Chapitre XII.
Lâexplication en sociologie
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Comme la biologie et comme la psychologie, la sociologie intĂ©resse lâĂ©pistĂ©mologie Ă deux points de vue distincts et complĂ©mentaires : dâune part, elle constitue un mode de connaissance digne dâĂȘtre Ă©tudiĂ© pour lui-mĂȘme, notamment dans ses rapports (de diffĂ©rence comme de ressemblance) avec la connaissance psychologique ; dâautre part, câest en son objet ou en son contenu mĂȘmes que la connaissance sociologique conditionne lâĂ©pistĂ©mologie, puisque la connaissance humaine est essentiellement collective et que la vie sociale constitue lâun des facteurs essentiels de la formation et de lâaccroissement des connaissances prĂ©scientifiques et scientifiques.
§ 1. Introduction. Lâexplication sociologique, lâexplication biologique et lâexplication psychologiqueđ
Du premier de ces deux points de vue, la connaissance sociologique est dâun intĂ©rĂȘt Ă©vident, et lâĂ©pistĂ©mologie gĂ©nĂ©tique ou comparĂ©e se doit en particulier de lâanalyser dans ses relations avec la connaissance biologique et surtout avec la connaissance psychologique.
Les rapports de la sociologie avec la biologie annoncent dĂ©jĂ la complexitĂ© de ceux quâelle entretient avec la psychologie. En premier lieu, il existe une sociologie animale comme une psychologie animale (les deux disciplines Ă©tant dâailleurs Ă©troitement liĂ©es, car les fonctions mentales des animaux vivant en sociĂ©tĂ©s sont naturellement conditionnĂ©es par cette vie sociale), et ses recherches sont de nature Ă montrer lâĂ©troite interaction de lâorganisation vivante et des organisations sociales Ă©lĂ©mentaires : chacun sait, en effet, que lâon ne parvient pas, au sein de certains organismes infĂ©rieurs (CoelentĂ©rĂ©s, etc.) Ă distinguer par des critĂšres prĂ©cis les individus, les « colonies » (ou assemblages dâĂ©lĂ©ments semi-individuels interdĂ©pendants) et les sociĂ©tĂ©s proprement dites. Mais, dĂšs la sociologie animale, le mode dâexplication proprement sociologique commence Ă se distinguer de lâanalyse biologique, ce qui revient Ă dire que le fait social se diffĂ©rencie dĂ©jĂ du fait organique et requiert par consĂ©quent un mode dâinterprĂ©tation spĂ©cial. Ă cĂŽtĂ© des conduites proprement instinctives (câest-Ă -dire Ă montage hĂ©rĂ©ditaire liĂ© aux structures organiques) qui constituent lâessentiel des comportements animaux, il existe, en effet, dĂ©jĂ chez les animaux sociaux des interactions « extĂ©rieures » (par rapport aux montages innĂ©s) entre individus du mĂȘme groupe familial ou grĂ©gaire, et qui modifient plus ou moins profondĂ©ment leur conduite : le langage par gestes (danses) des abeilles, dĂ©couvert par v. Frisch, celui par cris des vertĂ©brĂ©s supĂ©rieurs (chimpanzĂ©s, etc.), lâĂ©ducation Ă base dâimitation (chants des oiseaux) et de dressage (conduites prĂ©datrices des chats, Ă©tudiĂ©es par Kuo), etc. Ces faits proprement sociaux constituĂ©s par des transmissions externes et des interactions modifiant le comportement individuel supposent alors une mĂ©thode dâanalyse nouvelle, portant sur lâensemble du groupe considĂ©rĂ© en tant que systĂšme dâinterdĂ©pendances constructives, et non plus seulement une explication biologique des structures organiques ou instinctives.
En second lieu, la sociologie humaine elle-mĂȘme soutient des rapports avec cette branche de la biologie quâest lâanthropologie ou Ă©tude de lâhomme physique en ses gĂ©notypes (races) et ses populations phĂ©notypiques. Bien que le concept de race ait Ă©tĂ© utilisĂ© par certaines idĂ©ologies politiques dans les sens les plus Ă©loignĂ©s de sa signification biologique et quâil soit ainsi devenu parfois un simple symbole affectif plus quâune notion objective, la question subsiste de connaĂźtre les relations entre les gĂ©notypes humains et les mentalitĂ©s collectives, mĂȘme si les sociĂ©tĂ©s les plus actives sont celles qui correspondent au brassage le plus complet des gĂšnes. Dâautre part, lâanthropologie statistique se prolonge naturellement dans la dĂ©mographie, ou du moins dans cette partie de la dĂ©mographie qui porte sur les aspects biologiques de la population. Mais, plus encore que la sociologie animale, les relations entre la sociologie humaine et lâanthropologie ou la dĂ©mographie mettent en Ă©vidence la diffĂ©rence entre lâexplication sociologique et lâexplication biologique. Tandis que celle-ci porte sur les transmissions internes (hĂ©rĂ©ditĂ©) et les caractĂšres dĂ©terminĂ©s par elles, lâexplication sociologique porte sur les transmissions extĂ©rieures ou les interactions externes entre individus, et construit un ensemble de notions destinĂ©es Ă rendre compte de ce mode sui generis de transmission. Câest ainsi quâelle expliquera pourquoi la mentalitĂ© dâun peuple dĂ©pend beaucoup moins de sa race que de son histoire Ă©conomique, du dĂ©veloppement historique de ses techniques et de ses reprĂ©sentations collectives, cette « histoire » nâĂ©tant plus celle dâun patrimoine hĂ©rĂ©ditaire, mais bien dâun patrimoine culturel, câest-Ă -dire dâun ensemble de conduites se transmettant de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration du dehors et avec modifications dĂ©pendant de lâensemble du groupe social. Câest ainsi, dâautre part, que les aspects biologiques du phĂ©nomĂšne dĂ©mographique (nombre des naissances et des dĂ©cĂšs, longĂ©vitĂ©, mortalitĂ© en fonction des classes de maladies, etc.) sont Ă©troitement subordonnĂ©es Ă des systĂšmes de valeurs (surtout Ă©conomiques) et de rĂšgles, qui rĂ©sultent de lâinteraction externe des individus.
Un troisiĂšme point de jonction entre la biologie et la sociologie est lâanalyse des rapports entre la maturation nerveuse et les pressions de lâĂ©ducation dans la socialisation de lâindividu. Le dĂ©veloppement de lâenfant offre Ă cet Ă©gard un champ dâexpĂ©riences du plus haut intĂ©rĂȘt quant Ă la zone de soudure entre les transmissions internes ou hĂ©rĂ©ditaires et les transmissions extĂ©rieures, câest-Ă -dire sociales ou Ă©ducatives. Câest ainsi que lâacquisition du langage suppose, en plus de lâassimilation dâune langue dĂ©jĂ organisĂ©e, ou systĂšme de signes collectifs se transmettant de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration par le canal de lâĂ©ducation, une condition biologique prĂ©alable (et propre Ă lâespĂšce humaine, jusquâĂ plus ample informĂ©), qui est la capacitĂ© dâapprendre un langage articulĂ©. Or, cette capacitĂ© est liĂ©e Ă un certain niveau de dĂ©veloppement du systĂšme nerveux, plus ou moins prĂ©coce ou tardif selon les individus, et dĂ©terminĂ© par un jeu de maturations hĂ©rĂ©ditaires. Il en est de mĂȘme de lâacquisition des opĂ©rations intellectuelles, qui supposent toutes Ă la fois certaines interactions collectives et une certaine maturation organique nĂ©cessaire Ă leur dĂ©veloppement. En de tels domaines, la liaison, dâune part, et la diffĂ©rence, dâautre part, entre lâexplication biologique et lâexplication sociologique, sont si Ă©videntes que beaucoup dâauteurs en viennent en renoncer Ă toute explication psychologique et Ă rĂ©sorber complĂštement la psychologie dans le neurologique et le social rĂ©unis et distincts.
Mais lorsquâils sont suffisamment analysĂ©s et non pas traitĂ©s de façon globale et thĂ©orique, de tels faits soulĂšvent au contraire de façon particuliĂšrement aiguĂ« le problĂšme des relations entre lâexplication sociologique et lâexplication psychologique. En effet, le caractĂšre remarquable de tous ces processus dĂ©pendant Ă la fois de la maturation et de la transmission externe ou Ă©ducative, est quâils obĂ©issent Ă un ordre constant de dĂ©roulement (quelle que soit la vitesse de celui-ci). Câest ainsi que le langage ne sâapprend pas dâun bloc, mais selon une succession maintes fois Ă©tudiĂ©e : la comprĂ©hension des substantifs (mots-phrases) prĂ©cĂšde celle des verbes, et celle-ci prĂ©cĂšde elle-mĂȘme de beaucoup celle des adverbes et conjonctions marquant les liaisons, les idĂ©es, etc. Lâacquisition dâun systĂšme dâopĂ©rations ne sâeffectue non plus jamais en une fois, mais suppose toujours des phases dâorganisation remarquablement rĂ©guliĂšres. Que les cliniciens ou les psychologues soucieux dâapplication nĂ©gligent de tels faits pour sâen tenir au rendement, et au stade marquant lâachĂšvement de ces acquisitions, rien de plus naturel. Mais de tels processus gĂ©nĂ©tiques sont par contre hautement instructifs quant Ă la liaison de la maturation et des transmissions sociales. La succession des phases dâapprentissage est-elle en effet rĂ©glĂ©e par les Ă©tapes de la maturation elle-mĂȘme ? Pas entiĂšrement, puisque les caractĂšres propres Ă ces phases sont relatifs aux rĂ©alitĂ©s collectives « extĂ©rieures » Ă lâindividu : ce sont les catĂ©gories sĂ©mantiques ou syntaxiques du langage, ou ce sont les systĂšmes de reprĂ©sentations conceptuelles ou de prĂ©opĂ©rations qui en constituent les critĂšres ; si une telle succession Ă©tait le fait de la maturation, il faudrait donc admettre une prĂ©formation ou une anticipation hĂ©rĂ©ditaire des cadres sociaux dans le systĂšme nerveux, ce qui constituerait une hypothĂšse encombrante et surtout inutile. La succession de ces phases dâacquisition est-elle alors rĂ©glĂ©e par les interactions sociales elles-mĂȘmes ? Cela est aussi peu vraisemblable, car, si lâĂ©cole inculque bien Ă lâenfant le contenu des reprĂ©sentations collectives selon un certain programme chronologique, le langage et les modes usuels de raisonnement lui sont imposĂ©s en bloc par lâentourage : sâil choisit Ă chaque stade certains Ă©lĂ©ments et les assimile dans un certain ordre Ă sa mentalitĂ©, câest donc que lâenfant ne subit pas plus passivement la pression de la « vie sociale » que de la « rĂ©alitĂ© physique » considĂ©rĂ©es en leur totalitĂ©, mais quâil opĂšre une sĂ©grĂ©gation active dans ce quâon lui offre et le reconstruit Ă sa maniĂšre.
Entre le biologique et le social il y a donc le mental, et il nous faut maintenant chercher Ă dĂ©gager, de façon prĂ©liminaire et simplement introductive, les rapports entre lâexplication sociologique et lâexplication psychologique. Or, la grande diffĂ©rence qui existe entre les rapports de la sociologie avec la biologie et ceux de la sociologie avec la psychologie est que les seconds de ces rapports ne constituent pas des liens de superposition ou de succession hiĂ©rarchique comme les premiers, mais bien des liens de coordination ou mĂȘme dâinterpĂ©nĂ©tration. Autrement dit, il nâexiste pas une sĂ©rie de trois termes successifs : biologie â psychologie â sociologie, mais bien un passage simultanĂ© de la biologie Ă la psychologie et Ă la sociologie rĂ©unies, ces deux derniĂšres disciplines traitant du mĂȘme objet, mais Ă deux points de vue distincts et complĂ©mentaires. La raison en est quâil nây a pas trois natures humaines, lâhomme physique, lâhomme mental et lâhomme social, se superposant ou se succĂ©dant Ă la maniĂšre des caractĂšres du fĆtus, de lâenfant et de lâadulte, mais il y a, dâune part lâorganisme, dĂ©terminĂ© par les caractĂšres hĂ©ritĂ©s ainsi que par les mĂ©canismes ontogĂ©nĂ©tiques et dâautre part, lâensemble des conduites humaines, dont chacune comporte, dĂšs la naissance et Ă des degrĂ©s divers, un aspect mental et un aspect social. La psychologie et la sociologie sont donc comparables, en leur interdĂ©pendance, Ă ce que sont lâune par rapport Ă lâautre deux sciences biologiques connexes, telles lâembryologie descriptive et lâanatomie comparĂ©e, ou lâembryologie causale et la thĂ©orie de lâhĂ©rĂ©ditĂ© (y compris la thĂ©orie des variations ou de lâĂ©volution), et non pas Ă ce quâĂ©taient la physique et la chimie avant leur fusion progressive. Et encore lâimage est-elle trompeuse, car lâontogenĂšse et la phylogenĂšse sont plus faciles Ă dissocier que lâaspect individuel et lâaspect social de la conduite humaine : il faudrait presque comparer les relations de la psychologie et de la sociologie Ă celles du nombre et de lâespace, lâintervention dâun rapport de voisinage suffisant Ă rendre spatial tout « ensemble », ou toute relation algĂ©brique et analytique.
Chacun des problĂšmes que soulĂšve lâexplication psychologique se retrouve donc Ă propos de lâexplication sociologique, Ă cette seule diffĂ©rence prĂšs que le « moi » y est remplacĂ© par le « nous » et que les actions et « opĂ©rations » y deviennent, une fois complĂ©tĂ©es par lâadjonction de la dimension collective, des interactions, câest-Ă -dire des conduites se modifiant les unes les autres (selon tous les Ă©chelons intercalĂ©s entre la lutte et la synergie) ou des formes de « coopĂ©ration » câest-Ă -dire des opĂ©rations effectuĂ©es en commun ou en correspondance rĂ©ciproque. Il est vrai que cette apparition du « nous » constitue un problĂšme Ă©pistĂ©mologique nouveau : tandis quâen psychologie lâobservateur Ă©tudie simplement la conduite des autres sans en ĂȘtre nĂ©cessairement affectĂ© lui-mĂȘme (sauf en certaines situations particuliĂšres comme celle qui est propre Ă la mĂ©thode psychanalytique), en sociologie lâobservateur fait en gĂ©nĂ©ral partie de la totalitĂ© quâil Ă©tudie ou dâune totalitĂ© analogue ou adverse. Il en rĂ©sulte quâun ensemble considĂ©rable de « prĂ©notions », de sentiments, de postulats implicites (moraux, juridiques, politiques, etc.) et de prĂ©jugĂ©s de classe, sâinterposent entre le sujet et lâobjet de sa recherche, et que la dĂ©centration du premier, condition de toute objectivitĂ©, y est infiniment plus difficile quâailleurs. Mais si le « nous » est une notion propre Ă la sociologie, les difficultĂ©s quâelle provoque du point de vue de lâimpartialitĂ© et du courage intellectuel nĂ©cessaires Ă la recherche interviennent dĂ©jĂ partiellement en psychologie, puisque prĂ©cisĂ©ment lâhomme est un et que toutes ses fonctions mentalisĂ©es sont Ă©galement socialisĂ©es.
Aussi bien les diverses questions dont nous allons avoir Ă traiter Ă propos de lâexplication sociologique correspondent-elles toutes Ă celles que nous venons de discuter Ă propos de la psychologie. Il en est en particulier ainsi de la notion centrale au moyen de laquelle les sociologues durkheimiens ont voulu couper toutes les attaches entre la sociologie et la psychologie : la notion de totalitĂ©. Une sociĂ©tĂ© est un tout irrĂ©ductible Ă la somme de ses parties, disait Durkheim, et prĂ©sentant par consĂ©quent des qualitĂ©s nouvelles par rapport Ă celles-ci, Ă la maniĂšre dont la molĂ©cule possĂšde, Ă titre de synthĂšse, des propriĂ©tĂ©s ignorĂ©es des atomes qui la composent. Or, dans un passage trĂšs curieux (lâun des seuls oĂč il ait exprimĂ© une opinion en psychologie), Durkheim compare, selon une sorte de proportion analogique, la conscience collective par rapport Ă ses Ă©lĂ©ments individuels Ă ce quâest un Ă©tat de conscience individuel (envisagĂ© lui aussi comme un tout) par rapport aux Ă©lĂ©ments organiques sur lesquels il sâappuie : de mĂȘme quâune reprĂ©sentation individuelle (perception, image, etc.) nâest pas le produit dâune simple association entre des Ă©lĂ©ments organiques considĂ©rĂ©s isolĂ©ment, mais quâelle constitue dâemblĂ©e une unitĂ© caractĂ©risĂ©e par ses propriĂ©tĂ©s dâensemble, de mĂȘme les reprĂ©sentations collectives sont irrĂ©ductibles aux reprĂ©sentations individuelles dont elles constituent la synthĂšse. Or cette comparaison de Durkheim va plus loin quâil ne pouvait se lâimaginer en 1898 1 : non seulement il est parfaitement exact que la notion de totalitĂ© est commune Ă la sociologie et Ă la psychologie, mais encore cette notion est susceptible de diverses interprĂ©tations dont le tableau est parallĂšle dans les deux disciplines. Ă la totalitĂ© par « émergence » telle que la conçoit Durkheim correspond bien la notion de forme totale ou de « Gestalt » en psychologie, mais les objections portant sur cette derniĂšre conception valent aussi contre la totalitĂ© durkheimienne et des conceptions plus relativistes du concept de totalitĂ© peuvent ĂȘtre dĂ©veloppĂ©es dans les deux domaines.
Dâautre part, de mĂȘme quâen psychologie il y a lieu de distinguer les explications gĂ©nĂ©tiques, portant sur les mĂ©canismes du dĂ©veloppement, et lâanalyse des Ă©tats dâĂ©quilibre comme tels, de mĂȘme il existe des types dâexplication propres Ă la sociologie diachronique ou dynamique (Ă©volution historique des sociĂ©tĂ©s) et dâautres qui caractĂ©risent la sociologie synchronique ou statique (Ă©quilibre social). Dans les deux domaines psychologique et sociologique, on retrouve Ă©galement trois grands types de structures, invoquĂ©s par les auteurs sous des noms divers et que lâon peut rĂ©duire aux notions de rythmes, de rĂ©gulations et de « groupements ». Sur les deux terrains, on peut de mĂȘme recourir, Ă cĂŽtĂ© des explications rĂ©elles ou concrĂštes, Ă des schĂ©mas axiomatisĂ©s, et lâemploi de tels schĂ©mas met notamment en Ă©vidence la dualitĂ© des rapports dâimplication (propres aux systĂšmes de normes, p. ex. Ă lâemboĂźtement des normes juridiques) et les rapports de causalitĂ© proprement dite.
Cette dualitĂ© des implications inhĂ©rentes aux reprĂ©sentations collectives et de la causalitĂ© intervenant dans les conduites sociales en tant que conduites soulĂšve en particulier un problĂšme fondamental dâexplication, qui a Ă©tĂ© posĂ© par la sociologie marxiste et repris sous dâautres formes par des auteurs de tendance bien diffĂ©rente tel V. Pareto : la question des rapports entre lâ« infrastructure » et la « superstructure ». De mĂȘme que la psychologie en est venue Ă comprendre que les donnĂ©es de la conscience nâexpliquent rien causalement et que la seule explication causale doit remonter de la conscience aux conduites, câest-Ă -dire Ă lâaction, de mĂȘme la sociologie en dĂ©couvrant la relativitĂ© des superstructures par rapport aux infrastructures en appelle des explications idĂ©ologiques aux explications par lâaction : actions exĂ©cutĂ©es en commun pour assurer la vie du groupe social en fonction dâun certain milieu matĂ©riel ; actions concrĂštes et techniques, et qui se prolongent en reprĂ©sentations collectives au lieu dâen dĂ©river au dĂ©part, Ă titre dâapplications. Le problĂšme des rapports entre lâinfrastructure et la superstructure est par consĂ©quent Ă©troitement liĂ© Ă celui des relations entre la causalitĂ© des conduites et les implications de la reprĂ©sentation, que ces implications soient prĂ©logiques ou mĂȘme presque symboliques comme dans les idĂ©ologies variĂ©es, ou quâelles se coordonnent logiquement comme dans les reprĂ©sentations collectives rationnelles, dont la pensĂ©e scientifique constitue le produit le plus authentique.
Ceci nous conduit au second intĂ©rĂȘt essentiel que prĂ©sente la connaissance sociologique du point de vue de lâĂ©pistĂ©mologie gĂ©nĂ©tique. Ce nâest pas seulement Ă titre de mode particulier de connaissance, Ă analyser comme un autre, que la pensĂ©e sociologique importe en Ă©pistĂ©mologie : câest aussi parce que lâobjet mĂȘme de la recherche sociologique englobe le dĂ©veloppement des connaissances collectives et en particulier toute lâhistoire de la pensĂ©e scientifique. Ă cet Ă©gard lâĂ©pistĂ©mologie gĂ©nĂ©tique, qui Ă©tudie lâaccroissement des connaissances sur le double plan de leur formation psychologique et de leur Ă©volution historique, dĂ©pend autant de la sociologie que de la psychologie, la sociogenĂšse des divers modes de connaissance ne sâavĂ©rant ni plus ni moins importante que leur psychogenĂšse, puisque ce sont lĂ deux aspects indissociables de toute formation rĂ©elle. Deux questions sont spĂ©cialement Ă discuter de ce point de vue, car de leur solution dĂ©pend en dĂ©finitive toute lâĂ©pistĂ©mologie gĂ©nĂ©tique : celle des rapports entre la sociogenĂšse et la psychogenĂšse dans la formation des notions chez lâenfant en cours de socialisation et celle des mĂȘmes notions dans lâĂ©laboration des notions scientifiques et philosophiques qui se sont succĂ©dĂ©es dans lâhistoire.
LâinterdĂ©pendance de la sociogenĂšse et de la psychogenĂšse se marque dâune façon particuliĂšrement Ă©troite sur le terrain de la psychologie de lâenfant, Ă laquelle nous avons fait de nombreux appels pour expliquer la construction des notions. Or, un tel recours au dĂ©veloppement intellectuel de lâenfant, conçu Ă titre dâembryogenĂšse mentale, et un recours dont nous avons mĂȘme dĂ©fendu le principe en invoquant les services rendus par lâembryologie biologique Ă lâanatomie comparĂ©e (voir Introduction, § 2), a pu laisser un certain malaise dans lâesprit de plus dâun lecteur. La psychologie de lâenfant expliquerait sans doute le mode de formation des notions ou des opĂ©rations, a-t-on dĂ» se dire, si lâenfant pouvait ĂȘtre Ă©tudiĂ© en lui-mĂȘme, indĂ©pendamment de toute influence adulte, et sâil construisait ainsi sa pensĂ©e sans en puiser les Ă©lĂ©ments essentiels dans le milieu social. Mais quâest-ce que lâenfant en lui-mĂȘme et nâexiste-t-il pas que des enfants relatifs Ă certains milieux collectifs bien dĂ©terminĂ©s ? Cela tombe sous le sens, et, si lâon est convenu dâappeler « psychologie de lâenfant » lâĂ©tude du dĂ©veloppement mental individuel, câest simplement par rĂ©fĂ©rence aux mĂ©thodes expĂ©rimentales utilisĂ©es en cette discipline : en rĂ©alitĂ©, et tant en ce qui concerne les notions explicatives dont elle se sert, que relativement Ă son objet dâinvestigation, la psychologie de lâenfant constitue un secteur de la sociologie, consacrĂ© Ă lâĂ©tude de la socialisation de lâindividu, en mĂȘme temps quâun secteur de la psychologie elle-mĂȘme. Mais avant dây insister, notons dâabord que, loin de constituer une objection Ă lâemploi des rĂ©sultats psychogĂ©nĂ©tiques en Ă©pistĂ©mologie comparĂ©e, une telle interdĂ©pendance entre les facteurs sociaux, mentaux et organiques, dans la genĂšse individuelle des notions, renforce au contraire lâintĂ©rĂȘt de cette formation individuelle et ajoute Ă la signification de ses stades rĂ©guliers : il est extrĂȘmement frappant, en effet, que, pour parvenir Ă construire ses opĂ©rations logiques et numĂ©riques, sa reprĂ©sentation de lâespace euclidien, du temps, de la vitesse, etc. etc., lâenfant ait besoin, malgrĂ© les pressions sociales de toutes sortes qui lui imposent ces notions Ă lâĂ©tat achevĂ© et communicable, de repasser par toutes les Ă©tapes dâune reconstruction intuitive puis opĂ©ratoire. La construction des opĂ©rations dâaddition logique et de sĂ©riation, etc., nĂ©cessaires Ă la constitution dâune logique concrĂšte ; celle des opĂ©rations de correspondance biunivoque avec conservation des ensembles, nĂ©cessaires Ă la genĂšse du nombre ; celle des intuitions topologiques et des opĂ©rations dâordre, etc. nĂ©cessaires Ă la constitution de lâespace ; la sĂ©riation des Ă©vĂ©nements, lâemboĂźtement des durĂ©es et lâintuition des dĂ©passements, constitutifs du temps et de la vitesse ; etc. etc. acquiĂšrent ainsi un sens Ă©pistĂ©mologique dâautant plus profond que lâenfant baigne dans un milieu collectif oĂč il aurait pu puiser ces diverses notions sous une forme toute prĂ©parĂ©e. Or, au lieu de recevoir ces notions toutes faites, il ne choisit (nous lâavons vu au dĂ©but de ce § 1) dans les reprĂ©sentations ambiantes que les Ă©lĂ©ments assimilables pour lui selon des lois prĂ©cises de succession opĂ©ratoire !
