendues possibles par un mĂ©canisme causal et Ă©conomique subordonnĂ© Ă  de telles fins, les normes et les valeurs constitueraient, en un Ă©tat d’équilibre, un systĂšme d’implications libĂ©rĂ© de la causalitĂ© Ă©conomique et non plus faussĂ© par elle.

On constate ainsi que trois modĂšles explicatifs aussi diffĂ©rents que ceux de Durkheim, de Pareto et de Marx aboutissent les uns comme les autres Ă  faire simultanĂ©ment une part Ă  la causalitĂ© et Ă  l’implication dans l’explication sociologique. Le problĂšme Ă©pistĂ©mologique que soulĂšve un tel fait est essentiel et rejoint ce que nous disions plus haut du diachronique et du synchronique. Si l’explication diachronique est surtout causale et l’explication synchronique surtout implicative, il n’est pas surprenant que Durkheim et Pareto, dont les doctrines absorbent le synchronique dans le diachronique ou l’inverse, fusionnent en un seul tout la causalitĂ©, d’une part, et les implications normatives ou axiologiques d’autre part ; l’explication marxiste, au contraire, qui dissocie bien davantage le synchronique du diachronique, diffĂ©rencie Ă©galement les parts respectives de la causalitĂ© et de l’implication dans les divers types d’interaction qu’elle distingue. Le problĂšme Ă©pistĂ©mologique est alors de saisir comment la causalitĂ© et l’implication se relient l’une Ă  l’autre selon les structures caractĂ©ristiques des niveaux d’interactions sociales. La question importe tant au point de vue de l’analyse de l’explication sociologique que du point de vue des applications de la sociologie Ă  l’épistĂ©mologie gĂ©nĂ©tique. Dans le dĂ©veloppement mental individuel, qui est une Ă©quilibration progressive et n’entraĂźne donc pas de dualitĂ© essentielle entre les facteurs diachroniques et synchroniques, le passage de la causalitĂ© Ă  l’implication s’effectue selon trois Ă©tapes fondamentales marquĂ©es par des proportions distinctes entre ces deux sortes de rapports : les rythmes, les rĂ©gulations et les groupements. En est-il de mĂȘme en sociologie ?

§ 4. L’explication en sociologie. B : rythmes, rĂ©gulations et groupements

On retrouve en fait, dans l’analyse des formes d’équilibre social ces trois mĂȘmes structures. La diffĂ©rence avec le dĂ©veloppement individuel est cependant la suivante : l’évolution sociale ne consistant pas en une Ă©quilibration rĂ©guliĂšre, la succession de ces structures n’y apparaĂźt pas comme nĂ©cessaire, sauf prĂ©cisĂ©ment dans le seul domaine oĂč une Ă©volution dirigĂ©e est possible : celui des normes rationnelles.

De mĂȘme que le rythme marque, en psychologie, la frontiĂšre du mental et du physiologique, de mĂȘme les terrains limites entre les faits matĂ©riels intĂ©ressant la sociĂ©tĂ© et les conduites sociales sont le siĂšge et l’occasion de la constitution de rythmes sociaux Ă©lĂ©mentaires (par opposition aux rĂ©gulations Ă  alternances plus ou moins rĂ©guliĂšres, dont la pĂ©riodicitĂ© caractĂ©rise des sortes de rythmes, mais secondaires). C’est ainsi que l’activitĂ© Ă©conomique sous la forme la plus simple (chasse et pĂȘche, puis agriculture) est liĂ©e aux rythmes naturels des saisons et de la croissance des animaux et vĂ©gĂ©taux. Ces rythmes naturels incorporĂ©s dans le rythme de la production, en vertu de l’interaction du travail et de la nature, sont ainsi au point de dĂ©part d’une multitude de rythmes proprement sociaux : alternance des travaux, migrations saisonniĂšres, fĂȘtes fixĂ©es par le calendrier, etc. Issus du plan technique, ces rythmes affectent jusqu’aux reprĂ©sentations collectives originelles, au sein desquelles M. Mauss et M. Granet en particulier les ont analysĂ©s avec sagacitĂ©.

Un rythme sociologique particuliĂšrement important, se perpĂ©tuant aux confins du biologique et du social est celui constituĂ© par la succession des gĂ©nĂ©rations. Chaque gĂ©nĂ©ration nouvelle donne lieu Ă  son tour au mĂȘme processus Ă©ducatif, Ă©manant des pressions de la gĂ©nĂ©ration prĂ©cĂ©dente et crĂ©atrice de normes et de valeurs pour la gĂ©nĂ©ration suivante ; cette succession pĂ©riodique constitue donc Ă  la fois un perpĂ©tuel recommencement et un instrument essentiel de transmission reliant par rĂ©currence les sociĂ©tĂ©s les plus Ă©voluĂ©es aux plus primitives. L’importance d’un tel rythme ressort entre autres des considĂ©rations suivantes : on peut ĂȘtre assurĂ© que si un tel rythme Ă©tait modifiĂ© suffisamment, en ce sens que les gĂ©nĂ©rations se succĂšdent beaucoup plus rapidement ou beaucoup plus lentement, la sociĂ©tĂ© entiĂšre en serait profondĂ©ment transformĂ©e ; il suffit ainsi d’imaginer une sociĂ©tĂ© oĂč presque tous les individus seraient contemporains, n’ayant que peu subi les contraintes familiales et scolaires de la gĂ©nĂ©ration prĂ©cĂ©dente et n’en exerçant que peu sur la gĂ©nĂ©ration suivante pour entrevoir ce que pourraient ĂȘtre ces transformations, notamment au point de vue de la diminution d’influence des traditions « sacrĂ©es », etc.

Mais dĂšs que l’on sort des zones de jonction entre la nature physique ou biologique et le fait social pour suivre les processus propres Ă  ce dernier, le rythme fait place Ă  des rĂ©gulations multiples nĂ©es de l’interfĂ©rence de diverses sortes de rythmes et par consĂ©quent de leur transformation en structures plus complexes. Ce sont ces rĂ©gulations par opposition aux groupements dont nous parlerons plus loin, qui structurent la majeure partie des interactions d’échange ainsi que de la plupart des contraintes du passĂ© sur le prĂ©sent. Elles interviennent donc pour une part prĂ©pondĂ©rante dans les totalitĂ©s statistiques, Ă  base de mĂ©lange, dont nous parlions au § 2. Il convient ainsi, pour discerner les divers types de rĂ©gulations, d’examiner Ă  part le mĂ©canisme de l’échange et celui de la contrainte.

Un Ă©change quelconque, entre deux individus x et x’ est dĂ©jĂ  Ă  lui seul (et indĂ©pendamment de la question de savoir si un tel Ă©change est gĂ©nĂ©tiquement primitif ou non), source de rĂ©gulations faciles Ă  discerner. Sous sa forme la plus gĂ©nĂ©rale, le schĂ©ma de l’échange peut ĂȘtre reprĂ©sentĂ© de la maniĂšre suivante : chaque action de x sur x’ constitue un « service », c’est-Ă -dire une valeur r (x) sacrifiĂ©e par x (temps, travail, objets ou idĂ©es, etc.) qui aboutit Ă  une satisfaction (positive ou nĂ©gative) de x’ soit s (x’) ; inversement x’ sacrifie les valeurs r (x’) en agissant sur x, qui en Ă©prouve la satisfaction s (x). Mais ces valeurs rĂ©elles consistant en services ou satisfactions actuels ne sont pas seules en jeu en un Ă©change quelconque, car l’action r (x) de x sur x’ peut n’ĂȘtre pas (ou pas immĂ©diatement) suivie d’une action en retour r (x’). Il en rĂ©sulte l’intervention de deux sortes de valeurs virtuelles : x’ ayant Ă©prouvĂ© la satisfaction s (x’) contracte une dette t (x’) en faveur de x, tandis que cette mĂȘme dette constitue une crĂ©ance v (x) pour x (ou inversement il y a dette t (x) de x Ă  l’égard de x’ et crĂ©ance v (x’) en faveur de x’). Ces valeurs virtuelles sont d’une importance tout Ă  fait gĂ©nĂ©rale : les valeurs t (x) ou t (x’) peuvent prendre la forme de la gratitude et de la reconnaissance (dans tous les sens du terme), qui obligent Ă  des degrĂ©s divers l’individu (au sens oĂč l’on se dit l’« obligé » de quelqu’un), aussi bien que celle de la dette Ă©conomique ; d’autre part les valeurs v (x) ou v (x’) expriment le succĂšs, l’autoritĂ©, le crĂ©dit moral, acquis grĂące aux actions (r), aussi bien que la crĂ©ance Ă©conomique. MĂȘme en cas d’échange immĂ©diatement rĂ©el, r (x) contre r (x’) et s (x’) contre s (x), les services ou satisfactions actuels peuvent se prolonger en valeurs virtuelles de reconnaissance de forme t et v, ou donner lieu, sous la mĂȘme forme t ou v Ă  l’anticipation de futures valeurs rĂ©elles, c’est-Ă -dire de nouveaux services ou satisfactions. L’équilibre de l’échange est dĂ©terminĂ© par les conditions d’égalitĂ© r (x) = s (x’) = t (x’) = v (x) = r (x’) = s (x) = t (x) = v (x’). Mais il est clair qu’un tel Ă©quilibre est rarement atteint : toutes les inĂ©galitĂ©s r (x) ≷ s (x’) ; s (x’) ≷ t (x’) ; t (x’) ≷ v (x), etc. sont au contraire possibles 8 selon que l’on dĂ©valorise ou surestime les services rendus, qu’on les oublie ou qu’on en exagĂšre la portĂ©e dans la mĂ©moire, qu’on traduit ces souvenirs en une estimation plus ou moins grande du partenaire, etc. Or, tant qu’il n’y a pas conservation obligĂ©e de telles valeurs d’échange (obligĂ©e par des rĂšgles morales ou juridiques), elles ne sont alors l’objet que de simples rĂ©gulations, c’est-Ă -dire d’évaluations intuitives oscillant autour de l’équilibre sans l’atteindre, et ne connaissant qu’une conservation approximative. De plus chaque nouveau contexte aboutira Ă  un dĂ©placement de l’équilibre momentanĂ©ment atteint, en donnant lieu non pas Ă  des compositions logiques des valeurs nouvelles avec les anciennes, mais Ă  des compensations approchĂ©es, de nature Ă  nouveau simplement rĂ©gulatrice. Que si l’on passe, maintenant d’un rapport entre deux individus Ă  un systĂšme de rapports interfĂ©rant entre eux, tels que le systĂšme des innombrables Ă©valuations dont rĂ©sulte le succĂšs ou la rĂ©putation d’un individu dans le groupe social, on constate immĂ©diatement que la relation entre un individu x et une collectivitĂ© B, ou X, etc. n’a rien d’une composition additive, mais constitue un mĂ©lange ; et que ce mĂ©lange d’interactions, dont chacune est dĂ©jĂ  par elle-mĂȘme soumise Ă  des rĂ©gulations (et non pas Ă  des opĂ©rations rĂ©versibles) constitue un systĂšme d’ensemble du type des totalitĂ©s statistiques, c’est-Ă -dire telles que le tout n’est pas la somme algĂ©brique des rapports isolĂ©s, mais un simple composĂ© probable.

Ce sont ces rĂ©gulations d’ensemble que l’on retrouve dans les fluctuations des valeurs Ă©conomiques en un rĂ©gime libĂ©ral, indĂ©pendamment mĂȘme des facteurs objectifs tenant Ă  la production, Ă  l’abondance ou Ă  la raretĂ© des matiĂšres premiĂšres et Ă  la circulation : lorsqu’elles ne sont pas soumises Ă  un systĂšme de normes, des valeurs Ă©conomiques telles que les prix rĂ©sultant d’un Ă©quilibre statistique entre l’offre et la demande, ne sont que l’expression d’un jeu de rĂ©gulations analogues Ă  celles dont tĂ©moigne le mĂ©canisme spontanĂ© des intĂ©rĂȘts en n’importe quelle interaction d’échange non Ă©conomique. Il est facile de montrer que l’échange Ă©conomique Ă©lĂ©mentaire constitue un cas particulier de la forme gĂ©nĂ©rale dĂ©crite Ă  l’instant : celui oĂč n’interviennent que les valeurs rĂ©elles (r et s dans le symbolisme adoptĂ©) ; mais tant l’évaluation des services que celle des satisfactions (« ophĂ©limité » de Pareto, etc.), dĂ©pendent elles-mĂȘmes des valeurs virtuelles antĂ©rieures ou anticipĂ©es, et cela montre assez le rĂŽle des rĂ©gulations dans ce qui peut paraĂźtre la simple lecture d’un besoin ou d’un intĂ©rĂȘt immĂ©diat. L’importance des valeurs virtuelles est particuliĂšrement claire dans le mĂ©canisme des crises dues Ă  la surproduction. Tandis que les faibles Ă©carts entre la production et la consommation donnent lieu Ă  de faibles oscillations autour du point d’équilibre entre ces deux processus, les grands Ă©carts occasionnant les crises pĂ©riodiques provoquent au contraire un dĂ©placement d’équilibre : or, ces petites oscillations sont dues aux corrections spontanĂ©es de la collectivitĂ© Ă©conomique rĂ©agissant contre ses propres erreurs de prĂ©vision, ce qui constitue donc un jeu complet de rĂ©gulations (avec anticipation, puis correction) ; les grandes oscillations montrent, par contre, l’échec de ces rĂ©gulations de dĂ©tail, d’oĂč la crise et le dĂ©placement d’équilibre, mais aussi la reconstitution d’un nouvel Ă©quilibre momentanĂ© par rĂ©actions compensatrices, c’est-Ă -dire Ă  nouveau par rĂ©gulation (mais d’ensemble). On constate ainsi, dans le cas des crises pĂ©riodiques, comment un jeu enchevĂȘtrĂ© de rĂ©gulations peut reprendre l’allure d’un rythme, mais plus complexe et moins rĂ©gulier que les rythmes Ă©lĂ©mentaires dont il a Ă©tĂ© question plus haut 9.

Le caractĂšre gĂ©nĂ©ral des rĂ©gulations, intervenant dans les interactions d’échange tant entre deux qu’entre un nombre croissant d’individus, jusqu’à la collectivitĂ© entiĂšre, est donc d’aboutir Ă  des compensations partielles mais sans rĂ©versibilitĂ© entiĂšre et avec par consĂ©quent dĂ©placements lents ou brusques d’équilibre. C’est seulement dans le cas des valeurs rendues normatives par un systĂšme de rĂšgles et dans le cas de ces normes elles-mĂȘmes, que la composition dĂ©passe le niveau des simples rĂ©gulations et atteint la rĂ©versibilitĂ© complĂšte et l’équilibre permanent propres aux groupements opĂ©ratoires. Mais tout systĂšme de normes ne parvient pas, du seul fait de son caractĂšre normatif, Ă  ce niveau du groupement rĂ©versible, car il existe des systĂšmes d’interactions semi-normatives qui en demeurent Ă  l’état de rĂ©gulations : plus prĂ©cisĂ©ment les compensations partielles qui dĂ©finissent la rĂ©gulation s’étendant jusqu’à la limite infĂ©rieure des structures Ă  rĂ©versibilitĂ© entiĂšre, et seuls les systĂšmes de rĂšgles achevĂ©es, composables logiquement, atteignent la qualitĂ© de groupements opĂ©ratoires. Un tel fait implique donc l’existence d’une sĂ©rie d’intermĂ©diaires entre les deux structures.

C’est ainsi, en particulier, que les pressions exercĂ©es par l’opinion publique ou que les contraintes politiques aboutissent Ă  la formation d’impĂ©ratifs qui dĂ©passent la simple valorisation spontanĂ©e et atteignent un caractĂšre normatif Ă  des degrĂ©s divers : elles relĂšvent en partie des intĂ©rĂȘts intervenant dans les Ă©changes, mais elles imposent, d’autre part, toutes sortes de rĂšgles s’échelonnant entre les simples usages et les contraintes de caractĂšre moral et intellectuel ; mais il ne s’agit alors que d’une morale extĂ©rieure et lĂ©galiste et d’une rationalitĂ© plus proche de celle de la raison d’État que de celle de la raison tout court. L’opinion publique, dont Durkheim a bien dit qu’elle Ă©tait toujours en retard sur les courants profonds traversant la sociĂ©tĂ©, constitue donc le modĂšle d’une totalitĂ© Ă  la fois statistique, en tant que lien d’interfĂ©rences multiples et dĂ©sordonnĂ©es, et cependant en partie normative en tant qu’obligeant les individus de diverses maniĂšres : il est donc clair, Ă©tant donnĂ© son caractĂšre simplement probabiliste et relativement peu ordonnĂ© (par opposition aux systĂšmes intellectuels, moraux et juridiques bien structurĂ©s), qu’elle relĂšve de simples rĂ©gulations et non pas d’un groupement opĂ©ratoire. Quant Ă  la contrainte politique, il en va de mĂȘme dans la mesure oĂč les intĂ©rĂȘts et le calcul y interfĂšrent avec les normes, et oĂč celles-ci sont imposĂ©es par des pressions diverses au lieu de conquĂ©rir les esprits par leur seule nĂ©cessitĂ© interne : d’oĂč l’existence de compromis, qui constituent la forme consciente ou intentionnelle de la rĂ©gulation, par opposition Ă  l’opĂ©ration logique ou morale.

Il en faut dire exactement autant d’un ensemble d’autres variĂ©tĂ©s de contraintes dont on ne saurait exagĂ©rer l’importance historique ou actuelle sur la formation des normes collectives, mais dont le fonctionnement ne dĂ©passe en gĂ©nĂ©ral pas non plus le niveau de la rĂ©gulation, malgrĂ© les apparences de composition rationnelle. Ce sont les contraintes Ă©manant des sous-collectivitĂ©s qui disposent en propre chacune de ses moyens spĂ©cifiques de pression : classes sociales, Ă©glises, famille et Ă©cole. Nous reviendrons au § 5 sur les idĂ©ologies de classes, qui soulĂšvent tout le problĂšme des rapports entre l’infrastructure et la superstructure. Les contraintes familiales et scolaires illustrent par contre de façon particuliĂšrement simple le mĂ©canisme des rĂšgles morales ou intellectuelles demeurant Ă  mi-chemin de la rĂ©gulation et de la composition entiĂšrement normative. En effet, dans la mesure oĂč des vĂ©ritĂ©s Ă©thiques ou rationnelles, mĂȘme lorsqu’elles convergent en leur contenu avec les normes admises par l’élite morale ou scientifique de la sociĂ©tĂ© considĂ©rĂ©e Ă  ce moment de son histoire, sont imposĂ©es par une contrainte Ă©ducative familiale ou scolaire, au lieu d’ĂȘtre revĂ©cues ou redĂ©couvertes sous l’effet d’une libre collaboration, elles changent ipso facto de caractĂšre en se subordonnant Ă  un facteur d’obĂ©issance ou d’autoritĂ© qui relĂšve de la rĂ©gulation et non plus de la composition logique : l’obĂ©issance morale, telle qu’on l’observe en une famille patriarcale, ou dans la famille conjugale moderne durant les premiĂšres annĂ©es de la vie des enfants, et l’autoritĂ© intellectuelle de la tradition ou du maĂźtre telle qu’elle s’est perpĂ©tuĂ©e sans discontinuitĂ© de l’« initiation » pratiquĂ©e dans les tribus « primitives » jusqu’à la vie scolaire contemporaine (du moins dans les Ă©coles non encore transformĂ©es par les mĂ©thodes dites « actives ») font effectivement appel Ă  un facteur commun de transmission, qui est le respect unilatĂ©ral. Or, un tel sentiment, en subordonnant le bien et le vrai Ă  l’obligation de suivre un modĂšle, n’aboutit qu’à un systĂšme de rĂ©gulations et non pas d’opĂ©rations. La question de l’obĂ©issance se rĂ©duit, en effet, toujours, en derniĂšre analyse, Ă  cette alternative : raisonne-t-on par obĂ©issance ou obĂ©it-on par raison ? Dans le premier cas l’obĂ©issance prime la raison et ne constitue alors qu’une norme incomplĂšte, de nature rĂ©gulatrice et non pas opĂ©ratoire. Dans le second cas, la raison prime l’obĂ©issance, jusqu’à l’éliminer sous sa forme de soumission spirituelle, et le systĂšme est alors entiĂšrement normatif, la norme de subordination unilatĂ©rale rĂ©sultant d’une dĂ©lĂ©gation de la norme rationnelle.

Un tel conflit est particuliĂšrement clair dans le problĂšme des normes juridiques. ProblĂšme trĂšs curieux, car, s’il est Ă©vident que, dans sa forme, un systĂšme de rĂšgles juridiques constitue le modĂšle d’un ensemble d’interactions sociales acquĂ©rant la structure du groupement opĂ©ratoire, il est non moins Ă©vident qu’en son contenu un systĂšme de lois peut tout justifier, et lĂ©gitimer jusqu’aux pires abus en leur confĂ©rant une forme lĂ©gale : en son contenu, par consĂ©quent, le groupement des normes juridiques pourra indiffĂ©remment valider, soit un ensemble de comportements eux-mĂȘmes normatifs par ailleurs (moraux, rationnels, etc.), soit les interactions dont nous venons de constater qu’elles demeuraient au niveau de la rĂ©gulation. Mais ce problĂšme n’est pas spĂ©cial au droit et il semble rĂ©sulter de la distinction mĂȘme entre les formes et leur contenu, laquelle marque l’avĂšnement de la structure opĂ©ratoire, par opposition aux structures rĂ©gulatrices dont la forme et le contenu demeurent indissociables : dans le domaine des rĂšgles logiques, Ă©galement, on peut se trouver en prĂ©sence d’un systĂšme de propositions formellement correct, mais faux en son contenu parce que reposant sur des prĂ©misses erronĂ©es. Pour classer les normes juridiques dans le tableau des formes d’équilibre Ă©tagĂ©es entre le rythme, la rĂ©gulation et le groupement, il importe donc d’y situer au prĂ©alable les systĂšmes de rĂšgles logiques et morales.

Les interactions intellectuelles constituent sans doute, en effet, l’exemple le plus instructif du point de vue du passage des rĂ©gulations aux groupements opĂ©ratoires. Tant qu’interviennent dans la construction des systĂšmes de reprĂ©sentations collectives, les Ă©lĂ©ments de contrainte dus Ă  la tradition, Ă  l’opinion, au pouvoir, Ă  la classe sociale, etc., la pensĂ©e est soumise Ă  un jeu de valeurs et d’obligations qu’elle n’engendre pas elle-mĂȘme, ce qui revient Ă  dire qu’elle ne consiste point alors en un systĂšme de normes autonomes : son hĂ©tĂ©ronomie Ă  elle seule suffit donc Ă  indiquer sa dĂ©pendance Ă  l’égard des rĂ©gulations prĂ©cĂ©demment examinĂ©es. Plus prĂ©cisĂ©ment un mode collectif de pensĂ©e astreint Ă  justifier le point de vue d’un groupe social consiste lui-mĂȘme en systĂšme de rĂ©gulations intellectuelles dont les lois ne sont point celles de l’opĂ©ration pure, et qui atteignent seulement des formes d’équilibre instables, grĂące Ă  un jeu de compensations momentanĂ©es. Comme nous le verrons Ă  nouveau aux § 6 et 7, la condition d’équilibre des rĂšgles rationnelles est qu’elles expriment le mĂ©canisme autonome d’une pure coopĂ©ration, c’est-Ă -dire d’un systĂšme d’opĂ©rations exĂ©cutĂ©es en commun ou par rĂ©ciprocitĂ© entre celles des partenaires : au lieu de traduire un systĂšme de traditions obligatoires, la coopĂ©ration qui est la source des « groupements » d’opĂ©rations rationnelles, prolonge donc sans plus le systĂšme des actions elles-mĂȘmes et des techniques.

C’est ce mĂȘme passage de l’autoritĂ© Ă  la rĂ©ciprocitĂ© ou de la contrainte Ă  la coopĂ©ration qui marque la transition entre le semi-normatif moral, dĂ©pendant encore des rĂ©gulations inhĂ©rentes au respect unilatĂ©ral, et les groupements de rĂšgles autonomes de conduite fondĂ©s sur le respect mutuel. Dans le domaine moral comme sur le terrain des normes logiques, l’équilibre est donc liĂ© Ă  une coopĂ©ration rĂ©sultant de la rĂ©ciprocitĂ© directe des actions, par opposition aux contraintes Ă©numĂ©rĂ©es plus haut. 10

À en revenir au problĂšme soulevĂ© par le groupement des rĂšgles juridiques, on comprend alors le paradoxe du dualisme entre ses formes et ses contenus. Dans sa forme un systĂšme de lois constitue assurĂ©ment le modĂšle d’un ensemble d’interactions sociales groupĂ©es entre elles par composition additive et logique. Un ensemble de rĂšgles de droit constitue, en effet, une structure telle que chaque individu appartenant au groupe social envisagĂ© se trouve reliĂ© Ă  chacun des autres par un systĂšme bien dĂ©fini d’obligations et de droits, sans qu’il intervienne rien de plus, au sein de ce systĂšme, que la somme logique de tels rapports emboĂźtĂ©s. Cela ne signifie nullement, comme nous y avons insistĂ© au § 2, qu’une telle totalitĂ© consiste en la simple rĂ©union des individus qui la composent, comme si ces individus possĂ©daient d’avance les droits ou Ă©taient liĂ©s d’avance par les obligations intervenant dans le systĂšme antĂ©rieurement Ă  la construction de celui-ci (comme le pensent les thĂ©oriciens du droit naturel). Cela ne signifie pas non plus qu’un rapport donnĂ©, extrait du systĂšme, pourrait exister tel quel en dehors de ce systĂšme. Mais cela signifie que, le systĂšme des rapports Ă©tant donnĂ© comme une totalitĂ©, ce tout peut ĂȘtre dĂ©composĂ© en rapports Ă©lĂ©mentaires, subordonnĂ©s ou coordonnĂ©s les uns aux autres, dont la composition additive le reconstituera intĂ©gralement. Il y a en ce sens groupement opĂ©ratoire, les rapports confĂ©rant des droits et imposant simultanĂ©ment des obligations Ă©tant engendrĂ©s par des opĂ©rations constructives de la rĂ©alitĂ© juridique : de telles opĂ©rations sont ainsi les dĂ©crets du souverain, les ordres des supĂ©rieurs hiĂ©rarchiques, les votes d’une chambre de reprĂ©sentants, le vote du peuple entier, etc. et ces opĂ©rations tiennent elles-mĂȘmes leur validitĂ© des rĂšgles de leur composition (dĂ©finies par une constitution, etc.).

Seulement si un tel systĂšme constitue un groupement en sa forme, deux questions se posent relativement Ă  son contenu, qui sont solidaires l’une de l’autre et dont la solution conduit Ă  distinguer la cohĂ©rence apparente de certaines structures juridiques et la cohĂ©rence rĂ©elle de certaines autres : la question de l’équilibre juridique et celle des rapports entre la norme juridique et les normes intellectuelles ou morales.

Du point de vue de l’équilibre, il va de soi que rien n’assure Ă  un systĂšme juridique, si cohĂ©rent soit-il du point de vue de la forme, un pouvoir de contrainte ou de conservation, si ses contradictions avec les autres valeurs et les autres normes en jeu dans une sociĂ©tĂ© conduisent Ă  des conflits et Ă  la rĂ©volution. Il semblerait donc que l’équilibre du systĂšme des normes juridiques ne tienne pas Ă  sa forme mais Ă  son contenu, c’est-Ă -dire au rĂŽle jouĂ© par les rĂšgles juridiques en tant qu’instruments ou qu’obstacles dans la distribution des valeurs. Il y a lĂ  certes l’équivalent de ce qui se produit en un systĂšme de reprĂ©sentations collectives dont l’équilibre intellectuel n’est pas seulement assurĂ© par la cohĂ©rence formelle, mais aussi par l’adĂ©quation avec le rĂ©el. Mais cette analogie entre les normes juridiques et les normes logiques montre prĂ©cisĂ©ment que la question est plus complexe du point de vue de la forme elle-mĂȘme, car les rĂšgles assurant la cohĂ©rence logique impliquent l’adĂ©quation possible Ă  n’importe quel contenu et ne sont pas Ă©branlĂ©es du seul fait qu’un contenu erronĂ© est remplacĂ© par un vrai : le propre d’une structure formelle en Ă©quilibre est ainsi, dans le domaine intellectuel, d’assurer la possibilitĂ© d’une transformation des principes eux-mĂȘmes, sans rompre la continuitĂ© du systĂšme. Or, Ă  comparer les systĂšmes juridiques en Ă©quilibre Ă  ceux qui ne le sont pas, on s’aperçoit que si l’équilibre dĂ©pend bien de l’adĂ©quation de la structure formelle Ă  son contenu rĂ©el, il peut ĂȘtre assurĂ© par la forme elle-mĂȘme, en ce sens que, dans le domaine juridique comme en tous les domaines opĂ©ratoires, la stabilitĂ© de l’équilibre est fonction de la mobilité : une forme en Ă©quilibre est, en droit comme ailleurs, celle qui assure le rĂ©glage de ses propres transformations (p. ex. une constitution rĂ©glant ses propres modifications, etc.), tandis qu’une forme fermĂ©e statiquement est en Ă©quilibre instable et ne tĂ©moigne ainsi, malgrĂ© les apparences, que d’un groupement opĂ©ratoire incomplet, parce que ne comportant pas de transformations possibles quant aux normes supĂ©rieures.

Ceci nous conduit au rapport des rĂšgles juridiques avec les rĂšgles logiques et morales : si l’équilibre des premiĂšres est liĂ© Ă  leur capacitĂ© de transformation et d’adaptation, il est, en fait, clair qu’elles convergeront, en fonction de leur Ă©quilibration mĂȘme, avec ces deux autres sortes de normes, sans quoi il y aura soit dĂ©sadaptation du contenu des normes juridiques par rapport aux autres aspects de la vie sociale, soit contradiction entre la forme et le contenu. La convergence entre les rĂšgles juridiques et les normes logiques est, Ă  cet Ă©gard, bien claire : il ne saurait, en effet, y avoir de contradiction au sein des premiĂšres, aux divers paliers de leur Ă©laboration, sous peine d’invalidation des normes infĂ©rieures contraires aux supĂ©rieures ; cette structure logique nĂ©cessaire de la construction juridique suffit Ă  attester sa correspondance avec les normes rationnelles en cours dans la sociĂ©tĂ© considĂ©rĂ©e. Quant aux normes morales, les juristes ont fourni une sĂ©rie de critĂšres destinĂ©s Ă  les distinguer des normes juridiques, mais, comme nous avons cherchĂ© Ă  le montrer ailleurs 11, l’analyse de chacun d’eux met au contraire en Ă©vidence l’existence de mĂ©canismes communs bien plus importants, au point de vue sociologique, que leurs diffĂ©rences. La seule diffĂ©rence essentielle, semble-t-il, qui les sĂ©pare est que le droit ne porte pas sur les relations entre personnes, mais ne considĂšre dans les individus que leurs fonctions (position dans le groupe social) et leurs services (position dans les Ă©changes interindividuels), Ă©tablissant ainsi des rĂšgles transpersonnelles, c’est-Ă -dire dont les rapports permettent la substitution des individus Ă  identitĂ© de fonction ou de service ; la morale au contraire ne connaĂźt que des rapports personnels, tels que les individus n’y soient jamais entiĂšrement substituables. C’est pourquoi la codification des rĂšgles juridiques est toujours possible dans le dĂ©tail tandis que celle des rĂšgles morales demeure essentiellement gĂ©nĂ©rale : elle n’atteint que des formes pures comme celles de la logique formelle, sans rĂ©gler comme les codes juridiques, les modalitĂ©s de leur propre application. — On comprend alors comment, relativement indiffĂ©renciĂ©s en leur source, le droit et la morale se diffĂ©rencient au fur et Ă  mesure des dĂ©sĂ©quilibres et des conflits sociaux pour rĂ©ajuster leur correspondance lors de chaque Ă©quilibration. À la limite, une forme juridique suffisamment plastique pour exprimer les interactions rĂ©elles en jeu dans une sociĂ©tĂ© Ă©quilibrĂ©e convergerait avec le systĂšme des normes morales 12.

Au total, on constate ainsi que les grandes structures accessibles Ă  l’explication sociologique, comme Ă  l’explication psychologique, sont les rythmes, les rĂ©gulations et les groupements : le rythme marque la frontiĂšre entre le matĂ©riel et le spirituel, la rĂ©gulation caractĂ©rise les totalitĂ©s statistiques, avec interfĂ©rence des facteurs d’interaction (valeurs et certaines rĂšgles) et le « groupement » exprime la structure des opĂ©rations rĂ©versibles intervenant dans les constructions juridiques, morales et rationnelles, c’est-Ă -dire dans les totalitĂ©s Ă  composition additive.

Or, cette succession est d’une importance essentielle du point de vue du mĂ©canisme des explications sociologiques elles-mĂȘmes : elle conduit Ă  concevoir le rapport des facteurs de causalitĂ© et d’implication, sur lequel nous insistions Ă  la fin du § 3, comme une relation gĂ©nĂ©tique appelant une explication opĂ©ratoire, et non pas comme une simple liaison statique donnĂ©e dĂšs le dĂ©part. Les « groupements » normatifs seuls constituent, en effet, de purs systĂšmes d’implications, tels que les rĂšgles coordonnĂ©es entre elles s’emboĂźtent les unes dans les autres et s’entraĂźnent les unes les autres selon des rapports entiĂšrement exprimables en termes de connexion nĂ©cessaire. Au contraire les rĂ©gulations comportent un dosage variable d’implications, annonçant la rĂ©versibilitĂ© opĂ©ratoire, et de causalitĂ© effective (contraintes, etc.) ; les rythmes plongent, enfin en pleine causalitĂ© matĂ©rielle et englobent dans ce contexte causal les premiĂšres liaisons implicatives (signes et valeurs Ă©lĂ©mentaires, avec un minimum d’élĂ©ment normatif). Or les groupements ne sont que l’état limite de rĂ©gulations antĂ©rieures et celles-ci reposent sur un jeu complexe de rythmes. L’explication sociologique comme l’explication psychologique ne saurait donc ĂȘtre efficace qu’à la condition de procĂ©der de l’action matĂ©rielle et causale, pour aboutir en fin de compte seulement au systĂšme des implications de la conscience collective. C’est Ă  cette condition exclusive que l’on atteindra dans la superstructure ce qui prolonge effectivement les actions causales en jeu dans l’infrastructure, par opposition aux idĂ©ologies simplement symboliques, qui la reflĂštent en la dĂ©formant.

§ 5. L’explication en sociologie. C : explication rĂ©elle et reconstruction formelle (ou axiomatique)

Il y a donc trois et non pas deux systĂšmes de notions Ă  distinguer dans l’explication sociologique (comme dans l’explication psychologique) : les actions causales, les opĂ©rations qui les achĂšvent en les systĂ©matisant, et les facteurs idĂ©ologiques (comparables aux donnĂ©es introspectives ou Ă©gocentriques en psychologie) qui faussent les perspectives lorsqu’on ne dissocie pas de ce symbolisme sociocentrique les mĂ©canismes proprement opĂ©ratoires. Or, en parallĂ©lisme complet avec ce qui se produit sur le terrain de l’explication psychologique, il se trouve que ces derniers peuvent ĂȘtre Ă©tudiĂ©s par deux mĂ©thodes, dont l’une et l’autre conduit prĂ©cisĂ©ment Ă  les dĂ©gager des Ă©lĂ©ments idĂ©ologiques qui les accompagnent presque toujours et en altĂšrent la prise de conscience. L’une de ces mĂ©thodes est l’explication rĂ©elle qui met les aspects opĂ©ratoires de la pensĂ©e ou de la morale collectives en relation avec le travail effectif, les techniques et les modes de collaboration en jeu dans les actions causales, tandis que les autres aspects de la conscience collective apparaissent alors comme liĂ©s Ă  une interprĂ©tation symbolique que la sociĂ©tĂ© se donne de ses propres conflits. L’autre de ces mĂ©thodes est la reconstruction formelle ou mĂȘme axiomatique des implications intervenant dans les mĂ©canismes opĂ©ratoires. Or, cette mĂ©thode qui paraĂźt au premier abord ne prĂ©senter aucune relation avec l’explication sociologique (pas plus qu’on n’aperçoit Ă  premiĂšre vue les relations entre la logistique et l’explication psychologique), lui est en rĂ©alitĂ© d’une utilitĂ© certaine en ce que, elle aussi, aboutit Ă  une dissociation rigoureuse de ce qui est idĂ©ologique et de ce qui est opĂ©ratoire dans les « groupements » de rĂšgles : bien plus, une correspondance terme Ă  terme peut ĂȘtre Ă©tablie entre les questions qu’elle pose et les problĂšmes intervenant dans l’explication rĂ©elle, ce qui enrichit cette derniĂšre.

Il est d’un indĂ©niable intĂ©rĂȘt Ă©pistĂ©mologique de retrouver, Ă  cet Ă©gard, sur le terrain sociologique comme sur le terrain psychologique, le problĂšme gĂ©nĂ©ral des relations entre les axiomatiques et les sciences rĂ©elles correspondantes. Et cela est d’autant plus instructif que, dans les sciences sociales, on peut distinguer deux sortes de tentatives d’axiomatisation, les unes portant sur les rĂ©gulations et qui se voient alors obligĂ©es de simplifier, sans doute Ă  l’excĂšs, les donnĂ©es rĂ©elles en cause, les autres portant sur les groupements normatifs, et qui sont en ce cas parfaitement adĂ©quates aux mĂ©canismes opĂ©ratoires en jeu.

Dans le domaine des rĂ©gulations, chacun sait, comment l’« économie pure » de L. Walras et Pareto a cherchĂ© Ă  exprimer au moyen de la dĂ©duction mathĂ©matique, l’équilibre et la dynamique des Ă©changes Ă©conomiques Ă  la maniĂšre dont la mĂ©canique rationnelle traduit les compositions de forces. Pour atteindre ce but, ces auteurs ont naturellement Ă©tĂ© conduits Ă  simplifier et Ă  idĂ©aliser les phĂ©nomĂšnes rĂ©els ainsi qu’à remplacer l’analyse inductive des faits eux-mĂȘmes par un raisonnement hypothĂ©tico-dĂ©ductif, portant sur des concepts dĂ©finis formellement. Ils se sont, autrement dit, engagĂ©s sur la voie de l’axiomatisation, sans constituer une axiomatique proprement dite, mais en fournissant les Ă©lĂ©ments qui permettraient de la construire. De plus, comme la valeur Ă©conomique est quantifiable, cette construction semi-axiomatique s’est trouvĂ©e d’emblĂ©e mathĂ©matique, et dĂ©passant le niveau logistique ou qualitatif, que les modĂšles dont nous allons nous occuper Ă  propos du droit ne sauraient dĂ©passer.

Mais quelle est la portĂ©e d’une telle mĂ©thode appliquĂ©e aux faits Ă©conomiques (Ă©tant naturellement entendu qu’elle ne prĂ©juge en rien des lois exprimĂ©es et n’est pas solidaire des doctrines propres Ă  V. Pareto) 13 ? Elle est fort utile Ă  titre d’instrument d’analyse, dans la dissection du rĂ©el lui-mĂȘme, et fournit un bel exemple de dĂ©duction prĂ©cise appliquĂ©e Ă  un domaine social. Seulement, elle prĂ©sente deux lacunes fort instructives, parce que tenant sans doute non pas Ă  l’insuffisance des schĂ©mas Ă©laborĂ©s, mais Ă  l’inadĂ©quation de la dĂ©duction axiomatique aux rĂ©gulations comme telles, par opposition aux groupements opĂ©ratoires ou normatifs.