Ă cet Ă©gard, et sans vouloir abuser dâun certain genre de comparaisons, lâembryologie mentale ne perd pas davantage sa signification en Ă©pistĂ©mologie comparĂ©e ou gĂ©nĂ©tique, du fait que le dĂ©veloppement individuel est en partie conditionnĂ© par le milieu social et que la psychogenĂšse est partiellement une sociogenĂšse, que lâembryologie organique ne perd son intĂ©rĂȘt en anatomie comparĂ©e, du fait que lâembryogenĂšse est en partie dĂ©terminĂ©e par les gĂšnes ou facteurs hĂ©rĂ©ditaires : de mĂȘme que le dĂ©veloppement organique individuel dĂ©pend, pour une part, de la transmission hĂ©rĂ©ditaire, de mĂȘme le dĂ©veloppement mental individuel est conditionnĂ© en partie (et en plus des facteurs de maturation organique et de formation mentale au sens strict) par les transmissions sociales ou Ă©ducatives. Un processus est particuliĂšrement intĂ©ressant Ă cet Ă©gard, tant pour lâĂ©pistĂ©mologie gĂ©nĂ©tique elle-mĂȘme que du point de vue des rapports entre la sociologie et la psychologie : câest lâexistence de ce que G. Bachelard et A. KoyrĂ© ont appelĂ© par mĂ©taphore des « mutations intellectuelles ». Lâhistoire des idĂ©es scientifiques, dit ainsi A. KoyrĂ© « nous montre lâesprit humain aux prises avec la rĂ©alité ; nous rĂ©vĂšle ses dĂ©faites, ses victoires ; nous montre quel effort surhumain lui a coĂ»tĂ© chaque pas sur la voie de lâintellection du rĂ©el, effort qui aboutit, parfois, Ă une vĂ©ritable « mutation » de lâintellect humain : transformation grĂące Ă laquelle des notions, pĂ©niblement « inventĂ©es » par les plus grands gĂ©nies, deviennent non seulement accessibles, mais encore faciles, Ă©videntes, pour des Ă©coliers » 2. Cela revient donc Ă dire quâun enfant de 7 ans, de 9 ans ou de 12 ans, etc., aura au xxe siĂšcle dâautres idĂ©es sur le mouvement, la vitesse, le temps, lâespace, etc. que nâen avaient des enfants du mĂȘme Ăąge au xvie siĂšcle (câest-Ă -dire avant GalilĂ©e et Descartes), au xe siĂšcle avant notre Ăšre, etc. Cela est Ă©vident et un tel fait met en pleine lumiĂšre le rĂŽle des transmissions sociales ou Ă©ducatives ; mais son intĂ©rĂȘt augmente encore de beaucoup lorsque lâon aperçoit combien peu passif est lâesprit de lâenfant : si lâĂ©colier de 12 ans vivant au xxe siĂšcle en arrive Ă penser le mouvement sur un mode cartĂ©sien, il nây parvient certes pas du premier coup et passe par une sĂ©rie dâĂ©tapes prĂ©alables, au cours desquelles il en vient mĂȘme Ă ressusciter sans sâen douter lâÂ ÎŹÎœÏÎčÏΔÏÎŻÏÏαÏÎčÏ pĂ©ripatĂ©ticienne 3 dont les reprĂ©sentations collectives actuelles ne contiennent cependant plus trace ! En dâautres termes (et sans naturellement quâil faille invoquer un parallĂ©lisme terme Ă terme entre lâontogenĂšse, la phylogenĂšse et la sociogenĂšse historique), la « mutation intellectuelle » ne se manifeste pas sous la forme dâun remplacement pur et simple des idĂ©es anciennes par les nouvelles : elle intervient au contraire sous celle dâune accĂ©lĂ©ration du processus psychogĂ©nĂ©tique dont les Ă©tapes demeurent relativement constantes en leur ordre de succession, mais qui se succĂšdent plus ou moins rapidement selon les milieux sociaux. Rien nâest plus propre, dâailleurs, Ă vĂ©rifier la nĂ©cessitĂ© dâun appel Ă des facteurs spĂ©cifiquement mentaux que lâexistence de ces accĂ©lĂ©rations ou de ces retards du dĂ©veloppement, en fonction des milieux collectifs : la « mutation intellectuelle » en tant que facteur dâaccĂ©lĂ©ration ne saurait, en effet, sâexpliquer par la seule maturation nerveuse (sans recourir Ă lâhĂ©rĂ©ditĂ© de lâacquis ou Ă une prĂ©formation anticipatrice), ni par la seule transmission sociale (puisquâelle est accĂ©lĂ©ration et non pas remplacement), ni par lâunion de ces deux seuls processus (puisque lâun dâentre eux est invariant et que lâautre seul varie) ; si la transmission sociale accĂ©lĂšre le dĂ©veloppement mental individuel, câest donc (comme nous lâavons dĂ©jĂ vu plus haut), quâentre une maturation organique fournissant des potentialitĂ©s mentales, mais sans structuration psychologique toute faite, et une transmission sociale fournissant les Ă©lĂ©ments et le modĂšle dâune construction possible, mais sans imposer cette derniĂšre en un bloc achevĂ©, il existe une construction opĂ©ratoire qui traduit en structures mentales les potentialitĂ©s offertes par le systĂšme nerveux ; mais elle nâeffectue cette traduction quâen fonction dâinteractions entre les individus et par consĂ©quent sous lâinfluence accĂ©lĂ©ratrice ou inhibitrice des diffĂ©rents modes rĂ©els de ces interactions sociales. Ainsi le biologique invariant (en tant quâhĂ©rĂ©ditaire) se prolonge simultanĂ©ment en mental et en social, et câest lâinterdĂ©pendance de ces deux derniers facteurs qui seul peut expliquer les accĂ©lĂ©rations ou les retards du dĂ©veloppement selon les divers milieux collectifs.
Mais si la sociogenĂšse des notions intervient donc au sein de la psychogenĂšse dĂšs les stades Ă©lĂ©mentaires du dĂ©veloppement, il va de soi que son influence sâaccroĂźt en progression pour ainsi dire gĂ©omĂ©trique au fur et Ă mesure de la succession des stades ultĂ©rieurs. Le social intervient avant le langage par lâintermĂ©diaire des dressages sensori-moteurs, de lâimitation, etc., mais sans modification essentielle de lâintelligence prĂ©verbale ; avec le langage son rĂŽle augmente considĂ©rablement, puisquâil donne lieu Ă des Ă©changes de pensĂ©e dĂšs la formation mĂȘme de celle-ci. La construction progressive des opĂ©rations intellectuelles suppose une interdĂ©pendance croissante entre les facteurs mentaux et les interactions interindividuelles, comme nous le verrons au § 7. Une fois les opĂ©rations constituĂ©es, un Ă©quilibre sâĂ©tablit enfin entre le mental et le social, en ce sens que lâindividu devenu membre adulte de la sociĂ©tĂ© ne saurait plus penser en dehors de cette socialisation achevĂ©e. Ceci nous conduit Ă la deuxiĂšme question essentielle que lâĂ©pistĂ©mologie gĂ©nĂ©tique pose Ă la sociologie : celle du rĂŽle de la sociĂ©tĂ© dans lâĂ©laboration des notions historiques propres Ă la philosophie et aux divers types de connaissance scientifique.
Or, lâanalyse sociologique joue Ă cet Ă©gard un rĂŽle critique dont on ne saurait sous-estimer lâimportance. En reliant de la façon la plus Ă©troite la pensĂ©e Ă lâaction, Ă la maniĂšre de la psychologie et Ă cette seule diffĂ©rence prĂšs quâil sâagit alors des relations entre reprĂ©sentations collectives et conduites exĂ©cutĂ©es en commun, la sociologie introduit tĂŽt ou tard dans les modes de pensĂ©e communs ou diffĂ©renciĂ©s quâelle cherche Ă expliquer, une distinction analogue Ă celle que lâon peut faire, dans le domaine individuel, entre la pensĂ©e Ă©gocentrique ou subjective et la pensĂ©e dĂ©centrĂ©e ou objective : elle reconnaĂźtra en certaines formes de pensĂ©e le reflet des prĂ©occupations du groupe restreint auquel appartient lâindividu, quâil sâagisse de ce sociomorphisme dĂ©crit dans les reprĂ©sentations collectives des sociĂ©tĂ©s primitives ou de ce sociocentrisme national ou de classe, de plus en plus raffinĂ© et dĂ©guisĂ©, que lâon retrouve dans les idĂ©ologies et les mĂ©taphysiques ; elle discernera, par contre, en dâautres formes de pensĂ©e, la possibilitĂ© dâuniversalisation vraie des opĂ©rations en jeu, comme câest le cas de la pensĂ©e scientifique.
En ce qui concerne lâanalyse sociologique de la pensĂ©e philosophique, un pas dĂ©cisif a Ă©tĂ© fait avec les analyses de G. LukĂĄcs sur les symboles littĂ©raires et celles de L. Goldmann sur des systĂšmes de lâimportance de ceux de Kant ou de Pascal. On peut donc dâores et dĂ©jĂ concevoir une interprĂ©tation de lâhistoire de la philosophie en fonction des divers types de diffĂ©renciation sociales selon les nations et les classes de la sociĂ©tĂ©. Nous y reviendrons Ă propos des rapports entre lâinfrastructure et la superstructure (§ 6). Quant Ă lâanalyse sociologique des opĂ©rations intellectuelles elles-mĂȘmes, dont le rĂŽle est Ă©vident dans lâhistoire des techniques et des sciences, nous y reviendrons en conclusion de ce chapitre (§ 7).
§ 2. Les diverses significations du concept de totalitĂ© socialeđ
Rien nâest plus propre Ă faire apercevoir la portĂ©e du renversement des perspectives, accompli par la sociologie du xixe et du xxe siĂšcles, que dâanalyser les philosophies sociales en honneur au xviie et au xviiie siĂšcles. Comment Rousseau sây prend-il, p. ex., pour substituer aux explications thĂ©ologiques du « Discours sur lâhistoire universelle » une interprĂ©tation de la sociĂ©tĂ© fondĂ©e sur la nature et sur les aptitudes naturelles de lâhomme ? Il imagine un bon sauvage, douĂ© dâavance de toutes les vertus morales et dâune capacitĂ© de reprĂ©sentation intellectuelle telle que cet individu isolĂ©, nâayant jamais connu la sociĂ©tĂ©, puisse anticiper en son esprit tous les avantages juridiques et Ă©conomiques dâun « contrat social » le reliant Ă ses semblables. Une telle thĂšse repose ainsi sur deux postulats fondamentaux, qui illustrent de la façon la plus claire les prĂ©jugĂ©s permanents du sens commun contre lesquels a dĂ» lutter et que doit toujours encore combattre la sociologie scientifique. Premier postulat : il existe une « nature humaine » antĂ©rieure aux interactions sociales, innĂ©e chez lâindividu, et contenant dâavance toutes les facultĂ©s intellectuelles, morales, juridiques, Ă©conomiques, etc., que la sociologie considĂšre au contraire comme les produits les plus authentiques de la vie en commun. DeuxiĂšme postulat, corrĂ©latif du premier : les institutions sociales constituent le rĂ©sultat dĂ©rivĂ©, intentionnel et par consĂ©quent artificiel, des volontĂ©s inspirĂ©es par cette nature humaine, seul lâindividu Ă©tant en possession des qualitĂ©s proprement « naturelles » (cf. le droit « naturel », etc.).
Le renversement des perspectives qui a marquĂ© la dĂ©couverte du problĂšme sociologique conduit au contraire Ă partir de la seule rĂ©alitĂ© concrĂšte sâoffrant Ă lâobservation et Ă lâexpĂ©rience, câest-Ă -dire la sociĂ©tĂ© dans son ensemble, et Ă considĂ©rer lâindividu avec ses conduites et son comportement mental comme une fonction de cette totalitĂ©, et non pas comme un Ă©lĂ©ment prĂ©existant Ă lâĂ©tat isolable et pourvu dâavance des qualitĂ©s indispensables pour rendre compte du tout social. « Il faut expliquer lâhomme par lâhumanitĂ© et non pas lâhumanitĂ© par lâhomme » disait Aug. Comte, mais sa loi des trois Ă©tats destinĂ©e Ă fournir dâemblĂ©e le schĂšme gĂ©nĂ©ral de cette explication, a mis tout lâaccent sur les « reprĂ©sentations collectives » par opposition aux divers types de conduites et a inaugurĂ© ainsi une tradition sociologique abstraite qui a trouvĂ© en Durkheim son plus complet Ă©panouissement. « Ce nâest pas la conscience de lâhomme qui dĂ©termine sa maniĂšre dâĂȘtre, câest sa maniĂšre dâĂȘtre sociale qui dĂ©termine sa conscience » a au contraire prĂ©cisĂ© K. Marx, inaugurant ainsi une sociologie du comportement ou sociologie concrĂšte, dont lâaccord Ă©tait par consĂ©quent rendu dâavance plus facile avec la future psychologie des conduites.
Le problĂšme posĂ© par lâexplication sociologique tient donc dĂšs lâabord Ă lâemploi de la notion de totalitĂ©. Lâindividu constituant lâĂ©lĂ©ment et la sociĂ©tĂ© le tout, comment concevoir une totalitĂ© qui modifie les Ă©lĂ©ments dont elle est formĂ©e sans pour autant utiliser autre chose que les matĂ©riaux empruntĂ©s Ă ces Ă©lĂ©ments eux-mĂȘmes ? Le seul Ă©noncĂ© dâune telle question montre assez son Ă©troite analogie avec tous les problĂšmes de construction gĂ©nĂ©tique, dont lâexplication sociologique rencontre ainsi un simple cas particulier, mais dâune importance exceptionnelle et dont il est par consĂ©quent indispensable Ă lâĂ©pistĂ©mologie de savoir comment la pensĂ©e sociologique a cherchĂ© Ă le dominer.
Or, en ce cas de mĂȘme quâen tous ses semblables, lâhistoire des idĂ©es montre que lâon se trouve en prĂ©sence non pas de deux mais de trois solutions possibles au moins et dont la troisiĂšme est elle-mĂȘme susceptible de prĂ©senter des nuances diverses. Il y a dâabord le schĂ©ma atomistique consistant Ă reconstituer le tout par la composition additive des propriĂ©tĂ©s des Ă©lĂ©ments. En rĂ©alitĂ© aucun sociologue nâa jamais soutenu ce point de vue : il est le fait du sens commun et des philosophies sociales prĂ©sociologiques, qui expliquaient les caractĂšres du tout collectif par les attributs de la nature humaine innĂ©e chez les individus, sans voir quâelles renversaient ainsi lâordre des causes et des effets et rendaient compte de la sociĂ©tĂ© par les rĂ©sultats de la socialisation des individus. La malheureuse discussion qui a opposĂ© Tarde et Durkheim dans la solution dâun problĂšme essentiellement mal posĂ© a donnĂ© Ă croire que Tarde expliquait ainsi la sociĂ©tĂ© par lâindividu : en recourant Ă lâimitation, Ă lâopposition, etc. Tarde invoquait en rĂ©alitĂ© des rapports entre individus, mais sans voir que de tels rapports eux-mĂȘmes modifient les individus en leur structure mentale, tandis que Durkheim en recourant Ă la contrainte exercĂ©e par le tout social insistait avec raison sur les transformations produites par cette contrainte au sein des consciences individuelles, mais sans comprendre la nĂ©cessitĂ© de dĂ©biter ce processus dâensemble en rapports concrets entre les individus.
La seconde solution est donc celle de Durkheim, que lâon peut caractĂ©riser par la notion dâ« émergence » telle quâelle a Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©e en biologie (voir chap. X § 3) et dans la psychologie de la « Gestalt » : le tout nâest pas le rĂ©sultat de la composition dâĂ©lĂ©ments « structurants », mais il ajoute un ensemble de propriĂ©tĂ©s nouvelles aux Ă©lĂ©ments « structurĂ©s » par lui. Quant Ă ces propriĂ©tĂ©s elles Ă©mergent spontanĂ©ment de la rĂ©union des Ă©lĂ©ments et sont irrĂ©ductibles Ă toute composition additive parce quâelles consistent essentiellement en formes dâorganisation ou dâĂ©quilibre. Câest pourquoi Durkheim se refuse Ă toute explication psychogĂ©nĂ©tique des caractĂšres sociaux, lâexplication gĂ©nĂ©tique en sociologie ne pouvant ĂȘtre fondĂ©e que sur lâhistoire du tout social lui-mĂȘme, envisagĂ© lors de chacune de ses phases, Ă titre de totalitĂ© indĂ©composable.
Mais si lâexplication atomistique du tout social aboutit Ă attribuer Ă la conscience individuelle un ensemble de facultĂ©s achevĂ©es, sous la forme dâun esprit humain donnĂ© et Ă©chappant Ă toute sociogenĂšse, le transfert pur et simple de cet esprit humain au sein de la « conscience collective » constitue une solution un peu facile Ă©galement ; et cela malgrĂ© ses avantages positifs, Ă savoir la possibilitĂ© de reconstituer lâhistoire de cette nouvelle rĂ©alitĂ©, qui cesse dâĂȘtre innĂ©e et immuable pour se transformer au cours des siĂšcles. La conscience collective, hĂ©ritiĂšre des pouvoirs jusque-lĂ innĂ©s ou a priori de lâesprit, prĂ©sente, en effet, cet inconvĂ©nient de demeurer une conscience, ou un foyer inconscient dâĂ©manations conscientes, câest-Ă -dire dâhĂ©riter de ce substantialisme et de cette causalitĂ© spirituels dont la sociologie ne dĂ©charge la psychologie que pour en porter Ă son tour tout le poids : le renversement des positions nâest alors quâapparent et consiste en un simple dĂ©placement des problĂšmes gĂ©nĂ©tiques, sans renouvellement rĂ©el.
DâoĂč la troisiĂšme solution, qui est celle du relativisme et de la sociologie concrĂšte : le tout social nâest ni une rĂ©union dâĂ©lĂ©ments antĂ©rieurs, ni une entitĂ© nouvelle, mais un systĂšme de rapports dont chacun engendre, en tant que rapport mĂȘme, une transformation des termes quâil relie. Invoquer un ensemble dâinteractions ne consiste, en effet, nullement Ă faire appel aux caractĂšres individuels comme tels, et la nuance individualiste de nombreuses sociologies de lâinteraction dĂ©coule bien davantage dâune psychologie insuffisante que des lacunes de la notion dâinteraction laissĂ©e incomplĂštement exploitĂ©e. Lorsque Tarde ou Pareto expliquent la vie sociale par lâimitation ou par des compositions de « rĂ©sidus », ils se contentent ainsi dâune psychologie rudimentaire, en attribuant Ă lâindividu une logique toute faite ou une collection dâinstincts permanents, sans se douter que ces entitĂ©s considĂ©rĂ©es par eux comme donnĂ©es dĂ©pendent elles-mĂȘmes dâinteractions plus profondes. Baldwin, qui Ă©tait Ă la fois sociologue et psychologue a au contraire bien aperçu la connexion Ă©troite existant entre la conscience mĂȘme du « moi » et les interactions dâimitation, et il a posĂ© le premier le problĂšme fondamental de la « logique gĂ©nĂ©tique ». Mais le dĂ©faut commun de la grande majoritĂ© des explications sociologiques est dâavoir voulu constituer dâemblĂ©e une sociologie de la conscience ou mĂȘme du discours, alors que dans la vie sociale comme dans la vie individuelle la pensĂ©e procĂšde de lâaction et quâune sociĂ©tĂ© est essentiellement un systĂšme dâactivitĂ©s, dont les interactions Ă©lĂ©mentaires consistent au sens propre en actions se modifiant les unes les autres selon certaines lois dâorganisation ou dâĂ©quilibre : actions techniques de fabrication et dâutilisation, actions Ă©conomiques de production et de rĂ©partition, actions morales et juridiques de collaboration ou de contrainte et dâoppression, actions intellectuelles de communication, de recherche en commun, ou de critique mutuelle, bref de construction collective et de mise en correspondance des opĂ©rations. Câest de lâanalyse de ces interactions dans le comportement lui-mĂȘme que procĂšde alors lâexplication des reprĂ©sentations collectives, ou interactions modifiant la conscience des individus.
Or, il est clair que, de ce troisiĂšme point de vue, il ne saurait subsister de conflits entre lâexplication sociologique et lâexplication psychologique : elles contribuent au contraire lâune et lâautre Ă Ă©clairer les deux aspects complĂ©mentaires, individuel et interindividuel, de chacune des conduites de lâhomme en sociĂ©tĂ©, quâil sâagisse de lutte, de coopĂ©ration, ou de toute variĂ©tĂ© intermĂ©diaire de comportement commun. En plus des facteurs organiques, qui conditionnent de lâintĂ©rieur les mĂ©canismes de lâaction, toute conduite suppose en effet deux sortes dâinteractions qui la modifient du dehors et sont indissociables lâune de lâautre : lâinteraction entre le sujet et les objets et lâinteraction entre le sujet et les autres sujets. Câest ainsi que le rapport entre le sujet et lâobjet matĂ©riel modifie le sujet et lâobjet Ă la fois par assimilation de celui-ci Ă celui-lĂ et accommodation de celui-lĂ Ă celui-ci. Il en est de mĂȘme de tout travail collectif de lâhomme sur la nature : « Le travail est avant tout un processus entre lâhomme et la nature, un processus dans lequel lâhomme par son activitĂ©, rĂ©alise, rĂšgle et contrĂŽle ses Ă©changes avec la nature. Il apparaĂźt ainsi lui-mĂȘme comme une force naturelle en face de la nature matĂ©rielle. Il met en mouvement les forces naturelles qui appartiennent Ă sa nature corporelle, bras et jambes, tĂȘte et mains, pour sâapproprier les substances naturelles sous une forme utilisable pour sa propre vie. En agissant par ses mouvements sur la nature extĂ©rieure et en la transformant, il transforme en mĂȘme temps sa propre nature » 4. Mais, si lâinteraction entre le sujet et lâobjet les modifie ainsi tous deux, il est a fortiori Ă©vident que chaque interaction entre sujets individuels modifiera ceux-ci lâun par rapport Ă lâautre. Chaque rapport social constitue par consĂ©quent une totalitĂ© en elle-mĂȘme, productive de caractĂšres nouveaux et transformant lâindividu en sa structure mentale. De lâinteraction entre deux individus dĂ©jĂ Ă la totalitĂ© constituĂ©e par lâensemble des rapports entre les individus dâune mĂȘme sociĂ©tĂ©, il y a donc continuitĂ© et, en dĂ©finitive, la totalitĂ© ainsi conçue apparaĂźt comme consistant non pas en une somme dâindividus ni en une rĂ©alitĂ© superposĂ©e aux individus, mais en un systĂšme dâinteractions modifiant ces derniers en leur structure mĂȘme.
Ainsi dĂ©finis par les interactions entre individus, avec transmission extĂ©rieure des caractĂšres acquis (par opposition Ă la transmission interne des mĂ©canismes innĂ©s), les faits sociaux sont exactement parallĂšles aux faits mentaux, Ă cette seule diffĂ©rence que le « nous » sây trouve constamment substituĂ© au « moi » et la coopĂ©ration aux opĂ©rations simples. Or les faits mentaux peuvent ĂȘtre rĂ©partis selon trois aspects distincts, mais indissociables, de toute conduite : la structure de la conduite, qui en constitue lâaspect cognitif (opĂ©rations ou prĂ©opĂ©rations), son Ă©nergĂ©tique ou Ă©conomie, qui en constitue lâaspect affectif (valeurs) et les systĂšmes dâindices ou de symboles servant de signifiants Ă ces structures opĂ©ratoires ou Ă ces valeurs. De mĂȘme les faits sociaux se rĂ©duisent tous Ă trois types dâinteractions interindividuelles ou plus prĂ©cisĂ©ment Ă trois aspects, toujours prĂ©sents Ă des degrĂ©s divers, des interactions interindividuelles possibles. Leur structuration, dâabord, ajoute Ă la simple rĂ©gularitĂ© propre aux structurations mentales un Ă©lĂ©ment dâobligation Ă©manant du caractĂšre interindividuel des interactions en jeu : elle se traduit ainsi par lâexistence des rĂšgles. Les valeurs collectives, en second lieu, diffĂšrent des valeurs attachĂ©es au simple rapport entre sujet et objets en ce quâelles impliquent un Ă©lĂ©ment dâĂ©change interindividuel. Enfin les signifiants propres aux interactions collectives sont constituĂ©s par les signes conventionnels, en opposition avec les purs indices ou symboles accessibles Ă lâindividu indĂ©pendamment de la vie sociale. RĂšgles, valeurs dâĂ©change et signes constituent ainsi les trois aspects constitutifs des faits sociaux, puisque toute conduite exĂ©cutĂ©e en commun se traduit nĂ©cessairement par la constitution de normes, de valeurs et de signifiants conventionnels. Et il en est ainsi des conduites de lutte ou dâoppression, comme des diverses formes de collaboration, car mĂȘme en toute guerre ou en toute lutte de classes on dĂ©fend certaines valeurs, on invoque certaines rĂšgles et on se sert de certains signes, quels que soient la portĂ©e objective ou subjective de ces divers Ă©lĂ©ments et leur niveau eu Ă©gard Ă la superstructure ou Ă lâinfrastructure des comportements en jeu.