La premiĂšre de ces deux lacunes est, en effet, que le schĂ©ma de Walras et de Pareto constitue une statique bien davantage qu’une dynamique Ă©conomique. Or, la raison en est claire : le point oĂč une rĂ©gulation atteint un Ă©tat d’équilibre est dĂ©finissable au moyen d’un ensemble d’égalitĂ©s simples qui coĂŻncide momentanĂ©ment avec un systĂšme d’opĂ©rations rĂ©versibles. La seule diffĂ©rence entre les rĂ©gulations et les opĂ©rations consiste effectivement en ceci que l’équilibre est permanent dans le cas des groupes ou groupements, tandis qu’il ne l’est pas dans celui des rĂ©gulations et donne lieu Ă  des « dĂ©placements », ainsi qu’à des compensations simplement approchĂ©es. Mais lĂ  oĂč l’équilibre est atteint par hypothĂšse, il ne diffĂšre pas de celui d’un systĂšme opĂ©ratoire. L’économie pure nous apprend ainsi qu’un Ă©change atteint l’équilibre lorsqu’un certain nombre de conditions sont remplies : Ă©galitĂ© (pour chaque Ă©changeur) des « ophĂ©limitĂ©s pondĂ©rĂ©es » des quantitĂ©s de marchandises possĂ©dĂ©es aprĂšs l’échange, Ă©galitĂ© (pour chaque Ă©changeur) des recettes et des dĂ©penses exprimĂ©es en numĂ©raire, et Ă©galitĂ© (pour chaque marchandise) de la quantitĂ© existant avant et aprĂšs l’échange 14. Or, un Ă©change ainsi Ă©quilibrĂ© ne constitue plus qu’un systĂšme de substitutions avec conservation entiĂšre des valeurs (ophĂ©limitĂ©s) et des objets. Il reprĂ©sente par consĂ©quent un « groupe » : l’échange Ă©quilibré AB composĂ© avec l’échange Ă©quilibré BC, Ă©quivaut Ă  l’échange Ă©quilibré AC ; ces Ă©changes sont associatifs ; l’échange AB comporte un inverse BA et le produit AB × BA donne l’échange identique ou nul. Il y a donc « groupe » comme si les Ă©changes ainsi dĂ©finis consistaient en opĂ©rations proprement dites, et c’est pourquoi la thĂ©orie de l’équilibre est aisĂ©ment axiomatisable. Mais qu’en est-il de la dynamique Ă©conomique elle-mĂȘme ?

C’est ici qu’une seconde lacune vient se combiner avec la premiĂšre : mĂȘme dans le domaine statique et a fortiori dans la dynamique, l’« économie pure » simplifie Ă  l’excĂšs le processus mĂȘme des rĂ©gulations. L’équilibre de l’échange est dĂ©fini comme le point oĂč celui-ci prend fin : mais, Ă  supposer qu’un Ă©change rĂ©el prenne jamais fin par Ă©galisation rigoureuse des « ophĂ©limitĂ©s » (concept substituĂ© Ă  celui de « valeur » par pure peur des mots !) les besoins, les dĂ©sirs et les Ă©valuations, dont les compensations momentanĂ©es constituent cette Ă©galitĂ© fragile, se transforment sans cesse en fait, de telle sorte que l’équilibre n’est jamais atteint de façon durable. Le vrai problĂšme est donc celui de la dynamique des Ă©changes, dont il s’agirait d’exprimer les rĂ©gulations mĂȘmes en Ă©quations mathĂ©matiques. Or, contrairement Ă  la simple formulation logique, le calcul diffĂ©rentiel et intĂ©gral permet bien d’exprimer les variations. Seulement les transformations rĂ©elles en jeu dans la dynamique Ă©conomique s’éloignent alors de plus en plus d’un schĂ©ma formel ou axiomatique, et c’est pourquoi celui-ci ne constitue pas au total, une image suffisamment fidĂšle de la rĂ©alitĂ©, dans le domaine des rĂ©gulations.

Toute autre est la situation des systĂšmes de rĂšgles, puisque le propre d’une norme est prĂ©cisĂ©ment d’assurer la conservation des valeurs, et qu’alors l’axiomatisation portera sur des Ă©tats permanents d’équilibre ou sur des transformations qui seront elles-mĂȘmes rĂ©glĂ©es d’avance. Il s’agira, en ce cas, d’axiomatiques de caractĂšre purement qualitatif, c’est-Ă -dire logique et non pas mathĂ©matique, mais leur intĂ©rĂȘt n’en est pas moindre au point de vue qui nous occupe ici : entiĂšrement conforme Ă  la structure opĂ©ratoire des rĂšgles considĂ©rĂ©es, l’axiomatisation aboutit, en effet, Ă  une dissociation rigoureuse du mĂ©canisme de la construction formelle des rĂšgles et de tous les facteurs idĂ©ologiques que la conscience commune et les interprĂ©tations mĂ©taphysiques attachent Ă  l’interprĂ©tation de ces rĂšgles. C’est en particulier sous cet aspect critique que la mĂ©thode d’axiomatisation correspond de façon fructueuse Ă  l’explication sociologique causale, en faisant correspondre aux divers moments de l’explication opĂ©ratoire rĂ©elle, ceux de la construction dĂ©ductive des implications comme telles.

La situation de la thĂ©orie « pure » du droit Ă  l’égard de la sociologie est particuliĂšrement suggestive de ce point de vue. Chacun accorde, en effet, que le droit est une discipline essentiellement normative, tout problĂšme de droit se rĂ©duisant Ă  un problĂšme de validitĂ©, et non pas de constatation ou de fait. C’est pourquoi le droit n’est pas une science et ne concerne pas comme telle la sociologie. Mais la croyance et la soumission au droit sont des faits sociaux, qu’il s’agit d’expliquer comme les autres, et les rĂšgles jugĂ©es « juridiquement valables » par la collectivitĂ© constituent des interactions sociales essentielles, que la sociologie doit Ă©tudier Ă  titre de « faits normatifs » comme les interactions morales ou logiques, c’est-Ă -dire en considĂ©rant de telles normes comme des faits. Or, Ă  cette Ă©tude positive correspond, sur le terrain des recherches juridiques, une tentative d’axiomatisation analogue Ă  celle que les logiciens ont fournie des rĂšgles logiques, et qui peut par consĂ©quent faciliter l’explication sociologique exactement comme l’axiomatisation logistique facilite l’analyse des reprĂ©sentations collectives de caractĂšre rationnel ou scientifique. En effet, tandis que la plupart des thĂ©ories juridiques d’ensemble cherchent Ă  fonder le droit sur des prĂ©occupations mĂ©taphysiques ou (ce qui revient au mĂȘme pour le sociologue) sur des idĂ©ologies politico-sociales, un certain nombre d’auteurs, Ă  la suite des travaux d’E. Roguin sur « La rĂšgle de droit », ont voulu par principe limiter leur analyse Ă  la structure formelle ou normative du droit. C’est ainsi que H. Kelsen s’est posĂ© le problĂšme en termes d’épistĂ©mologie kantienne : « comment le droit est-il possible ? » Au lieu de procĂ©der gĂ©nĂ©tiquement Ă  la maniĂšre du sociologue, il s’est donc livrĂ© Ă  une dissection a priori et a mĂȘme soutenu (ce qui est d’autant plus intĂ©ressant pour nous et facilite les confrontations aprĂšs coup) l’irrĂ©ductibilitĂ© absolue de l’analyse sociologique et de la thĂ©orie « pure » du droit. En effet, tandis que la sociologie est nĂ©cessairement causale, et considĂšre par consĂ©quent les phĂ©nomĂšnes sociaux, y compris les rĂšgles de droit, comme de simples faits, la mĂ©thode juridique « pure » consiste Ă  relier directement entre elles les normes de droit et repose donc sur un type particulier d’implication, que Kelsen appelle l’« imputation ». Or, comme une norme est essentiellement un devoir-ĂȘtre, un « sollen », tandis qu’un fait est relatif Ă  l’ĂȘtre, c’est-Ă -dire Ă  un « sein », et comme on ne saurait tirer un devoir-ĂȘtre d’un fait ni l’inverse, il ne saurait y avoir, selon Kelsen, de sociologie juridique, et la science du droit ne peut consister qu’en une science de la construction pure des normes. C’est lĂ , on le voit, tout le problĂšme des rapports entre l’implication et la causalitĂ© qui est posĂ© en mĂȘme temps que celui des relations entre une axiomatique et la science rĂ©elle qui lui correspond.

En quoi consiste donc, de ce point de vue de l’axiomatisation, le processus de la « construction » juridique ? Le droit, selon Kelsen, a pour caractĂšre essentiel de rĂ©gler sa propre crĂ©ation. Une norme juridique est, en effet, crĂ©atrice de nouvelles normes : un parlement lĂ©gifĂšre, un gouvernement dĂ©crĂšte, une administration rĂ©glemente, un tribunal juge, et ces lois, dĂ©crets, rĂšglements et jugements sont autant de normes Ă©laborĂ©es sans discontinuitĂ© dans le cadre des normes supĂ©rieures qui leur confĂšrent leur validitĂ©, par l’intermĂ©diaire des organes lĂ©gislatifs, exĂ©cutifs ou judiciaires, agissant en vertu de ces normes supĂ©rieures. Si, du haut en bas de la hiĂ©rarchie des organes lĂ©gaux, il y a ainsi crĂ©ation continue de normes nouvelles, il y a donc Ă©galement, en vertu du mĂȘme processus mais considĂ©rĂ© dans le sens inverse, application continue des normes antĂ©rieures : plus prĂ©cisĂ©ment chaque norme est Ă  la fois crĂ©ation de normes d’un degrĂ© infĂ©rieur et application des normes du degrĂ© supĂ©rieur. Application et crĂ©ation simultanĂ©es, tels sont au total les deux caractĂšres de la construction juridique. Seulement il y a deux exceptions Ă  cela. Les normes se validant les unes les autres forment bien une pyramide dont tous les Ă©tages se tiennent grĂące aux liens d’« imputation » qui assurent cette validité : mais les deux extrĂ©mitĂ©s de la pyramide prĂ©sentent des caractĂšres diffĂ©rents. La base de la pyramide est constituĂ©e par les innombrables « normes, individualisĂ©es », selon l’heureuse expression de Kelsen : les jugements des tribunaux, les ordres administratifs, les diplĂŽmes universitaires, etc., etc., c’est-Ă -dire les normes dont chacun ne s’applique plus en dernier lieu qu’à un seul individu, ainsi dĂ©terminĂ© par un droit ou par une obligation particuliers. Ces normes individualisĂ©es sont par consĂ©quent « application » pure et ne sont plus crĂ©atrices puisque, au-delĂ  de l’individu, il n’y a plus de terme imputable juridiquement. Quant au sommet de la pyramide, il est caractĂ©risĂ© par une norme unique, qui est crĂ©ation pure et non plus application, puisque rien n’est supĂ©rieur Ă  elle. Cette « norme fondamentale » ne saurait se confondre avec la constitution elle-mĂȘme, source de toutes les normes du droit Ă©tatique, puisqu’il s’agit de justifier jusqu’à la validitĂ© de la constitution : elle est donc la source de la constitution et constitue la condition nĂ©cessaire a priori de la validitĂ© de l’ordre juridique entier.

Tel est donc le droit : un systĂšme de normes emboĂźtĂ©es, dĂ©pendant toutes d’une norme fondamentale et s’étendant de proche en proche jusqu’à l’ensemble des normes individualisĂ©es. Le droit, selon la thĂ©orie « pure » de Kelsen, n’est rien de plus que ce systĂšme de normes envisagĂ©es comme telles, c’est-Ă -dire qu’il n’existe aucune rĂ©alitĂ© juridique qui ne fasse partie, Ă  titre d’échelon nĂ©cessaire, de ce systĂšme de normes pures. Le « sujet de droit » n’est lui-mĂȘme qu’un « centre d’imputation » des normes, et, en dehors de ce caractĂšre, il n’est qu’une pure fiction de nature idĂ©ologique et non pas juridique : le « droit subjectif » est ainsi Ă  renvoyer aux mĂ©taphysiciens et se trouve exclu de la thĂ©orie pure. L’« État », d’autre part, n’est pas autre chose que l’ordre juridique lui-mĂȘme, envisagĂ© en son ensemble, et toute tentative de lui confĂ©rer une autre rĂ©alitĂ© que purement normative dĂ©borde Ă©galement le droit pour s’engager sur le terrain de l’idĂ©ologie politique.

On constate l’étroite parentĂ© entre une telle conception et une thĂ©orie formelle quelconque exprimant la structure d’un systĂšme d’opĂ©rations. S’il n’existe rien de plus dans le droit qu’une hiĂ©rarchie de normes emboĂźtĂ©es reliĂ©es entre elles par un rapport formel d’imputation, nous pouvons, en considĂ©rant l’imputation comme un cas particulier d’implication, mettre en parallĂšle ce systĂšme avec un ensemble de propositions reliĂ©es formellement les unes aux autres en une pyramide d’implications. Les propositions juridiques sont Ă  l’impĂ©ratif, c’est entendu, tandis que les propositions logiques sont Ă  l’indicatif. Mais peu importe quant Ă  la structure formelle du systĂšme : on peut traduire les impĂ©ratifs en propositions constatant l’existence d’une obligation ou d’un droit ; quant aux rapports entre propositions logiques, ce sont des normes, englobant donc un Ă©lĂ©ment impĂ©ratif, et A. Lalande souligne la chose en prĂ©cisant que A implique B « pour l’honnĂȘte homme ». Le droit comme la logique peut donc ĂȘtre structurĂ© sous la forme d’un systĂšme de « groupements » et il serait facile d’exprimer toute la hiĂ©rarchie des normes en formules logistiques mettant en Ă©vidence les groupements de relations asymĂ©triques (imputations emboĂźtĂ©es), de relations symĂ©triques (co-imputations rĂ©ciproques ou relations contractuelles) et de classes, qui la constituent intĂ©gralement. De plus, les propositions juridiques, au lieu d’ĂȘtre contenues identiquement les unes dans les autres, se construisent les unes Ă  partir des autres, ce qui revient Ă  mettre en parallĂšle la construction juridique, faite d’applications et de crĂ©ations indissociables, avec une construction logique faite d’opĂ©rations proprement constructives.

Or, un systĂšme d’opĂ©rations peut ĂȘtre Ă©tudiĂ© par deux mĂ©thodes : la mĂ©thode psycho-sociologique qui en analysera causalement la construction rĂ©elle, et la mĂ©thode axiomatique ou logique qui exprimera uniquement les implications entre ces opĂ©rations ou les propositions qui les traduisent. La thĂ©orie pure du droit constitue Ă©videmment, de ce point de vue, une axiomatisation, puisque Kelsen oppose prĂ©cisĂ©ment l’« imputation » juridique Ă  la causalitĂ© sociologique. Il s’agit alors de dĂ©terminer le rapport entre cette axiomatique qu’est la science juridique pure et la science rĂ©elle correspondante qu’est la sociologie juridique ou partie de la sociologie s’occupant d’expliquer causalement les normes en tant que « faits normatifs » (comme dit PĂ©trajitsky), c’est-Ă -dire en tant que rĂšgles impĂ©ratives comportant une genĂšse en fonction des interactions sociales de tous genres et agissant Ă  leur tour causalement en tant qu’interactions particuliĂšres.

On aperçoit d’emblĂ©e le point de jonction. Si une thĂ©orie formalisĂ©e, une fois posĂ©s les axiomes de dĂ©part, se dĂ©veloppe par voie purement dĂ©ductive et sans aucun appel au rĂ©el, les axiomes initiaux eux-mĂȘmes traduisent toujours, sous une forme plus ou moins dĂ©guisĂ©e, des opĂ©rations rĂ©elles dont ils constituent le schĂ©ma abstrait. Or, c’est prĂ©cisĂ©ment ce qui, dans le cas de formalisation juridique de Kelsen, apparaĂźt clairement : la « norme fondamentale », qui exprime formellement la condition a priori de la validitĂ© de l’ordre juridique entier, n’est pas autre chose que l’expression abstraite de ce fait concret que la sociĂ©tĂ© « reconnaĂźt » la valeur normative de cet ordre ; elle correspond donc Ă  la rĂ©alitĂ© sociale de l’exercice effectif d’un pouvoir et de la « reconnaissance » de ce pouvoir ou du systĂšme des rĂšgles qui en Ă©manent. Si la construction juridique formelle peut ĂȘtre axiomatisĂ©e de la façon la plus « pure », il est donc douteux que la norme fondamentale puisse elle-mĂȘme rester pure, car la « reconnaissance » rĂ©elle constitue un intermĂ©diaire indispensable entre le droit abstrait et la sociĂ©té : il est sans doute du devoir de l’axiomaticien de couper ce cordon ombilical pour dissocier la construction formelle de ses attaches avec le rĂ©el, mais c’est au sociologue de rappeler que ce cordon a existĂ© et que son rĂŽle a Ă©tĂ© fondamental dans l’alimentation du droit embryonnaire.

Or, si telle est la situation de la thĂ©orie « pure » du droit, on en peut prĂ©voir autant d’une discipline qui, Ă  vrai dire, n’existe point encore, mais qu’il serait intĂ©ressant d’élaborer : la thĂ©orie « pure » des relations morales. Contrairement Ă  l’opinion de Kelsen lui-mĂȘme, il n’est nullement exclu que l’on retrouve dans la construction des normes morales un processus analogue Ă  celui dĂ©crit par cet auteur sur le terrain juridique : mais il s’agirait d’une construction de rapports personnels, et non plus transpersonnels, ainsi que d’une Ă©laboration beaucoup plus lente, intĂ©ressant la succession des gĂ©nĂ©rations (chaque norme transmise Ă©tant application de normes prĂ©cĂ©dentes et crĂ©ation de nouvelles normes) et surtout une diffĂ©renciation beaucoup plus grande des « normes individualisĂ©es » sans intervention d’organes Ă©tatiques crĂ©ateurs de normes. Quoi qu’il en soit de ces diffĂ©rences, il vaudrait la peine de tenter la comparaison, avec l’appui d’une formalisation prĂ©cise et logistique.

Enfin, il va de soi que les rĂšgles rĂ©gissant les reprĂ©sentations collectives rationnelles donnent lieu de leur cĂŽtĂ© Ă  une axiomatisation prĂ©cise : c’est la logique elle-mĂȘme, en tant que commune expression des mĂ©canismes opĂ©ratoires intra-individuels et interindividuels. C’est ce que nous verrons plus en dĂ©tail au § 7, mais d’un nouveau point de vue, puisque la logique n’est pas seulement l’une des formes axiomatisĂ©es de l’explication sociologique : elle est aussi un produit de la vie sociale et constitue dĂšs lors l’un des domaines oĂč l’explication sociologique se prolonge en explication de la connaissance.

En bref, tous les systĂšmes de normes parvenus Ă  un Ă©tat d’équilibre Ă  la fois mobile et relativement permanent peuvent donner lieu Ă  une axiomatisation, qui double et complĂšte l’explication sociologique rĂ©elle, mais sans la remplacer puisqu’elle dĂ©gage seulement les structures implicatives, indĂ©pendamment de la causalitĂ© sociale. Ce point Ă©tant Ă©clairci, et l’appel Ă  ce genre de formalisation contribuant pour sa part Ă  dissocier les mĂ©canismes proprement opĂ©ratoires des idĂ©ologies qui leur sont attachĂ©es dans la conscience commune, il s’agit maintenant d’en venir Ă  l’explication sociologique rĂ©elle (par opposition Ă  formelle) de la pensĂ©e socialisĂ©e et collective. Nous avons rĂ©servĂ© cette discussion pour la fin de ce chapitre, car elle n’intĂ©resse plus seulement l’épistĂ©mologie du point de vue de la structure de l’explication sociologique, considĂ©rĂ©e en tant que forme particuliĂšre, de pensĂ©e scientifique : elle conditionne l’épistĂ©mologie eu Ă©gard Ă  la matiĂšre Ă©tudiĂ©e elle-mĂȘme, puisqu’il s’agit de la pensĂ©e comme telle, en tant qu’objet d’analyse de la sociologie. En d’autres termes, toute sociologie se prolonge naturellement en une sociologie de la connaissance (de mĂȘme que toute psychologie aboutit de son cĂŽtĂ© Ă  une psychologie de la connaissance), et cette sociologie de la connaissance conditionne l’épistĂ©mologie gĂ©nĂ©tique elle-mĂȘme.

Deux problĂšmes fondamentaux sont Ă  examiner Ă  cet Ă©gard : l’explication sociologique des formes sociocentriques de pensĂ©e (des idĂ©ologies en gĂ©nĂ©ral aux mĂ©taphysiques proprement dites) et l’explication sociologique des formes opĂ©ratoires de pensĂ©e collective (de la technique Ă  la science et Ă  la logique).

§ 6. La pensée sociocentrique

L’analyse du dĂ©veloppement individuel de la pensĂ©e conduit Ă  cette constatation essentielle que les opĂ©rations de l’esprit dĂ©rivent de l’action et des mĂ©canismes sensori-moteurs, mais exigent en outre, pour se constituer, une dĂ©centration graduelle eu Ă©gard aux formes initiales de reprĂ©sentation, qui sont Ă©gocentriques. En d’autres termes l’explication de la pensĂ©e opĂ©ratoire chez l’individu suppose la considĂ©ration de trois et non pas seulement de deux systĂšmes cognitifs : il y a d’abord l’assimilation pratique du rĂ©el aux schĂšmes de l’activitĂ© sensori-motrice, avec un dĂ©but de dĂ©centration dans la mesure oĂč ces schĂšmes se coordonnent entre eux et oĂč l’action se situe par rapport aux objets sur lesquels elle porte ; il y a ensuite l’assimilation reprĂ©sentative du rĂ©el aux schĂšmes initiaux de la pensĂ©e, schĂšmes demeurant Ă©gocentriques dans la mesure oĂč ils ne consistent point encore en opĂ©rations coordonnĂ©es mais en actions intĂ©riorisĂ©es isolĂ©es ; il y a enfin l’assimilation aux opĂ©rations elles-mĂȘmes, qui prolongent la coordination des actions, mais moyennant une dĂ©centration systĂ©matique Ă  l’égard du moi et des notions subjectives. Le progrĂšs de la connaissance individuelle ne consiste donc pas seulement en une intĂ©gration directe et simple des schĂšmes initiaux dans les schĂšmes ultĂ©rieurs, mais en une inversion fondamentale de sens qui soustrait les rapports au primat du point de vue propre pour les relier en systĂšmes subordonnant ce point de vue Ă  la rĂ©ciprocitĂ© de tous les points de vue possibles, et Ă  la relativitĂ© inhĂ©rente aux groupements opĂ©ratoires. Action pratique, pensĂ©e Ă©gocentrique et pensĂ©e opĂ©ratoire sont donc les trois moments essentiels d’une telle construction.

Or, l’analyse sociologique de la pensĂ©e collective conduit Ă  des rĂ©sultats exactement parallĂšles. Il existe dans les diverses sociĂ©tĂ©s humaines, des techniques liĂ©es au travail matĂ©riel et aux actions que l’homme exerce sur la nature, et ces techniques constituent un premier type de rapports entre les sujets et les objets : rapports susceptibles d’efficacitĂ©, et par consĂ©quent d’objectivitĂ©, mais rapports dont la prise de conscience demeure partielle, parce que liĂ©e aux rĂ©sultats obtenus et ne portant pas sur la comprĂ©hension des connexions elles-mĂȘmes. Il existe, d’autre part, une pensĂ©e scientifique ou opĂ©ratoire, qui prolonge en partie les techniques (ou les enrichit en retour), mais qui les complĂšte en ajoutant Ă  l’action une comprĂ©hension des rapports, et surtout en substituant Ă  l’action matĂ©rielle ces actions et ces techniques intĂ©riorisĂ©es que sont les opĂ©rations de calcul, de dĂ©duction et d’explication. Seulement, entre la technique et la science, il y a un moyen terme, dont le rĂŽle a parfois Ă©tĂ© celui d’un obstacle : c’est l’ensemble des formes collectives de pensĂ©e ni techniques ni opĂ©ratoires et procĂ©dant de la simple spĂ©culation ; ce sont les idĂ©ologies de tout genre, cosmogoniques ou thĂ©ologiques, politiques ou mĂ©taphysiques, qui s’étagent entre les reprĂ©sentations collectives les plus primitives et les systĂšmes rĂ©flexifs contemporains les plus raffinĂ©s. Or, le rĂ©sultat le plus important des analyses sociologiques conduites sur ce moyen terme, ni technique ni opĂ©ratoire, de la pensĂ©e collective, a Ă©tĂ© de montrer qu’il est essentiellement sociocentrique : tandis que la technique et la science constituent deux sortes de rapports objectifs entre les hommes en sociĂ©tĂ© et l’univers, l’idĂ©ologie sous toutes ses formes est une reprĂ©sentation des choses centrant l’univers sur la sociĂ©tĂ© humaine, sur ses aspirations et sur ses conflits. De mĂȘme que l’avĂšnement de la pensĂ©e opĂ©ratoire suppose, chez l’individu, une dĂ©centration eu Ă©gard Ă  la pensĂ©e Ă©gocentrique et au moi, dĂ©centration nĂ©cessaire pour permettre Ă  l’opĂ©ration de prolonger les actions dont elle procĂšde, de mĂȘme la pensĂ©e scientifique a toujours exigĂ©, dans le dĂ©veloppement social, une dĂ©centration eu Ă©gard aux idĂ©ologies et Ă  la sociĂ©tĂ© elle-mĂȘme, dĂ©centration nĂ©cessaire pour permettre Ă  la pensĂ©e scientifique de continuer l’Ɠuvre des techniques dans laquelle elle plonge ses racines.

Rien n’est plus significatif en ce qui concerne la nĂ©cessitĂ© de cette dĂ©centration fondamentale, que de comparer les conceptions idĂ©alistes du dĂ©veloppement collectif (telle la loi des trois Ă©tats d’Aug. Comte, devenue la thĂ©orie de la conscience collective chez Durkheim) aux concepts marxistes de l’infrastructure technique et de la superstructure idĂ©ologique, inspirĂ©s par le sentiment vif des dĂ©sĂ©quilibres et des conflits sociaux. Ces trois auteurs s’accordent quant au caractĂšre sociocentrique des idĂ©ologies, mais tandis que Comte et Durkheim voient dans la science le prolongement naturel de la pensĂ©e sociomorphique, une sociologie opĂ©ratoire comme celle de Marx rattache au contraire la science aux techniques et fournit, quant aux idĂ©ologies, un remarquable instrument critique permettant de dĂ©celer l’élĂ©ment sociocentrique jusque dans les produits les plus raffinĂ©s de la pensĂ©e mĂ©taphysique contemporaine : elle subordonne ainsi l’objectivitĂ© poursuivie par la pensĂ©e scientifique Ă  une condition prĂ©alable et nĂ©cessaire, qui est la dĂ©centration des concepts eu Ă©gard aux idĂ©ologies superstructurales, et leur mise en relation avec les actions concrĂštes sur lesquelles repose la vie sociale.

Le propre d’une sociologie de la connaissance ignorant la portĂ©e d’un tel processus de dĂ©centration est d’en venir tĂŽt ou tard Ă  rattacher la pensĂ©e scientifique aux notions mystiques et thĂ©ologiques primitives : et effectivement, si l’on remonte de proche en proche les paliers de l’évolution d’une notion, on trouvera toujours, Ă  condition de ne pas quitter le terrain de la superstructure, certaines formes initiales de cette notion, qui sont de nature religieuse. Ainsi l’idĂ©e de cause a d’abord Ă©tĂ© magique et animiste, l’idĂ©e de loi naturelle s’est longtemps confondue avec celle d’une obĂ©issance Ă  des volontĂ©s surnaturelles, l’idĂ©e de force a dĂ©butĂ© sous des aspects occultes, etc. Toute la question est alors de savoir si une telle dĂ©rivation est directe, ou si au contraire la pensĂ©e scientifique a peu Ă  peu dĂ©centrĂ© ces notions sociocentriques en les rĂ©ajustant Ă  leur source pratique : soutenir le premier de ces deux points de vue, c’est affirmer la continuitĂ© de la conscience collective, considĂ©rĂ©e en un bloc ; soutenir le second, c’est au contraire dissocier l’idĂ©ologique du concret et introduire dans l’analyse des interactions en prĂ©sence les trois catĂ©gories de la technique, de l’idĂ©ologie et de la science, avec dĂ©centration nĂ©cessaire de la troisiĂšme eu Ă©gard Ă  la seconde.

Aug. Comte et surtout Durkheim ont soutenu le premier de ces deux points de vue, et l’on peut mĂȘme affirmer que l’idĂ©e centrale du durkheimisme est la dĂ©rivation de toutes les notions rationnelles et scientifiques Ă  partir de la pensĂ©e religieuse, conçue comme l’expression symbolique ou idĂ©ologique de la contrainte du groupe social primitif sur les individus. Pourtant nul plus que Durkheim n’a insistĂ© sur le caractĂšre « sociomorphique » de ces reprĂ©sentations collectives primitives. S’il a pu maintenir deux affirmations aussi difficiles Ă  concilier, c’est Ă©videmment que, au lieu de procĂ©der Ă  une analyse des diffĂ©rents types d’interactions sociales, il a constamment parlĂ© le langage global de la « totalité ». DĂšs lors, pour dĂ©montrer la nature collective de la raison, il a tour Ă  tour recouru Ă  deux sortes d’arguments, bien distincts en fait, mais utilisĂ©s simultanĂ©ment sous le couvert de cette notion indiffĂ©renciĂ©e du tout social exerçant sa contrainte sur les individus. Les premiers de ces arguments sont de caractĂšre synchronique, et consistent Ă  montrer que les individus ne sauraient parvenir Ă  la gĂ©nĂ©ralitĂ© et Ă  la stabilitĂ© propres aux concepts, aux notions de temps et d’espace homogĂšnes, aux rĂšgles formelles de la logique, etc., sans un constant Ă©change de pensĂ©e rĂ©glĂ© par le groupe entier. Les seconds arguments sont d’ordre diachronique, et reviennent Ă  Ă©tablir la continuitĂ© entre les reprĂ©sentations collectives actuelles et les reprĂ©sentations collectives « originelles » : le caractĂšre « sociomorphique » de ces reprĂ©sentations primitives est alors une preuve de plus, aux yeux de Durkheim, de leur origine sociale, et, comme il se refuse Ă  distinguer le caractĂšre coopĂ©ratif des rĂšgles assurant le travail technique ou intellectuel effectuĂ© en commun et le caractĂšre coercitif des traditions ou transmissions unilatĂ©rales, ce sociocentrisme primitif ne le gĂȘne pas quant Ă  l’interprĂ©tation des reprĂ©sentations collectives rationnelles, et ne lui paraĂźt nĂ©cessiter aucune dĂ©centration ou inversion de sens de la pensĂ©e scientifique par rapport Ă  l’idĂ©ologie sociomorphique.

Or, les premiers de ces deux genres d’arguments sont parfaitement valables, comme nous le verrons plus en dĂ©tail au § 7. Mais c’est Ă  deux conditions. L’une est d’admettre que le travail collectif qui conduit Ă  la constitution des notions rationnelles et des rĂšgles logiques est une action exĂ©cutĂ©e en commun avant d’ĂȘtre une pensĂ©e commune : la raison n’est pas que communication, discours, et ensemble de concepts ; elle est d’abord systĂšme d’opĂ©rations et c’est la collaboration dans l’action qui conduit Ă  la gĂ©nĂ©ralisation opĂ©ratoire. L’autre de ces deux conditions est de reconnaĂźtre qu’il s’agit alors lĂ  d’un processus hĂ©tĂ©rogĂšne par rapport Ă  la contrainte idĂ©ologique des traditions. Certes il y a aussi des techniques « consacrĂ©es », comme des notions imposĂ©es par le respect de l’opinion : mais ce n’est pas cette consĂ©cration qui dĂ©termine leur valeur rationnelle. On ne saurait assimiler l’« universel » au collectif qu’en se rĂ©fĂ©rant Ă  une coopĂ©ration, dans le travail matĂ©riel ou mental, c’est-Ă -dire Ă  un facteur d’objectivitĂ© et de rĂ©ciprocitĂ© impliquant l’autonomie des partenaires et demeurant Ă©tranger Ă  la contrainte intellectuelle des reprĂ©sentations sociomorphiques imposĂ©es par le groupe entier ou par certaines de ses classes sociales. Lorsque Durkheim, rĂ©pondant Ă  l’objection qu’on lui faisait de subordonner la raison Ă  l’opinion publique, a dĂ©clarĂ© que celle-ci Ă©tait mauvais juge de la rĂ©alitĂ© sociale effective et demeurait toujours en retard par rapport aux courants profonds qui traversent cette derniĂšre, il a reconnu en fait cette irrĂ©ductibilitĂ© de la coopĂ©ration Ă  la contrainte, et la nĂ©cessitĂ©, pour faire de la sociologie concrĂšte, de dissocier le tout social en processus divers (ce qui entraĂźne alors une analyse des types d’activitĂ©s, de relations interindividuelles, de contraintes et d’oppositions de classes, de rapports entre gĂ©nĂ©rations, etc.).

Quant aux seconds des arguments de Durkheim, c’est-Ă -dire Ă  la dĂ©couverte des reprĂ©sentations collectives « sociomorphiques », on ne saurait sous-estimer l’intĂ©rĂȘt des faits ainsi mis en Ă©vidence, mais ces faits n’impliquent pas nĂ©cessairement les consĂ©quences qu’il en dĂ©duit ; et ce sociocentrisme ne saurait ĂȘtre limitĂ© aux idĂ©ologies des seules sociĂ©tĂ©s primitives. En effet, les « classifications primitives » dĂ©crites par Hubert et Mauss, et calquĂ©es sur les rĂ©partitions des individus en tribus et en clans, les formes qualitatives du temps et de l’espace modelĂ©es sur la succession des fĂȘtes collectives ou la topographie du territoire social, les notions de cause et de force Ă©manant des Ă©nergies propres Ă  la contrainte du groupe, etc., tous ces faits sont incontestables et hautement instructifs pour la sociologie. Mais que prouvent-ils exactement : que les principales catĂ©gories de l’esprit sont façonnĂ©es par la sociĂ©tĂ© ou qu’elles sont dĂ©formĂ©es par elles ? Ou encore les deux Ă  la fois ? Et que ces formes sociomorphiques de pensĂ©e sont au point de dĂ©part de la raison ou simplement des idĂ©ologies collectives ?

Or, un malentendu frĂ©quent risque d’obscurcir une telle discussion : du fait que les reprĂ©sentations collectives « originelles » sont sociomorphiques, et surtout du fait qu’elles se transmettent toutes faites par la contrainte Ă©ducative des gĂ©nĂ©rations antĂ©rieures sur les suivantes dans une sociĂ©tĂ© ignorant la division du travail Ă©conomique, les classes sociales et la diffĂ©renciation intellectuelle des individus, on s’imagine alors qu’elles sont plus socialisĂ©es que les nĂŽtres (plus socialisĂ©es p. ex. que la raison autonome d’un mathĂ©maticien raisonnant sur des notions qu’il a inventĂ©es lui-mĂȘme) ou tout au moins d’égale socialisation. Or, il suffit pour dissiper une telle illusion, de constater que, si le dĂ©veloppement des opĂ©rations rationnelles suppose une coopĂ©ration entre les individus libĂ©rant ceux-ci de leur Ă©gocentrisme intellectuel initial, les reprĂ©sentations collectives sociocentriques correspondent par contre, sur le plan social Ă  ce que sont les reprĂ©sentations Ă©gocentriques sur le plan individuel. Le petit enfant, au niveau de la pensĂ©e intuitive, admet ainsi que les astres le suivent dans ses marches, notamment la lune et les Ă©toiles qui semblent rebrousser chemin quand il revient sur ses pas. Lorsque le primitif admet que le cours des astres et des saisons est rĂ©glĂ© par la succession des Ă©vĂ©nements sociaux, et que le Fils du Ciel, chez les anciens Chinois Ă©tudiĂ©s par Granet, assure leur marche rĂ©guliĂšre en faisant le tour de son royaume, puis de son palais, la centration sur la tribu ou mĂȘme sur l’empire, remplace la centration sur l’individu, c’est-Ă -dire que le sociocentrisme se substitue Ă  l’égocentrisme, mais il demeure une indĂ©niable parentĂ© de structure entre ces deux sortes de « centrismes », par opposition aux opĂ©rations dĂ©centrĂ©es de la raison. Il existe de mĂȘme une finalitĂ©, un animisme, un artificialisme, une magie, une « participation », etc. Ă©gocentriques chez l’enfant, et malgrĂ© toutes les diffĂ©rences entre ces notions fluides et instables et les grandes cristallisations collectives qui caractĂ©risent les mĂȘmes attitudes sur le plan de l’idĂ©ologie des primitifs, il y a Ă  nouveau convergence entre l’égocentrisme intellectuel de l’individu et le sociocentrisme des reprĂ©sentations « primitives ».

Nous pouvons alors rĂ©pondre aux questions posĂ©es plus haut. Ce n’est pas le caractĂšre sociomorphique des reprĂ©sentations collectives primitives qui dĂ©montre la nature sociale de la raison, mais c’est (comme nous l’avons vu tout Ă  l’heure et y reviendrons au § 7) le rĂŽle nĂ©cessaire de la coopĂ©ration dans l’action technique et dans les opĂ©rations effectives de pensĂ©e qui la prolongent. Les reprĂ©sentations collectives sociomorphiques ne constituent qu’un reflet idĂ©ologique de cette rĂ©alitĂ© fondamentale : elles expriment la maniĂšre dont les individus se reprĂ©sentent en commun leur groupe social et l’univers, et c’est parce que cette reprĂ©sentation n’est qu’intuitive ou mĂȘme symbolique, et non pas encore opĂ©ratoire, qu’elle est sociocentrique, en vertu d’une loi gĂ©nĂ©rale Ă  toute pensĂ©e non opĂ©ratoire, qui est de demeurer centrĂ©e sur son sujet (individuel ou collectif). De plus, transmise et consolidĂ©e par les contraintes de la tradition et de l’éducation, elle s’oppose prĂ©cisĂ©ment Ă  la formation des opĂ©rations rationnelles, qui impliquent le libre jeu d’une coopĂ©ration de pensĂ©e fondĂ©e sur l’action. Les reprĂ©sentations collectives sociocentriques propres aux sociĂ©tĂ©s primitives ne sont donc pas au point de dĂ©part de la raison scientifique, malgrĂ© la continuitĂ© apparente relevĂ©e par Durkheim, qui s’en est tenu au dĂ©roulement continu des superstructures sans comprendre la dĂ©centration essentielle de pensĂ©e que suppose la science ; et cela jusqu’à en venir (comme l’a remarquĂ© Brunschvicg) 15 Ă  prĂ©tendre imposer aux physiciens modernes le respect de la notion de « force » parce qu’elle dĂ©rive du « mana » des MĂ©lanĂ©siens, ou de l’« orenda » magique des Sioux ! En rĂ©alitĂ©, le sociomorphisme primitif est Ă  l’origine, non pas de la raison, mais des idĂ©ologies sociocentriques de tous les temps, Ă  cette seule diffĂ©rence qu’avec la division du travail Ă©conomique, le sociocentrisme des classes sociales a peu Ă  peu dominĂ© le sociocentrisme tout court : subordonner le temps physique au calendrier des fĂȘtes collectives, c’est, en effet, se reprĂ©senter l’univers centrĂ© sur le groupe social, de la mĂȘme maniĂšre que le thĂ©oricien du « droit naturel » imagine un ordre du monde confĂ©rant aux individus en sociĂ©tĂ© la possession innĂ©e de certains droits (ce qui lĂ©gitime alors le droit de propriĂ©tĂ©, etc.), ou de la mĂȘme maniĂšre que le thĂ©ologien et le mĂ©taphysicien construisent un univers dont le centre se trouve coĂŻncider avec l’homme lui-mĂȘme, c’est-Ă -dire avec la maniĂšre dont la sociĂ©tĂ© est organisĂ©e ou tend Ă  ĂȘtre mieux organisĂ©e Ă  un moment dĂ©terminĂ© de l’histoire.