Lâexistence des rĂšgles, tout dâabord, que lâon retrouve en toute sociĂ©tĂ©, pose un problĂšme intĂ©ressant quant Ă la nature des normes en gĂ©nĂ©ral. Lâaction individuelle comporte dĂ©jĂ , en un sens, un aspect normatif, liĂ© Ă son efficacitĂ© et Ă son Ă©quilibre adaptatif. Mais rien nâoblige un individu Ă rĂ©ussir ce quâil fait et ni lâefficacitĂ© de ses actions ni leur rĂ©gularitĂ© Ă©quilibrĂ©e ne constituent encore des normes obligatoires. LâĂ©tude des faits mentaux chez lâenfant montre, dâautre part, que la conscience de lâobligation suppose une relation entre deux individus au moins, celui qui oblige par ses ordres ou ses consignes et celui qui est obligĂ© (respect unilatĂ©ral), ou tous deux sâobligeant rĂ©ciproquement (respect mutuel). Il va sans dire, en outre, que lâindividu qui oblige peut ĂȘtre lui-mĂȘme obligĂ© par des rĂšgles remontant de proche en proche jusquâaux gĂ©nĂ©rations les plus lointaines dont il est lâhĂ©ritier social. De plus, de telles rĂšgles sâappliquent Ă tout et structurent aussi bien les signes eux-mĂȘmes (rĂšgles grammaticales, etc.) et les valeurs (rĂšgles morales et juridiques) que les concepts et les reprĂ©sentations collectives en gĂ©nĂ©ral (logique). En ce qui concerne les rĂšgles de la pensĂ©e, elles prĂ©sentent une double nature : formes dâĂ©quilibre des actions individuelles, en tant que celles-ci aboutissent Ă un Ă©tat de composition rĂ©versible, elles sont, dâautre part, imposĂ©es en tant que normes par le systĂšme des interactions interindividuelles (nous verrons pourquoi au § 7). Cela revient Ă dire concrĂštement que si lâindividu est conduit Ă introduire une certaine cohĂ©rence dans ses actions lorsquâil veut rendre celles-ci efficaces, il est par contre obligĂ© Ă cette cohĂ©rence lorsquâil collabore avec autrui : lâimpĂ©ratif hypothĂ©tique de lâaction individuelle correspond Ă un impĂ©ratif catĂ©gorique pour lâaction collective ; il faut ajouter quâhistoriquement et gĂ©nĂ©tiquement ces deux impĂ©ratifs ne font dâabord quâun, lâimpĂ©ratif hypothĂ©tique ne se diffĂ©renciant que secondairement, parce que lâaction individualisĂ©e ne se diffĂ©rencie elle-mĂȘme que peu Ă peu de lâaction commune (ou sentie comme telle).
En second lieu, le fait social se prĂ©sente sous la forme de valeurs dâĂ©change. Lâindividu par lui-mĂȘme connaĂźt certaines valeurs, dĂ©terminĂ©es par ses intĂ©rĂȘts, ses plaisirs ou ses peines et son affectivitĂ© en gĂ©nĂ©ral ; de telles valeurs sont spontanĂ©ment systĂ©matisĂ©es en lui grĂące aux systĂšmes de rĂ©gulations affectives et ces rĂ©gulations tendent vers lâĂ©quilibre rĂ©versible caractĂ©risant la volontĂ© (en parallĂšle avec les opĂ©rations intellectuelles). Son activitĂ© propre suffit, par ailleurs, Ă introduire une certaine quantification des valeurs, ce qui, verrons-nous Ă lâinstant, les engage dans le sens de la valeur Ă©conomique : la « loi du moindre effort » exprime ainsi le rapport entre un travail minimum et un rĂ©sultat maximum ; le travail lui-mĂȘme et les forces dĂ©pensĂ©es Ă son sujet constituent alors des valeurs pour lâindividu, qui sont mises en balance avec celles des objets dont il tire une utilisation, et qui conditionnent donc celles-ci ; le rĂŽle de la raretĂ© dans le mĂ©canisme des choix conduit Ă©galement Ă une quantification individuelle de la valeur. Mais ces valeurs, qualitatives ou en partie quantifiĂ©es, demeurent variables et fluides tant quâelles ne donnent pas lieu Ă des Ă©changes. La valeur dâĂ©change constitue ainsi le fait nouveau qui consolide socialement les valeurs et les transforme en les rendant dĂ©pendantes, non plus seulement du rapport entre un sujet et les objets, mais encore du systĂšme total des rapports entre deux ou plusieurs sujets, dâune part et les objets dâautre part.
Les valeurs dâĂ©change comprennent par dĂ©finition tout ce qui peut donner lieu Ă un Ă©change, depuis les objets utilisĂ©s par lâaction pratique jusquâaux idĂ©es et reprĂ©sentations donnant lieu Ă un Ă©change intellectuel et jusquâaux valeurs affectives interindividuelles. Ces diverses valeurs demeurent qualitatives (câest-Ă -dire Ă quantification purement intensive, voir chap. I § 3), tant quâelles rĂ©sultent dâun Ă©change non calculĂ©, mais simplement subordonnĂ© Ă des rĂ©gulations affectives quelconques de lâaction (intĂ©rĂȘts altruistes autant quâĂ©goĂŻstes) ; elles sont par contre dites Ă©conomiques 5 dĂšs quâelles donnent lieu Ă une quantification extensive ou mĂ©trique, cette derniĂšre se fondant sur la mesure des objets ou des services Ă©changĂ©s. Par exemple un Ă©change dâidĂ©es entre un Ă©tudiant en physique et un Ă©tudiant en philosophie ne constitue pas un Ă©change Ă©conomique tant quâil sâagit dâune libre conversation (mĂȘme si cet Ă©change est « intĂ©ressé » de part et dâautre), mais lâĂ©change dâune heure de physique contre une heure de philosophie devient un Ă©change Ă©conomique, bien que les idĂ©es Ă©changĂ©es soient les mĂȘmes quâauparavant : câest que lâĂ©change a Ă©tĂ© intentionnellement « calculé » et que le temps de la conservation a Ă©tĂ© mesurĂ© (Ă dĂ©faut du nombre ou de lâimportance des idĂ©es). La quantification de la valeur Ă©conomique peut ĂȘtre simplement extensive comme dans un troc avec Ă©valuation au jugĂ©, ou devenir mĂ©trique (avec construction de communes mesures sous la forme des diverses variĂ©tĂ©s de monnaie).
Le rapport entre les rĂšgles et les valeurs est complexe. Les durkheimiens identifient ces deux termes, en admettant que toute contrainte sociale constitue une obligation dans sa forme (donc une rĂšgle), et une valeur dans son contenu. Il est exact que lâon nâobserve jamais un « champ » de valeurs sociales sans que ce champ soit encadrĂ© dans des rĂšgles : les valeurs Ă©conomiques ont ainsi pour frontiĂšres un ensemble de rĂšgles morales et juridiques, dâailleurs Ă©lastiques, qui proscrivent certaines formes de vols (le vol conduisant cependant au maximum de profit contre un minimum de pertes, comme lâa finement soulignĂ© Sageret) ; les valeurs intellectuelles sont encadrĂ©es par les rĂšgles logiques, et lorsque lâensemble dâun systĂšme est formalisĂ© ces rĂšgles deviennent mĂȘme lâunique source des valeurs de vĂ©ritĂ© et de fausseté ; etc. Mais il nâen reste pas moins que les valeurs peuvent ĂȘtre plus ou moins rĂ©glĂ©es, ce qui atteste suffisamment la dualitĂ© de ces deux sortes de faits sociaux. Ă la limite une valeur peut mĂȘme Ă©chapper momentanĂ©ment Ă toute rĂšgle, comme une idĂ©e sĂ©duisant un esprit indĂ©pendamment de toute rĂ©glementation. Ă lâautre extrĂȘme, il existe par contre des valeurs que lâon peut appeler normatives parce quâelles valent seulement en fonction de rĂšgles, telles les valeurs morales, juridiques ou logiques. Câest que la fonction essentielle de la rĂšgle est de conserver les valeurs et que le seul moyen social de les conserver est de les rendre obligĂ©es ou obligatoires. Toute valeur tendant Ă se conserver dans le temps devient donc normative : un Ă©change Ă crĂ©dit donne lieu Ă une crĂ©ance et Ă une dette qui sont des valeurs rĂ©glĂ©es juridiquement ; une hypothĂšse scientifique donne lieu Ă une conservation logique obligĂ©e au cours des raisonnements portant sur elle ; etc.
Enfin le troisiĂšme aspect du fait social est le signe, ou moyen dâexpression servant Ă la transmission des rĂšgles et des valeurs. Lâindividu parvient par lui-mĂȘme, câest-Ă -dire indĂ©pendamment de toute interaction avec autrui, Ă constituer des « symboles », par ressemblance entre le signifiant et le signifiĂ© (ainsi lâimage mentale, le symbole ludique des jeux dâimaginations, le rĂȘve, etc.). Le signe, par contre, est arbitraire et suppose par consĂ©quent une convention, explicite et libre comme dans le cas des signes mathĂ©matiques (appelĂ©s symboles par lâusage, mais qui sont en rĂ©alitĂ© des signes), ou tacite et obligĂ©e (langage courant, etc.). Les systĂšmes de signes sont nombreux et essentiels Ă la vie sociale : les signes verbaux, lâĂ©criture, les gestes de la mimique affective et de la politesse, les modes vestimentaires (signes de classes sociales, de profession, etc.), les rites (magiques, religieux et politiques, etc.) et ainsi de suite. En outre, un grand nombre de signes se doublent de symbolisme (au sens dĂ©fini plus haut) et le fait est dâautant plus frĂ©quent que les sociĂ©tĂ©s sont plus « primitives » et que les reprĂ©sentations collectives sont moins abstraites, câest-Ă -dire moins profondĂ©ment socialisĂ©es. Les systĂšmes de signes englobent mĂȘme certains symboles collectifs plus complexes et semi-conceptuels tels que les mythes et rĂ©cits lĂ©gendaires, qui constituent des signifiants plus que des signifiĂ©s (bien quâils soient eux-mĂȘmes des signifiĂ©s eu Ă©gard aux mots qui les expriment) : ils sont, en effet, porteurs dâune signification mystique et affective qui dĂ©passe le rĂ©cit mĂȘme et dont celui-ci est le signifiant. Les mythes religieux se prolongent eux-mĂȘmes en mythes politiques : toute idĂ©ologie sociale, y compris les mĂ©taphysiques, participe Ă cet Ă©gard du systĂšme des signes plus que des reprĂ©sentations collectives rationnelles, et constitue de ce point de vue une sorte de pensĂ©e symbolique dont la signification inconsciente dĂ©passe largement les concepts rationalisĂ©s qui lui servent de signifiĂ©s. En effet, en une reprĂ©sentation collective objective, la valeur dĂ©coule du concept mĂȘme, dont elle exprime lâutilisation adĂ©quate, tandis quâen une idĂ©ologie le concept nâest quâun symbole des valeurs qui lui sont attachĂ©es de lâextĂ©rieur.
Toute interaction sociale apparaĂźt ainsi comme se manifestant sous forme de rĂšgles, de valeurs et de signes. La sociĂ©tĂ© elle-mĂȘme constitue, dâautre part, un systĂšme dâinteractions dĂ©butant avec les relations des individus deux Ă deux et sâĂ©tendant jusquâaux interactions entre chacun dâeux et lâensemble des autres, et jusquâaux actions de tous les individus antĂ©rieurs, câest-Ă -dire de toutes les interactions historiques, sur les individus actuels. La question se prĂ©cise alors de comprendre en quel sens la pensĂ©e sociologique emploie la notion de « totalité ». Ătant exclu quâune totalitĂ© se rĂ©duise Ă une somme dâindividus, puisque ceux-ci sont modifiĂ©s par les interactions mĂȘmes, et Ă©tant Ă©cartĂ©e la solution dâune totalitĂ© « émergeant » sans plus des interactions, il reste deux solutions, dâailleurs acceptables simultanĂ©ment aussi bien que lâune Ă lâexclusion de lâautre. La totalitĂ© sociale pourrait ĂȘtre constituĂ©e par une composition additive de toutes les interactions en jeu. Elle pourrait au contraire consister en un « mĂ©lange », au sens probabiliste du terme (voir chap. VI), entre les interactions, avec interfĂ©rences complexes Ă rĂ©sultats plus ou moins probables. La totalitĂ© sociale pourrait, enfin, ĂȘtre en partie composable, et demeurer en partie Ă lâĂ©tat de mĂ©lange statistique.
Or, le choix entre ces diverses solutions suppose prĂ©cisĂ©ment lâexamen sĂ©parĂ© des systĂšmes de signes, de valeurs et de rĂšgles. Quâil sâagisse, en effet, des diffĂ©rentes formes de lâĂ©tat, des rĂ©volutions, des guerres, de la lutte des classes et de tous les phĂ©nomĂšnes que se doit dâĂ©tudier une sociologie concrĂšte, les antagonismes autant que les formes dâĂ©quilibre relatif se rĂ©duisent toujours Ă des questions de normes, de valeurs (qualitatives ou Ă©conomiques) et de signes (y compris les idĂ©ologies), car le conflit de lâharmonie des actions et des forces est nĂ©cessairement polarisĂ© selon ces trois aspects du fait social. Mais le rĂ©tablissement de lâĂ©quilibre ne saurait sâeffectuer de façon identique selon quâil sâagit de lâun ou de lâautre de ces mĂȘmes aspects, car lâobligation oĂč lâon se trouve de les distinguer indique Ă elle seule une diversitĂ© dans les fonctionnements respectifs, et câest ce quâil importe de montrer pour caractĂ©riser la notion dâune totalitĂ© sociale, si idĂ©ale soit-elle. Le problĂšme peut ĂȘtre Ă©noncĂ© Ă cet Ă©gard sous la forme suivante : les signes, les valeurs et les rĂšgles sont-ils tous trois rĂ©ductibles Ă des compositions logiques ? Câest sous lâangle de cette question de structure que le problĂšme sociologique de la totalitĂ© prend toute sa signification Ă©pistĂ©mologique.
Pour ce qui est des normes ou des rĂšgles, tout dâabord, on aperçoit que si, en certains domaines exceptionnels, les rĂšgles constituent effectivement des systĂšmes Ă composition rationnelle ou logique, il est de nombreux terrains sur lesquels les rĂšgles ne sont point parvenues Ă cet Ă©tat dâĂ©quilibre cohĂ©rent, parce que constituant un mĂ©lange dâĂ©lĂ©ments hĂ©tĂ©rogĂšnes, hĂ©ritĂ©s de pĂ©riodes diverses de lâhistoire ou de la prĂ©histoire sociales. Il est instructif de comparer Ă cet Ă©gard un systĂšme de normes intellectuelles rĂ©gissant la pensĂ©e scientifique dâune Ă©poque et le systĂšme des normes morales en vigueur Ă un moment donnĂ© de lâhistoire dâune sociĂ©tĂ©. Les premiĂšres comme les secondes de ces normes peuvent provenir de pĂ©riodes historiques bien diffĂ©rentes et avoir fait partie de contextes qui seraient actuellement inconciliables en leurs ensembles respectifs. Mais la systĂ©matisation des normes rationnelles est actuellement Ă la fois mobile et stricte, câest-Ă -dire quâelle sacrifie sans hĂ©sitations les anciens principes lorsquâils sont contredits par dâautres plus rĂ©cents. Au contraire la morale dâune sociĂ©tĂ© est comparable Ă un terrain composite dont la stratigraphie rĂ©vĂšle des restes dâĂ©poques successives, simplement superposĂ©s ou juxtaposĂ©s ; certains esprits ou certaines parties de la sociĂ©tĂ© parviennent Ă une unification relative, comparable Ă la systĂ©matisation logique rĂ©alisĂ©e par lâĂ©lite intellectuelle, mais cette Ă©lite morale rencontre des rĂ©sistances plus grandes en ses efforts novateurs, Ă cause du respect des traditions Ă©tablies. Quant au droit la situation en est intermĂ©diaire ; dâun point de vue formel la hiĂ©rarchie des normes juridiques sâĂ©tendant entre la constitution dâun Ă©tat et les « normes individualisĂ©es » constitue un tout cohĂ©rent ; mais en leur contenu, les lois peuvent se contredire partiellement ou tout au moins constituer une mosaĂŻque dâĂ©lĂ©ments dâorigine hĂ©tĂ©rogĂšne et dâintentions contraires. Bref, les systĂšmes de rĂšgles eux-mĂȘmes oscillent entre les deux aspects possibles des totalitĂ©s collectives : composition logique ou mĂ©lange, ce qui soulĂšve les deux questions de lâinfluence du dĂ©veloppement historique des normes sur leur structure actuelle et de leur forme dâĂ©quilibre propre.
Pour ce qui est des valeurs, le problĂšme est beaucoup plus complexe. Pour autant quâil ne sâagit pas de valeurs normatives, câest-Ă -dire rĂ©glĂ©es par des normes composables logiquement, mais dâĂ©changes relativement libres, il est bien clair quâun systĂšme de valeurs spontanĂ©es est nettement orientĂ© dans la direction des totalitĂ©s de caractĂšre statistique, ou mĂ©langes caractĂ©risĂ©s par des interfĂ©rences fortuites. Les valeurs Ă©conomiques, en une Ă©conomie non dirigĂ©e, ainsi que les valeurs qualitatives en cours dans une vie politique soumise au jeu des partis ou dans les fluctuations des modes littĂ©raires et philosophiques, constituent des modĂšles de compositions alĂ©atoires et non pas additives. Seule une subordination des valeurs aux normes est donc de nature Ă assurer leur systĂ©matisation sous la forme de totalitĂ©s logiques.
Quant aux signes, on sait assez par les travaux des linguistes, comment leurs systĂšmes rĂ©sultent de lâinterfĂ©rence des facteurs historiques et des facteurs dâĂ©quilibre et surtout comment les rĂ©gularitĂ©s inhĂ©rentes au langage intellectuel sont Ă chaque instant bouleversĂ©es par le jeu des valeurs inhĂ©rentes au langage affectif. Un langage ne saurait donc aboutir Ă la constitution dâune totalitĂ© logique quâĂ la double condition dâune adĂ©quation complĂšte des signifiants aux signifiĂ©s, et dâune subordination complĂšte des valeurs aux normes : ce nâest le cas, en fait, que des langages exclusivement conventionnels exprimant un jeu de concepts eux-mĂȘmes entiĂšrement rigoureux, câest-Ă -dire du symbolisme logistique et mathĂ©matique. En dehors dâun tel Ă©tat limite, tout systĂšme de signes oscille entre la totalitĂ© par composition logique et la totalitĂ©-mĂ©lange : câest le cas entre autres, du symbolisme des mythes et des idĂ©ologies, quelle que soit leur rationalisation apparente.
En conclusion, les totalitĂ©s sociales oscillent entre deux types. Ă lâun des extrĂȘmes, les interactions en jeu sont relativement rĂ©guliĂšres, polarisĂ©es par des normes ou obligations permanentes, et constituent des systĂšmes composables dont on pressent lâanalogie avec les groupements opĂ©ratoires au cas oĂč ceux-ci sâappliqueraient aux Ă©changes et aux actions hiĂ©rarchisĂ©es interindividuelles comme aux opĂ©rations intra-individuelles. Ă lâautre extrĂȘme, la totalitĂ© sociale constitue un mĂ©lange dâinteractions interfĂ©rant entre elles et dont les modes de composition rappellent les rĂ©gulations ou les rythmes de lâaction individuelle : le tout social ne reprĂ©sente plus alors la somme algĂ©brique de ces interactions, mais une structure dâensemble analogue aux « Gestalt » psychologiques ou physiques, câest-Ă -dire aux systĂšmes dans lesquels il sâajoute des forces nouvelles aux composantes, Ă cause du caractĂšre probabiliste de la composition. La « sociĂ©té », au sens courant du terme, est un compromis entre ces deux sortes de totalitĂ©s. Pour expliquer les faits sociaux relatifs Ă de telles totalitĂ©s, la sociologie se trouve alors en prĂ©sence de deux sortes de problĂšmes, dont lâintĂ©rĂȘt Ă©pistĂ©mologique tient en particulier Ă leur correspondance avec les deux questions centrales de lâexplication psychologique : le problĂšme des rapports entre lâhistoire et lâĂ©quilibre (entre les points de vue diachronique et synchronique) et celui des mĂ©canismes mĂȘmes de lâĂ©quilibre (rythmes, rĂ©gulations et groupements).
§ 3. Lâexplication en sociologie. A : le synchronique et le diachroniqueđ
Les difficultĂ©s propres au problĂšme de la totalitĂ© sociale tiennent, nous venons de lâapercevoir en lâexaminant du point de vue des rĂšgles, des valeurs et des signes, Ă la question essentielle des rapports entre lâhistoire des faits sociaux et lâĂ©quilibre dâune sociĂ©tĂ© considĂ©rĂ©e Ă un moment particulier de son dĂ©veloppement : cet Ă©quilibre dĂ©pend-il de la succession historique des interactions, ou de la seule interdĂ©pendance des relations contemporaines les unes des autres ? Il est immĂ©diatement visible que ce problĂšme se pose en des termes diffĂ©rents pour les rĂšgles, dont la fonction est avant tout dâassurer la permanence dans le temps, pour les valeurs non normatives qui expriment essentiellement un Ă©tat momentanĂ© de lâĂ©quilibre des Ă©changes, et pour les signes qui participent de ces deux natures.
Cette question des rapports entre lâhistoire et lâĂ©quilibre se pose dĂ©jĂ en biologie et en psychologie (et de façon gĂ©nĂ©rale partout oĂč intervient un dĂ©roulement historique), mais elle est beaucoup plus dĂ©licate encore en sociologie quâen psychologie. En une Ă©volution individuelle, qui dĂ©bute avec la naissance et sâachĂšve Ă lâĂ©tat adulte ou Ă la mort, lâĂ©quilibre intellectuel et affectif apparaĂźt comme le terme du dĂ©veloppement lui-mĂȘme, de telle sorte que cet Ă©quilibre final est Ă concevoir comme assurĂ© par des mĂ©canismes apparentĂ©s Ă ceux qui assurent la succession des stades Ă©volutifs. En une sociĂ©tĂ©, dont la mort nâest en gĂ©nĂ©ral que mĂ©taphorique et dont les Ă©tats dâapogĂ©e ne sauraient ĂȘtre comparĂ©s que verbalement Ă lâĂąge adulte de la vie, les questions dâĂ©quilibre et de dĂ©veloppement se posent diffĂ©remment et leur rapport soulĂšve un ensemble de problĂšmes essentiels : faut-il considĂ©rer lâĂ©volution sociale comme tendant Ă©galement Ă un Ă©quilibre terminal, avec ou sans rĂ©volutions prĂ©alables, ou consiste-t-elle en une alternance de phases plus ou moins Ă©quilibrĂ©es et de dĂ©sĂ©quilibres plus ou moins profonds ? Dans lâun ou lâautre de ces divers cas, peut-on appliquer les mĂȘmes modes dâexplication au devenir social et aux interdĂ©pendances entre phĂ©nomĂšnes simultanĂ©s ?
DĂšs les dĂ©buts de la sociologie, Aug. Comte opposait la sociologie statique ou thĂ©orie de lâ« ordre », câest-Ă -dire de lâĂ©quilibre social, Ă la sociologie dynamique, ou thĂ©orie du « progrĂšs », câest-Ă -dire de lâĂ©volution, et cette distinction sâest conservĂ©e classiquement sous des formes diverses. La sociologie de K. Marx comporte elle aussi une thĂ©orie Ă©volutive, liĂ©e Ă lâhistoire Ă©conomique et politique, et une thĂ©orie de lâĂ©quilibre, liĂ©e Ă lâavĂšnement du socialisme final, les caractĂšres de cet Ă©quilibre diffĂ©rant profondĂ©ment des mĂ©canismes en jeu dans lâĂ©volution antĂ©rieure (rĂ©sorption du droit dans la morale, disparition de lâĂtat sous lâeffet de lâĂ©tatisation gĂ©nĂ©rale, etc.). MĂȘme des auteurs comme Durkheim et Pareto qui ont tendance Ă sacrifier lâun de ces aspects Ă lâautre (le premier insistant surtout sur les processus gĂ©nĂ©tiques ou historiques et le second sur le mĂ©canisme de lâĂ©quilibre) sont obligĂ©s de distinguer deux formes de rapports : Durkheim pose entre autres pour rĂšgle que lâhistoire dâune structure sociale nâexplique pas sa fonction actuelle (rĂšgle quâil nâa pas toujours appliquĂ©e, comme nous le verrons Ă lâinstant) et Pareto distingue la permanence des « classes » de rĂ©sidus dans lâhistoire et lâinĂ©gale rĂ©partition des mĂȘmes « classes » de rĂ©sidus selon les classes sociales dâune sociĂ©tĂ© envisagĂ©e statiquement.
Mais ce nâest quâavec la linguistique, câest-Ă -dire avec la plus prĂ©cise sans doute des disciplines sociales, que la distinction sâest imposĂ©e systĂ©matiquement entre les deux points de vue. Comme lâa montrĂ© F. de Saussure, on peut Ă©tudier la langue, non seulement du point de vue « diachronique », câest-Ă -dire en son Ă©volution historique, mais encore du point de vue « synchronique », câest-Ă -dire comme un systĂšme dâĂ©lĂ©ments interdĂ©pendants et en Ă©quilibre Ă un moment donnĂ© de lâhistoire : or, les deux points de vue ne se correspondent pas sans plus, puisque lâĂ©tymologie dâun mot ne suffit nullement Ă dĂ©terminer sa signification dans le systĂšme actuel de la langue. Cette signification dĂ©pend aussi des besoins de communication et dâexpression, Ă©prouvĂ©s Ă un moment donnĂ©, et le systĂšme synchronique de ces besoins est de nature Ă modifier les valeurs sĂ©mantiques, indĂ©pendamment en partie de lâhistoire des mots et de leurs significations antĂ©rieures 6. Or, on aperçoit immĂ©diatement le caractĂšre gĂ©nĂ©ral de ce problĂšme quâa soulevĂ© la linguistique saussurienne. En biologie dĂ©jĂ un organe peut changer de fonction et une mĂȘme fonction ĂȘtre remplie successivement par des organes diffĂ©rents : câest ainsi que la vessie natatoire de certains Dipneustes joue le rĂŽle de poumon, etc. En psychologie, lâĂ©volution des intĂ©rĂȘts (ou valeurs intra-individuelles) peut donner lieu Ă des remaniements complets : ce qui Ă©tait simple conduite de compensation peut devenir lâintĂ©rĂȘt dominant dâun individu, etc. En sociologie lâhistoire des rites et des mythes, pour ce qui est des systĂšmes de signes, abonde en transformations dans les significations, comme lorsquâune religion nouvelle absorbe peu Ă peu les traditions autochtones des contrĂ©es oĂč elle a Ă©tĂ© introduite.
On peut donc se demander jusquâĂ quel point le dualisme du synchronique et du diachronique domine les diffĂ©rents aspects de la vie sociale. Si nous parvenions Ă embrasser en une seule vision synthĂ©tique lâensemble des faits sociaux Ă un moment considĂ©rĂ© de leur histoire, on pourrait dire assurĂ©ment que chaque Ă©tat dĂ©pend du prĂ©cĂ©dent en une suite Ă©volutive continue. Mais on sâapercevrait alors de lâinterfĂ©rence de certaines interactions, ce mĂ©lange aboutissant prĂ©cisĂ©ment Ă des modifications dans la fonction (câest-Ă -dire dans les valeurs et dans les significations) de certaines structures, indĂ©pendamment de leur histoire antĂ©rieure. Or, comme les besoins de lâanalyse imposent une Ă©tude dâabord sĂ©parĂ©e des diffĂ©rents aspects de la sociĂ©tĂ©, nous ne pouvons connaĂźtre dâavance lâimportance de ces interfĂ©rences, et force nous est bien de distinguer systĂ©matiquement le point de vue synchronique, liĂ© Ă lâĂ©quilibre, et le point de vue diachronique ou du dĂ©veloppement. DâoĂč lâexistence de deux sortes dâexplications diffĂ©rentes en sociologie, dont la conciliation ne peut ĂȘtre assurĂ©e quâaprĂšs coup : lâexplication gĂ©nĂ©tique ou historique et lâexplication fonctionnelle relative aux formes dâĂ©quilibre. Deux exemples feront apercevoir la nĂ©cessitĂ© dâune telle distinction : lâun empruntĂ© Ă Durkheim qui a centrĂ© toute sa doctrine sur la mĂ©thode historique aux dĂ©pens des problĂšmes synchroniques et lâautre empruntĂ© Ă Pareto qui a sacrifiĂ© le dĂ©veloppement Ă lâanalyse de lâĂ©quilibre.
On sait combien profondĂ©ment Durkheim a senti la continuitĂ© spirituelle qui relie les sociĂ©tĂ©s contemporaines Ă leur passĂ©, et cela jusquâaux stades les plus Ă©lĂ©mentaires quâil sâefforçait de retrouver dans les sociĂ©tĂ©s dites primitives au sens ethnographique (et non pas prĂ©historique) du terme. Câest pourquoi cherchant Ă expliquer notre logique, notre morale, nos institutions juridiques et religieuses, etc. il remontait systĂ©matiquement Ă lâanalyse des reprĂ©sentations collectives primitives ou « originelles ». Or, cette mĂ©thode sociogĂ©nĂ©tique, indĂ©pendamment des problĂšmes quâelle soulĂšve quant Ă la reconstitution exacte des phĂ©nomĂšnes sociaux Ă©lĂ©mentaires et des filiations qui assurent leur continuitĂ© avec les phĂ©nomĂšnes actuels, aboutit Ă des rĂ©sultats dâune portĂ©e bien diffĂ©rente selon les types de relations Ă©tudiĂ©s. Lorsquâil sâagit dâexpliquer la structure des notions, rationnelles, morales, juridiques, etc. la mĂ©thode est dâune incontestable fĂ©conditĂ©. En nâimporte quelle proposition que nous Ă©nonçons, ce ne sont pas seulement les mots employĂ©s qui dĂ©rivent de langues antĂ©rieures et sont ainsi solidaires, de proche en proche, des idiomes les plus anciens et les plus primitifs de lâhumanitĂ©, ce sont les concepts eux-mĂȘmes, vĂ©hiculĂ©s par le langage, qui plongent leur racine dans un passĂ© indĂ©finiment reculĂ© ou qui rĂ©sultent de diffĂ©renciations Ă partir de concepts Ă©lĂ©mentaires. Mais lorsquâil sâagit de passer de lâhistoire Ă la valeur actuelle des notions, une difficultĂ© gĂ©nĂ©rale surgit, que Durkheim a bien aperçue, mais nâa pas toujours su Ă©viter : la sociogenĂšse des structures nâexplique pas leurs fonctions ultĂ©rieures, parce que, en sâintĂ©grant dans des totalitĂ©s nouvelles ces structures peuvent changer de signification. En dâautres termes, si la structure dâun concept dĂ©pend bien de son histoire antĂ©rieure, sa valeur dĂ©pend de sa position fonctionnelle dans la totalitĂ© dont il fait partie Ă un moment donnĂ©, et câest seulement au cas oĂč lâhistoire consiste en une succession de totalitĂ©s orientĂ©es vers un Ă©quilibre croissant que la genĂšse dĂ©termine la valeur actuelle des notions 7. Un bon exemple est celui de la prohibition de lâinceste que Durkheim fait remonter Ă lâexogamie totĂ©mique : une telle interprĂ©tation, que nous acceptons Ă titre dâhypothĂšse, soulĂšve immĂ©diatement la question de savoir pourquoi, parmi les innombrables tabous totĂ©miques, celui-lĂ seul sâest conservĂ© Ă lâencontre de tant dâautres, entiĂšrement nĂ©gligĂ©s par les sociĂ©tĂ©s issues du clan primitif ; câest Ă©videmment que les autres tabous ont perdu toute signification fonctionnelle, tandis que la prohibition de lâinceste garde une valeur dans nos sociĂ©tĂ©s en raison de facteurs actuels (ou encore actuels), tels que ceux mis en Ă©vidence par la psychologie freudienne.
Câest cet aspect synchronique des interactions sociales que Pareto a particuliĂšrement Ă©tudiĂ©. Toute sa thĂ©orie de lâĂ©quilibre social repose sur la notion de lâinterdĂ©pendance des facteurs Ă un moment donnĂ© de lâhistoire dâune sociĂ©tĂ© et sur la constance des lois dâĂ©quilibre indĂ©pendamment de lâhistoire des sociĂ©tĂ©s particuliĂšres. La sociĂ©tĂ© serait ainsi comparable Ă un systĂšme de forces en interaction mĂ©canique, ces forces Ă©tant constituĂ©es non pas par les normes, les reprĂ©sentations collectives, etc., mais par une rĂ©alitĂ© sous-jacente (hypothĂšse inspirĂ©e par celle de lâinfrastructure marxiste) : les « rĂ©sidus » ou intĂ©rĂȘts constants, analogues aux instincts qui sont au point de dĂ©part des organisations sociales animales. Or, ayant rĂ©parti les rĂ©sidus en six grandes « classes », et chaque classe en « genres » particuliers, Pareto sâastreint Ă montrer que, si les genres varient au cours des Ă©tapes du dĂ©veloppement social, ces variations se compensent, de telle sorte que les « classes » demeurent elles-mĂȘmes constantes (sauf dâun niveau ou dâune classe Ă lâautre de la pyramide sociale, Ă chaque Ă©tape considĂ©rĂ©e de lâhistoire). Mais il est clair que cette loi de la constance des rĂ©sidus dans le temps est entiĂšrement relative Ă la classification adoptĂ©e : on peut toujours sâarranger Ă construire une classification telle que les « genres » se compensent en laissant invariantes les « classes », Ă la condition de choisir arbitrairement les Ă©lĂ©ments de ces derniĂšres de maniĂšre Ă ĂȘtre assurĂ© des compensations nĂ©cessaires. Or la classification de Pareto demeure prĂ©cisĂ©ment assez arbitraire et parce que chacune de ses « classes » se trouve ĂȘtre singuliĂšrement hĂ©tĂ©rogĂšne, comme sâil y avait mis tous les Ă©lĂ©ments indispensables pour maintenir la constance de lâensemble malgrĂ© les variations du dĂ©tail. Le seul moyen dâĂ©viter un tel dĂ©faut serait de rechercher, ce que Pareto nâa pas fait, les parentĂ©s gĂ©nĂ©tiques rĂ©elles entre les tendances affectives ou intellectuelles, rĂ©unies en une mĂȘme catĂ©gorie, ce qui supposerait tout un travail historique Ă la maniĂšre de la mĂ©thode durkheimienne, pour ce qui est des normes et des reprĂ©sentations collectives, ou de la mĂ©thode marxiste, pour ce qui est des besoins Ă©lĂ©mentaires et des techniques.
On sâaperçoit ainsi que la difficultĂ© essentielle inhĂ©rente Ă toute thĂ©orie sociologique consiste Ă concilier lâexplication diachronique des phĂ©nomĂšnes, câest-Ă -dire celle de leur genĂšse et leur dĂ©veloppement, avec lâexplication synchronique, câest-Ă -dire celle de lâĂ©quilibre. Les deux sortes dâexplications sont nĂ©cessaires lâune et lâautre, puisque lâune ne suffit pas Ă rendre compte des mĂ©canismes propres au domaine de lâautre, mais tout semble indiquer que mĂȘme leur unification aprĂšs coup demeure malaisĂ©e ; câest ce qui constitue lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral du problĂšme, indĂ©pendamment des thĂ©ories particuliĂšres examinĂ©es jusquâici. Il sâagit donc de chercher Ă comprendre les raisons de ce dualisme entre les explications de la genĂšse et celle de lâĂ©quilibre, sans nous immiscer bien entendu dans les dĂ©bats de la sociologie elle-mĂȘme, et en demeurant sur le terrain exclusif des structures de connaissance comme telles, utilisĂ©es par les sociologues.
Or, ces raisons sont au nombre de deux. La premiĂšre tient au contenu mĂȘme de la pensĂ©e sociologique, câest-Ă -dire Ă la nature de cette totalitĂ© sociale non intĂ©gralement composable (parce que participant du fortuit et du dĂ©sordre) Ă laquelle lâexplication sociologique doit sâadapter. La seconde tient Ă la structure formelle de cette mĂȘme pensĂ©e : tandis que lâexplication de la genĂšse est dâautant plus causale que lâon remonte aux actions effectives dont procĂšdent les faits sociaux, les rapports entre lâhistoire et lâĂ©quilibre supposent une analyse distincte des rĂšgles, des valeurs et des signes, qui relĂšvent du domaine des implications ; un Ă©quilibre achevĂ© entraĂźnerait mĂȘme leur unification sous la forme dâune subordination de lâensemble des signes et des valeurs Ă la nĂ©cessitĂ© normative, ce qui conduirait donc Ă une explication essentiellement implicatrice de cet Ă©quilibre. Câest ce passage du causal Ă lâimplicatif qui constitue ainsi la seconde raison des difficultĂ©s inhĂ©rentes aux explications sociologiques. Examinons maintenant ces deux raisons une Ă une.
Si la totalitĂ© sociale constituait un systĂšme intĂ©gralement composable, par composition logique des interactions en jeu, sans intervention du mĂ©lange fortuit ou du dĂ©sordre, il est clair que son dĂ©veloppement historique expliquerait lâensemble de ses liaisons prĂ©sentes, câest-Ă -dire que les rapports diachroniques dĂ©termineraient toutes les relations synchroniques de ses Ă©lĂ©ments. Pour autant au contraire quâintervient un mĂ©lange dans les interactions, lâhistoire dâune totalitĂ© ne dĂ©termine pas la situation des Ă©lĂ©ments par rapport Ă lâĂ©quilibre actuel : chaque Ă©tat particulier constitue une totalitĂ© statistique nouvelle, ne pouvant ĂȘtre dĂ©duite dans le dĂ©tail des totalitĂ©s statistiques prĂ©cĂ©dentes. Ce nâest que sâil sâagit de prĂ©voir la forme dâĂ©quilibre dâensemble du systĂšme, indĂ©pendamment du dĂ©tail des rapports entre Ă©lĂ©ments, et encore dans le cas dâune Ă©volution extrĂȘmement probable (comme lâĂ©volution de lâentropie en physique), que lâhistoire dâun systĂšme statistique (mĂ©lange) dĂ©termine les formes ultĂ©rieures dâĂ©quilibre, Ă une rĂ©serve prĂšs dâailleurs quant aux fluctuations toujours possibles. Mais dans un systĂšme ne consistant ni en une composition additive ou logique ni en un pur mĂ©lange et oscillant simplement entre ces deux types (comme lâhistoire de la langue) le fortuit exclut le passage univoque du diachronique au synchronique en ce qui concerne le dĂ©tail des rapports.
De ce premier point de vue la condition nĂ©cessaire dâune synthĂšse du diachronique et du synchronique serait que lâensemble des faits sociaux soit soumis aux lois dâune Ă©volution dirigĂ©e, câest-Ă -dire quâils consistent en une Ă©quilibration graduelle, comme dans la succession des stades du dĂ©veloppement individuel. Câest bien ce quâont voulu atteindre les constructeurs de ces grandes « lois dâĂ©volutions » qui, comme celles dâAuguste Comte ou de Spencer, sont censĂ©es embrasser la totalitĂ© des faits sociaux. Mais de telles tentatives sont demeurĂ©es assez inconsistantes, dâune part Ă cause du vague des notions employĂ©es (les trois Ă©tats, le passage de lâhomogĂšne Ă lâhĂ©tĂ©rogĂšne, lâintĂ©gration croissante, etc.), dâautre part en raison de leur optimisme un peu dĂ©concertant. La conception marxiste dâun dĂ©roulement des faits Ă©conomiques orientĂ© vers un Ă©tat stable dâĂ©quilibre final met par contre en Ă©vidence lâexistence des luttes et des oppositions continuelles, et revient alors Ă concevoir lâhistoire comme une suite de dĂ©sĂ©quilibres plus ou moins profonds prĂ©cĂ©dant une Ă©quilibration ultĂ©rieure : en ce cas il y a bien prĂ©vision dâensemble, mais imprĂ©visibilitĂ© du dĂ©tail Ă cause du dĂ©sordre mĂȘme dont tĂ©moignent les interactions composantes, ce qui revient Ă affirmer lâhĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© actuelle du synchronique et du diachronique.
Mais le problĂšme du diachronique et du synchronique tient surtout Ă la structure mĂȘme de lâexplication sociologique selon quâelle oscille, comme lâexplication psychologique, entre la causalitĂ© et lâimplication. RĂšgles, valeurs et signes procĂšdent, en effet, tous trois de lâaction mĂȘme, exĂ©cutĂ©e en commun et portant sur la nature, mais tous trois donnent lieu Ă des rapports qui dĂ©passent cette causalitĂ© et constituent des implications. Or, il est Ă©vident quâune relation de causalitĂ© est diachronique, puisque liĂ©e Ă une succession dans le temps, tandis quâun lien dâimplication est synchronique puisque consistant en un rapport nĂ©cessaire et extemporanĂ©. La synthĂšse du diachronique et du synchronique dĂ©pendra donc aussi de la correspondance entre les Ă©lĂ©ments de causalitĂ© et dâimplication en jeu dans lâexplication des diffĂ©rents types de rĂšgles, de valeurs et de signes intervenant au sein de la vie sociale.
Or, il est visible que ces trois sortes dâinteractions prĂ©sentent prĂ©cisĂ©ment des significations trĂšs diffĂ©rentes Ă ce point de vue. Le propre des rĂšgles est dâentraĂźner une conservation dans le temps, et, en cas de modifications, un rĂ©glage obligĂ© de la transformation elle-mĂȘme. Une rĂšgle comporte donc un aspect causal, liĂ© aux actions dont elle procĂšde et Ă la contrainte quâelle exerce, ainsi quâun aspect implicatif, liĂ© Ă lâobligation consciente qui la caractĂ©rise. LâĂ©volution dâun systĂšme de pures rĂšgles tend donc de lui-mĂȘme vers un Ă©tat dâĂ©quilibre, et dans la mesure oĂč les transformations sont elles-mĂȘmes rĂ©glĂ©es, lâĂ©quilibre ne peut quâaugmenter au cours de cette Ă©volution : il y a alors convergence entre les facteurs diachroniques et synchroniques. La situation des valeurs non normatives est par contre bien diffĂ©rente. ProcĂ©dant Ă©galement de lâaction (besoins, travail accompli, etc.) les valeurs, lorsquâelles ne sont pas rĂ©glĂ©es, dĂ©pendent du systĂšme des Ă©changes et de ses fluctuations : elles expriment ainsi de façon particuliĂšre les processus dâĂ©quilibre et marquent au maximum la disjonction entre le synchronique et le diachronique, comme en tĂ©moignent les dĂ©valorisations ou revalorisations brusques dont les exemples abondent dans la vie Ă©conomique et dans la vie politique. Câest pourquoi lâhistoire dâune valeur non normative ne saurait dĂ©terminer sa situation actuelle, tandis que lâhistoire dâune norme dĂ©termine dâautant mieux son caractĂšre obligatoire actuel quâelle fait partie dâun systĂšme plus rĂ©glĂ©. Enfin le systĂšme des signes relĂšve Ă la fois des explications diachroniques et synchroniques, toutes deux Ă©tant nĂ©cessaires et se complĂ©tant, en ce domaine, mais sans pouvoir y fusionner entre elles comme dans celui des normes ou des rĂšgles.
Si ce qui prĂ©cĂšde est exact on comprend alors que la diversitĂ© des explications sociologiques soit plus grande encore que celle des explications psychologiques. On se rappelle que ces derniĂšres oscillent entre la causalitĂ© et lâimplication selon quâelles se rapprochent du type organiciste ou du type logique, lâexplication opĂ©ratoire cherchant Ă assurer le passage entre lâaction et la nĂ©cessitĂ© consciente. Or, il en est de mĂȘme des explications sociologiques, qui oscillent entre le recours aux facteurs matĂ©riels (population, milieu gĂ©ographique et production Ă©conomique) et le recours Ă la « conscience collective » avec, entre deux, lâexplication opĂ©ratoire liant les interactions implicatrices aux actions elles-mĂȘmes en leur causalité ; mais il sây ajoute cette complication, par rapport Ă la psychologie, que chacune de ces variĂ©tĂ©s peut ĂȘtre attribuĂ©e Ă la totalitĂ© sociale comme telle, conçue comme cause unique ou comme foyer crĂ©ateur de toutes ces normes, valeurs et expressions symboliques, Ă lâindividu lui-mĂȘme ou encore aux interactions possibles entre les individus.
Trois exemples nous montreront cette nĂ©cessitĂ©, pour lâexplication sociologique, de relier les connexions causales aux systĂšmes dâimplications, tout en recourant aux totalitĂ©s mĂȘmes, aux individus et aux interactions : nous les emprunterons Ă Durkheim, Pareto et Ă Marx, câest-Ă -dire Ă trois types de pensĂ©e scientifique aussi diffĂ©rents quâil est possible de trouver.
Le modĂšle durkheimien dâexplication est Ă la fois centrĂ© sur les normes et sur la totalitĂ© elle-mĂȘme. Dâune part, toute causalitĂ© sociale se rĂ©duit Ă la « contrainte », qui est la pression de la totalitĂ© du groupe sur les individus qui la composent. Dâautre part, toutes les implications inhĂ©rentes Ă la « conscience collective » (ou ensemble des reprĂ©sentations engendrĂ©es par la vie sociale) se rĂ©duisent Ă des rapports entre des normes, les valeurs elles-mĂȘmes ne constituant que le contenu ou le complĂ©ment indissociable de ces normes (comme le bien moral par rapport au devoir, ou la valeur Ă©conomique par rapport Ă la pression des institutions dâĂ©change, etc.). Enfin la causalitĂ© inhĂ©rente au tout social et le systĂšme des implications de la conscience collective ne font eux-mĂȘmes quâun, puisque la contrainte sociale est une force ou une cause, envisagĂ©e objectivement dans sa matĂ©rialitĂ©, et quâelle est simultanĂ©ment obligation et attirance, câest-Ă -dire norme et valeur, envisagĂ©e subjectivement dans sa rĂ©percussion sur les consciences. Ainsi lâexplication durkheimienne est tout Ă la fois causale et implicatrice (double caractĂšre, commun Ă toutes les explications sociologiques), mais son originalitĂ© consiste en ce que tout est donnĂ© dâun bloc, sans gradation entre des paliers infĂ©rieurs oĂč la causalitĂ© lâemporterait sur lâimplication, et des paliers supĂ©rieurs oĂč le rapport serait inversé ; elle consiste, en outre, en ce que ce bloc est attribuĂ© Ă la totalitĂ© sociale elle-mĂȘme sans analyse des interactions particuliĂšres et concrĂštes. Si lâon entre dans le dĂ©tail, un exemple choisi entre cent, est particuliĂšrement frappant Ă ces divers points de vue : câest celui de lâexplication au moyen de laquelle Durkheim rend compte de la division du travail par lâaugmentation de volume et de densitĂ© des sociĂ©tĂ©s segmentaires, dont les cloisons seraient de ce fait rompues au profit dâunitĂ©s plus vastes ; la diffĂ©renciation individuelle et la concurrence entraĂźneraient alors la division du travail Ă©conomique et la solidaritĂ© « organique ». On constate dâabord que cette explication exclusivement causale en apparence, puisque recourant Ă un facteur dĂ©mographique, fait en rĂ©alitĂ© intervenir les rapports dâimplications autant que de causalité : si la rupture des cloisons entre clans et la concentration sociale aboutissent Ă la libĂ©ration des individus, etc., câest, en effet, que certaines formes dâobligation et certaines valeurs (liĂ©es au respect des anciens, des traditions, etc.) sont modifiĂ©es sous lâinfluence du volume des nouveaux Ă©changes interpsychiques, câest-Ă -dire sont diffĂ©renciĂ©es en dâautres valeurs et dâautres obligations ; dâautre part, le rĂŽle de ces normes et des valeurs, câest-Ă -dire des rapports implicatifs eux-mĂȘmes, est essentiel dĂšs le dĂ©but, selon lâhypothĂšse durkheimienne, puisquâelles Ă©maneraient toutes en dĂ©finitive (avec ou sans diffĂ©renciation) du sentiment du sacrĂ© liĂ© Ă lâexaltation de la conscience collective. Câest mĂȘme ce rĂŽle exagĂ©rĂ© attribuĂ© Ă la conscience collective, aux dĂ©pens des facteurs Ă©conomiques de production, qui constitue le point faible de lâexplication durkheimienne : si les effets de la densitĂ© sociale sur la libĂ©ration des individus sont Ă©vidents en certaines situations (p. ex. dans les grandes villes comparĂ©es aux petites villes ou aux villages dâun mĂȘme pays), il ne suffit pas Ă lui seul Ă rendre compte de la diffĂ©renciation mentale et Ă©conomique, comme le montrent les grands empires orientaux Ă population Ă la fois si dense et si peu diffĂ©renciĂ©e ; le rĂŽle de la causalitĂ© Ă©conomique ne saurait donc ĂȘtre nĂ©gligĂ©. De façon gĂ©nĂ©rale, la faiblesse des explications durkheimiennes rĂ©side justement en ceci quâil situe dĂšs lâabord les normes, les valeurs et les causes matĂ©rielles sur un mĂȘme plan en les fondant en une seule totalitĂ© indiffĂ©renciĂ©e de nature statistique, au lieu de procĂ©der Ă une analyse des divers types dâinteractions, qui peuvent ĂȘtre hĂ©tĂ©rogĂšnes et prĂ©senter des rapports variables entre leurs Ă©lĂ©ments de causalitĂ© et leurs Ă©lĂ©ments dâimplication.
Un second exemple dâexplication sociologique est celui du schĂ©ma de Pareto, qui fait prĂ©cisĂ©ment appel aux interactions mais avec une tendance Ă considĂ©rer comme innĂ© chez lâindividu ce qui pourrait ĂȘtre conçu comme le rĂ©sultat mĂȘme de ces interactions : la logique, dâune part, et les constantes affectives ou « rĂ©sidus », dâautre part (dont il sâagirait dâailleurs de prouver la constance). Au premier abord lâexplication de Pareto paraĂźt essentiellement causale : lâĂ©quilibre social y est assimilĂ© Ă un Ă©quilibre mĂ©canique, câest-Ă -dire Ă une composition de forces. Mais ces forces sont elles-mĂȘmes rĂ©duites Ă des sortes de tendances instinctives qui se manifestent dans la conscience des individus sous la forme de sentiments et mĂȘme dâidĂ©es (les « dĂ©rivations »), câest-Ă -dire dâimplications de tout genre. Il est vrai que les formes supĂ©rieures dâimplications, câest-Ă -dire les normes morales et juridiques et les reprĂ©sentations collectives de tous genres, ne jouent aucun rĂŽle, selon Pareto, dans lâĂ©quilibre social, sinon Ă titre de vĂ©hicules des sentiments Ă©lĂ©mentaires ainsi renforcĂ©s par elles : en analogie avec la distinction marxiste de lâinfrastructure et de la superstructure, Pareto considĂšre, en effet, les idĂ©ologies (dans lesquelles il place tout le normatif), comme un simple reflet des intĂ©rĂȘts rĂ©els, ce reflet constituant dans son systĂšme les « dĂ©rivations » par opposition aux « rĂ©sidus » qui seraient lâinfrastructure. Seulement, mĂȘme Ă adopter les hypothĂšses de Pareto, ces rĂ©sidus nâagissent quâĂ titre de tendances affectives ou dâintĂ©rĂȘts permanents, câest-Ă -dire quâils reprĂ©sentent non seulement des causes, mais encore et essentiellement des valeurs, ce qui nous ramĂšne Ă un systĂšme dâimplications. De plus, la faiblesse du schĂ©ma de Pareto rĂ©sulte de ce quâil considĂšre ces rĂ©sidus comme constants, Ă titre de tendances instinctives propres aux individus : tant la logique (dont il ne se doute mĂȘme pas quâelle pourrait constituer un produit social) que les rĂ©sidus sont ainsi donnĂ©s dâavance, alors quâune analyse psychologique et surtout sociologique plus poussĂ©e lâeĂ»t convaincu quâil sâagit lĂ de normes et de valeurs rĂ©sultant des interactions mĂȘmes et ne se bornant pas Ă les conditionner. Ainsi, chez Pareto comme chez Durkheim, bien quâils soient aux antipodes lâun par rapport Ă lâautre, les difficultĂ©s du systĂšme proviennent du fait que les causes et les implications sont donnĂ©es dĂšs le dĂ©part dans une proportion constante, pour lâun dans le tout social (la contrainte), pour lâautre dans les individus, lâanalyse des interactions Ă©tant par cela mĂȘme faussĂ©e, de part et dâautre, faute de leur attribuer une rĂ©alitĂ© constructive.