Avant d’examiner la façon dont le marxisme et le nĂ©o-marxisme interprĂštent les idĂ©ologies contemporaines, rappelons encore la doctrine de Tarde. Ce sociologue qu’une dangereuse facilitĂ© a desservi, en le dispensant Ă  la fois d’une reconstitution historique ou ethnographique prĂ©cise et de l’information psychologique indispensable Ă  l’étude des interactions interindividuelles (point de vue qu’il substitue Ă  celui de la « totalité » durkheimienne), abonde cependant en remarques suggestives de dĂ©tail. Dans le schĂ©ma gĂ©nĂ©ral que Tarde se donne des interactions (« imitation », « opposition » et « adaptation » ou « intervention »), la logique remplit deux fonctions particuliĂšres, communes Ă  l’activitĂ© individuelle et aux interactions elles-mĂȘmes. Une fonction d’« équilibration », d’abord : la logique est une coordination des croyances, qui Ă©carte les contradictions et assure la synthĂšse des tendances conciliables. Une fonction de « majoration », d’autre part : la logique nous permet de tendre vers une certitude toujours plus grande. Seulement cette Ă©quilibration et cette majoration des croyances peuvent avoir pour siĂšge, soit la conscience individuelle envisagĂ©e comme un systĂšme momentanĂ©ment clos, soit la sociĂ©tĂ© entiĂšre considĂ©rĂ©e elle aussi comme un systĂšme unique. D’oĂč une « logique individuelle », source de cohĂ©rence et de croyance rĂ©flĂ©chie au sein de chaque conscience personnelle (c’est la logique tout court, au sens ordinaire du terme) et la « logique sociale », source d’unification et de renforcement des croyances au sein d’une sociĂ©tĂ© donnĂ©e. Tarde a souvent entrevu l’interdĂ©pendance de la conscience individuelle et de la sociĂ©té : ainsi les oppositions sociales se traduisent dans l’individu sous forme de conflits internes, les dĂ©libĂ©rations externes sous forme de rĂ©flexion intĂ©rieure, l’adaptation sociale sous celle d’invention mentale, etc., avec jeu de navette entre les pĂŽles internes et externes de chacun de ces couples. Or, chose curieuse, il ne s’est prĂ©cisĂ©ment pas posĂ© ce problĂšme Ă  propos de la logique et ne s’est donc pas demandĂ© si la « logique individuelle » dĂ©rive de la « logique sociale », ou l’inverse, ou si toutes deux se construisent simultanĂ©ment. Il s’est bornĂ© Ă  en marquer les antagonismes, et cela d’une maniĂšre trĂšs suggestive, mais sans jamais se placer sur le terrain gĂ©nĂ©tique. Dans la « logique individuelle », comme l’appelle Tarde, l’équilibration et la majoration vont de pair : une croyance sera d’autant mieux assurĂ©e qu’elle fait partie d’un systĂšme plus cohĂ©rent et ne se heurte Ă  aucune contradiction. Dans la « logique sociale », il semble au premier abord qu’il en soit de mĂȘme : la « majoration » conduit Ă  l’accumulation de ces sortes de « capitaux de croyances », comme dit Tarde, que sont les religions, les systĂšmes moraux et juridiques, les idĂ©ologies politiques, etc. et l’« équilibration » tend Ă  la suppression des conflits par Ă©limination des opinions singuliĂšres ou hĂ©rĂ©sies. Mais, prĂ©cisĂ©ment parce que chaque individu est amenĂ© Ă  penser et Ă  repenser le systĂšme des notions collectives, les deux tendances Ă  la majoration et Ă  l’équilibration sociales sont Ă  la longue inconciliables et priment alternativement : quand les croyances sont trop unifiĂ©es socialement (orthodoxes dues Ă  l’équilibration), les individus n’y croient plus, et, quand ils cherchent Ă  renforcer leurs convictions (majoration), ils tombent dans l’hĂ©rĂ©sie et menacent ainsi l’unitĂ© du systĂšme. L’histoire des religions, etc. et mĂȘme des systĂšmes de signes verbaux (conflit du parler correct et de l’expressivitĂ©) fournissent Ă  Tarde de nombreux exemples de cette alternance, d’oĂč il finit par tirer la conclusion que les sociĂ©tĂ©s aboutissent toujours Ă  subordonner soit la « logique individuelle » Ă  la « logique sociale » (sociĂ©tĂ©s dites primitives, thĂ©ocraties orientales, etc.) soit l’inverse (dĂ©mocraties occidentales). Ces deux logiques sont donc incompatibles, et de fait, elles reposent sur des « catĂ©gories » opposĂ©es : notions spatio-temporelles et objet matĂ©riel, pour la logique individuelle, notions juridico-morales et idĂ©e de Dieu Ă  titre de support des valeurs pour la logique sociale.

Il est intĂ©ressant de constater que Tarde, contre son grĂ© et presqu’en opposition avec tout le reste de sa doctrine, est conduit dĂšs qu’il aborde la sociologie de la connaissance, Ă  reconnaĂźtre l’existence d’un dualisme fondamental entre les idĂ©ologies sociocentriques rĂ©sultant de la contrainte du groupe et la logique rationnelle. Il est clair, en effet, que la « logique sociale » de Tarde n’est autre chose que celle de la superstructure idĂ©ologique exprimant le sociocentrisme propre Ă  toute contrainte collective spirituelle : l’équilibration et la majoration qui en constituent les lois ne sont qu’une traduction Ă  peine voilĂ©e de la « contrainte sociale » de Durkheim, source Ă  la fois des transmissions obligatoires et des valeurs « sacrĂ©es ». Quant Ă  la « logique individuelle » de Tarde, sa grande erreur est de n’avoir pas compris qu’elle est bien plus sociale que la pensĂ©e sociocentrique elle-mĂȘme et que, loin d’ĂȘtre innĂ©e chez l’individu, elle suppose une coopĂ©ration continue : dans la pensĂ©e individuelle en voie de socialisation (l’égocentrisme enfantin) il n’y a ni Ă©quilibration ni majoration systĂ©matique des croyances, faute d’opĂ©rations coordonnĂ©es Ă  la fois individuellement et socialement (voir § 7). D’autre part, l’impossibilitĂ© de concilier socialement la majoration et l’équilibration n’est vraie que des idĂ©ologies, et encore dans les sociĂ©tĂ©s suffisamment diffĂ©renciĂ©es : sur le plan de la coopĂ©ration sociale, l’équilibre des croyances et leur majoration n’ont rien de contradictoire, comme le montrent les rapports collectifs intervenant dans la collaboration technique et scientifique. Bref, la « logique individuelle » de Tarde, c’est la logique sociale elle-mĂȘme, et sa « logique sociale » c’est l’idĂ©ologie sociocentrique.

À l’encontre du rĂ©alisme idĂ©aliste de Durkheim et de l’individualisme de Tarde, la conception essentiellement concrĂšte que K. Marx fournit du problĂšme des idĂ©ologies et de la logique devenu symbolique et pris tour Ă  tour pour celui d’un prophĂšte ou celui d’un sophiste) cadre singuliĂšrement mieux avec les donnĂ©es actuelles de la psychologie autant que de la sociologie. Le mĂ©rite de K. Marx est, en effet, d’avoir distinguĂ© dans les phĂ©nomĂšnes sociaux une infrastructure effective et une superstructure oscillant entre le symbolisme et la prise de conscience adĂ©quate, dans le mĂȘme sens (et Marx lui-mĂȘme le dĂ©clare explicitement) oĂč la psychologie est obligĂ©e de distinguer entre le comportement rĂ©el et la conscience. La substructure, ce sont les actions effectives ou les opĂ©rations, consistant en travail et en techniques et reliant les hommes en sociĂ©tĂ© Ă  la nature : rapports « matĂ©riels » dit Marx, mais il faut bien entendre que dĂšs les conduites les plus matĂ©rielles de production, il y a Ă©change entre l’homme et les choses, c’est-Ă -dire interaction indissociable entre les sujets actifs et les objets. C’est cette activitĂ© du sujet en interdĂ©pendance avec les rĂ©actions de l’objet qui caractĂ©rise essentiellement la position dite « dialectique », par opposition au matĂ©rialisme classique (Marx s’en est expliquĂ© en reprochant Ă  Feuerbach sa conception rĂ©ceptive ou passive de la sensation). La superstructure sociale est alors Ă  l’infrastructure ce que la conscience de l’homme individuel est Ă  sa conduite : de mĂȘme que la conscience peut ĂȘtre une auto-apologie, une transposition symbolique ou un reflet inadĂ©quat du comportement, ou qu’elle parvient Ă  prolonger celui-ci sous forme d’actions intĂ©riorisĂ©es et d’opĂ©rations dĂ©veloppant l’action rĂ©elle ; de mĂȘme la superstructure sociale oscillera entre l’idĂ©ologie et la science. Si la science poursuit et rĂ©flĂ©chit l’action technique sur le plan de la pensĂ©e collective, l’idĂ©ologie constitue essentiellement, au contraire, un symbolisme sociocentrique, centrĂ© non pas sur la sociĂ©tĂ© entiĂšre, qui est divisĂ©e et en proie aux oppositions et Ă  la lutte, mais sur les sous-collectivitĂ©s que sont les classes sociales avec leurs intĂ©rĂȘts.

Il est frappant, lorsque l’on s’efforce de parvenir Ă  une certaine objectivitĂ© en sociologie, de constater que cette distinction de l’infrastructure et de la superstructure a Ă©tĂ© reprise par l’un des plus grands adversaires de la thĂ©orie marxiste, ce qui montre assez la nĂ©cessitĂ© de telles notions pour l’analyse sociologique des idĂ©ologies et des mĂ©taphysiques. En son grand TraitĂ© de sociologie gĂ©nĂ©rale, V. Pareto insiste, en effet, au cours de plus de mille pages, sur l’utilitĂ© essentielle qu’il y a, pour comprendre les mĂ©canismes sociaux, Ă  Ă©tudier les « discours », les thĂ©ories pseudo-scientifiques, les idĂ©ologies en gĂ©nĂ©ral, de maniĂšre Ă  dĂ©gager, sous l’apparente rationalitĂ© de cette production gigantesque de concepts mĂ©taphysiques, les intentions cachĂ©es et les intĂ©rĂȘts rĂ©els en jeu. Les concepts marxistes de superstructure et d’infrastructure se retrouvent alors sous la forme suivante : d’un cĂŽtĂ©, un Ă©lĂ©ment variable, dĂ©pendant des idĂ©es philosophiques ou des modes spirituelles du jour, et consistant en « dĂ©rivations » conceptuelles et verbales ; d’un autre cĂŽtĂ© les intĂ©rĂȘts effectifs, source inconsciente de l’idĂ©ation collective et se manifestant sous forme de « rĂ©sidus » constants. Mais la faiblesse de la tentative de Pareto, quelque intĂ©rĂȘt que prĂ©sente son effort pour faire des « rĂ©sidus » les composantes d’un Ă©quilibre mĂ©canique et pour analyser objectivement les oscillations et les dĂ©placements d’équilibre, tient Ă  deux dĂ©fauts essentiels. D’une part, il a conçu ses « rĂ©sidus » comme des sortes d’instincts innĂ©s chez l’individu, classables une fois pour toutes et par consĂ©quent inaltĂ©rables au cours de l’histoire, sans comprendre qu’ils Ă©taient eux-mĂȘmes le rĂ©sultat d’interactions tenant aux activitĂ©s multiples de l’homme en sociĂ©tĂ©. D’autre part, son analyse des « dĂ©rivations » idĂ©ologiques est restĂ©e singuliĂšrement courte, faute d’une culture philosophique suffisante, et ne lui a pas permis de dĂ©gager tout le symbolisme que comporte la conceptualisation propre Ă  cette superstructure changeante.

C’est Ă  l’analyse systĂ©matique de ce symbolisme idĂ©ologique que se sont consacrĂ©s les disciples contemporains de K. Marx en sociologie, et c’est sur les rĂ©sultats de ces mĂ©thodes nouvelles d’interprĂ©tation que l’on pourra juger de la valeur des hypothĂšses marxistes. Mais, d’ores et dĂ©jĂ  les travaux de G. LukĂĄcs et de L. Goldmann ont fourni une idĂ©e prĂ©cise de ce que l’on est en droit d’en attendre dans la sociologie de la crĂ©ation littĂ©raire et surtout, ce qui intĂ©resse directement l’épistĂ©mologie, dans la critique sociologique de la pensĂ©e mĂ©taphysique.

Dans ses divers essais, LukĂĄcs a mis en Ă©vidence le rĂŽle de la « conscience de classe » en toute production philosophique et littĂ©raire et le processus de « rĂ©ification » qu’il attribue Ă  la pensĂ©e bourgeoise. Il a surtout montrĂ©, dans le mĂ©canisme de la production littĂ©raire, la projection idĂ©alisĂ©e des conflits sociaux vĂ©cus par les crĂ©ateurs. Ses analyses les plus remarquables concernent les rĂ©percussions du Thermidor français sur la culture allemande, notamment sur Hölderlin, Goethe et Hegel.

Sur le terrain de la critique mĂ©taphysique, l’Ɠuvre de L. Goldmann prolonge celle de LukĂĄcs en montrant, sur des exemples aussi significatifs que ceux de Kant et de Pascal, que la crĂ©ation des grands systĂšmes spĂ©culatifs, constitue essentiellement la satisfaction par la pensĂ©e de certains besoins dominants relatifs au dĂ©veloppement d’une classe sociale pendant une pĂ©riode dĂ©terminĂ©e de l’histoire des sociĂ©tĂ©s nationales. C’est ainsi que la lutte de la bourgeoisie europĂ©enne contre la fĂ©odalitĂ©, puis son affranchissement, ont comportĂ© la constitution d’un certain nombre d’idĂ©aux qui dominent toute la pensĂ©e mĂ©taphysique occidentale. Ce sont d’abord, les concepts fondamentaux de libertĂ© et d’individualisme, entraĂźnant l’égalitĂ© juridique Ă  titre de condition nĂ©cessaire, et aboutissant au rationalisme, qui est en son essence la philosophie de l’autonomie et des droits de l’individu. Mais ensuite et dans la mesure oĂč rĂ©ussit cet affranchissement de l’individu, c’est le sentiment tragique de sa rupture avec la communautĂ© humaine et par consĂ©quent la recherche d’un idĂ©al de totalitĂ©, conçu tout Ă  la fois comme nĂ©cessaire et comme inaccessible. À cela s’ajoute la diversitĂ© des points de vue nationaux : si ces grandes lignes accusent une nettetĂ© particuliĂšre dans la pensĂ©e française, l’empirisme anglais reflĂšte l’esprit de compromis social : « Un compromis est une limitation, acceptĂ©e sous la pression de la rĂ©alitĂ© extĂ©rieure, des dĂ©sirs et des espoirs dont on Ă©tait parti. LĂ  oĂč la structure Ă©conomique et sociale d’un pays est nĂ©e essentiellement d’un compromis entre deux classes opposĂ©es, la vision du monde des philosophes et des poĂštes sera aussi beaucoup plus rĂ©aliste et moins radicale que dans les pays oĂč une longue lutte a maintenu dans l’opposition la classe ascendante. Ceci nous semble ĂȘtre une des principales raisons du fait que la pensĂ©e philosophique de la bourgeoisie anglaise est devenue empiriste et sensualiste, et non rationaliste comme en France » 16. Quant Ă  l’Allemagne, le retard considĂ©rable du libĂ©ralisme y met l’écrivain et le philosophe humaniste dans une position toute diffĂ©rente, faite de solitude et du sentiment de l’impossibilitĂ© d’une rĂ©alisation rapide de l’idĂ©al rationnel. D’oĂč une explication sociologique possible de la philosophie kantienne. « L’importance de Kant rĂ©side avant tout dans le fait que, d’une part, sa pensĂ©e exprime de la maniĂšre la plus claire les conceptions du monde individualistes et atomistes, reprises de ses prĂ©dĂ©cesseurs et poussĂ©es jusqu’à leurs derniĂšres consĂ©quences, et que, prĂ©cisĂ©ment de ce fait, elle se heurte aussi Ă  leurs derniĂšres limites qui deviennent pour Kant les limites de l’existence humaine comme telle, de la pensĂ©e et de l’action de l’homme en gĂ©nĂ©ral, et que, d’autre part, elle ne s’arrĂȘte pas (comme la plupart des nĂ©o-kantiens) Ă  la constatation de ces limites, mais fait dĂ©jĂ  les premiers pas, hĂ©sitants sans doute, mais cependant dĂ©cisifs, vers l’intĂ©gration dans la philosophie de la deuxiĂšme catĂ©gorie, du tout, de l’univers  » 17.

L’importance Ă  la fois sociologique et Ă©pistĂ©mologique d’une telle mĂ©thode d’analyse ne saurait Ă©chapper. Du point de vue sociologique elle permet enfin de fournir une interprĂ©tation adĂ©quate des idĂ©ologies et de leur Ă©tendue rĂ©elle, et d’éviter le double abus, consistant soit Ă  les situer sur le mĂȘme plan que la pensĂ©e scientifique elle-mĂȘme, soit Ă  les dĂ©prĂ©cier et Ă  leur refuser toute signification fonctionnelle (en les taxant de simple reflet ou « dĂ©rivation », etc.). En rĂ©alitĂ© une idĂ©ologie est l’expression conceptualisĂ©e des valeurs auxquelles croient un ensemble d’individus, et comme telle elle remplit une fonction Ă  la fois positive et bien distincte de celle de la science : l’idĂ©ologie traduit une prise de position, qu’elle dĂ©fend et cherche Ă  justifier, tandis que la science constate et explique. La psychologie du romancier est ainsi tout autre chose que celle du psychologue, tout en pouvant pousser l’analyse avec une finesse Ă©gale sinon souvent plus grande : le romancier exprime, en effet, toujours, mĂȘme s’il est rĂ©aliste, un point de vue sur le monde et sur la sociĂ©tĂ©, qui est le sien en propre, tandis que la science cherche Ă  ne connaĂźtre que celui de l’objet. Une mĂ©taphysique est une apologie ou une Ă©valuation, qu’elle soit une thĂ©odicĂ©e ou une glorification du nĂ©ant. Comme telle, une idĂ©ologie obĂ©it Ă  des lois de conceptualisation spĂ©ciale, qui sont celles de la pensĂ©e symbolique en gĂ©nĂ©ral, mais d’un symbolisme collectif plus encore qu’individuel : elle satisfait par la pensĂ©e des besoins communs, comme le rĂȘve et le jeu accomplissent les dĂ©sirs individuels, et aboutit Ă  une rĂ©alisation des valeurs sous la forme d’un systĂšme idĂ©al du monde, qui corrige l’univers rĂ©el. Son symbolisme est donc nĂ©cessairement sociocentrique, puisque sa fonction propre est de traduire en idĂ©es les aspirations nĂ©es des conflits sociaux et moraux, c’est-Ă -dire de centrer l’univers sur les valeurs Ă©laborĂ©es par le groupe ou par les sous-collectivitĂ©s qui s’opposent au sein du groupe social.