Avec le modĂšle explicatif de K. Marx, nous trouvons par contre lâexemple dâune analyse portant sur les interactions comme telles, et dosant de façon distincte les Ă©lĂ©ments de causalitĂ© et dâimplication selon leurs diffĂ©rents types. Le point de dĂ©part de lâexplication marxiste est causal : ce sont les facteurs de production en tant quâinteraction Ă©troite entre le travail humain et la nature, qui dĂ©terminent les premiĂšres formes du groupe social. Mais dĂšs ce point de dĂ©part, un Ă©lĂ©ment dâimplication apparaĂźt, puisque des valeurs Ă©lĂ©mentaires sont attachĂ©es au travail et quâun systĂšme de valeurs est un systĂšme implicatif ; et puisque le travail est une action et que lâefficacitĂ© des actions accomplies en commun dĂ©termine un Ă©lĂ©ment normatif. DĂšs le principe, le modĂšle marxiste se place donc sur le terrain de lâexplication opĂ©ratoire, la conduite de lâhomme en sociĂ©tĂ© dĂ©terminant sa reprĂ©sentation et non pas lâinverse, et lâimplication se dĂ©gageant peu Ă peu dâun systĂšme causal prĂ©alable quâelle double en partie, mais ne remplace pas. Avec la diffĂ©renciation de la sociĂ©tĂ© en classes et avec les divers rapports de coopĂ©ration (Ă lâintĂ©rieur dâune classe) ou de lutte et de contrainte, les normes, valeurs et signes (y compris les idĂ©ologies) donnent lieu Ă des superstructures diverses. Or, lâon pourrait ĂȘtre tentĂ© dâinterprĂ©ter le modĂšle marxiste comme une dĂ©valorisation de tous ces Ă©lĂ©ments dâimplications par opposition Ă la causalitĂ© qui caractĂ©rise lâinfrastructure. Mais il suffit de considĂ©rer la maniĂšre dont Marx interprĂšte lâĂ©quilibre social, atteint dâaprĂšs lui lorsque sâinstaurera le socialisme, pour constater le rĂŽle quâil y fait jouer aux normes morales (absorbant alors les rĂšgles juridiques et lâĂtat lui-mĂȘme) et rationnelles (la science absorbant de son cĂŽtĂ© les idĂ©ologies mĂ©taphysiques), ainsi quâaux valeurs culturelles en gĂ©nĂ©ral, et pour saisir le rĂŽle croissant quâil attribue aux implications conscientes dans les interactions : rendues possibles par un mĂ©canisme causal et Ă©conomique subordonnĂ© Ă de telles fins, les normes et les valeurs constitueraient, en un Ă©tat dâĂ©quilibre, un systĂšme dâimplications libĂ©rĂ© de la causalitĂ© Ă©conomique et non plus faussĂ© par elle.
On constate ainsi que trois modĂšles explicatifs aussi diffĂ©rents que ceux de Durkheim, de Pareto et de Marx aboutissent les uns comme les autres Ă faire simultanĂ©ment une part Ă la causalitĂ© et Ă lâimplication dans lâexplication sociologique. Le problĂšme Ă©pistĂ©mologique que soulĂšve un tel fait est essentiel et rejoint ce que nous disions plus haut du diachronique et du synchronique. Si lâexplication diachronique est surtout causale et lâexplication synchronique surtout implicative, il nâest pas surprenant que Durkheim et Pareto, dont les doctrines absorbent le synchronique dans le diachronique ou lâinverse, fusionnent en un seul tout la causalitĂ©, dâune part, et les implications normatives ou axiologiques dâautre part ; lâexplication marxiste, au contraire, qui dissocie bien davantage le synchronique du diachronique, diffĂ©rencie Ă©galement les parts respectives de la causalitĂ© et de lâimplication dans les divers types dâinteraction quâelle distingue. Le problĂšme Ă©pistĂ©mologique est alors de saisir comment la causalitĂ© et lâimplication se relient lâune Ă lâautre selon les structures caractĂ©ristiques des niveaux dâinteractions sociales. La question importe tant au point de vue de lâanalyse de lâexplication sociologique que du point de vue des applications de la sociologie Ă lâĂ©pistĂ©mologie gĂ©nĂ©tique. Dans le dĂ©veloppement mental individuel, qui est une Ă©quilibration progressive et nâentraĂźne donc pas de dualitĂ© essentielle entre les facteurs diachroniques et synchroniques, le passage de la causalitĂ© Ă lâimplication sâeffectue selon trois Ă©tapes fondamentales marquĂ©es par des proportions distinctes entre ces deux sortes de rapports : les rythmes, les rĂ©gulations et les groupements. En est-il de mĂȘme en sociologie ?
§ 4. Lâexplication en sociologie. B : rythmes, rĂ©gulations et groupementsđ
On retrouve en fait, dans lâanalyse des formes dâĂ©quilibre social ces trois mĂȘmes structures. La diffĂ©rence avec le dĂ©veloppement individuel est cependant la suivante : lâĂ©volution sociale ne consistant pas en une Ă©quilibration rĂ©guliĂšre, la succession de ces structures nây apparaĂźt pas comme nĂ©cessaire, sauf prĂ©cisĂ©ment dans le seul domaine oĂč une Ă©volution dirigĂ©e est possible : celui des normes rationnelles.
De mĂȘme que le rythme marque, en psychologie, la frontiĂšre du mental et du physiologique, de mĂȘme les terrains limites entre les faits matĂ©riels intĂ©ressant la sociĂ©tĂ© et les conduites sociales sont le siĂšge et lâoccasion de la constitution de rythmes sociaux Ă©lĂ©mentaires (par opposition aux rĂ©gulations Ă alternances plus ou moins rĂ©guliĂšres, dont la pĂ©riodicitĂ© caractĂ©rise des sortes de rythmes, mais secondaires). Câest ainsi que lâactivitĂ© Ă©conomique sous la forme la plus simple (chasse et pĂȘche, puis agriculture) est liĂ©e aux rythmes naturels des saisons et de la croissance des animaux et vĂ©gĂ©taux. Ces rythmes naturels incorporĂ©s dans le rythme de la production, en vertu de lâinteraction du travail et de la nature, sont ainsi au point de dĂ©part dâune multitude de rythmes proprement sociaux : alternance des travaux, migrations saisonniĂšres, fĂȘtes fixĂ©es par le calendrier, etc. Issus du plan technique, ces rythmes affectent jusquâaux reprĂ©sentations collectives originelles, au sein desquelles M. Mauss et M. Granet en particulier les ont analysĂ©s avec sagacitĂ©.
Un rythme sociologique particuliĂšrement important, se perpĂ©tuant aux confins du biologique et du social est celui constituĂ© par la succession des gĂ©nĂ©rations. Chaque gĂ©nĂ©ration nouvelle donne lieu Ă son tour au mĂȘme processus Ă©ducatif, Ă©manant des pressions de la gĂ©nĂ©ration prĂ©cĂ©dente et crĂ©atrice de normes et de valeurs pour la gĂ©nĂ©ration suivante ; cette succession pĂ©riodique constitue donc Ă la fois un perpĂ©tuel recommencement et un instrument essentiel de transmission reliant par rĂ©currence les sociĂ©tĂ©s les plus Ă©voluĂ©es aux plus primitives. Lâimportance dâun tel rythme ressort entre autres des considĂ©rations suivantes : on peut ĂȘtre assurĂ© que si un tel rythme Ă©tait modifiĂ© suffisamment, en ce sens que les gĂ©nĂ©rations se succĂšdent beaucoup plus rapidement ou beaucoup plus lentement, la sociĂ©tĂ© entiĂšre en serait profondĂ©ment transformĂ©e ; il suffit ainsi dâimaginer une sociĂ©tĂ© oĂč presque tous les individus seraient contemporains, nâayant que peu subi les contraintes familiales et scolaires de la gĂ©nĂ©ration prĂ©cĂ©dente et nâen exerçant que peu sur la gĂ©nĂ©ration suivante pour entrevoir ce que pourraient ĂȘtre ces transformations, notamment au point de vue de la diminution dâinfluence des traditions « sacrĂ©es », etc.
Mais dĂšs que lâon sort des zones de jonction entre la nature physique ou biologique et le fait social pour suivre les processus propres Ă ce dernier, le rythme fait place Ă des rĂ©gulations multiples nĂ©es de lâinterfĂ©rence de diverses sortes de rythmes et par consĂ©quent de leur transformation en structures plus complexes. Ce sont ces rĂ©gulations par opposition aux groupements dont nous parlerons plus loin, qui structurent la majeure partie des interactions dâĂ©change ainsi que de la plupart des contraintes du passĂ© sur le prĂ©sent. Elles interviennent donc pour une part prĂ©pondĂ©rante dans les totalitĂ©s statistiques, Ă base de mĂ©lange, dont nous parlions au § 2. Il convient ainsi, pour discerner les divers types de rĂ©gulations, dâexaminer Ă part le mĂ©canisme de lâĂ©change et celui de la contrainte.
Un Ă©change quelconque, entre deux individus x et xâ est dĂ©jĂ Ă lui seul (et indĂ©pendamment de la question de savoir si un tel Ă©change est gĂ©nĂ©tiquement primitif ou non), source de rĂ©gulations faciles Ă discerner. Sous sa forme la plus gĂ©nĂ©rale, le schĂ©ma de lâĂ©change peut ĂȘtre reprĂ©sentĂ© de la maniĂšre suivante : chaque action de x sur xâ constitue un « service », câest-Ă -dire une valeur r (x) sacrifiĂ©e par x (temps, travail, objets ou idĂ©es, etc.) qui aboutit Ă une satisfaction (positive ou nĂ©gative) de xâ soit s (xâ) ; inversement xâ sacrifie les valeurs r (xâ) en agissant sur x, qui en Ă©prouve la satisfaction s (x). Mais ces valeurs rĂ©elles consistant en services ou satisfactions actuels ne sont pas seules en jeu en un Ă©change quelconque, car lâaction r (x) de x sur xâ peut nâĂȘtre pas (ou pas immĂ©diatement) suivie dâune action en retour r (xâ). Il en rĂ©sulte lâintervention de deux sortes de valeurs virtuelles : xâ ayant Ă©prouvĂ© la satisfaction s (xâ) contracte une dette t (xâ) en faveur de x, tandis que cette mĂȘme dette constitue une crĂ©ance v (x) pour x (ou inversement il y a dette t (x) de x Ă lâĂ©gard de xâ et crĂ©ance v (xâ) en faveur de xâ). Ces valeurs virtuelles sont dâune importance tout Ă fait gĂ©nĂ©rale : les valeurs t (x) ou t (xâ) peuvent prendre la forme de la gratitude et de la reconnaissance (dans tous les sens du terme), qui obligent Ă des degrĂ©s divers lâindividu (au sens oĂč lâon se dit lâ« obligé » de quelquâun), aussi bien que celle de la dette Ă©conomique ; dâautre part les valeurs v (x) ou v (xâ) expriment le succĂšs, lâautoritĂ©, le crĂ©dit moral, acquis grĂące aux actions (r), aussi bien que la crĂ©ance Ă©conomique. MĂȘme en cas dâĂ©change immĂ©diatement rĂ©el, r (x) contre r (xâ) et s (xâ) contre s (x), les services ou satisfactions actuels peuvent se prolonger en valeurs virtuelles de reconnaissance de forme t et v, ou donner lieu, sous la mĂȘme forme t ou v Ă lâanticipation de futures valeurs rĂ©elles, câest-Ă -dire de nouveaux services ou satisfactions. LâĂ©quilibre de lâĂ©change est dĂ©terminĂ© par les conditions dâĂ©galitĂ© r (x) = s (xâ) = t (xâ) = v (x) = r (xâ) = s (x) = t (x) = v (xâ). Mais il est clair quâun tel Ă©quilibre est rarement atteint : toutes les inĂ©galitĂ©s r (x) â· s (xâ) ; s (xâ) â· t (xâ) ; t (xâ) â· v (x), etc. sont au contraire possibles 8 selon que lâon dĂ©valorise ou surestime les services rendus, quâon les oublie ou quâon en exagĂšre la portĂ©e dans la mĂ©moire, quâon traduit ces souvenirs en une estimation plus ou moins grande du partenaire, etc. Or, tant quâil nây a pas conservation obligĂ©e de telles valeurs dâĂ©change (obligĂ©e par des rĂšgles morales ou juridiques), elles ne sont alors lâobjet que de simples rĂ©gulations, câest-Ă -dire dâĂ©valuations intuitives oscillant autour de lâĂ©quilibre sans lâatteindre, et ne connaissant quâune conservation approximative. De plus chaque nouveau contexte aboutira Ă un dĂ©placement de lâĂ©quilibre momentanĂ©ment atteint, en donnant lieu non pas Ă des compositions logiques des valeurs nouvelles avec les anciennes, mais Ă des compensations approchĂ©es, de nature Ă nouveau simplement rĂ©gulatrice. Que si lâon passe, maintenant dâun rapport entre deux individus Ă un systĂšme de rapports interfĂ©rant entre eux, tels que le systĂšme des innombrables Ă©valuations dont rĂ©sulte le succĂšs ou la rĂ©putation dâun individu dans le groupe social, on constate immĂ©diatement que la relation entre un individu x et une collectivitĂ© B, ou X, etc. nâa rien dâune composition additive, mais constitue un mĂ©lange ; et que ce mĂ©lange dâinteractions, dont chacune est dĂ©jĂ par elle-mĂȘme soumise Ă des rĂ©gulations (et non pas Ă des opĂ©rations rĂ©versibles) constitue un systĂšme dâensemble du type des totalitĂ©s statistiques, câest-Ă -dire telles que le tout nâest pas la somme algĂ©brique des rapports isolĂ©s, mais un simple composĂ© probable.
Ce sont ces rĂ©gulations dâensemble que lâon retrouve dans les fluctuations des valeurs Ă©conomiques en un rĂ©gime libĂ©ral, indĂ©pendamment mĂȘme des facteurs objectifs tenant Ă la production, Ă lâabondance ou Ă la raretĂ© des matiĂšres premiĂšres et Ă la circulation : lorsquâelles ne sont pas soumises Ă un systĂšme de normes, des valeurs Ă©conomiques telles que les prix rĂ©sultant dâun Ă©quilibre statistique entre lâoffre et la demande, ne sont que lâexpression dâun jeu de rĂ©gulations analogues Ă celles dont tĂ©moigne le mĂ©canisme spontanĂ© des intĂ©rĂȘts en nâimporte quelle interaction dâĂ©change non Ă©conomique. Il est facile de montrer que lâĂ©change Ă©conomique Ă©lĂ©mentaire constitue un cas particulier de la forme gĂ©nĂ©rale dĂ©crite Ă lâinstant : celui oĂč nâinterviennent que les valeurs rĂ©elles (r et s dans le symbolisme adoptĂ©) ; mais tant lâĂ©valuation des services que celle des satisfactions (« ophĂ©limité » de Pareto, etc.), dĂ©pendent elles-mĂȘmes des valeurs virtuelles antĂ©rieures ou anticipĂ©es, et cela montre assez le rĂŽle des rĂ©gulations dans ce qui peut paraĂźtre la simple lecture dâun besoin ou dâun intĂ©rĂȘt immĂ©diat. Lâimportance des valeurs virtuelles est particuliĂšrement claire dans le mĂ©canisme des crises dues Ă la surproduction. Tandis que les faibles Ă©carts entre la production et la consommation donnent lieu Ă de faibles oscillations autour du point dâĂ©quilibre entre ces deux processus, les grands Ă©carts occasionnant les crises pĂ©riodiques provoquent au contraire un dĂ©placement dâĂ©quilibre : or, ces petites oscillations sont dues aux corrections spontanĂ©es de la collectivitĂ© Ă©conomique rĂ©agissant contre ses propres erreurs de prĂ©vision, ce qui constitue donc un jeu complet de rĂ©gulations (avec anticipation, puis correction) ; les grandes oscillations montrent, par contre, lâĂ©chec de ces rĂ©gulations de dĂ©tail, dâoĂč la crise et le dĂ©placement dâĂ©quilibre, mais aussi la reconstitution dâun nouvel Ă©quilibre momentanĂ© par rĂ©actions compensatrices, câest-Ă -dire Ă nouveau par rĂ©gulation (mais dâensemble). On constate ainsi, dans le cas des crises pĂ©riodiques, comment un jeu enchevĂȘtrĂ© de rĂ©gulations peut reprendre lâallure dâun rythme, mais plus complexe et moins rĂ©gulier que les rythmes Ă©lĂ©mentaires dont il a Ă©tĂ© question plus haut 9.
Le caractĂšre gĂ©nĂ©ral des rĂ©gulations, intervenant dans les interactions dâĂ©change tant entre deux quâentre un nombre croissant dâindividus, jusquâĂ la collectivitĂ© entiĂšre, est donc dâaboutir Ă des compensations partielles mais sans rĂ©versibilitĂ© entiĂšre et avec par consĂ©quent dĂ©placements lents ou brusques dâĂ©quilibre. Câest seulement dans le cas des valeurs rendues normatives par un systĂšme de rĂšgles et dans le cas de ces normes elles-mĂȘmes, que la composition dĂ©passe le niveau des simples rĂ©gulations et atteint la rĂ©versibilitĂ© complĂšte et lâĂ©quilibre permanent propres aux groupements opĂ©ratoires. Mais tout systĂšme de normes ne parvient pas, du seul fait de son caractĂšre normatif, Ă ce niveau du groupement rĂ©versible, car il existe des systĂšmes dâinteractions semi-normatives qui en demeurent Ă lâĂ©tat de rĂ©gulations : plus prĂ©cisĂ©ment les compensations partielles qui dĂ©finissent la rĂ©gulation sâĂ©tendant jusquâĂ la limite infĂ©rieure des structures Ă rĂ©versibilitĂ© entiĂšre, et seuls les systĂšmes de rĂšgles achevĂ©es, composables logiquement, atteignent la qualitĂ© de groupements opĂ©ratoires. Un tel fait implique donc lâexistence dâune sĂ©rie dâintermĂ©diaires entre les deux structures.
Câest ainsi, en particulier, que les pressions exercĂ©es par lâopinion publique ou que les contraintes politiques aboutissent Ă la formation dâimpĂ©ratifs qui dĂ©passent la simple valorisation spontanĂ©e et atteignent un caractĂšre normatif Ă des degrĂ©s divers : elles relĂšvent en partie des intĂ©rĂȘts intervenant dans les Ă©changes, mais elles imposent, dâautre part, toutes sortes de rĂšgles sâĂ©chelonnant entre les simples usages et les contraintes de caractĂšre moral et intellectuel ; mais il ne sâagit alors que dâune morale extĂ©rieure et lĂ©galiste et dâune rationalitĂ© plus proche de celle de la raison dâĂtat que de celle de la raison tout court. Lâopinion publique, dont Durkheim a bien dit quâelle Ă©tait toujours en retard sur les courants profonds traversant la sociĂ©tĂ©, constitue donc le modĂšle dâune totalitĂ© Ă la fois statistique, en tant que lien dâinterfĂ©rences multiples et dĂ©sordonnĂ©es, et cependant en partie normative en tant quâobligeant les individus de diverses maniĂšres : il est donc clair, Ă©tant donnĂ© son caractĂšre simplement probabiliste et relativement peu ordonnĂ© (par opposition aux systĂšmes intellectuels, moraux et juridiques bien structurĂ©s), quâelle relĂšve de simples rĂ©gulations et non pas dâun groupement opĂ©ratoire. Quant Ă la contrainte politique, il en va de mĂȘme dans la mesure oĂč les intĂ©rĂȘts et le calcul y interfĂšrent avec les normes, et oĂč celles-ci sont imposĂ©es par des pressions diverses au lieu de conquĂ©rir les esprits par leur seule nĂ©cessitĂ© interne : dâoĂč lâexistence de compromis, qui constituent la forme consciente ou intentionnelle de la rĂ©gulation, par opposition Ă lâopĂ©ration logique ou morale.
Il en faut dire exactement autant dâun ensemble dâautres variĂ©tĂ©s de contraintes dont on ne saurait exagĂ©rer lâimportance historique ou actuelle sur la formation des normes collectives, mais dont le fonctionnement ne dĂ©passe en gĂ©nĂ©ral pas non plus le niveau de la rĂ©gulation, malgrĂ© les apparences de composition rationnelle. Ce sont les contraintes Ă©manant des sous-collectivitĂ©s qui disposent en propre chacune de ses moyens spĂ©cifiques de pression : classes sociales, Ă©glises, famille et Ă©cole. Nous reviendrons au § 5 sur les idĂ©ologies de classes, qui soulĂšvent tout le problĂšme des rapports entre lâinfrastructure et la superstructure. Les contraintes familiales et scolaires illustrent par contre de façon particuliĂšrement simple le mĂ©canisme des rĂšgles morales ou intellectuelles demeurant Ă mi-chemin de la rĂ©gulation et de la composition entiĂšrement normative. En effet, dans la mesure oĂč des vĂ©ritĂ©s Ă©thiques ou rationnelles, mĂȘme lorsquâelles convergent en leur contenu avec les normes admises par lâĂ©lite morale ou scientifique de la sociĂ©tĂ© considĂ©rĂ©e Ă ce moment de son histoire, sont imposĂ©es par une contrainte Ă©ducative familiale ou scolaire, au lieu dâĂȘtre revĂ©cues ou redĂ©couvertes sous lâeffet dâune libre collaboration, elles changent ipso facto de caractĂšre en se subordonnant Ă un facteur dâobĂ©issance ou dâautoritĂ© qui relĂšve de la rĂ©gulation et non plus de la composition logique : lâobĂ©issance morale, telle quâon lâobserve en une famille patriarcale, ou dans la famille conjugale moderne durant les premiĂšres annĂ©es de la vie des enfants, et lâautoritĂ© intellectuelle de la tradition ou du maĂźtre telle quâelle sâest perpĂ©tuĂ©e sans discontinuitĂ© de lâ« initiation » pratiquĂ©e dans les tribus « primitives » jusquâĂ la vie scolaire contemporaine (du moins dans les Ă©coles non encore transformĂ©es par les mĂ©thodes dites « actives ») font effectivement appel Ă un facteur commun de transmission, qui est le respect unilatĂ©ral. Or, un tel sentiment, en subordonnant le bien et le vrai Ă lâobligation de suivre un modĂšle, nâaboutit quâĂ un systĂšme de rĂ©gulations et non pas dâopĂ©rations. La question de lâobĂ©issance se rĂ©duit, en effet, toujours, en derniĂšre analyse, Ă cette alternative : raisonne-t-on par obĂ©issance ou obĂ©it-on par raison ? Dans le premier cas lâobĂ©issance prime la raison et ne constitue alors quâune norme incomplĂšte, de nature rĂ©gulatrice et non pas opĂ©ratoire. Dans le second cas, la raison prime lâobĂ©issance, jusquâĂ lâĂ©liminer sous sa forme de soumission spirituelle, et le systĂšme est alors entiĂšrement normatif, la norme de subordination unilatĂ©rale rĂ©sultant dâune dĂ©lĂ©gation de la norme rationnelle.
Un tel conflit est particuliĂšrement clair dans le problĂšme des normes juridiques. ProblĂšme trĂšs curieux, car, sâil est Ă©vident que, dans sa forme, un systĂšme de rĂšgles juridiques constitue le modĂšle dâun ensemble dâinteractions sociales acquĂ©rant la structure du groupement opĂ©ratoire, il est non moins Ă©vident quâen son contenu un systĂšme de lois peut tout justifier, et lĂ©gitimer jusquâaux pires abus en leur confĂ©rant une forme lĂ©gale : en son contenu, par consĂ©quent, le groupement des normes juridiques pourra indiffĂ©remment valider, soit un ensemble de comportements eux-mĂȘmes normatifs par ailleurs (moraux, rationnels, etc.), soit les interactions dont nous venons de constater quâelles demeuraient au niveau de la rĂ©gulation. Mais ce problĂšme nâest pas spĂ©cial au droit et il semble rĂ©sulter de la distinction mĂȘme entre les formes et leur contenu, laquelle marque lâavĂšnement de la structure opĂ©ratoire, par opposition aux structures rĂ©gulatrices dont la forme et le contenu demeurent indissociables : dans le domaine des rĂšgles logiques, Ă©galement, on peut se trouver en prĂ©sence dâun systĂšme de propositions formellement correct, mais faux en son contenu parce que reposant sur des prĂ©misses erronĂ©es. Pour classer les normes juridiques dans le tableau des formes dâĂ©quilibre Ă©tagĂ©es entre le rythme, la rĂ©gulation et le groupement, il importe donc dây situer au prĂ©alable les systĂšmes de rĂšgles logiques et morales.
Les interactions intellectuelles constituent sans doute, en effet, lâexemple le plus instructif du point de vue du passage des rĂ©gulations aux groupements opĂ©ratoires. Tant quâinterviennent dans la construction des systĂšmes de reprĂ©sentations collectives, les Ă©lĂ©ments de contrainte dus Ă la tradition, Ă lâopinion, au pouvoir, Ă la classe sociale, etc., la pensĂ©e est soumise Ă un jeu de valeurs et dâobligations quâelle nâengendre pas elle-mĂȘme, ce qui revient Ă dire quâelle ne consiste point alors en un systĂšme de normes autonomes : son hĂ©tĂ©ronomie Ă elle seule suffit donc Ă indiquer sa dĂ©pendance Ă lâĂ©gard des rĂ©gulations prĂ©cĂ©demment examinĂ©es. Plus prĂ©cisĂ©ment un mode collectif de pensĂ©e astreint Ă justifier le point de vue dâun groupe social consiste lui-mĂȘme en systĂšme de rĂ©gulations intellectuelles dont les lois ne sont point celles de lâopĂ©ration pure, et qui atteignent seulement des formes dâĂ©quilibre instables, grĂące Ă un jeu de compensations momentanĂ©es. Comme nous le verrons Ă nouveau aux § 6 et 7, la condition dâĂ©quilibre des rĂšgles rationnelles est quâelles expriment le mĂ©canisme autonome dâune pure coopĂ©ration, câest-Ă -dire dâun systĂšme dâopĂ©rations exĂ©cutĂ©es en commun ou par rĂ©ciprocitĂ© entre celles des partenaires : au lieu de traduire un systĂšme de traditions obligatoires, la coopĂ©ration qui est la source des « groupements » dâopĂ©rations rationnelles, prolonge donc sans plus le systĂšme des actions elles-mĂȘmes et des techniques.
Câest ce mĂȘme passage de lâautoritĂ© Ă la rĂ©ciprocitĂ© ou de la contrainte Ă la coopĂ©ration qui marque la transition entre le semi-normatif moral, dĂ©pendant encore des rĂ©gulations inhĂ©rentes au respect unilatĂ©ral, et les groupements de rĂšgles autonomes de conduite fondĂ©s sur le respect mutuel. Dans le domaine moral comme sur le terrain des normes logiques, lâĂ©quilibre est donc liĂ© Ă une coopĂ©ration rĂ©sultant de la rĂ©ciprocitĂ© directe des actions, par opposition aux contraintes Ă©numĂ©rĂ©es plus haut. 10
Ă en revenir au problĂšme soulevĂ© par le groupement des rĂšgles juridiques, on comprend alors le paradoxe du dualisme entre ses formes et ses contenus. Dans sa forme un systĂšme de lois constitue assurĂ©ment le modĂšle dâun ensemble dâinteractions sociales groupĂ©es entre elles par composition additive et logique. Un ensemble de rĂšgles de droit constitue, en effet, une structure telle que chaque individu appartenant au groupe social envisagĂ© se trouve reliĂ© Ă chacun des autres par un systĂšme bien dĂ©fini dâobligations et de droits, sans quâil intervienne rien de plus, au sein de ce systĂšme, que la somme logique de tels rapports emboĂźtĂ©s. Cela ne signifie nullement, comme nous y avons insistĂ© au § 2, quâune telle totalitĂ© consiste en la simple rĂ©union des individus qui la composent, comme si ces individus possĂ©daient dâavance les droits ou Ă©taient liĂ©s dâavance par les obligations intervenant dans le systĂšme antĂ©rieurement Ă la construction de celui-ci (comme le pensent les thĂ©oriciens du droit naturel). Cela ne signifie pas non plus quâun rapport donnĂ©, extrait du systĂšme, pourrait exister tel quel en dehors de ce systĂšme. Mais cela signifie que, le systĂšme des rapports Ă©tant donnĂ© comme une totalitĂ©, ce tout peut ĂȘtre dĂ©composĂ© en rapports Ă©lĂ©mentaires, subordonnĂ©s ou coordonnĂ©s les uns aux autres, dont la composition additive le reconstituera intĂ©gralement. Il y a en ce sens groupement opĂ©ratoire, les rapports confĂ©rant des droits et imposant simultanĂ©ment des obligations Ă©tant engendrĂ©s par des opĂ©rations constructives de la rĂ©alitĂ© juridique : de telles opĂ©rations sont ainsi les dĂ©crets du souverain, les ordres des supĂ©rieurs hiĂ©rarchiques, les votes dâune chambre de reprĂ©sentants, le vote du peuple entier, etc. et ces opĂ©rations tiennent elles-mĂȘmes leur validitĂ© des rĂšgles de leur composition (dĂ©finies par une constitution, etc.).
Seulement si un tel systĂšme constitue un groupement en sa forme, deux questions se posent relativement Ă son contenu, qui sont solidaires lâune de lâautre et dont la solution conduit Ă distinguer la cohĂ©rence apparente de certaines structures juridiques et la cohĂ©rence rĂ©elle de certaines autres : la question de lâĂ©quilibre juridique et celle des rapports entre la norme juridique et les normes intellectuelles ou morales.
Du point de vue de lâĂ©quilibre, il va de soi que rien nâassure Ă un systĂšme juridique, si cohĂ©rent soit-il du point de vue de la forme, un pouvoir de contrainte ou de conservation, si ses contradictions avec les autres valeurs et les autres normes en jeu dans une sociĂ©tĂ© conduisent Ă des conflits et Ă la rĂ©volution. Il semblerait donc que lâĂ©quilibre du systĂšme des normes juridiques ne tienne pas Ă sa forme mais Ă son contenu, câest-Ă -dire au rĂŽle jouĂ© par les rĂšgles juridiques en tant quâinstruments ou quâobstacles dans la distribution des valeurs. Il y a lĂ certes lâĂ©quivalent de ce qui se produit en un systĂšme de reprĂ©sentations collectives dont lâĂ©quilibre intellectuel nâest pas seulement assurĂ© par la cohĂ©rence formelle, mais aussi par lâadĂ©quation avec le rĂ©el. Mais cette analogie entre les normes juridiques et les normes logiques montre prĂ©cisĂ©ment que la question est plus complexe du point de vue de la forme elle-mĂȘme, car les rĂšgles assurant la cohĂ©rence logique impliquent lâadĂ©quation possible Ă nâimporte quel contenu et ne sont pas Ă©branlĂ©es du seul fait quâun contenu erronĂ© est remplacĂ© par un vrai : le propre dâune structure formelle en Ă©quilibre est ainsi, dans le domaine intellectuel, dâassurer la possibilitĂ© dâune transformation des principes eux-mĂȘmes, sans rompre la continuitĂ© du systĂšme. Or, Ă comparer les systĂšmes juridiques en Ă©quilibre Ă ceux qui ne le sont pas, on sâaperçoit que si lâĂ©quilibre dĂ©pend bien de lâadĂ©quation de la structure formelle Ă son contenu rĂ©el, il peut ĂȘtre assurĂ© par la forme elle-mĂȘme, en ce sens que, dans le domaine juridique comme en tous les domaines opĂ©ratoires, la stabilitĂ© de lâĂ©quilibre est fonction de la mobilité : une forme en Ă©quilibre est, en droit comme ailleurs, celle qui assure le rĂ©glage de ses propres transformations (p. ex. une constitution rĂ©glant ses propres modifications, etc.), tandis quâune forme fermĂ©e statiquement est en Ă©quilibre instable et ne tĂ©moigne ainsi, malgrĂ© les apparences, que dâun groupement opĂ©ratoire incomplet, parce que ne comportant pas de transformations possibles quant aux normes supĂ©rieures.
Ceci nous conduit au rapport des rĂšgles juridiques avec les rĂšgles logiques et morales : si lâĂ©quilibre des premiĂšres est liĂ© Ă leur capacitĂ© de transformation et dâadaptation, il est, en fait, clair quâelles convergeront, en fonction de leur Ă©quilibration mĂȘme, avec ces deux autres sortes de normes, sans quoi il y aura soit dĂ©sadaptation du contenu des normes juridiques par rapport aux autres aspects de la vie sociale, soit contradiction entre la forme et le contenu. La convergence entre les rĂšgles juridiques et les normes logiques est, Ă cet Ă©gard, bien claire : il ne saurait, en effet, y avoir de contradiction au sein des premiĂšres, aux divers paliers de leur Ă©laboration, sous peine dâinvalidation des normes infĂ©rieures contraires aux supĂ©rieures ; cette structure logique nĂ©cessaire de la construction juridique suffit Ă attester sa correspondance avec les normes rationnelles en cours dans la sociĂ©tĂ© considĂ©rĂ©e. Quant aux normes morales, les juristes ont fourni une sĂ©rie de critĂšres destinĂ©s Ă les distinguer des normes juridiques, mais, comme nous avons cherchĂ© Ă le montrer ailleurs 11, lâanalyse de chacun dâeux met au contraire en Ă©vidence lâexistence de mĂ©canismes communs bien plus importants, au point de vue sociologique, que leurs diffĂ©rences. La seule diffĂ©rence essentielle, semble-t-il, qui les sĂ©pare est que le droit ne porte pas sur les relations entre personnes, mais ne considĂšre dans les individus que leurs fonctions (position dans le groupe social) et leurs services (position dans les Ă©changes interindividuels), Ă©tablissant ainsi des rĂšgles transpersonnelles, câest-Ă -dire dont les rapports permettent la substitution des individus Ă identitĂ© de fonction ou de service ; la morale au contraire ne connaĂźt que des rapports personnels, tels que les individus nây soient jamais entiĂšrement substituables. Câest pourquoi la codification des rĂšgles juridiques est toujours possible dans le dĂ©tail tandis que celle des rĂšgles morales demeure essentiellement gĂ©nĂ©rale : elle nâatteint que des formes pures comme celles de la logique formelle, sans rĂ©gler comme les codes juridiques, les modalitĂ©s de leur propre application. â On comprend alors comment, relativement indiffĂ©renciĂ©s en leur source, le droit et la morale se diffĂ©rencient au fur et Ă mesure des dĂ©sĂ©quilibres et des conflits sociaux pour rĂ©ajuster leur correspondance lors de chaque Ă©quilibration. Ă la limite, une forme juridique suffisamment plastique pour exprimer les interactions rĂ©elles en jeu dans une sociĂ©tĂ© Ă©quilibrĂ©e convergerait avec le systĂšme des normes morales 12.
Au total, on constate ainsi que les grandes structures accessibles Ă lâexplication sociologique, comme Ă lâexplication psychologique, sont les rythmes, les rĂ©gulations et les groupements : le rythme marque la frontiĂšre entre le matĂ©riel et le spirituel, la rĂ©gulation caractĂ©rise les totalitĂ©s statistiques, avec interfĂ©rence des facteurs dâinteraction (valeurs et certaines rĂšgles) et le « groupement » exprime la structure des opĂ©rations rĂ©versibles intervenant dans les constructions juridiques, morales et rationnelles, câest-Ă -dire dans les totalitĂ©s Ă composition additive.
Or, cette succession est dâune importance essentielle du point de vue du mĂ©canisme des explications sociologiques elles-mĂȘmes : elle conduit Ă concevoir le rapport des facteurs de causalitĂ© et dâimplication, sur lequel nous insistions Ă la fin du § 3, comme une relation gĂ©nĂ©tique appelant une explication opĂ©ratoire, et non pas comme une simple liaison statique donnĂ©e dĂšs le dĂ©part. Les « groupements » normatifs seuls constituent, en effet, de purs systĂšmes dâimplications, tels que les rĂšgles coordonnĂ©es entre elles sâemboĂźtent les unes dans les autres et sâentraĂźnent les unes les autres selon des rapports entiĂšrement exprimables en termes de connexion nĂ©cessaire. Au contraire les rĂ©gulations comportent un dosage variable dâimplications, annonçant la rĂ©versibilitĂ© opĂ©ratoire, et de causalitĂ© effective (contraintes, etc.) ; les rythmes plongent, enfin en pleine causalitĂ© matĂ©rielle et englobent dans ce contexte causal les premiĂšres liaisons implicatives (signes et valeurs Ă©lĂ©mentaires, avec un minimum dâĂ©lĂ©ment normatif). Or les groupements ne sont que lâĂ©tat limite de rĂ©gulations antĂ©rieures et celles-ci reposent sur un jeu complexe de rythmes. Lâexplication sociologique comme lâexplication psychologique ne saurait donc ĂȘtre efficace quâĂ la condition de procĂ©der de lâaction matĂ©rielle et causale, pour aboutir en fin de compte seulement au systĂšme des implications de la conscience collective. Câest Ă cette condition exclusive que lâon atteindra dans la superstructure ce qui prolonge effectivement les actions causales en jeu dans lâinfrastructure, par opposition aux idĂ©ologies simplement symboliques, qui la reflĂštent en la dĂ©formant.
§ 5. Lâexplication en sociologie. C : explication rĂ©elle et reconstruction formelle (ou axiomatique)đ
Il y a donc trois et non pas deux systĂšmes de notions Ă distinguer dans lâexplication sociologique (comme dans lâexplication psychologique) : les actions causales, les opĂ©rations qui les achĂšvent en les systĂ©matisant, et les facteurs idĂ©ologiques (comparables aux donnĂ©es introspectives ou Ă©gocentriques en psychologie) qui faussent les perspectives lorsquâon ne dissocie pas de ce symbolisme sociocentrique les mĂ©canismes proprement opĂ©ratoires. Or, en parallĂ©lisme complet avec ce qui se produit sur le terrain de lâexplication psychologique, il se trouve que ces derniers peuvent ĂȘtre Ă©tudiĂ©s par deux mĂ©thodes, dont lâune et lâautre conduit prĂ©cisĂ©ment Ă les dĂ©gager des Ă©lĂ©ments idĂ©ologiques qui les accompagnent presque toujours et en altĂšrent la prise de conscience. Lâune de ces mĂ©thodes est lâexplication rĂ©elle qui met les aspects opĂ©ratoires de la pensĂ©e ou de la morale collectives en relation avec le travail effectif, les techniques et les modes de collaboration en jeu dans les actions causales, tandis que les autres aspects de la conscience collective apparaissent alors comme liĂ©s Ă une interprĂ©tation symbolique que la sociĂ©tĂ© se donne de ses propres conflits. Lâautre de ces mĂ©thodes est la reconstruction formelle ou mĂȘme axiomatique des implications intervenant dans les mĂ©canismes opĂ©ratoires. Or, cette mĂ©thode qui paraĂźt au premier abord ne prĂ©senter aucune relation avec lâexplication sociologique (pas plus quâon nâaperçoit Ă premiĂšre vue les relations entre la logistique et lâexplication psychologique), lui est en rĂ©alitĂ© dâune utilitĂ© certaine en ce que, elle aussi, aboutit Ă une dissociation rigoureuse de ce qui est idĂ©ologique et de ce qui est opĂ©ratoire dans les « groupements » de rĂšgles : bien plus, une correspondance terme Ă terme peut ĂȘtre Ă©tablie entre les questions quâelle pose et les problĂšmes intervenant dans lâexplication rĂ©elle, ce qui enrichit cette derniĂšre.
Il est dâun indĂ©niable intĂ©rĂȘt Ă©pistĂ©mologique de retrouver, Ă cet Ă©gard, sur le terrain sociologique comme sur le terrain psychologique, le problĂšme gĂ©nĂ©ral des relations entre les axiomatiques et les sciences rĂ©elles correspondantes. Et cela est dâautant plus instructif que, dans les sciences sociales, on peut distinguer deux sortes de tentatives dâaxiomatisation, les unes portant sur les rĂ©gulations et qui se voient alors obligĂ©es de simplifier, sans doute Ă lâexcĂšs, les donnĂ©es rĂ©elles en cause, les autres portant sur les groupements normatifs, et qui sont en ce cas parfaitement adĂ©quates aux mĂ©canismes opĂ©ratoires en jeu.
Dans le domaine des rĂ©gulations, chacun sait, comment lâ« économie pure » de L. Walras et Pareto a cherchĂ© Ă exprimer au moyen de la dĂ©duction mathĂ©matique, lâĂ©quilibre et la dynamique des Ă©changes Ă©conomiques Ă la maniĂšre dont la mĂ©canique rationnelle traduit les compositions de forces. Pour atteindre ce but, ces auteurs ont naturellement Ă©tĂ© conduits Ă simplifier et Ă idĂ©aliser les phĂ©nomĂšnes rĂ©els ainsi quâĂ remplacer lâanalyse inductive des faits eux-mĂȘmes par un raisonnement hypothĂ©tico-dĂ©ductif, portant sur des concepts dĂ©finis formellement. Ils se sont, autrement dit, engagĂ©s sur la voie de lâaxiomatisation, sans constituer une axiomatique proprement dite, mais en fournissant les Ă©lĂ©ments qui permettraient de la construire. De plus, comme la valeur Ă©conomique est quantifiable, cette construction semi-axiomatique sâest trouvĂ©e dâemblĂ©e mathĂ©matique, et dĂ©passant le niveau logistique ou qualitatif, que les modĂšles dont nous allons nous occuper Ă propos du droit ne sauraient dĂ©passer.
Mais quelle est la portĂ©e dâune telle mĂ©thode appliquĂ©e aux faits Ă©conomiques (Ă©tant naturellement entendu quâelle ne prĂ©juge en rien des lois exprimĂ©es et nâest pas solidaire des doctrines propres Ă V. Pareto) 13 ? Elle est fort utile Ă titre dâinstrument dâanalyse, dans la dissection du rĂ©el lui-mĂȘme, et fournit un bel exemple de dĂ©duction prĂ©cise appliquĂ©e Ă un domaine social. Seulement, elle prĂ©sente deux lacunes fort instructives, parce que tenant sans doute non pas Ă lâinsuffisance des schĂ©mas Ă©laborĂ©s, mais Ă lâinadĂ©quation de la dĂ©duction axiomatique aux rĂ©gulations comme telles, par opposition aux groupements opĂ©ratoires ou normatifs.
La premiĂšre de ces deux lacunes est, en effet, que le schĂ©ma de Walras et de Pareto constitue une statique bien davantage quâune dynamique Ă©conomique. Or, la raison en est claire : le point oĂč une rĂ©gulation atteint un Ă©tat dâĂ©quilibre est dĂ©finissable au moyen dâun ensemble dâĂ©galitĂ©s simples qui coĂŻncide momentanĂ©ment avec un systĂšme dâopĂ©rations rĂ©versibles. La seule diffĂ©rence entre les rĂ©gulations et les opĂ©rations consiste effectivement en ceci que lâĂ©quilibre est permanent dans le cas des groupes ou groupements, tandis quâil ne lâest pas dans celui des rĂ©gulations et donne lieu Ă des « dĂ©placements », ainsi quâĂ des compensations simplement approchĂ©es. Mais lĂ oĂč lâĂ©quilibre est atteint par hypothĂšse, il ne diffĂšre pas de celui dâun systĂšme opĂ©ratoire. LâĂ©conomie pure nous apprend ainsi quâun Ă©change atteint lâĂ©quilibre lorsquâun certain nombre de conditions sont remplies : Ă©galitĂ© (pour chaque Ă©changeur) des « ophĂ©limitĂ©s pondĂ©rĂ©es » des quantitĂ©s de marchandises possĂ©dĂ©es aprĂšs lâĂ©change, Ă©galitĂ© (pour chaque Ă©changeur) des recettes et des dĂ©penses exprimĂ©es en numĂ©raire, et Ă©galitĂ© (pour chaque marchandise) de la quantitĂ© existant avant et aprĂšs lâĂ©change 14. Or, un Ă©change ainsi Ă©quilibrĂ© ne constitue plus quâun systĂšme de substitutions avec conservation entiĂšre des valeurs (ophĂ©limitĂ©s) et des objets. Il reprĂ©sente par consĂ©quent un « groupe » : lâĂ©change Ă©quilibré AB composĂ© avec lâĂ©change Ă©quilibré BC, Ă©quivaut Ă lâĂ©change Ă©quilibré AC ; ces Ă©changes sont associatifs ; lâĂ©change AB comporte un inverse BA et le produit AB Ă BA donne lâĂ©change identique ou nul. Il y a donc « groupe » comme si les Ă©changes ainsi dĂ©finis consistaient en opĂ©rations proprement dites, et câest pourquoi la thĂ©orie de lâĂ©quilibre est aisĂ©ment axiomatisable. Mais quâen est-il de la dynamique Ă©conomique elle-mĂȘme ?
Câest ici quâune seconde lacune vient se combiner avec la premiĂšre : mĂȘme dans le domaine statique et a fortiori dans la dynamique, lâ« économie pure » simplifie Ă lâexcĂšs le processus mĂȘme des rĂ©gulations. LâĂ©quilibre de lâĂ©change est dĂ©fini comme le point oĂč celui-ci prend fin : mais, Ă supposer quâun Ă©change rĂ©el prenne jamais fin par Ă©galisation rigoureuse des « ophĂ©limitĂ©s » (concept substituĂ© Ă celui de « valeur » par pure peur des mots !) les besoins, les dĂ©sirs et les Ă©valuations, dont les compensations momentanĂ©es constituent cette Ă©galitĂ© fragile, se transforment sans cesse en fait, de telle sorte que lâĂ©quilibre nâest jamais atteint de façon durable. Le vrai problĂšme est donc celui de la dynamique des Ă©changes, dont il sâagirait dâexprimer les rĂ©gulations mĂȘmes en Ă©quations mathĂ©matiques. Or, contrairement Ă la simple formulation logique, le calcul diffĂ©rentiel et intĂ©gral permet bien dâexprimer les variations. Seulement les transformations rĂ©elles en jeu dans la dynamique Ă©conomique sâĂ©loignent alors de plus en plus dâun schĂ©ma formel ou axiomatique, et câest pourquoi celui-ci ne constitue pas au total, une image suffisamment fidĂšle de la rĂ©alitĂ©, dans le domaine des rĂ©gulations.
Toute autre est la situation des systĂšmes de rĂšgles, puisque le propre dâune norme est prĂ©cisĂ©ment dâassurer la conservation des valeurs, et quâalors lâaxiomatisation portera sur des Ă©tats permanents dâĂ©quilibre ou sur des transformations qui seront elles-mĂȘmes rĂ©glĂ©es dâavance. Il sâagira, en ce cas, dâaxiomatiques de caractĂšre purement qualitatif, câest-Ă -dire logique et non pas mathĂ©matique, mais leur intĂ©rĂȘt nâen est pas moindre au point de vue qui nous occupe ici : entiĂšrement conforme Ă la structure opĂ©ratoire des rĂšgles considĂ©rĂ©es, lâaxiomatisation aboutit, en effet, Ă une dissociation rigoureuse du mĂ©canisme de la construction formelle des rĂšgles et de tous les facteurs idĂ©ologiques que la conscience commune et les interprĂ©tations mĂ©taphysiques attachent Ă lâinterprĂ©tation de ces rĂšgles. Câest en particulier sous cet aspect critique que la mĂ©thode dâaxiomatisation correspond de façon fructueuse Ă lâexplication sociologique causale, en faisant correspondre aux divers moments de lâexplication opĂ©ratoire rĂ©elle, ceux de la construction dĂ©ductive des implications comme telles.
La situation de la thĂ©orie « pure » du droit Ă lâĂ©gard de la sociologie est particuliĂšrement suggestive de ce point de vue. Chacun accorde, en effet, que le droit est une discipline essentiellement normative, tout problĂšme de droit se rĂ©duisant Ă un problĂšme de validitĂ©, et non pas de constatation ou de fait. Câest pourquoi le droit nâest pas une science et ne concerne pas comme telle la sociologie. Mais la croyance et la soumission au droit sont des faits sociaux, quâil sâagit dâexpliquer comme les autres, et les rĂšgles jugĂ©es « juridiquement valables » par la collectivitĂ© constituent des interactions sociales essentielles, que la sociologie doit Ă©tudier Ă titre de « faits normatifs » comme les interactions morales ou logiques, câest-Ă -dire en considĂ©rant de telles normes comme des faits. Or, Ă cette Ă©tude positive correspond, sur le terrain des recherches juridiques, une tentative dâaxiomatisation analogue Ă celle que les logiciens ont fournie des rĂšgles logiques, et qui peut par consĂ©quent faciliter lâexplication sociologique exactement comme lâaxiomatisation logistique facilite lâanalyse des reprĂ©sentations collectives de caractĂšre rationnel ou scientifique. En effet, tandis que la plupart des thĂ©ories juridiques dâensemble cherchent Ă fonder le droit sur des prĂ©occupations mĂ©taphysiques ou (ce qui revient au mĂȘme pour le sociologue) sur des idĂ©ologies politico-sociales, un certain nombre dâauteurs, Ă la suite des travaux dâE. Roguin sur « La rĂšgle de droit », ont voulu par principe limiter leur analyse Ă la structure formelle ou normative du droit. Câest ainsi que H. Kelsen sâest posĂ© le problĂšme en termes dâĂ©pistĂ©mologie kantienne : « comment le droit est-il possible ? » Au lieu de procĂ©der gĂ©nĂ©tiquement Ă la maniĂšre du sociologue, il sâest donc livrĂ© Ă une dissection a priori et a mĂȘme soutenu (ce qui est dâautant plus intĂ©ressant pour nous et facilite les confrontations aprĂšs coup) lâirrĂ©ductibilitĂ© absolue de lâanalyse sociologique et de la thĂ©orie « pure » du droit. En effet, tandis que la sociologie est nĂ©cessairement causale, et considĂšre par consĂ©quent les phĂ©nomĂšnes sociaux, y compris les rĂšgles de droit, comme de simples faits, la mĂ©thode juridique « pure » consiste Ă relier directement entre elles les normes de droit et repose donc sur un type particulier dâimplication, que Kelsen appelle lâ« imputation ». Or, comme une norme est essentiellement un devoir-ĂȘtre, un « sollen », tandis quâun fait est relatif Ă lâĂȘtre, câest-Ă -dire Ă un « sein », et comme on ne saurait tirer un devoir-ĂȘtre dâun fait ni lâinverse, il ne saurait y avoir, selon Kelsen, de sociologie juridique, et la science du droit ne peut consister quâen une science de la construction pure des normes. Câest lĂ , on le voit, tout le problĂšme des rapports entre lâimplication et la causalitĂ© qui est posĂ© en mĂȘme temps que celui des relations entre une axiomatique et la science rĂ©elle qui lui correspond.