Du point de vue Ă©pistĂ©mologique, cette explication sociologique de la pensĂ©e mĂ©taphysique fournit un instrument essentiel de critique de la connaissance. Loin d’aboutir Ă  la rĂ©partition des connaissances humaines en deux casiers bien dĂ©limitĂ©s, celui de la pensĂ©e sociocentrique et celui de la pensĂ©e objective, elle permet de retrouver l’élĂ©ment idĂ©ologique partout oĂč il se glisse, c’est-Ă -dire jusque dans ce halo mĂ©taphysique qui entoure toute science positive et dont celle-ci ne se diffĂ©rencie que trĂšs graduellement. D’une part, elle met en Ă©vidence la dualitĂ© de pĂŽles entre une pensĂ©e dont la fonction est de justifier des valeurs et dont l’autre est de dĂ©gager les relations entre la nature et l’homme. Mais, d’autre part, comme ces valeurs constituent les buts des actions de l’homme en sociĂ©tĂ©, et que les relations objectives entre l’homme et la nature sont connues seulement par l’intermĂ©diaire de telles actions, toutes les transitions sont donnĂ©es entre les deux pĂŽles extrĂȘmes : d’oĂč la difficultĂ©, pour la science elle-mĂȘme, de se dissocier de l’idĂ©ologie, et la nĂ©cessitĂ© absolue d’une dĂ©centration de la pensĂ©e scientifique eu Ă©gard Ă  la pensĂ©e sociocentrique aussi bien qu’égocentrique.

Au total, l’analyse sociologique de la pensĂ©e collective conduit bien Ă  la distinction de trois et non pas de deux systĂšmes interdĂ©pendants : les actions rĂ©elles, qui constituent l’infrastructure de la sociĂ©té ; l’idĂ©ologie qui est la conceptualisation symbolique des conflits et des aspirations nĂ©s de ces actions ; et la science qui prolonge les actions en opĂ©rations intellectuelles permettant d’expliquer la nature et l’homme, et dĂ©centrant celui-ci de lui-mĂȘme pour le rĂ©intĂ©grer dans les relations objectives qu’il Ă©labore grĂące Ă  son activitĂ©. Ainsi, par un paradoxe extrĂȘmement rĂ©vĂ©lateur, le processus de la connaissance objective suppose une dĂ©centration semblable dans la sociĂ©tĂ© et chez l’individu : de mĂȘme que l’individu se libĂšre de son Ă©gocentrisme intellectuel en prenant conscience de son point de vue propre pour le situer parmi les autres, de mĂȘme la pensĂ©e collective se libĂšre du sociocentrisme en dĂ©couvrant les attaches qui la relient Ă  la sociĂ©tĂ© et en se situant dans l’ensemble des rapports qui unit celle-ci Ă  la nature elle-mĂȘme. Le problĂšme qu’il nous reste alors Ă  examiner est d’établir si cette structure dĂ©centrĂ©e de pensĂ©e que constitue la logique est elle aussi sociale, ou si elle n’est qu’individuelle, et de quelle maniĂšre elle apparaĂźt comme collective en un autre sens que le symbolisme sociocentrique.

§ 7. Logique et société : les opérations formelles et la coopération

DĂšs l’instant oĂč l’on renonce Ă  fonder la raison sur une conception platonicienne des universaux, ou sur la structure a priori d’une subjectivitĂ© transcendantale, il ne reste qu’à identifier l’« universel » et le collectif. Que la raison puise ses formes dans l’expĂ©rience ou qu’elle les construise grĂące Ă  des interactions diverses entre le sujet et les objets, il ne demeure, en effet, que l’accord des esprits comme critĂšre de vĂ©ritĂ© (expĂ©rimentale ou formelle), si l’on Ă©carte toute rĂ©fĂ©rence Ă  un absolu extĂ©rieur ou intĂ©rieur. Il est vrai que cette assimilation de la vĂ©ritĂ© Ă  la reconnaissance collective rĂ©pugne au premier abord profondĂ©ment Ă  la raison, car la rigueur d’une dĂ©monstration logique ou d’une preuve expĂ©rimentale, celles-ci fussent-elles Ă©tablies par un seul individu, est sans commune mesure avec la valeur d’une opinion commune, mĂȘme quasi gĂ©nĂ©rale et multisĂ©culaire. Mais une telle argumentation soulĂšve deux questions, et c’est de la solution de ces deux questions que dĂ©pend la signification de toute interprĂ©tation sociale de la logique : quelle est la nature de l’accord des esprits garantissant la vĂ©ritĂ© logique (par opposition Ă  d’autres sortes d’accords possibles), et quelle est la nature, collective ou individuelle, des instruments de pensĂ©e au moyen desquels un individu, mĂȘme isolĂ© et momentanĂ©ment contredit par tous les autres, dĂ©montre une vĂ©ritĂ© logique ou l’existence d’un fait ?

La premiĂšre de ces deux questions a donnĂ© lieu aux plus graves malentendus, de la part des dĂ©fenseurs aussi bien que des adversaires de la conception sociologique de la logique. De ce que le vrai repose sur un accord des esprits, on en a conclu que tout accord des esprits engendre une vĂ©ritĂ©, comme si l’histoire (passĂ©e : ou contemporaine) n’abondait pas en exemples d’erreurs collectives. Et effectivement la conception durkheimienne de l’unitĂ© et de la continuitĂ© de la « conscience collective » aboutit Ă  une telle assimilation du vrai au « consensus universel » : « quod ubique, quod semper, quod ab omnibus creditur » deviendrait ainsi le critĂšre de la vĂ©ritĂ© pour le sociologue comme pour saint Vincent de Lerins. Mais une formule de ce genre repose sur la confusion des idĂ©ologies et de la logique rationnelle (c’est-Ă -dire scientifique), et il suffit d’introduire la distinction entre ces deux formes de pensĂ©e pour Ă©carter toute Ă©quivoque. L’accord des esprits qui fonde la vĂ©ritĂ© n’est donc pas l’accord statique d’une opinion commune : c’est la convergence dynamique rĂ©sultant de l’emploi d’instruments communs de pensĂ©e ; c’est, autrement dit, l’accord Ă©tabli au moyen d’opĂ©rations semblables utilisĂ©es par les divers individus. La premiĂšre des deux questions distinguĂ©es Ă  l’instant se ramĂšne donc Ă  la seconde.

Cette deuxiĂšme et seule question se rĂ©duit elle-mĂȘme Ă  ceci : les opĂ©rations logiques (qu’elles soient effectuĂ©es par un seul individu parvenu Ă  les possĂ©der, ou par plusieurs, peu importe) constituent-elles des actions individuelles ou des actions de nature sociale, ou encore les deux Ă  la fois ? Or, Ă  une question posĂ©e en de tels termes, la notion de « groupement » opĂ©ratoire permet de fournir la plus simple des rĂ©ponses, en analogie avec ce que nous avons dĂ©jĂ  dit des rapports entre la logique et la psychologie. Encore faut-il, pour clarifier cette rĂ©ponse, se placer sĂ©parĂ©ment et successivement aux deux points de vue qu’il est nĂ©cessaire (nous l’avons vu au § 3), de distinguer en sociologie : le point de vue gĂ©nĂ©tique ou diachronique, et le point de vue synchronique ou relatif Ă  l’équilibre des Ă©changes eux-mĂȘmes.

I. Le point de vue diachronique

L’étude du dĂ©veloppement de la raison montre une Ă©troite corrĂ©lation entre la constitution des opĂ©rations logiques et celle de certaines formes de collaboration. C’est le dĂ©tail de cette corrĂ©lation qu’il s’agit d’atteindre, si l’on veut saisir les vrais rapports entre la raison et la sociĂ©tĂ© sans se contenter de la mĂ©thode globale et essentiellement statistique de description, que recouvre la notion de « conscience collective ». Or, ce dĂ©tail peut ĂȘtre analysĂ© sur deux terrains diffĂ©rents, l’un relativement connu, l’autre encore trĂšs insuffisamment dĂ©friché : celui de la socialisation de l’individu et celui des rapports historiques et ethnographiques entre les structures opĂ©ratoires de la pensĂ©e et les diverses formes de coopĂ©ration technique et d’interactions intellectuelles. L’un et l’autre de ces domaines sont Ă  considĂ©rer avec un soin Ă©gal, car ils soutiennent entre eux le mĂȘme rapport que l’embryologie et l’anatomie comparĂ©e en biologie, Ă  cette diffĂ©rence prĂšs que les facteurs de transmission en jeu sont ici de nature extĂ©rieure ou sociale et non pas internes ou hĂ©rĂ©ditaires.

La formation de la logique chez l’enfant, tout d’abord, met en Ă©vidence deux faits essentiels : que les opĂ©rations logiques procĂšdent de l’action et que le passage de l’action irrĂ©versible aux opĂ©rations rĂ©versibles s’accompagne nĂ©cessairement d’une socialisation des actions, procĂ©dant elle-mĂȘme de l’égocentrisme Ă  la coopĂ©ration.

À considĂ©rer d’abord la logique du point de vue de l’individu, elle apparaĂźt, en effet, essentiellement comme un systĂšme d’opĂ©rations, c’est-Ă -dire d’actions devenues rĂ©versibles et composables entre elles selon des « groupements » divers ; et ces groupements opĂ©ratoires constituent eux-mĂȘmes la forme d’équilibre finale atteinte par la coordination des actions, une fois intĂ©riorisĂ©es. Le point de dĂ©part psychologique de telles opĂ©rations (addition ou soustraction logique, sĂ©riation selon des diffĂ©rences ordonnĂ©es, correspondance, implication, etc.) est donc Ă  chercher bien en deçà du moment oĂč l’enfant devient apte Ă  la logique proprement dite. La pensĂ©e individuelle n’est ainsi capable d’opĂ©rations concrĂštes (comprendre qu’un tout se conserve indĂ©pendamment de la disposition des parties, etc.) qu’entre 7 ans en moyenne et 11-12 ans, selon les notions en jeu, et il ne parvient aux opĂ©rations formelles (raisonner sur des propositions donnĂ©es Ă  titre de simples hypothĂšses) qu’aprĂšs cette derniĂšre date. La logique est donc une forme d’équilibre mobile (dont la rĂ©versibilitĂ© atteste prĂ©cisĂ©ment ce caractĂšre d’équilibre), caractĂ©risant le terme du dĂ©veloppement et non pas un mĂ©canisme innĂ© fourni dĂšs le dĂ©part. La logique s’impose certes, Ă  partir d’un niveau donnĂ©, avec nĂ©cessitĂ©, mais c’est Ă  titre d’équilibre final vers lequel tendent nĂ©cessairement les coordinations pratiques et mentales, et non pas Ă  titre de nĂ©cessitĂ© a priori : la logique devient a priori, si l’on peut dire, mais lors de son achĂšvement seulement, et sans l’ĂȘtre Ă  l’origine ! Sans doute, les coordinations entre actions et mouvements, dont procĂšde la logique, reposent elles-mĂȘmes en partie sur des coordinations hĂ©rĂ©ditaires (comme nous y avons insistĂ© au cours des chap. IX Ă  XI), mais celles-ci ne contiennent nullement d’avance la logique : elles contiennent certaines liaisons fonctionnelles qui, une fois abstraites de leur contexte, sont recomposĂ©es sous des formes nouvelles au cours des stades ultĂ©rieurs (sans que cette abstraction Ă  partir des coordinations antĂ©rieures de l’action ni cette recomposition fassent place Ă  une structure a priori). Pour comprendre psychologiquement la construction de la logique, il faut donc suivre de proche en proche les processus dont l’équilibration finale constitue cette logique, mais toutes les phases antĂ©rieures Ă  l’équilibre terminal demeurent de caractĂšre « prĂ©logique » : continuitĂ© fonctionnelle du dĂ©veloppement, conçu comme une marche vers l’équilibre, mais hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© des structures successives marquant les Ă©tapes de cette Ă©quilibration, tels sont donc les deux aspects essentiels de l’évolution individuelle de la logique.

Quant Ă  ces structures successives, rappelons-en les quatre principales, de maniĂšre Ă  montrer ensuite leur intime corrĂ©lation avec la socialisation de l’individu. Il y a d’abord, avant l’apparition du langage, les structures sensori-motrices, plongeant elles-mĂȘmes leurs racines dans l’organisation rĂ©flexe hĂ©rĂ©ditaire et conduisant Ă  la construction de schĂšmes pratiques tels que ceux de l’objet, des dĂ©placements dans l’espace proche, etc. DĂšs l’apparition du langage et de la fonction symbolique en gĂ©nĂ©ral (symboles imagĂ©s, etc.) et jusque vers 7-8 ans (deuxiĂšme pĂ©riode) les actions effectives de la pĂ©riode prĂ©cĂ©dente se doublent d’actions exĂ©cutĂ©es mentalement, c’est-Ă -dire d’actions imaginĂ©es, portant sur la reprĂ©sentation des choses et non plus seulement sur les objets matĂ©riels eux-mĂȘmes. La forme supĂ©rieure de cette reprĂ©sentation imagĂ©e est la pensĂ©e « intuitive », qui parvient entre 4-5 et 7-8 ans, Ă  Ă©voquer des configurations d’ensemble relativement prĂ©cises (sĂ©riations, correspondances, etc.), mais seulement Ă  titre de figures et sans rĂ©versibilitĂ© opĂ©ratoire. Or, si cette pensĂ©e imagĂ©e ou intuitive rĂ©alise un Ă©quilibre supĂ©rieur Ă  celui de l’intelligence sensori-motrice, puisqu’elle complĂšte l’action par des anticipations et des reconstitutions reprĂ©sentatives, cet Ă©quilibre demeure instable et incomplet, comparĂ© Ă  celui de l’étape suivante, parce que liĂ© Ă  des Ă©vocations figurales sans rĂ©versibilitĂ© proprement dite. Vers 7-8 ans, au contraire (troisiĂšme pĂ©riode), les actions exĂ©cutĂ©es mentalement que sont les jugements intuitifs, aboutissent Ă  un Ă©quilibre stable, correspondant au dĂ©but des opĂ©rations logiques elles-mĂȘmes, mais sous la forme d’opĂ©rations concrĂštes. Deux aspects nouveaux caractĂ©risent cet Ă©quilibre et apparaissent simultanĂ©ment (et souvent assez brusquement) Ă  titre de terme final des articulations reprĂ©sentatives : la rĂ©versibilitĂ© et la composition d’ensemble en « groupements » opĂ©ratoires. Un « groupement » est un systĂšme d’opĂ©rations tel que le produit de deux opĂ©rations du systĂšme soit encore une opĂ©ration du systĂšme ; tel que chaque opĂ©ration comporte une inverse ; tel que le produit d’une opĂ©ration directe et de son inverse Ă©quivaille Ă  une opĂ©ration nulle ou identique ; tel que les opĂ©rations Ă©lĂ©mentaires soient associatives et tel que, enfin, une opĂ©ration composĂ©e avec elle-mĂȘme ne soit pas modifiĂ©e par cette composition. Une fois construits sur le terrain concret, ces groupements opĂ©ratoires peuvent enfin, mais vers 11-12 ans seulement, ĂȘtre traduits en propositions et donner lieu alors (Ă  partir de cette quatriĂšme Ă©tape) Ă  une logique des propositions, reliant les opĂ©rations concrĂštes au moyen de nouvelles opĂ©rations d’implication ou d’exclusion entre propositions, et qui constitue la logique formelle au sens courant du terme.

Ces quatre sortes de structures ainsi rappelĂ©es, qui correspondent donc Ă  quatre pĂ©riodes successives de l’équilibration des actions et des opĂ©rations de pensĂ©e individuelles, le problĂšme de sociologie de la connaissance qui se pose Ă  leur sujet est alors le suivant : si la logique consiste en une organisation d’opĂ©rations, qui sont en dĂ©finitive des actions intĂ©riorisĂ©es et devenues rĂ©versibles, faut-il admettre que l’individu parvienne seul Ă  cette organisation ou l’intervention de facteurs sociaux est-elle nĂ©cessaire pour expliquer la succession des quatre sortes de structures dĂ©crites ? Ces facteurs Ă©ventuels se rĂ©duisent-ils, d’autre part, Ă  une simple pression Ă©ducative de l’adulte, transmettant du dehors des notions et opĂ©rations interindividuelles comportant divers types de relations possibles, dont la transmission Ă©ducative (par le langage, les enseignements de la famille, les notions scolaires, etc.) ne reprĂ©sente qu’un type particulier ? Or, aux quatre Ă©tapes principales du dĂ©veloppement des opĂ©rations correspondent, de façon relativement simple, les stades corrĂ©latifs du dĂ©veloppement social : c’est donc Ă  l’analyse de cette socialisation intellectuelle de l’individu Ă  rĂ©pondre aux deux questions prĂ©cĂ©dentes, que cette socialisation soit la cause du dĂ©veloppement opĂ©ratoire, qu’elle en soit le rĂ©sultat ou encore qu’un rapport plus complexe existe entre deux.

Si la socialisation dĂ©bute dĂšs la naissance, elle n’intĂ©resse que peu l’intelligence elle-mĂȘme durant la pĂ©riode sensori-motrice qui prĂ©cĂšde l’apparition du langage. Il est vrai que l’enfant apprend Ă  imiter avant de savoir parler, mais il n’imite que les gestes dont il sait les exĂ©cuter spontanĂ©ment ou que ceux dont il acquiert par lui-mĂȘme une comprĂ©hension suffisante : l’imitation sensori-motrice n’influe donc pas sur l’intelligence, dont elle est au contraire l’une des manifestations. Cette intelligence prĂ©verbale est ainsi essentiellement une organisation des perceptions et des mouvements de l’individu encore livrĂ© Ă  lui-mĂȘme. Pour ce qui est par contre de la seconde pĂ©riode, ses structures intuitives et prĂ©opĂ©ratoires prĂ©sentent un dĂ©but trĂšs significatif de socialisation, mais Ă  caractĂšres intermĂ©diaires entre la nature individuelle de la premiĂšre pĂ©riode et la coopĂ©ration propre Ă  la troisiĂšme, de mĂȘme que la pensĂ©e intuitive demeure intermĂ©diaire entre l’intelligence sensori-motrice et la logique opĂ©ratoire. Du point de vue des moyens d’expression, nĂ©cessaires Ă  la fois Ă  la constitution des reprĂ©sentations et aux Ă©changes de pensĂ©e, tout d’abord, on constate que si le langage appris offre Ă  l’enfant un systĂšme complet de « signes » collectifs, ces signes verbaux ne sont pas tous compris d’emblĂ©e et sont longtemps complĂ©tĂ©s par un systĂšme non moins riche de « symboles » individuels, que l’on voit foisonner dans le jeu d’imagination (ou jeu symbolique), dans l’imitation reprĂ©sentative (ou « diffĂ©rĂ©e »), et dans les images multiples sur lesquelles s’appuie sa pensĂ©e. Du point de vue des significations, c’est-Ă -dire de la pensĂ©e elle-mĂȘme, on constate d’autre part que les Ă©changes interindividuels des enfants de 2 Ă  7 ans sont caractĂ©risĂ©s par un Ă©gocentrisme qui demeure Ă  mi-chemin de l’individuel et du social et qui peut se dĂ©finir par une indiffĂ©renciation relative du point de vue propre et de celui d’autrui (c’est ainsi que l’enfant ne sait pas discuter, ni exposer sa pensĂ©e selon un ordre systĂ©matique, qu’il parle pour lui autant que pour les autres et joue mĂȘme sans coordination dans les jeux collectifs). Or, il existe un rapport Ă©troit entre ce caractĂšre Ă©gocentrique des Ă©changes intellectuels et le caractĂšre intuitif ou prĂ©opĂ©ratoire de la pensĂ©e propre aux mĂȘmes Ăąges : toute pensĂ©e intuitive est en effet, « centrĂ©e » sur une configuration perceptive privilĂ©giĂ©e correspondant soit au point de vue momentanĂ© du sujet soit Ă  son activitĂ©, mais sans mobilitĂ© dans les transformations opĂ©ratoires possibles, c’est-Ă -dire sans « dĂ©centrations » suffisantes. Quant aux contraintes intellectuelles exercĂ©es par les aĂźnĂ©s et les adultes, leur contenu est assimilĂ© Ă  ces schĂšmes Ă©gocentriques, et ne les transforme ainsi que superficiellement (c’est pourquoi la vie scolaire proprement dite ne peut guĂšre commencer avant 7 ans). À la troisiĂšme pĂ©riode, caractĂ©risĂ©e par les opĂ©rations concrĂštes (de 7 Ă  11 ans) correspond par contre un net progrĂšs de la socialisation : l’enfant devient capable de collaboration plus suivie avec ses proches, d’échange et de coordination de points de vue, de discussion et de prĂ©sentations concrĂštes ordonnĂ©es, etc. Il devient ainsi sensible Ă  la contradiction et capable de conserver des donnĂ©es antĂ©rieures, c’est-Ă -dire que les dĂ©buts de la coopĂ©ration dans l’action et la pensĂ©e vont de pair avec un groupement systĂ©matique et rĂ©versible des relations et opĂ©rations. D’oĂč il rĂ©sulte une comprĂ©hension possible des enseignements adultes : ceux-ci ne sont donc pas Ă  proprement parler formateurs de la logique, puisque l’assimilation des notions transmises extĂ©rieurement est conditionnĂ©e par la structuration Ă  la fois intellectuelle et interindividuelle qui caractĂ©rise la formation de la pensĂ©e. Cette corrĂ©lation intime entre le social et le logique est encore plus Ă©vidente au cours de la quatriĂšme pĂ©riode oĂč le groupement des opĂ©rations formelles portant sur de simples « propositions » correspond aux nĂ©cessitĂ©s de la communication et du discours, lorsqu’ils dĂ©bordent l’action immĂ©diate.