En quoi consiste donc, de ce point de vue de lâaxiomatisation, le processus de la « construction » juridique ? Le droit, selon Kelsen, a pour caractĂšre essentiel de rĂ©gler sa propre crĂ©ation. Une norme juridique est, en effet, crĂ©atrice de nouvelles normes : un parlement lĂ©gifĂšre, un gouvernement dĂ©crĂšte, une administration rĂ©glemente, un tribunal juge, et ces lois, dĂ©crets, rĂšglements et jugements sont autant de normes Ă©laborĂ©es sans discontinuitĂ© dans le cadre des normes supĂ©rieures qui leur confĂšrent leur validitĂ©, par lâintermĂ©diaire des organes lĂ©gislatifs, exĂ©cutifs ou judiciaires, agissant en vertu de ces normes supĂ©rieures. Si, du haut en bas de la hiĂ©rarchie des organes lĂ©gaux, il y a ainsi crĂ©ation continue de normes nouvelles, il y a donc Ă©galement, en vertu du mĂȘme processus mais considĂ©rĂ© dans le sens inverse, application continue des normes antĂ©rieures : plus prĂ©cisĂ©ment chaque norme est Ă la fois crĂ©ation de normes dâun degrĂ© infĂ©rieur et application des normes du degrĂ© supĂ©rieur. Application et crĂ©ation simultanĂ©es, tels sont au total les deux caractĂšres de la construction juridique. Seulement il y a deux exceptions Ă cela. Les normes se validant les unes les autres forment bien une pyramide dont tous les Ă©tages se tiennent grĂące aux liens dâ« imputation » qui assurent cette validité : mais les deux extrĂ©mitĂ©s de la pyramide prĂ©sentent des caractĂšres diffĂ©rents. La base de la pyramide est constituĂ©e par les innombrables « normes, individualisĂ©es », selon lâheureuse expression de Kelsen : les jugements des tribunaux, les ordres administratifs, les diplĂŽmes universitaires, etc., etc., câest-Ă -dire les normes dont chacun ne sâapplique plus en dernier lieu quâĂ un seul individu, ainsi dĂ©terminĂ© par un droit ou par une obligation particuliers. Ces normes individualisĂ©es sont par consĂ©quent « application » pure et ne sont plus crĂ©atrices puisque, au-delĂ de lâindividu, il nây a plus de terme imputable juridiquement. Quant au sommet de la pyramide, il est caractĂ©risĂ© par une norme unique, qui est crĂ©ation pure et non plus application, puisque rien nâest supĂ©rieur Ă elle. Cette « norme fondamentale » ne saurait se confondre avec la constitution elle-mĂȘme, source de toutes les normes du droit Ă©tatique, puisquâil sâagit de justifier jusquâĂ la validitĂ© de la constitution : elle est donc la source de la constitution et constitue la condition nĂ©cessaire a priori de la validitĂ© de lâordre juridique entier.
Tel est donc le droit : un systĂšme de normes emboĂźtĂ©es, dĂ©pendant toutes dâune norme fondamentale et sâĂ©tendant de proche en proche jusquâĂ lâensemble des normes individualisĂ©es. Le droit, selon la thĂ©orie « pure » de Kelsen, nâest rien de plus que ce systĂšme de normes envisagĂ©es comme telles, câest-Ă -dire quâil nâexiste aucune rĂ©alitĂ© juridique qui ne fasse partie, Ă titre dâĂ©chelon nĂ©cessaire, de ce systĂšme de normes pures. Le « sujet de droit » nâest lui-mĂȘme quâun « centre dâimputation » des normes, et, en dehors de ce caractĂšre, il nâest quâune pure fiction de nature idĂ©ologique et non pas juridique : le « droit subjectif » est ainsi Ă renvoyer aux mĂ©taphysiciens et se trouve exclu de la thĂ©orie pure. Lâ« Ătat », dâautre part, nâest pas autre chose que lâordre juridique lui-mĂȘme, envisagĂ© en son ensemble, et toute tentative de lui confĂ©rer une autre rĂ©alitĂ© que purement normative dĂ©borde Ă©galement le droit pour sâengager sur le terrain de lâidĂ©ologie politique.
On constate lâĂ©troite parentĂ© entre une telle conception et une thĂ©orie formelle quelconque exprimant la structure dâun systĂšme dâopĂ©rations. Sâil nâexiste rien de plus dans le droit quâune hiĂ©rarchie de normes emboĂźtĂ©es reliĂ©es entre elles par un rapport formel dâimputation, nous pouvons, en considĂ©rant lâimputation comme un cas particulier dâimplication, mettre en parallĂšle ce systĂšme avec un ensemble de propositions reliĂ©es formellement les unes aux autres en une pyramide dâimplications. Les propositions juridiques sont Ă lâimpĂ©ratif, câest entendu, tandis que les propositions logiques sont Ă lâindicatif. Mais peu importe quant Ă la structure formelle du systĂšme : on peut traduire les impĂ©ratifs en propositions constatant lâexistence dâune obligation ou dâun droit ; quant aux rapports entre propositions logiques, ce sont des normes, englobant donc un Ă©lĂ©ment impĂ©ratif, et A. Lalande souligne la chose en prĂ©cisant que A implique B « pour lâhonnĂȘte homme ». Le droit comme la logique peut donc ĂȘtre structurĂ© sous la forme dâun systĂšme de « groupements » et il serait facile dâexprimer toute la hiĂ©rarchie des normes en formules logistiques mettant en Ă©vidence les groupements de relations asymĂ©triques (imputations emboĂźtĂ©es), de relations symĂ©triques (co-imputations rĂ©ciproques ou relations contractuelles) et de classes, qui la constituent intĂ©gralement. De plus, les propositions juridiques, au lieu dâĂȘtre contenues identiquement les unes dans les autres, se construisent les unes Ă partir des autres, ce qui revient Ă mettre en parallĂšle la construction juridique, faite dâapplications et de crĂ©ations indissociables, avec une construction logique faite dâopĂ©rations proprement constructives.
Or, un systĂšme dâopĂ©rations peut ĂȘtre Ă©tudiĂ© par deux mĂ©thodes : la mĂ©thode psycho-sociologique qui en analysera causalement la construction rĂ©elle, et la mĂ©thode axiomatique ou logique qui exprimera uniquement les implications entre ces opĂ©rations ou les propositions qui les traduisent. La thĂ©orie pure du droit constitue Ă©videmment, de ce point de vue, une axiomatisation, puisque Kelsen oppose prĂ©cisĂ©ment lâ« imputation » juridique Ă la causalitĂ© sociologique. Il sâagit alors de dĂ©terminer le rapport entre cette axiomatique quâest la science juridique pure et la science rĂ©elle correspondante quâest la sociologie juridique ou partie de la sociologie sâoccupant dâexpliquer causalement les normes en tant que « faits normatifs » (comme dit PĂ©trajitsky), câest-Ă -dire en tant que rĂšgles impĂ©ratives comportant une genĂšse en fonction des interactions sociales de tous genres et agissant Ă leur tour causalement en tant quâinteractions particuliĂšres.
On aperçoit dâemblĂ©e le point de jonction. Si une thĂ©orie formalisĂ©e, une fois posĂ©s les axiomes de dĂ©part, se dĂ©veloppe par voie purement dĂ©ductive et sans aucun appel au rĂ©el, les axiomes initiaux eux-mĂȘmes traduisent toujours, sous une forme plus ou moins dĂ©guisĂ©e, des opĂ©rations rĂ©elles dont ils constituent le schĂ©ma abstrait. Or, câest prĂ©cisĂ©ment ce qui, dans le cas de formalisation juridique de Kelsen, apparaĂźt clairement : la « norme fondamentale », qui exprime formellement la condition a priori de la validitĂ© de lâordre juridique entier, nâest pas autre chose que lâexpression abstraite de ce fait concret que la sociĂ©tĂ© « reconnaĂźt » la valeur normative de cet ordre ; elle correspond donc Ă la rĂ©alitĂ© sociale de lâexercice effectif dâun pouvoir et de la « reconnaissance » de ce pouvoir ou du systĂšme des rĂšgles qui en Ă©manent. Si la construction juridique formelle peut ĂȘtre axiomatisĂ©e de la façon la plus « pure », il est donc douteux que la norme fondamentale puisse elle-mĂȘme rester pure, car la « reconnaissance » rĂ©elle constitue un intermĂ©diaire indispensable entre le droit abstrait et la sociĂ©té : il est sans doute du devoir de lâaxiomaticien de couper ce cordon ombilical pour dissocier la construction formelle de ses attaches avec le rĂ©el, mais câest au sociologue de rappeler que ce cordon a existĂ© et que son rĂŽle a Ă©tĂ© fondamental dans lâalimentation du droit embryonnaire.
Or, si telle est la situation de la thĂ©orie « pure » du droit, on en peut prĂ©voir autant dâune discipline qui, Ă vrai dire, nâexiste point encore, mais quâil serait intĂ©ressant dâĂ©laborer : la thĂ©orie « pure » des relations morales. Contrairement Ă lâopinion de Kelsen lui-mĂȘme, il nâest nullement exclu que lâon retrouve dans la construction des normes morales un processus analogue Ă celui dĂ©crit par cet auteur sur le terrain juridique : mais il sâagirait dâune construction de rapports personnels, et non plus transpersonnels, ainsi que dâune Ă©laboration beaucoup plus lente, intĂ©ressant la succession des gĂ©nĂ©rations (chaque norme transmise Ă©tant application de normes prĂ©cĂ©dentes et crĂ©ation de nouvelles normes) et surtout une diffĂ©renciation beaucoup plus grande des « normes individualisĂ©es » sans intervention dâorganes Ă©tatiques crĂ©ateurs de normes. Quoi quâil en soit de ces diffĂ©rences, il vaudrait la peine de tenter la comparaison, avec lâappui dâune formalisation prĂ©cise et logistique.
Enfin, il va de soi que les rĂšgles rĂ©gissant les reprĂ©sentations collectives rationnelles donnent lieu de leur cĂŽtĂ© Ă une axiomatisation prĂ©cise : câest la logique elle-mĂȘme, en tant que commune expression des mĂ©canismes opĂ©ratoires intra-individuels et interindividuels. Câest ce que nous verrons plus en dĂ©tail au § 7, mais dâun nouveau point de vue, puisque la logique nâest pas seulement lâune des formes axiomatisĂ©es de lâexplication sociologique : elle est aussi un produit de la vie sociale et constitue dĂšs lors lâun des domaines oĂč lâexplication sociologique se prolonge en explication de la connaissance.
En bref, tous les systĂšmes de normes parvenus Ă un Ă©tat dâĂ©quilibre Ă la fois mobile et relativement permanent peuvent donner lieu Ă une axiomatisation, qui double et complĂšte lâexplication sociologique rĂ©elle, mais sans la remplacer puisquâelle dĂ©gage seulement les structures implicatives, indĂ©pendamment de la causalitĂ© sociale. Ce point Ă©tant Ă©clairci, et lâappel Ă ce genre de formalisation contribuant pour sa part Ă dissocier les mĂ©canismes proprement opĂ©ratoires des idĂ©ologies qui leur sont attachĂ©es dans la conscience commune, il sâagit maintenant dâen venir Ă lâexplication sociologique rĂ©elle (par opposition Ă formelle) de la pensĂ©e socialisĂ©e et collective. Nous avons rĂ©servĂ© cette discussion pour la fin de ce chapitre, car elle nâintĂ©resse plus seulement lâĂ©pistĂ©mologie du point de vue de la structure de lâexplication sociologique, considĂ©rĂ©e en tant que forme particuliĂšre, de pensĂ©e scientifique : elle conditionne lâĂ©pistĂ©mologie eu Ă©gard Ă la matiĂšre Ă©tudiĂ©e elle-mĂȘme, puisquâil sâagit de la pensĂ©e comme telle, en tant quâobjet dâanalyse de la sociologie. En dâautres termes, toute sociologie se prolonge naturellement en une sociologie de la connaissance (de mĂȘme que toute psychologie aboutit de son cĂŽtĂ© Ă une psychologie de la connaissance), et cette sociologie de la connaissance conditionne lâĂ©pistĂ©mologie gĂ©nĂ©tique elle-mĂȘme.
Deux problĂšmes fondamentaux sont Ă examiner Ă cet Ă©gard : lâexplication sociologique des formes sociocentriques de pensĂ©e (des idĂ©ologies en gĂ©nĂ©ral aux mĂ©taphysiques proprement dites) et lâexplication sociologique des formes opĂ©ratoires de pensĂ©e collective (de la technique Ă la science et Ă la logique).
§ 6. La pensĂ©e sociocentriqueđ
Lâanalyse du dĂ©veloppement individuel de la pensĂ©e conduit Ă cette constatation essentielle que les opĂ©rations de lâesprit dĂ©rivent de lâaction et des mĂ©canismes sensori-moteurs, mais exigent en outre, pour se constituer, une dĂ©centration graduelle eu Ă©gard aux formes initiales de reprĂ©sentation, qui sont Ă©gocentriques. En dâautres termes lâexplication de la pensĂ©e opĂ©ratoire chez lâindividu suppose la considĂ©ration de trois et non pas seulement de deux systĂšmes cognitifs : il y a dâabord lâassimilation pratique du rĂ©el aux schĂšmes de lâactivitĂ© sensori-motrice, avec un dĂ©but de dĂ©centration dans la mesure oĂč ces schĂšmes se coordonnent entre eux et oĂč lâaction se situe par rapport aux objets sur lesquels elle porte ; il y a ensuite lâassimilation reprĂ©sentative du rĂ©el aux schĂšmes initiaux de la pensĂ©e, schĂšmes demeurant Ă©gocentriques dans la mesure oĂč ils ne consistent point encore en opĂ©rations coordonnĂ©es mais en actions intĂ©riorisĂ©es isolĂ©es ; il y a enfin lâassimilation aux opĂ©rations elles-mĂȘmes, qui prolongent la coordination des actions, mais moyennant une dĂ©centration systĂ©matique Ă lâĂ©gard du moi et des notions subjectives. Le progrĂšs de la connaissance individuelle ne consiste donc pas seulement en une intĂ©gration directe et simple des schĂšmes initiaux dans les schĂšmes ultĂ©rieurs, mais en une inversion fondamentale de sens qui soustrait les rapports au primat du point de vue propre pour les relier en systĂšmes subordonnant ce point de vue Ă la rĂ©ciprocitĂ© de tous les points de vue possibles, et Ă la relativitĂ© inhĂ©rente aux groupements opĂ©ratoires. Action pratique, pensĂ©e Ă©gocentrique et pensĂ©e opĂ©ratoire sont donc les trois moments essentiels dâune telle construction.
Or, lâanalyse sociologique de la pensĂ©e collective conduit Ă des rĂ©sultats exactement parallĂšles. Il existe dans les diverses sociĂ©tĂ©s humaines, des techniques liĂ©es au travail matĂ©riel et aux actions que lâhomme exerce sur la nature, et ces techniques constituent un premier type de rapports entre les sujets et les objets : rapports susceptibles dâefficacitĂ©, et par consĂ©quent dâobjectivitĂ©, mais rapports dont la prise de conscience demeure partielle, parce que liĂ©e aux rĂ©sultats obtenus et ne portant pas sur la comprĂ©hension des connexions elles-mĂȘmes. Il existe, dâautre part, une pensĂ©e scientifique ou opĂ©ratoire, qui prolonge en partie les techniques (ou les enrichit en retour), mais qui les complĂšte en ajoutant Ă lâaction une comprĂ©hension des rapports, et surtout en substituant Ă lâaction matĂ©rielle ces actions et ces techniques intĂ©riorisĂ©es que sont les opĂ©rations de calcul, de dĂ©duction et dâexplication. Seulement, entre la technique et la science, il y a un moyen terme, dont le rĂŽle a parfois Ă©tĂ© celui dâun obstacle : câest lâensemble des formes collectives de pensĂ©e ni techniques ni opĂ©ratoires et procĂ©dant de la simple spĂ©culation ; ce sont les idĂ©ologies de tout genre, cosmogoniques ou thĂ©ologiques, politiques ou mĂ©taphysiques, qui sâĂ©tagent entre les reprĂ©sentations collectives les plus primitives et les systĂšmes rĂ©flexifs contemporains les plus raffinĂ©s. Or, le rĂ©sultat le plus important des analyses sociologiques conduites sur ce moyen terme, ni technique ni opĂ©ratoire, de la pensĂ©e collective, a Ă©tĂ© de montrer quâil est essentiellement sociocentrique : tandis que la technique et la science constituent deux sortes de rapports objectifs entre les hommes en sociĂ©tĂ© et lâunivers, lâidĂ©ologie sous toutes ses formes est une reprĂ©sentation des choses centrant lâunivers sur la sociĂ©tĂ© humaine, sur ses aspirations et sur ses conflits. De mĂȘme que lâavĂšnement de la pensĂ©e opĂ©ratoire suppose, chez lâindividu, une dĂ©centration eu Ă©gard Ă la pensĂ©e Ă©gocentrique et au moi, dĂ©centration nĂ©cessaire pour permettre Ă lâopĂ©ration de prolonger les actions dont elle procĂšde, de mĂȘme la pensĂ©e scientifique a toujours exigĂ©, dans le dĂ©veloppement social, une dĂ©centration eu Ă©gard aux idĂ©ologies et Ă la sociĂ©tĂ© elle-mĂȘme, dĂ©centration nĂ©cessaire pour permettre Ă la pensĂ©e scientifique de continuer lâĆuvre des techniques dans laquelle elle plonge ses racines.
Rien nâest plus significatif en ce qui concerne la nĂ©cessitĂ© de cette dĂ©centration fondamentale, que de comparer les conceptions idĂ©alistes du dĂ©veloppement collectif (telle la loi des trois Ă©tats dâAug. Comte, devenue la thĂ©orie de la conscience collective chez Durkheim) aux concepts marxistes de lâinfrastructure technique et de la superstructure idĂ©ologique, inspirĂ©s par le sentiment vif des dĂ©sĂ©quilibres et des conflits sociaux. Ces trois auteurs sâaccordent quant au caractĂšre sociocentrique des idĂ©ologies, mais tandis que Comte et Durkheim voient dans la science le prolongement naturel de la pensĂ©e sociomorphique, une sociologie opĂ©ratoire comme celle de Marx rattache au contraire la science aux techniques et fournit, quant aux idĂ©ologies, un remarquable instrument critique permettant de dĂ©celer lâĂ©lĂ©ment sociocentrique jusque dans les produits les plus raffinĂ©s de la pensĂ©e mĂ©taphysique contemporaine : elle subordonne ainsi lâobjectivitĂ© poursuivie par la pensĂ©e scientifique Ă une condition prĂ©alable et nĂ©cessaire, qui est la dĂ©centration des concepts eu Ă©gard aux idĂ©ologies superstructurales, et leur mise en relation avec les actions concrĂštes sur lesquelles repose la vie sociale.
Le propre dâune sociologie de la connaissance ignorant la portĂ©e dâun tel processus de dĂ©centration est dâen venir tĂŽt ou tard Ă rattacher la pensĂ©e scientifique aux notions mystiques et thĂ©ologiques primitives : et effectivement, si lâon remonte de proche en proche les paliers de lâĂ©volution dâune notion, on trouvera toujours, Ă condition de ne pas quitter le terrain de la superstructure, certaines formes initiales de cette notion, qui sont de nature religieuse. Ainsi lâidĂ©e de cause a dâabord Ă©tĂ© magique et animiste, lâidĂ©e de loi naturelle sâest longtemps confondue avec celle dâune obĂ©issance Ă des volontĂ©s surnaturelles, lâidĂ©e de force a dĂ©butĂ© sous des aspects occultes, etc. Toute la question est alors de savoir si une telle dĂ©rivation est directe, ou si au contraire la pensĂ©e scientifique a peu Ă peu dĂ©centrĂ© ces notions sociocentriques en les rĂ©ajustant Ă leur source pratique : soutenir le premier de ces deux points de vue, câest affirmer la continuitĂ© de la conscience collective, considĂ©rĂ©e en un bloc ; soutenir le second, câest au contraire dissocier lâidĂ©ologique du concret et introduire dans lâanalyse des interactions en prĂ©sence les trois catĂ©gories de la technique, de lâidĂ©ologie et de la science, avec dĂ©centration nĂ©cessaire de la troisiĂšme eu Ă©gard Ă la seconde.
Aug. Comte et surtout Durkheim ont soutenu le premier de ces deux points de vue, et lâon peut mĂȘme affirmer que lâidĂ©e centrale du durkheimisme est la dĂ©rivation de toutes les notions rationnelles et scientifiques Ă partir de la pensĂ©e religieuse, conçue comme lâexpression symbolique ou idĂ©ologique de la contrainte du groupe social primitif sur les individus. Pourtant nul plus que Durkheim nâa insistĂ© sur le caractĂšre « sociomorphique » de ces reprĂ©sentations collectives primitives. Sâil a pu maintenir deux affirmations aussi difficiles Ă concilier, câest Ă©videmment que, au lieu de procĂ©der Ă une analyse des diffĂ©rents types dâinteractions sociales, il a constamment parlĂ© le langage global de la « totalité ». DĂšs lors, pour dĂ©montrer la nature collective de la raison, il a tour Ă tour recouru Ă deux sortes dâarguments, bien distincts en fait, mais utilisĂ©s simultanĂ©ment sous le couvert de cette notion indiffĂ©renciĂ©e du tout social exerçant sa contrainte sur les individus. Les premiers de ces arguments sont de caractĂšre synchronique, et consistent Ă montrer que les individus ne sauraient parvenir Ă la gĂ©nĂ©ralitĂ© et Ă la stabilitĂ© propres aux concepts, aux notions de temps et dâespace homogĂšnes, aux rĂšgles formelles de la logique, etc., sans un constant Ă©change de pensĂ©e rĂ©glĂ© par le groupe entier. Les seconds arguments sont dâordre diachronique, et reviennent Ă Ă©tablir la continuitĂ© entre les reprĂ©sentations collectives actuelles et les reprĂ©sentations collectives « originelles » : le caractĂšre « sociomorphique » de ces reprĂ©sentations primitives est alors une preuve de plus, aux yeux de Durkheim, de leur origine sociale, et, comme il se refuse Ă distinguer le caractĂšre coopĂ©ratif des rĂšgles assurant le travail technique ou intellectuel effectuĂ© en commun et le caractĂšre coercitif des traditions ou transmissions unilatĂ©rales, ce sociocentrisme primitif ne le gĂȘne pas quant Ă lâinterprĂ©tation des reprĂ©sentations collectives rationnelles, et ne lui paraĂźt nĂ©cessiter aucune dĂ©centration ou inversion de sens de la pensĂ©e scientifique par rapport Ă lâidĂ©ologie sociomorphique.
Or, les premiers de ces deux genres dâarguments sont parfaitement valables, comme nous le verrons plus en dĂ©tail au § 7. Mais câest Ă deux conditions. Lâune est dâadmettre que le travail collectif qui conduit Ă la constitution des notions rationnelles et des rĂšgles logiques est une action exĂ©cutĂ©e en commun avant dâĂȘtre une pensĂ©e commune : la raison nâest pas que communication, discours, et ensemble de concepts ; elle est dâabord systĂšme dâopĂ©rations et câest la collaboration dans lâaction qui conduit Ă la gĂ©nĂ©ralisation opĂ©ratoire. Lâautre de ces deux conditions est de reconnaĂźtre quâil sâagit alors lĂ dâun processus hĂ©tĂ©rogĂšne par rapport Ă la contrainte idĂ©ologique des traditions. Certes il y a aussi des techniques « consacrĂ©es », comme des notions imposĂ©es par le respect de lâopinion : mais ce nâest pas cette consĂ©cration qui dĂ©termine leur valeur rationnelle. On ne saurait assimiler lâ« universel » au collectif quâen se rĂ©fĂ©rant Ă une coopĂ©ration, dans le travail matĂ©riel ou mental, câest-Ă -dire Ă un facteur dâobjectivitĂ© et de rĂ©ciprocitĂ© impliquant lâautonomie des partenaires et demeurant Ă©tranger Ă la contrainte intellectuelle des reprĂ©sentations sociomorphiques imposĂ©es par le groupe entier ou par certaines de ses classes sociales. Lorsque Durkheim, rĂ©pondant Ă lâobjection quâon lui faisait de subordonner la raison Ă lâopinion publique, a dĂ©clarĂ© que celle-ci Ă©tait mauvais juge de la rĂ©alitĂ© sociale effective et demeurait toujours en retard par rapport aux courants profonds qui traversent cette derniĂšre, il a reconnu en fait cette irrĂ©ductibilitĂ© de la coopĂ©ration Ă la contrainte, et la nĂ©cessitĂ©, pour faire de la sociologie concrĂšte, de dissocier le tout social en processus divers (ce qui entraĂźne alors une analyse des types dâactivitĂ©s, de relations interindividuelles, de contraintes et dâoppositions de classes, de rapports entre gĂ©nĂ©rations, etc.).
Quant aux seconds des arguments de Durkheim, câest-Ă -dire Ă la dĂ©couverte des reprĂ©sentations collectives « sociomorphiques », on ne saurait sous-estimer lâintĂ©rĂȘt des faits ainsi mis en Ă©vidence, mais ces faits nâimpliquent pas nĂ©cessairement les consĂ©quences quâil en dĂ©duit ; et ce sociocentrisme ne saurait ĂȘtre limitĂ© aux idĂ©ologies des seules sociĂ©tĂ©s primitives. En effet, les « classifications primitives » dĂ©crites par Hubert et Mauss, et calquĂ©es sur les rĂ©partitions des individus en tribus et en clans, les formes qualitatives du temps et de lâespace modelĂ©es sur la succession des fĂȘtes collectives ou la topographie du territoire social, les notions de cause et de force Ă©manant des Ă©nergies propres Ă la contrainte du groupe, etc., tous ces faits sont incontestables et hautement instructifs pour la sociologie. Mais que prouvent-ils exactement : que les principales catĂ©gories de lâesprit sont façonnĂ©es par la sociĂ©tĂ© ou quâelles sont dĂ©formĂ©es par elles ? Ou encore les deux Ă la fois ? Et que ces formes sociomorphiques de pensĂ©e sont au point de dĂ©part de la raison ou simplement des idĂ©ologies collectives ?