Bref, chaque progrĂšs logique Ă©quivaut, de façon indissociable, Ă  un progrĂšs dans la socialisation de la pensĂ©e. Faut-il dire alors que l’enfant devient capable d’opĂ©rations rationnelles parce que son dĂ©veloppement social le rend apte Ă  la coopĂ©ration, ou faut-il admettre au contraire que ce sont ses acquisitions logiques individuelles qui lui permettent de comprendre les autres et le conduisent ainsi Ă  la coopĂ©ration ?

Ce cercle indissociable du dĂ©veloppement des actions ou opĂ©rations de l’intelligence et de celui des interactions individuelles entre les membres de toute collectivitĂ© se retrouve sur le terrain historique de l’évolution des techniques et de l’évolution de la pensĂ©e prĂ©scientifique et scientifique. Mais, si, en chaque sociĂ©tĂ© constituĂ©e, nous voyons Ă  l’évidence les modes d’échange de la pensĂ©e corrĂ©ler avec le niveau de cette pensĂ©e elle-mĂȘme sans qu’il soit possible de dĂ©cider des causes et des effets en ce processus circulaire, la pĂ©riode la plus importante Ă  cet Ă©gard de l’histoire Ă©chappe Ă  nos investigations : celle qui s’étend entre la horde, comparable aux troupes de singes anthropoĂŻdes, et la sociĂ©tĂ© organisĂ©e possĂ©dant des techniques collectives et un langage articulĂ©. Chez les ChimpanzĂ©s, qui sont les plus sociaux des anthropoĂŻdes, nous voyons poindre la fonction symbolique 18 et une certaine collaboration dans l’action, mais l’essentiel de l’acte d’intelligence demeure sensori-moteur, sans structuration opĂ©ratoire ni collective des relations ; l’imitation, en particulier, demeure comme chez le bĂ©bĂ© subordonnĂ©e Ă  l’intelligence sensori-motrice. C’est entre le « coup de poing » chellĂ©en et le traitement des mĂ©taux propre Ă  l’homme nĂ©olithique, qu’il faudrait pouvoir suivre les interactions du progrĂšs technique, de la communication par signes verbaux et des transformations de l’intelligence, mais nous en sommes rĂ©duits Ă  ce sujet Ă  infĂ©rer ces modifications en fonction des instruments techniques, seuls connus, sans ĂȘtre en possession des trois sortes de facteurs en jeu.

Par contre, le paradoxe de la « mentalitĂ© primitive » demeure extrĂȘmement instructif, et cela reste le grand mĂ©rite de L. LĂ©vy-Bruhl que d’avoir posĂ© le problĂšme, mĂȘme s’il a nĂ©gligĂ© l’un de ses aspects essentiels qui est la dĂ©termination des rapports entre la technique et les reprĂ©sentations collectives « primitives ». À s’en tenir d’abord Ă  ces reprĂ©sentations seules, il demeure certainement quelque chose d’essentiel dans l’hypothĂšse de la « prĂ©logique », malgrĂ© le recul exprimĂ© par les « Carnets » posthumes de l’auteur. Sans doute LĂ©vy-Bruhl est-il allĂ© trop loin en ne distinguant pas le fonctionnement de la pensĂ©e et sa structure opĂ©ratoire. Du point de vue du fonctionnement la pensĂ©e du « primitif » est comparable Ă  la nĂŽtre : les besoins de cohĂ©rence (indĂ©pendamment du niveau atteint), d’adaptation Ă  l’expĂ©rience, d’explication, etc. sont des invariants fonctionnels indĂ©pendants du dĂ©veloppement. Mais du point de vue de la structure opĂ©ratoire, la notion de participation nous paraĂźt avoir rĂ©sistĂ© victorieusement aux critiques. Lorsque Durkheim a rĂ©pondu que la logique des primitifs est identique Ă  la nĂŽtre puisqu’ils ont des classifications, lorsque A. Reymond et E. Meyerson ont soutenu respectivement que les primitifs possĂšdent le principe de contradiction, et celui d’identitĂ©, mais l’appliquent autrement que nous, etc., ils ont Ă©videmment raison quant Ă  la fonction : le primitif classe, et utilise par consĂ©quent certains modes de systĂ©matisation et d’assimilation annonçant la non-contradiction et l’identification. Mais cela ne rĂ©sout pas le problĂšme de structure : les schĂšmes intellectuels « primitifs » constituent-ils dĂ©jĂ  des classifications et des systĂ©matisations logiques ? Du point de vue d’une logique atomistique, la question ne comporte, il est, vrai, pas de rĂ©ponse prĂ©cise, car on trouvera, Ă  les chercher, tous les Ă©lĂ©ments de notre logique en n’importe quelle forme primitive de pensĂ©e, en taxant alors les autres Ă©lĂ©ments d’erreur ou d’illogisme. Du point de vue d’une logique des totalitĂ©s par contre, il existe des critĂšres : peut-on rĂ©duire les classifications primitives Ă  des « groupements » d’opĂ©rations et leurs rĂšgles de cohĂ©rence et d’assimilation Ă  des « principes » opĂ©ratoires, formels ou concrets ? Ainsi posĂ©, le problĂšme comporte alors une solution : s’il est exact que les schĂšmes employĂ©s demeurent Ă  mi-chemin entre des objets non individualisĂ©s en leur identitĂ© substantielle, et des ensembles non gĂ©nĂ©ralisĂ©s sous forme de classes disjointes et emboĂźtables, on ne saurait parler de « groupements », ni, cela va sans dire, d’opĂ©rations formelles, ni mĂȘme d’opĂ©rations concrĂštes ; la participation serait donc comparable Ă  la pensĂ©e intuitive et prĂ©opĂ©ratoire de l’enfant (niveau II), et non pas aux structures des niveaux III et IV.

Cependant deux points restent en suspens, et c’est Ă  leur sujet que l’Ɠuvre de L. LĂ©vy-Bruhl est encore Ă  complĂ©ter. En premier lieu il s’agirait de distinguer dans la prĂ©logique primitive la part de l’idĂ©ologie collective, au sens des reprĂ©sentations toutes faites, transmises obligatoirement d’une gĂ©nĂ©ration Ă  l’autre, et celle des interactions entre individus raisonnant concrĂštement (Ă  propos d’un objet perdu, d’un chemin Ă  suivre, etc.). En second lieu — et c’est Ă  cela que mĂšnerait tĂŽt ou tard l’étude du premier point — le problĂšme essentiel, pour situer la mentalitĂ© primitive en sa vĂ©ritable perspective, est de dĂ©gager les rapports entre la pensĂ©e du primitif et son intelligence pratique ou technique. Or, le paradoxe, soulignĂ© par LĂ©vy-Bruhl lui-mĂȘme, de la situation intellectuelle des « primitifs » consiste en ce que, s’ils sont prĂ©logiques dans leurs reprĂ©sentations, ils paraissent fort intelligents en action : leur habiletĂ© technique, leur comprĂ©hension des rapports pratiques (y compris l’orientation dans l’espace) est sans commune mesure avec leurs capacitĂ©s dĂ©ductives ou rĂ©flexives. Il est donc clair qu’il nous manque un chaĂźnon : ou bien leur intelligence opĂ©ratoire atteint dĂ©jĂ  le niveau des opĂ©rations concrĂštes, mais est tenue en Ă©chec par une idĂ©ologie coercitive, ou bien, dans l’action mĂȘme, elle demeure intuitive et prĂ©opĂ©ratoire, mais les articulations de leurs intuitions pratiques sont plus proches de l’opĂ©ration que leurs reprĂ©sentations verbales et mythiques. Ce n’est qu’une fois connus, pour chaque sociĂ©tĂ©, les rapports entre l’action technique, l’intelligence opĂ©ratoire et l’idĂ©ologie que l’on pourra dĂ©terminer les vrais niveaux en jeu.

Or, du point de vue des rapports entre la logique et la vie sociale, on voit d’emblĂ©e la portĂ©e du paradoxe de la mentalitĂ© primitive et du problĂšme gĂ©nĂ©ral ainsi posĂ© des rapports entre la technique et la logique : Ă  cĂŽtĂ© des Ă©changes de pensĂ©e proprement dite, reposant sur la communication verbale et la transmission orale de vĂ©ritĂ©s antĂ©rieures, il existe des Ă©changes d’action consistant en un ajustement rĂ©ciproque de mouvements et de travaux, avec transmission de procĂ©dĂ©s, mais une transmission qui, mĂȘme dans le cas des techniques « consacrĂ©es », suppose une coopĂ©ration effective ou en actes par opposition Ă  la simple soumission de l’esprit. À chacun de ces niveaux d’interaction intellectuelle correspond alors une structure intuitive ou opĂ©ratoire dĂ©terminĂ©e de l’intelligence et c’est cette correspondance qui constitue l’analogue de ce que l’on observe au cours du dĂ©veloppement individuel.

Le problĂšme est donc le suivant. D’une part (et cela dans l’évolution mentale de l’individu comme dans la succession historique des mentalitĂ©s) il existe des paliers successifs de structuration logique, c’est-Ă -dire d’intelligence pratique, intuitive ou opĂ©ratoire. D’autre part, chacun de ces mĂȘmes paliers (dont plusieurs peuvent coexister dans une seule sociĂ©tĂ©) est caractĂ©risĂ© par un certain mode de coopĂ©ration ou d’interaction sociale, dont la succession reprĂ©sente le progrĂšs de la socialisation technique ou intellectuelle elle-mĂȘme. Faut-il alors conclure que c’est la structure logique ou prĂ©logique d’un niveau considĂ©rĂ© qui dĂ©termine le mode de collaboration en jeu, ou que c’est au contraire la structure des interactions collectives qui dĂ©termine celle des opĂ©rations intellectuelles ? C’est ici que la notion de « groupements » opĂ©ratoire permet de simplifier cette question apparemment sans issue : il suffit de dĂ©terminer, sur un palier donnĂ©, la forme prĂ©cise des Ă©changes entre les individus, pour s’apercevoir que ces interactions sont elles-mĂȘmes constituĂ©es par des actions et que la coopĂ©ration consiste elle-mĂȘme en un systĂšme d’opĂ©rations, de telle sorte que les activitĂ©s du sujet s’exerçant sur les objets et les activitĂ©s des sujets lorsqu’ils agissent les uns sur les autres se rĂ©duisent en rĂ©alitĂ© Ă  un seul et mĂȘme systĂšme d’ensemble, dans lequel l’aspect social et l’aspect logique sont insĂ©parables dans la forme comme dans le contenu.

II. Le point de vue synchronique

Si les rĂ©alitĂ©s logiques ne dĂ©passent pas le champ de la pensĂ©e, par opposition Ă  l’action, et si le propre des concepts, jugements et raisonnements est de se rĂ©duire Ă  des Ă©lĂ©ments isolables, selon un modĂšle atomistique, alors il est clair que la logique et l’échange social n’ont rien de commun, sinon que l’un des deux peut conditionner l’autre. Mais si, au contraire, la logique consiste en opĂ©rations qui procĂšdent de l’action, et si ces opĂ©rations constituent par leur nature mĂȘme des systĂšmes d’ensemble ou totalitĂ©s, dont les Ă©lĂ©ments sont nĂ©cessairement solidaires les uns des autres, alors ces « groupements » opĂ©ratoires exprimeront aussi bien les ajustements rĂ©ciproques et interindividuels d’opĂ©rations, que les opĂ©rations intĂ©rieures Ă  la pensĂ©e de chaque individu.

Partons de la technique, dont les formes d’équilibre sont constituĂ©es simultanĂ©ment par une coopĂ©ration dans les actions elles-mĂȘmes et par les groupements d’opĂ©rations concrĂštes dont il a Ă©tĂ© question plus haut. Voici deux individus qui se proposent de construire chacun sur les deux bords d’un ruisseau un pilier de pierres en forme de tremplin, et de relier ces deux piliers par une planche horizontale formant un pont. En quoi va consister leur collaboration ? À ajuster les unes aux autres certaines actions, dont les unes sont semblables et se correspondent par leurs caractĂšres communs (p. ex. faire des piliers : de mĂȘme forme et de mĂȘme largeur), dont les secondes sont rĂ©ciproques ou symĂ©triques (p. ex. orienter les versants verticaux ries piliers face Ă  la riviĂšre, c’est-Ă -dire en face l’un de l’autre, et les versants inclinĂ©s du cĂŽtĂ© opposĂ©) et dont les troisiĂšmes sont complĂ©mentaires (un des bords de la riviĂšre Ă©tant plus haut que l’autre, le pilier correspondant sera moins haut, tandis que l’autre comportera un Ă©tage en plus pour parvenir Ă  la mĂȘme hauteur). Mais comment va s’effectuer cet ajustement des actions ? D’abord au moyen d’une sĂ©rie d’opĂ©rations qualitatives : correspondance des actions Ă  Ă©lĂ©ments communs, rĂ©ciprocitĂ© des actions symĂ©triques, addition ou soustraction des actions complĂ©mentaires, etc. Donc, si chacune des actions des collaborateurs, Ă©tant rĂ©glĂ©e par des lois de composition rĂ©versible, constitue une opĂ©ration, l’ajustement de ces actions d’un collaborateur Ă  l’autre (c’est-Ă -dire leur collaboration mĂȘme) consiste Ă©galement en opĂ©rations : ces correspondances, ces rĂ©ciprocitĂ©s ou symĂ©tries et ces complĂ©mentaritĂ©s sont, en effet, des opĂ©rations comme les autres, au mĂȘme titre que chacune des actions respectives des collaborateurs. Ensuite il interviendra des opĂ©rations concrĂštes de mesure : pour obtenir une largeur Ă©gale, chacun des deux partenaires mesurera son pilier, puis ils devront ajuster leur mesure, mais cet ajustement consistera Ă  nouveau en une opĂ©ration proprement dite de mĂȘme nature, puisqu’il leur faudra utiliser un moyen terme ou commune mesure pour Ă©galiser leurs mesures respectives. Enfin, il leur faudra dĂ©terminer ensemble l’horizontalitĂ© de la planche, dont chacun doit ajuster l’une des extrĂ©mitĂ©s : pour ce faire, chacun des collaborateurs peut choisir son systĂšme de rĂ©fĂ©rences, mais il leur faudra en plus coordonner en un seul ces deux systĂšmes de coordonnĂ©es, ce qui revient Ă  nouveau Ă  faire correspondre par une opĂ©ration proprement dite leurs opĂ©rations respectives.

Bref, coopĂ©rer dans l’action c’est opĂ©rer en commun, c’est-Ă -dire ajuster au moyen de nouvelles opĂ©rations (qualitatives ou mĂ©triques) de correspondance, rĂ©ciprocitĂ© ou complĂ©mentaritĂ©, les opĂ©rations exĂ©cutĂ©es par chacun des partenaires. Or, il en est ainsi de toutes les collaborations concrĂštes : trier ensemble des objets selon leurs qualitĂ©s, construire Ă  plusieurs un schĂ©ma topographique, etc., c’est coordonner les opĂ©rations de chaque partenaire en un seul systĂšme opĂ©ratoire dont les actes mĂȘmes de collaboration constituent les opĂ©rations intĂ©grantes. Mais alors oĂč est la part du social et la part de l’individuel ? À analyser la coopĂ©ration comme telle (c’est-Ă -dire une fois exclus les Ă©lĂ©ments idĂ©ologiques ou sociocentriques qui peuvent l’accompagner ou la dĂ©former), elle se rĂ©sout donc en opĂ©rations identiques Ă  celles qui s’observent dans les Ă©tats d’équilibre de l’action individuelle. Mais ces opĂ©rations auxquelles se livre l’individu, parvenu au niveau d’équilibre des groupements opĂ©ratoires concrets, sont-elles elles-mĂȘmes de nature individuelle ? Pas davantage, et pour les raisons rĂ©ciproques. L’individu dĂ©bute par des actions irrĂ©versibles, non composables logiquement entre elles, et Ă©gocentriques c’est-Ă -dire centrĂ©es sur elles-mĂȘmes et sur leur rĂ©sultat. Le passage de l’action Ă  l’opĂ©ration suppose donc, chez l’individu, une dĂ©centration fondamentale, condition du groupement opĂ©ratoire, et qui consiste Ă  ajuster les actions les unes aux autres jusqu’à pouvoir les composer en systĂšmes gĂ©nĂ©raux applicables Ă  toutes les transformations : or, ce sont prĂ©cisĂ©ment ces systĂšmes qui permettent de relier les opĂ©rations d’un individu Ă  celles des autres.

Il est donc Ă©vident qu’il n’intervient en ces diffĂ©rentes situations qu’un seul et mĂȘme processus d’ensemble : d’une part, la coopĂ©ration constitue le systĂšme des opĂ©rations interindividuelles, c’est-Ă -dire des groupements opĂ©ratoires permettant d’ajuster les unes aux autres les opĂ©rations des individus ; d’autre part, les opĂ©rations individuelles constituent le systĂšme des actions dĂ©centrĂ©es et susceptibles de se coordonner les unes aux autres en groupements englobant les opĂ©rations d’autrui aussi bien que les opĂ©rations propres. La coopĂ©ration et les opĂ©rations groupĂ©es sont donc une seule et mĂȘme rĂ©alitĂ© envisagĂ©e sous deux aspects diffĂ©rents. Il n’y a dĂšs lors pas lieu de se demander si c’est la constitution des groupements d’opĂ©rations concrĂštes qui permettent la formation de la coopĂ©ration, ou l’inverse : le « groupement » est la forme commune d’équilibre des, actions individuelles et des interactions interindividuelles, parce qu’il n’existe pas deux maniĂšres d’équilibrer les actions et que l’action sur autrui est insĂ©parable de l’action sur les objets.

Mais, ce qui est dĂ©jĂ  transparent sur le terrain des opĂ©rations concrĂštes l’est encore davantage sur celui des opĂ©rations formelles, c’est-Ă -dire des Ă©changes de pensĂ©e indĂ©pendants de toute action immĂ©diate. En effet, les groupements d’opĂ©rations formelles constituent la logique des propositions : or, une « proposition » est un acte de communication, comme y ont insistĂ© d’un point de vue formel le Cercle de Vienne qui rĂ©duit la logique Ă  une « syntaxe », donc aux coordinations d’un langage, et d’un point de vue psychologique l’école de Mannoury qui ramĂšne la logique Ă  un ensemble d’actes concrets de communication sociale. La logique des propositions est donc de par sa nature mĂȘme, un systĂšme d’échanges, que les propositions Ă©changĂ©es soient celles du dialogue intĂ©rieur ou de plusieurs sujets distincts, peu importe. Le problĂšme est alors de dĂ©terminer en quoi consiste cet Ă©change, du point de vue sociologique ou rĂ©el, puis de comparer ses lois Ă  celles de la logique formelle elle-mĂȘme. Or, l’échange des propositions est assurĂ©ment plus complexe que celui des opĂ©rations concrĂštes, puisque ce dernier se rĂ©duit Ă  une alternance ou Ă  une synchronisation d’actions concourant Ă  une fin commune, tandis que le premier suppose un systĂšme plus abstrait d’évaluations rĂ©ciproques, de dĂ©finitions et de normes. NĂ©anmoins nous allons voir que cet Ă©change constitue lui aussi un groupement d’opĂ©rations et que ce sont les conservations obligĂ©es propres Ă  un tel groupement qui imposent Ă  la logique des propositions ses rĂšgles fondamentales de groupement.

Il est clair, tout d’abord, qu’un Ă©change d’idĂ©es, c’est-Ă -dire de propositions obĂ©it, du point de vue de sa forme extĂ©rieure, au schĂ©ma des Ă©changes en gĂ©nĂ©ral que nous avons dĂ©crit (au § 5). Mais, dans le cas particulier des propositions les valeurs rĂ©elles r et s et les valeurs virtuelles t et v, rĂ©sultant des Ă©changes entre deux individus x et x’, prennent la signification suivante : r (x) exprimera le fait que x Ă©nonce une proposition, c’est-Ă -dire communique un jugement à x’ ; s (x’) marquera en retour l’accord (ou le dĂ©saccord) de x’ c’est-Ă -dire la validitĂ© actuelle qu’il attribue Ă  la proposition de x ; t (x’) traduira, d’autre part, la maniĂšre dont x’ conservera (ou non) son accord ou son dĂ©saccord, c’est-Ă -dire cette validitĂ© actuellement reconnue ou niĂ©e par lui, mais qu’il pourrait nĂ©gliger dans la suite ; v (x) enfin est, mais cette fois du point de vue de x, la validitĂ© future de la proposition Ă©noncĂ©e en r (x) et reconnue (ou niĂ©e) en s (x’). On a au total r (x) → s (x’) → t (x’) → v (x), etc. Dans le cas oĂč c’est x’ qui communique une proposition à x, on a inversement r (x’) → s (x) → t (x) → v (x’) ; ces deux suites marquent donc chacune les valeurs attribuĂ©es successivement aux propositions Ă©noncĂ©es par les partenaires x et x’. En d’autres termes, un Ă©change de propositions est, au point de dĂ©part, un systĂšme d’évaluations comme un autre, et qui, sans l’intervention de rĂšgles spĂ©ciales de conservation n’obĂ©irait qu’à de simples rĂ©gulations : ainsi dans un dialogue quelconque, chacun peut oublier ce qu’a dit l’interlocuteur, bien qu’ayant prĂ©cĂ©demment marquĂ© son accord ; ou inversement s’en tenir Ă  ce qui Ă©tait dit, alors que le partenaire a lui-mĂȘme changĂ© d’avis depuis. Comment donc un Ă©change quelconque d’idĂ©es va-t-il se transformer en un Ă©change rĂ©glĂ© et constituer ainsi une coopĂ©ration rĂ©elle de pensĂ©e ?

Il faut prĂ©ciser d’abord le sort ultĂ©rieur des valeurs virtuelles v (x) et t (x’) ou v (x’) et t (x) : lorsque la validitĂ© de la proposition Ă©noncĂ©e par x en r (x) a Ă©tĂ© reconnue par x’, qui en conserve la reconnaissance sous la forme t (x’), alors x peut invoquer ultĂ©rieurement cette valeur de reconnaissance sous la forme v (x) pour agir sur les propositions de x’. D’oĂč la suite v (x) → t (x’) → r (x’) → s (x) ; ou en sens inverse (si x’ invoque v (x’) pour agir sur x) : v (x’) → t (x) → r (x) → s (x’). Autrement dit le rĂŽle des valeurs virtuelles d’ordre t et v est d’obliger sans cesse le partenaire Ă  respecter les propositions antĂ©rieurement reconnues, et Ă  les appliquer Ă  ses propositions ultĂ©rieures. Il faut encore noter que, conformĂ©ment Ă  une loi gĂ©nĂ©rale des interactions sociales, toute conduite s’adressant initialement Ă  autrui est appliquĂ©e dans la suite par le sujet Ă  lui-mĂȘme, de telle sorte que x, en Ă©nonçant la proposition r (x) en sera lui-mĂȘme satisfait, d’oĂč s (x) et s’obligera lui-mĂȘme Ă  en reconnaĂźtre la validitĂ© ultĂ©rieure, d’oĂč t (x) et v (x).

Cela dit, on peut tirer deux enseignements d’une telle schĂ©matisation : on peut chercher en premier lieu Ă  dĂ©terminer les conditions d’équilibre de l’échange, c’est-Ă -dire les caractĂšres de l’état dans lequel les interlocuteurs se trouveront d’accord ou intellectuellement satisfaits ; en second lieu, on peut montrer que ces conditions d’équilibre impliquent prĂ©cisĂ©ment un groupement des propositions, c’est-Ă -dire un ensemble de rĂšgles constituant une logique formelle. C’est ce second point que nous cherchons Ă  souligner, puisqu’il s’agit de faire apercevoir que l’échange lui-mĂȘme des propositions, en tant que conduite sociale comporte par ses propres lois d’équilibre, une logique coĂŻncidant avec celle dont usent les individus pour grouper leurs opĂ©rations formelles.

En ce qui concerne d’abord l’équilibre des Ă©changes, il est facile de voir qu’il comporte trois conditions nĂ©cessaires et suffisantes. La premiĂšre est que x et x’ soient en possession d’une Ă©chelle commune de valeurs intellectuelles, exprimables au moyen de signes communs univoques. L’échelle commune devra donc comporter trois caractĂšres complĂ©mentaires : (a) un langage, comparable Ă  ce qu’est le systĂšme des signes monĂ©taires fiduciaires pour l’échange Ă©conomique ; (b) un systĂšme de notions dĂ©finies, soit que les dĂ©finitions de x et de x’ convergent entiĂšrement, soit qu’elles divergent en partie, mais que x et x’ possĂšdent une mĂȘme clef permettant de traduire les notions de l’un des partenaires dans le systĂšme de l’autre ; (c) un certain nombre de propositions fondamentales mettant ces notions en rapport, admises par convention et auxquelles x et x’ puissent se rĂ©fĂ©rer en cas de discussion.

La seconde condition est l’égalitĂ© gĂ©nĂ©rale des valeurs en jeu dans les suites r (x) → s (x’) → t (x’) → v (x) ou r (x’) → s (x) → t (x) → v (x’), autrement dit (a) l’accord sur les valeurs rĂ©elles, soit r = s et (b) l’obligation de conserver les propositions reconnues antĂ©rieurement (valeurs virtuelles t et v, susceptibles d’ĂȘtre rĂ©alisĂ©es dans la suite des Ă©changes). En effet, s’il n’y a pas accord, soit r (x) = s (x’) ou r (x’) = s (x), il ne saurait y avoir Ă©quilibre, et la discussion continue. D’autre part, si l’accord est sans cesse remis en question, il ne saurait non plus y avoir Ă©quilibre. Or, sans l’intervention de rĂšgles, c’est-Ă -dire d’une conservation obligĂ©e, les validitĂ©s antĂ©rieurement reconnues s’effriteraient lors de tout nouvel Ă©change, et l’on aurait p. ex. s (x’) > t (x’) ou s (x) > t (x) ; ou bien au contraire les nĂ©gations antĂ©rieures seraient oubliĂ©es et l’on aurait s (x’) < t (x’), etc. La discussion n’est donc possible que moyennant les conservations s (x’) = t (x’) = v (x) et s (x) = t (x) = v (x’), ce qui montre d’emblĂ©e le caractĂšre normatif de tout Ă©change de pensĂ©e rĂ©glĂ© par opposition aux rĂ©gulations d’un Ă©change d’idĂ©es Ă  base de simples intĂ©rĂȘts momentanĂ©s.

La troisiĂšme condition nĂ©cessaire d’équilibre est l’actualisation possible en tout temps des valeurs virtuelles d’ordre t et v, autrement dit la possibilitĂ© de revenir sans cesse aux validitĂ©s reconnues antĂ©rieurement. Cette rĂ©versibilitĂ© prend la forme : [r (x) = s (x’) = t (x’) = v (x)] → [v (x) = t (x’) = r (x’) = s (x)] et entraĂźne la rĂ©ciprocitĂ© r (x) = r (x’) et s (x) = s (x’), etc.

Avant de montrer comment ces conditions d’équilibre entraĂźnent la constitution d’une logique, il convient encore de remarquer que ces trois conditions sont rĂ©alisĂ©es seulement en certains types d’échange, que nous pouvons dĂ©signer par dĂ©finition du terme de coopĂ©ration, en opposition avec les Ă©changes dĂ©viĂ©s par un facteur soit d’égocentrisme soit de contrainte. En effet, l’équilibre ne saurait ĂȘtre atteint lorsque, par Ă©gocentrisme intellectuel, les partenaires ne parviennent pas Ă  coordonner leurs points de vue : il manque alors la premiĂšre condition (Ă©chelle commune de valeurs) et la troisiĂšme (rĂ©ciprocitĂ©) d’oĂč l’impossibilitĂ© d’atteindre la seconde (conservation), faute d’obligation sentie de part et d’autre : les mots sont pris dans des sens diffĂ©rents par les interlocuteurs, et aucun recours n’est possible aux propositions reconnues valables antĂ©rieurement, puisque le sujet ne se sent point obligĂ© Ă  tenir compte de ce qu’il a admis ou dit. Dans le cas des rapports intellectuels oĂč intervient, sous une forme ou sous une autre, un Ă©lĂ©ment de contrainte ou d’autoritĂ©, les deux premiĂšres conditions semblent par contre remplies. Mais l’échelle commune des valeurs est alors due Ă  une sorte de « cours forcé », dĂ» Ă  l’autoritĂ© des usages et des traditions, tandis que, faute de rĂ©ciprocitĂ© l’obligation de conserver les propositions antĂ©rieures ne fonctionne qu’à sens unique (p. ex. x obligera x’ et non pas l’inverse) : il en rĂ©sulte que, si cristallisĂ© et si solide en apparence que soit un systĂšme de reprĂ©sentations collectives imposĂ©es par contrainte, de gĂ©nĂ©rations en gĂ©nĂ©rations, il ne constitue pas un Ă©tat d’équilibre vrai ou rĂ©versible, en l’absence de la troisiĂšme condition, mais un Ă©tat de « faux-Ă©quilibre » (comme on dit en physique pour les Ă©quilibres apparents dus Ă  la viscositĂ©, etc.) ; l’intervention de la discussion libre suffira donc Ă  le disloquer. L’état d’équilibre, tel qu’il est dĂ©fini par les trois conditions prĂ©cĂ©dentes est ainsi subordonnĂ© Ă  une situation sociale de coopĂ©ration autonome, fondĂ©e sur l’égalitĂ© et la rĂ©ciprocitĂ© des partenaires, et se dĂ©gageant simultanĂ©ment de l’anomie propre Ă  l’égocentrisme et de l’hĂ©tĂ©ronomie propre Ă  la contrainte.

Mais il importe de prĂ©ciser que la coopĂ©ration, telle que nous venons de la dĂ©finir par ses lois d’équilibre et de l’opposer au double dĂ©sĂ©quilibre de l’égocentrisme et de la contrainte, diffĂšre essentiellement du simple Ă©change spontanĂ©, c’est-Ă -dire du « laisser-faire » tel que le concevait le libĂ©ralisme classique. Il est trop clair, en effet, que sans une discipline assurant la coordination des points de vue par le moyen d’une rĂšgle de rĂ©ciprocitĂ©, le « libre-Ă©change » est continuellement tenu en Ă©chec, soit par l’égocentrisme, (individuel, national ou rĂ©sultant de la polarisation de la sociĂ©tĂ© en classes sociales) soit par les contraintes (dues aux luttes entre de telles classes, etc.). À la passivitĂ© du libre-Ă©change, la notion de coopĂ©ration oppose ainsi la double activitĂ© d’une dĂ©centration, eu Ă©gard Ă  l’égocentrisme intellectuel et moral et d’une libĂ©ration eu Ă©gard aux contraintes sociales que cet Ă©gocentrisme provoque ou entretient. Comme la relativitĂ© sur le plan thĂ©orique, la coopĂ©ration sur celui des Ă©changes concrets suppose donc une conquĂȘte continuelle sur les facteurs d’automatisation et de dĂ©sĂ©quilibre. Qui dit autonomie, par opposition Ă  l’anomie et Ă  l’hĂ©tĂ©ronomie, dit, en effet, activitĂ© disciplinĂ©e ou autodiscipline, Ă  Ă©gale distance de l’inertie ou de l’activitĂ© forcĂ©e. C’est en quoi la coopĂ©ration implique un systĂšme de normes, Ă  la diffĂ©rence du soi-disant libre Ă©change dont la libertĂ© est rendue illusoire par l’absence de telles normes. Et c’est pourquoi la vraie coopĂ©ration est si fragile et si rare en un Ă©tat social partagĂ© entre les intĂ©rĂȘts et les soumissions, de mĂȘme que la raison demeure si fragile et si rare en regard des illusions subjectives et du poids des traditions.

L’équilibre des Ă©changes ainsi caractĂ©risĂ© comporte donc essentiellement un systĂšme de normes, par opposition aux simples rĂ©gulations. Mais alors, il est visible que ces normes constituent des groupements coĂŻncidant avec ceux de la logique mĂȘme des propositions, bien qu’elles ne supposent pas cette logique en leur point de dĂ©part.

En premier lieu, indĂ©pendamment des conditions initiales dĂ©terminant les propositions de x, soit r (x), et l’accord de x’, soit s (x’), ou l’inverse, l’obligation de conserver les validitĂ©s reconnues, c’est-Ă -dire la conservation obligĂ©e des valeurs virtuelles t (x’) et v (x), ou l’inverse, entraĂźne ipso facto la constitution de deux rĂšgles, qui apparaissent ainsi comme des rĂšgles de communication ou d’échange abstraction faite de l’équilibre interne des opĂ©rations individuelles : le principe d’identitĂ©, maintenant invariante une proposition au cours des Ă©changes ultĂ©rieurs, et le principe de contradiction conservant sa vĂ©ritĂ© si elle est reconnue vraie, ou sa faussetĂ© si elle est dĂ©clarĂ©e fausse, sans possibilitĂ© de l’affirmer et de la nier simultanĂ©ment.

En second lieu, l’actualisation toujours possible des valeurs virtuelles v et t oblige ainsi rĂ©ciproquement les partenaires Ă  revenir sans cesse en arriĂšre pour accorder les propositions actuelles aux propositions antĂ©rieures ; la conservation obligĂ©e dont il vient d’ĂȘtre question ne demeure donc pas statique, mais entraĂźne le dĂ©veloppement de la propriĂ©tĂ© fondamentale qui oppose la pensĂ©e logique Ă  la pensĂ©e spontanĂ©e : la rĂ©versibilitĂ© opĂ©ratoire, source de cohĂ©rence de toute construction formelle.

Enfin, ainsi rĂ©glĂ©es par la rĂ©versibilitĂ© et la conservation obligĂ©e, les productions ultĂ©rieures de propositions, r (x) ou r (x’) et les accords possibles entre partenaires, s (x’) ou s (x) prennent nĂ©cessairement l’une des trois formes suivantes : (a) les propositions de l’un peuvent correspondre simplement Ă  celles de l’autre, d’oĂč un groupement prĂ©sentant la forme d’une correspondance terme Ă  terme entre deux sĂ©ries isomorphes de propositions ; (b) celles de l’un des partenaires peut constituer le symĂ©trique de celles de l’autre, ce qui supposent leur accord sur une vĂ©ritĂ© commune (du type a) justifiant la diffĂ©rence de leurs points de vue (p. ex. dans le cas de deux positions spatiales renversant les rapports de gauche et de droite ou de deux positions dans les relations de parentĂ© telles que les frĂšres de l’un des partenaires soient les cousins de l’autre et rĂ©ciproquement) ; (c) les propositions de l’un des partenaires peuvent complĂ©ter simplement celles de l’autre, par addition entre ensembles complĂ©mentaires.

Ainsi l’échange mĂȘme des propositions constitue une logique, puisqu’il entraĂźne le groupement des propositions Ă©changĂ©es : un groupement propre Ă  chaque partenaire, en fonction de ses Ă©changes avec l’autre, et un groupement gĂ©nĂ©ral dĂ» aux correspondances, aux rĂ©ciprocitĂ©s ou aux complĂ©mentaritĂ©s de leurs groupements solidaires. L’échange comme tel constitue donc une logique, qui converge avec la logique des propositions individuelles.

D’oĂč, Ă  nouveau, la question traitĂ©e Ă  propos des opĂ©rations concrĂštes : cette logique de l’échange rĂ©sulte-t-elle de groupements individuels prĂ©alables, ou l’inverse ? Mais la solution s’impose de façon beaucoup plus simple encore que dans le cas des opĂ©rations concrĂštes, puisqu’une « proposition » est par essence un acte de communication, tout en constituant toujours en son contenu la communication d’une opĂ©ration effectuĂ©e par un individu : le groupement rĂ©sultant de l’équilibre des opĂ©rations individuelles et le groupement exprimant l’échange lui-mĂȘme se constituent ensemble et ne sont que les deux faces d’une mĂȘme rĂ©alitĂ©. Jamais l’individu Ă  lui seul ne serait capable de conservation entiĂšre et de rĂ©versibilitĂ© complĂšte, et ce sont les exigences de la rĂ©ciprocitĂ© qui lui permettent cette double conquĂȘte, par l’intermĂ©diaire d’un langage commun et d’une Ă©chelle commune de dĂ©finitions. Mais en retour la rĂ©ciprocitĂ© n’est possible qu’entre sujets individuels capables de pensĂ©e Ă©quilibrĂ©e, c’est-Ă -dire apte Ă  cette conservation et Ă  cette rĂ©versibilitĂ© imposĂ©es par l’échange. Bref, de quelque maniĂšre que l’on retourne la question, les fonctions individuelles et les fonctions collectives s’appellent les unes les autres dans l’explication des conditions nĂ©cessaires Ă  l’équilibre logique. Quant Ă  la logique elle-mĂȘme, elle les dĂ©passe toutes deux puisqu’elle relĂšve de l’équilibre idĂ©al auquel elles tendent les unes et les autres. Ce n’est pas Ă  dire qu’il existe une logique en soi, qui commanderait simultanĂ©ment les actions individuelles et les actions sociales, puisque la logique n’est que la forme d’équilibre immanente au processus de dĂ©veloppement de ces actions mĂȘmes. Mais les actions, devenant composables et rĂ©versibles, acquiĂšrent, en se haussant ainsi au rang d’opĂ©rations, le pouvoir de se substituer les unes aux autres. Le « groupement » n’est donc qu’un systĂšme de substitutions possibles, soit au sein d’une mĂȘme pensĂ©e individuelle (opĂ©rations de l’intelligence), soit d’un individu Ă  l’autre (coopĂ©ration sociale entendue comme un systĂšme de co-opĂ©rations). Ces deux sortes de substitutions constituent alors une logique gĂ©nĂ©rale, Ă  la fois collective et individuelle, qui caractĂ©rise la forme d’équilibre commune aux actions sociales aussi bien qu’individualisĂ©es. C’est cet Ă©quilibre commun qu’axiomatise la logique formelle (ainsi que nous l’avons vu au chap. XI § 5).