Or, un malentendu frĂ©quent risque dâobscurcir une telle discussion : du fait que les reprĂ©sentations collectives « originelles » sont sociomorphiques, et surtout du fait quâelles se transmettent toutes faites par la contrainte Ă©ducative des gĂ©nĂ©rations antĂ©rieures sur les suivantes dans une sociĂ©tĂ© ignorant la division du travail Ă©conomique, les classes sociales et la diffĂ©renciation intellectuelle des individus, on sâimagine alors quâelles sont plus socialisĂ©es que les nĂŽtres (plus socialisĂ©es p. ex. que la raison autonome dâun mathĂ©maticien raisonnant sur des notions quâil a inventĂ©es lui-mĂȘme) ou tout au moins dâĂ©gale socialisation. Or, il suffit pour dissiper une telle illusion, de constater que, si le dĂ©veloppement des opĂ©rations rationnelles suppose une coopĂ©ration entre les individus libĂ©rant ceux-ci de leur Ă©gocentrisme intellectuel initial, les reprĂ©sentations collectives sociocentriques correspondent par contre, sur le plan social Ă ce que sont les reprĂ©sentations Ă©gocentriques sur le plan individuel. Le petit enfant, au niveau de la pensĂ©e intuitive, admet ainsi que les astres le suivent dans ses marches, notamment la lune et les Ă©toiles qui semblent rebrousser chemin quand il revient sur ses pas. Lorsque le primitif admet que le cours des astres et des saisons est rĂ©glĂ© par la succession des Ă©vĂ©nements sociaux, et que le Fils du Ciel, chez les anciens Chinois Ă©tudiĂ©s par Granet, assure leur marche rĂ©guliĂšre en faisant le tour de son royaume, puis de son palais, la centration sur la tribu ou mĂȘme sur lâempire, remplace la centration sur lâindividu, câest-Ă -dire que le sociocentrisme se substitue Ă lâĂ©gocentrisme, mais il demeure une indĂ©niable parentĂ© de structure entre ces deux sortes de « centrismes », par opposition aux opĂ©rations dĂ©centrĂ©es de la raison. Il existe de mĂȘme une finalitĂ©, un animisme, un artificialisme, une magie, une « participation », etc. Ă©gocentriques chez lâenfant, et malgrĂ© toutes les diffĂ©rences entre ces notions fluides et instables et les grandes cristallisations collectives qui caractĂ©risent les mĂȘmes attitudes sur le plan de lâidĂ©ologie des primitifs, il y a Ă nouveau convergence entre lâĂ©gocentrisme intellectuel de lâindividu et le sociocentrisme des reprĂ©sentations « primitives ».
Nous pouvons alors rĂ©pondre aux questions posĂ©es plus haut. Ce nâest pas le caractĂšre sociomorphique des reprĂ©sentations collectives primitives qui dĂ©montre la nature sociale de la raison, mais câest (comme nous lâavons vu tout Ă lâheure et y reviendrons au § 7) le rĂŽle nĂ©cessaire de la coopĂ©ration dans lâaction technique et dans les opĂ©rations effectives de pensĂ©e qui la prolongent. Les reprĂ©sentations collectives sociomorphiques ne constituent quâun reflet idĂ©ologique de cette rĂ©alitĂ© fondamentale : elles expriment la maniĂšre dont les individus se reprĂ©sentent en commun leur groupe social et lâunivers, et câest parce que cette reprĂ©sentation nâest quâintuitive ou mĂȘme symbolique, et non pas encore opĂ©ratoire, quâelle est sociocentrique, en vertu dâune loi gĂ©nĂ©rale Ă toute pensĂ©e non opĂ©ratoire, qui est de demeurer centrĂ©e sur son sujet (individuel ou collectif). De plus, transmise et consolidĂ©e par les contraintes de la tradition et de lâĂ©ducation, elle sâoppose prĂ©cisĂ©ment Ă la formation des opĂ©rations rationnelles, qui impliquent le libre jeu dâune coopĂ©ration de pensĂ©e fondĂ©e sur lâaction. Les reprĂ©sentations collectives sociocentriques propres aux sociĂ©tĂ©s primitives ne sont donc pas au point de dĂ©part de la raison scientifique, malgrĂ© la continuitĂ© apparente relevĂ©e par Durkheim, qui sâen est tenu au dĂ©roulement continu des superstructures sans comprendre la dĂ©centration essentielle de pensĂ©e que suppose la science ; et cela jusquâĂ en venir (comme lâa remarquĂ© Brunschvicg) 15 Ă prĂ©tendre imposer aux physiciens modernes le respect de la notion de « force » parce quâelle dĂ©rive du « mana » des MĂ©lanĂ©siens, ou de lâ« orenda » magique des Sioux ! En rĂ©alitĂ©, le sociomorphisme primitif est Ă lâorigine, non pas de la raison, mais des idĂ©ologies sociocentriques de tous les temps, Ă cette seule diffĂ©rence quâavec la division du travail Ă©conomique, le sociocentrisme des classes sociales a peu Ă peu dominĂ© le sociocentrisme tout court : subordonner le temps physique au calendrier des fĂȘtes collectives, câest, en effet, se reprĂ©senter lâunivers centrĂ© sur le groupe social, de la mĂȘme maniĂšre que le thĂ©oricien du « droit naturel » imagine un ordre du monde confĂ©rant aux individus en sociĂ©tĂ© la possession innĂ©e de certains droits (ce qui lĂ©gitime alors le droit de propriĂ©tĂ©, etc.), ou de la mĂȘme maniĂšre que le thĂ©ologien et le mĂ©taphysicien construisent un univers dont le centre se trouve coĂŻncider avec lâhomme lui-mĂȘme, câest-Ă -dire avec la maniĂšre dont la sociĂ©tĂ© est organisĂ©e ou tend Ă ĂȘtre mieux organisĂ©e Ă un moment dĂ©terminĂ© de lâhistoire.
Avant dâexaminer la façon dont le marxisme et le nĂ©o-marxisme interprĂštent les idĂ©ologies contemporaines, rappelons encore la doctrine de Tarde. Ce sociologue quâune dangereuse facilitĂ© a desservi, en le dispensant Ă la fois dâune reconstitution historique ou ethnographique prĂ©cise et de lâinformation psychologique indispensable Ă lâĂ©tude des interactions interindividuelles (point de vue quâil substitue Ă celui de la « totalité » durkheimienne), abonde cependant en remarques suggestives de dĂ©tail. Dans le schĂ©ma gĂ©nĂ©ral que Tarde se donne des interactions (« imitation », « opposition » et « adaptation » ou « intervention »), la logique remplit deux fonctions particuliĂšres, communes Ă lâactivitĂ© individuelle et aux interactions elles-mĂȘmes. Une fonction dâ« équilibration », dâabord : la logique est une coordination des croyances, qui Ă©carte les contradictions et assure la synthĂšse des tendances conciliables. Une fonction de « majoration », dâautre part : la logique nous permet de tendre vers une certitude toujours plus grande. Seulement cette Ă©quilibration et cette majoration des croyances peuvent avoir pour siĂšge, soit la conscience individuelle envisagĂ©e comme un systĂšme momentanĂ©ment clos, soit la sociĂ©tĂ© entiĂšre considĂ©rĂ©e elle aussi comme un systĂšme unique. DâoĂč une « logique individuelle », source de cohĂ©rence et de croyance rĂ©flĂ©chie au sein de chaque conscience personnelle (câest la logique tout court, au sens ordinaire du terme) et la « logique sociale », source dâunification et de renforcement des croyances au sein dâune sociĂ©tĂ© donnĂ©e. Tarde a souvent entrevu lâinterdĂ©pendance de la conscience individuelle et de la sociĂ©té : ainsi les oppositions sociales se traduisent dans lâindividu sous forme de conflits internes, les dĂ©libĂ©rations externes sous forme de rĂ©flexion intĂ©rieure, lâadaptation sociale sous celle dâinvention mentale, etc., avec jeu de navette entre les pĂŽles internes et externes de chacun de ces couples. Or, chose curieuse, il ne sâest prĂ©cisĂ©ment pas posĂ© ce problĂšme Ă propos de la logique et ne sâest donc pas demandĂ© si la « logique individuelle » dĂ©rive de la « logique sociale », ou lâinverse, ou si toutes deux se construisent simultanĂ©ment. Il sâest bornĂ© Ă en marquer les antagonismes, et cela dâune maniĂšre trĂšs suggestive, mais sans jamais se placer sur le terrain gĂ©nĂ©tique. Dans la « logique individuelle », comme lâappelle Tarde, lâĂ©quilibration et la majoration vont de pair : une croyance sera dâautant mieux assurĂ©e quâelle fait partie dâun systĂšme plus cohĂ©rent et ne se heurte Ă aucune contradiction. Dans la « logique sociale », il semble au premier abord quâil en soit de mĂȘme : la « majoration » conduit Ă lâaccumulation de ces sortes de « capitaux de croyances », comme dit Tarde, que sont les religions, les systĂšmes moraux et juridiques, les idĂ©ologies politiques, etc. et lâ« équilibration » tend Ă la suppression des conflits par Ă©limination des opinions singuliĂšres ou hĂ©rĂ©sies. Mais, prĂ©cisĂ©ment parce que chaque individu est amenĂ© Ă penser et Ă repenser le systĂšme des notions collectives, les deux tendances Ă la majoration et Ă lâĂ©quilibration sociales sont Ă la longue inconciliables et priment alternativement : quand les croyances sont trop unifiĂ©es socialement (orthodoxes dues Ă lâĂ©quilibration), les individus nây croient plus, et, quand ils cherchent Ă renforcer leurs convictions (majoration), ils tombent dans lâhĂ©rĂ©sie et menacent ainsi lâunitĂ© du systĂšme. Lâhistoire des religions, etc. et mĂȘme des systĂšmes de signes verbaux (conflit du parler correct et de lâexpressivitĂ©) fournissent Ă Tarde de nombreux exemples de cette alternance, dâoĂč il finit par tirer la conclusion que les sociĂ©tĂ©s aboutissent toujours Ă subordonner soit la « logique individuelle » Ă la « logique sociale » (sociĂ©tĂ©s dites primitives, thĂ©ocraties orientales, etc.) soit lâinverse (dĂ©mocraties occidentales). Ces deux logiques sont donc incompatibles, et de fait, elles reposent sur des « catĂ©gories » opposĂ©es : notions spatio-temporelles et objet matĂ©riel, pour la logique individuelle, notions juridico-morales et idĂ©e de Dieu Ă titre de support des valeurs pour la logique sociale.
Il est intĂ©ressant de constater que Tarde, contre son grĂ© et presquâen opposition avec tout le reste de sa doctrine, est conduit dĂšs quâil aborde la sociologie de la connaissance, Ă reconnaĂźtre lâexistence dâun dualisme fondamental entre les idĂ©ologies sociocentriques rĂ©sultant de la contrainte du groupe et la logique rationnelle. Il est clair, en effet, que la « logique sociale » de Tarde nâest autre chose que celle de la superstructure idĂ©ologique exprimant le sociocentrisme propre Ă toute contrainte collective spirituelle : lâĂ©quilibration et la majoration qui en constituent les lois ne sont quâune traduction Ă peine voilĂ©e de la « contrainte sociale » de Durkheim, source Ă la fois des transmissions obligatoires et des valeurs « sacrĂ©es ». Quant Ă la « logique individuelle » de Tarde, sa grande erreur est de nâavoir pas compris quâelle est bien plus sociale que la pensĂ©e sociocentrique elle-mĂȘme et que, loin dâĂȘtre innĂ©e chez lâindividu, elle suppose une coopĂ©ration continue : dans la pensĂ©e individuelle en voie de socialisation (lâĂ©gocentrisme enfantin) il nây a ni Ă©quilibration ni majoration systĂ©matique des croyances, faute dâopĂ©rations coordonnĂ©es Ă la fois individuellement et socialement (voir § 7). Dâautre part, lâimpossibilitĂ© de concilier socialement la majoration et lâĂ©quilibration nâest vraie que des idĂ©ologies, et encore dans les sociĂ©tĂ©s suffisamment diffĂ©renciĂ©es : sur le plan de la coopĂ©ration sociale, lâĂ©quilibre des croyances et leur majoration nâont rien de contradictoire, comme le montrent les rapports collectifs intervenant dans la collaboration technique et scientifique. Bref, la « logique individuelle » de Tarde, câest la logique sociale elle-mĂȘme, et sa « logique sociale » câest lâidĂ©ologie sociocentrique.
Ă lâencontre du rĂ©alisme idĂ©aliste de Durkheim et de lâindividualisme de Tarde, la conception essentiellement concrĂšte que K. Marx fournit du problĂšme des idĂ©ologies et de la logique devenu symbolique et pris tour Ă tour pour celui dâun prophĂšte ou celui dâun sophiste) cadre singuliĂšrement mieux avec les donnĂ©es actuelles de la psychologie autant que de la sociologie. Le mĂ©rite de K. Marx est, en effet, dâavoir distinguĂ© dans les phĂ©nomĂšnes sociaux une infrastructure effective et une superstructure oscillant entre le symbolisme et la prise de conscience adĂ©quate, dans le mĂȘme sens (et Marx lui-mĂȘme le dĂ©clare explicitement) oĂč la psychologie est obligĂ©e de distinguer entre le comportement rĂ©el et la conscience. La substructure, ce sont les actions effectives ou les opĂ©rations, consistant en travail et en techniques et reliant les hommes en sociĂ©tĂ© Ă la nature : rapports « matĂ©riels » dit Marx, mais il faut bien entendre que dĂšs les conduites les plus matĂ©rielles de production, il y a Ă©change entre lâhomme et les choses, câest-Ă -dire interaction indissociable entre les sujets actifs et les objets. Câest cette activitĂ© du sujet en interdĂ©pendance avec les rĂ©actions de lâobjet qui caractĂ©rise essentiellement la position dite « dialectique », par opposition au matĂ©rialisme classique (Marx sâen est expliquĂ© en reprochant Ă Feuerbach sa conception rĂ©ceptive ou passive de la sensation). La superstructure sociale est alors Ă lâinfrastructure ce que la conscience de lâhomme individuel est Ă sa conduite : de mĂȘme que la conscience peut ĂȘtre une auto-apologie, une transposition symbolique ou un reflet inadĂ©quat du comportement, ou quâelle parvient Ă prolonger celui-ci sous forme dâactions intĂ©riorisĂ©es et dâopĂ©rations dĂ©veloppant lâaction rĂ©elle ; de mĂȘme la superstructure sociale oscillera entre lâidĂ©ologie et la science. Si la science poursuit et rĂ©flĂ©chit lâaction technique sur le plan de la pensĂ©e collective, lâidĂ©ologie constitue essentiellement, au contraire, un symbolisme sociocentrique, centrĂ© non pas sur la sociĂ©tĂ© entiĂšre, qui est divisĂ©e et en proie aux oppositions et Ă la lutte, mais sur les sous-collectivitĂ©s que sont les classes sociales avec leurs intĂ©rĂȘts.
Il est frappant, lorsque lâon sâefforce de parvenir Ă une certaine objectivitĂ© en sociologie, de constater que cette distinction de lâinfrastructure et de la superstructure a Ă©tĂ© reprise par lâun des plus grands adversaires de la thĂ©orie marxiste, ce qui montre assez la nĂ©cessitĂ© de telles notions pour lâanalyse sociologique des idĂ©ologies et des mĂ©taphysiques. En son grand TraitĂ© de sociologie gĂ©nĂ©rale, V. Pareto insiste, en effet, au cours de plus de mille pages, sur lâutilitĂ© essentielle quâil y a, pour comprendre les mĂ©canismes sociaux, Ă Ă©tudier les « discours », les thĂ©ories pseudo-scientifiques, les idĂ©ologies en gĂ©nĂ©ral, de maniĂšre Ă dĂ©gager, sous lâapparente rationalitĂ© de cette production gigantesque de concepts mĂ©taphysiques, les intentions cachĂ©es et les intĂ©rĂȘts rĂ©els en jeu. Les concepts marxistes de superstructure et dâinfrastructure se retrouvent alors sous la forme suivante : dâun cĂŽtĂ©, un Ă©lĂ©ment variable, dĂ©pendant des idĂ©es philosophiques ou des modes spirituelles du jour, et consistant en « dĂ©rivations » conceptuelles et verbales ; dâun autre cĂŽtĂ© les intĂ©rĂȘts effectifs, source inconsciente de lâidĂ©ation collective et se manifestant sous forme de « rĂ©sidus » constants. Mais la faiblesse de la tentative de Pareto, quelque intĂ©rĂȘt que prĂ©sente son effort pour faire des « rĂ©sidus » les composantes dâun Ă©quilibre mĂ©canique et pour analyser objectivement les oscillations et les dĂ©placements dâĂ©quilibre, tient Ă deux dĂ©fauts essentiels. Dâune part, il a conçu ses « rĂ©sidus » comme des sortes dâinstincts innĂ©s chez lâindividu, classables une fois pour toutes et par consĂ©quent inaltĂ©rables au cours de lâhistoire, sans comprendre quâils Ă©taient eux-mĂȘmes le rĂ©sultat dâinteractions tenant aux activitĂ©s multiples de lâhomme en sociĂ©tĂ©. Dâautre part, son analyse des « dĂ©rivations » idĂ©ologiques est restĂ©e singuliĂšrement courte, faute dâune culture philosophique suffisante, et ne lui a pas permis de dĂ©gager tout le symbolisme que comporte la conceptualisation propre Ă cette superstructure changeante.
Câest Ă lâanalyse systĂ©matique de ce symbolisme idĂ©ologique que se sont consacrĂ©s les disciples contemporains de K. Marx en sociologie, et câest sur les rĂ©sultats de ces mĂ©thodes nouvelles dâinterprĂ©tation que lâon pourra juger de la valeur des hypothĂšses marxistes. Mais, dâores et dĂ©jĂ les travaux de G. LukĂĄcs et de L. Goldmann ont fourni une idĂ©e prĂ©cise de ce que lâon est en droit dâen attendre dans la sociologie de la crĂ©ation littĂ©raire et surtout, ce qui intĂ©resse directement lâĂ©pistĂ©mologie, dans la critique sociologique de la pensĂ©e mĂ©taphysique.
Dans ses divers essais, LukĂĄcs a mis en Ă©vidence le rĂŽle de la « conscience de classe » en toute production philosophique et littĂ©raire et le processus de « rĂ©ification » quâil attribue Ă la pensĂ©e bourgeoise. Il a surtout montrĂ©, dans le mĂ©canisme de la production littĂ©raire, la projection idĂ©alisĂ©e des conflits sociaux vĂ©cus par les crĂ©ateurs. Ses analyses les plus remarquables concernent les rĂ©percussions du Thermidor français sur la culture allemande, notamment sur Hölderlin, Goethe et Hegel.
Sur le terrain de la critique mĂ©taphysique, lâĆuvre de L. Goldmann prolonge celle de LukĂĄcs en montrant, sur des exemples aussi significatifs que ceux de Kant et de Pascal, que la crĂ©ation des grands systĂšmes spĂ©culatifs, constitue essentiellement la satisfaction par la pensĂ©e de certains besoins dominants relatifs au dĂ©veloppement dâune classe sociale pendant une pĂ©riode dĂ©terminĂ©e de lâhistoire des sociĂ©tĂ©s nationales. Câest ainsi que la lutte de la bourgeoisie europĂ©enne contre la fĂ©odalitĂ©, puis son affranchissement, ont comportĂ© la constitution dâun certain nombre dâidĂ©aux qui dominent toute la pensĂ©e mĂ©taphysique occidentale. Ce sont dâabord, les concepts fondamentaux de libertĂ© et dâindividualisme, entraĂźnant lâĂ©galitĂ© juridique Ă titre de condition nĂ©cessaire, et aboutissant au rationalisme, qui est en son essence la philosophie de lâautonomie et des droits de lâindividu. Mais ensuite et dans la mesure oĂč rĂ©ussit cet affranchissement de lâindividu, câest le sentiment tragique de sa rupture avec la communautĂ© humaine et par consĂ©quent la recherche dâun idĂ©al de totalitĂ©, conçu tout Ă la fois comme nĂ©cessaire et comme inaccessible. Ă cela sâajoute la diversitĂ© des points de vue nationaux : si ces grandes lignes accusent une nettetĂ© particuliĂšre dans la pensĂ©e française, lâempirisme anglais reflĂšte lâesprit de compromis social : « Un compromis est une limitation, acceptĂ©e sous la pression de la rĂ©alitĂ© extĂ©rieure, des dĂ©sirs et des espoirs dont on Ă©tait parti. LĂ oĂč la structure Ă©conomique et sociale dâun pays est nĂ©e essentiellement dâun compromis entre deux classes opposĂ©es, la vision du monde des philosophes et des poĂštes sera aussi beaucoup plus rĂ©aliste et moins radicale que dans les pays oĂč une longue lutte a maintenu dans lâopposition la classe ascendante. Ceci nous semble ĂȘtre une des principales raisons du fait que la pensĂ©e philosophique de la bourgeoisie anglaise est devenue empiriste et sensualiste, et non rationaliste comme en France » 16. Quant Ă lâAllemagne, le retard considĂ©rable du libĂ©ralisme y met lâĂ©crivain et le philosophe humaniste dans une position toute diffĂ©rente, faite de solitude et du sentiment de lâimpossibilitĂ© dâune rĂ©alisation rapide de lâidĂ©al rationnel. DâoĂč une explication sociologique possible de la philosophie kantienne. « Lâimportance de Kant rĂ©side avant tout dans le fait que, dâune part, sa pensĂ©e exprime de la maniĂšre la plus claire les conceptions du monde individualistes et atomistes, reprises de ses prĂ©dĂ©cesseurs et poussĂ©es jusquâĂ leurs derniĂšres consĂ©quences, et que, prĂ©cisĂ©ment de ce fait, elle se heurte aussi Ă leurs derniĂšres limites qui deviennent pour Kant les limites de lâexistence humaine comme telle, de la pensĂ©e et de lâaction de lâhomme en gĂ©nĂ©ral, et que, dâautre part, elle ne sâarrĂȘte pas (comme la plupart des nĂ©o-kantiens) Ă la constatation de ces limites, mais fait dĂ©jĂ les premiers pas, hĂ©sitants sans doute, mais cependant dĂ©cisifs, vers lâintĂ©gration dans la philosophie de la deuxiĂšme catĂ©gorie, du tout, de lâuniversâŠÂ » 17.
Lâimportance Ă la fois sociologique et Ă©pistĂ©mologique dâune telle mĂ©thode dâanalyse ne saurait Ă©chapper. Du point de vue sociologique elle permet enfin de fournir une interprĂ©tation adĂ©quate des idĂ©ologies et de leur Ă©tendue rĂ©elle, et dâĂ©viter le double abus, consistant soit Ă les situer sur le mĂȘme plan que la pensĂ©e scientifique elle-mĂȘme, soit Ă les dĂ©prĂ©cier et Ă leur refuser toute signification fonctionnelle (en les taxant de simple reflet ou « dĂ©rivation », etc.). En rĂ©alitĂ© une idĂ©ologie est lâexpression conceptualisĂ©e des valeurs auxquelles croient un ensemble dâindividus, et comme telle elle remplit une fonction Ă la fois positive et bien distincte de celle de la science : lâidĂ©ologie traduit une prise de position, quâelle dĂ©fend et cherche Ă justifier, tandis que la science constate et explique. La psychologie du romancier est ainsi tout autre chose que celle du psychologue, tout en pouvant pousser lâanalyse avec une finesse Ă©gale sinon souvent plus grande : le romancier exprime, en effet, toujours, mĂȘme sâil est rĂ©aliste, un point de vue sur le monde et sur la sociĂ©tĂ©, qui est le sien en propre, tandis que la science cherche Ă ne connaĂźtre que celui de lâobjet. Une mĂ©taphysique est une apologie ou une Ă©valuation, quâelle soit une thĂ©odicĂ©e ou une glorification du nĂ©ant. Comme telle, une idĂ©ologie obĂ©it Ă des lois de conceptualisation spĂ©ciale, qui sont celles de la pensĂ©e symbolique en gĂ©nĂ©ral, mais dâun symbolisme collectif plus encore quâindividuel : elle satisfait par la pensĂ©e des besoins communs, comme le rĂȘve et le jeu accomplissent les dĂ©sirs individuels, et aboutit Ă une rĂ©alisation des valeurs sous la forme dâun systĂšme idĂ©al du monde, qui corrige lâunivers rĂ©el. Son symbolisme est donc nĂ©cessairement sociocentrique, puisque sa fonction propre est de traduire en idĂ©es les aspirations nĂ©es des conflits sociaux et moraux, câest-Ă -dire de centrer lâunivers sur les valeurs Ă©laborĂ©es par le groupe ou par les sous-collectivitĂ©s qui sâopposent au sein du groupe social.
Du point de vue Ă©pistĂ©mologique, cette explication sociologique de la pensĂ©e mĂ©taphysique fournit un instrument essentiel de critique de la connaissance. Loin dâaboutir Ă la rĂ©partition des connaissances humaines en deux casiers bien dĂ©limitĂ©s, celui de la pensĂ©e sociocentrique et celui de la pensĂ©e objective, elle permet de retrouver lâĂ©lĂ©ment idĂ©ologique partout oĂč il se glisse, câest-Ă -dire jusque dans ce halo mĂ©taphysique qui entoure toute science positive et dont celle-ci ne se diffĂ©rencie que trĂšs graduellement. Dâune part, elle met en Ă©vidence la dualitĂ© de pĂŽles entre une pensĂ©e dont la fonction est de justifier des valeurs et dont lâautre est de dĂ©gager les relations entre la nature et lâhomme. Mais, dâautre part, comme ces valeurs constituent les buts des actions de lâhomme en sociĂ©tĂ©, et que les relations objectives entre lâhomme et la nature sont connues seulement par lâintermĂ©diaire de telles actions, toutes les transitions sont donnĂ©es entre les deux pĂŽles extrĂȘmes : dâoĂč la difficultĂ©, pour la science elle-mĂȘme, de se dissocier de lâidĂ©ologie, et la nĂ©cessitĂ© absolue dâune dĂ©centration de la pensĂ©e scientifique eu Ă©gard Ă la pensĂ©e sociocentrique aussi bien quâĂ©gocentrique.
Au total, lâanalyse sociologique de la pensĂ©e collective conduit bien Ă la distinction de trois et non pas de deux systĂšmes interdĂ©pendants : les actions rĂ©elles, qui constituent lâinfrastructure de la sociĂ©té ; lâidĂ©ologie qui est la conceptualisation symbolique des conflits et des aspirations nĂ©s de ces actions ; et la science qui prolonge les actions en opĂ©rations intellectuelles permettant dâexpliquer la nature et lâhomme, et dĂ©centrant celui-ci de lui-mĂȘme pour le rĂ©intĂ©grer dans les relations objectives quâil Ă©labore grĂące Ă son activitĂ©. Ainsi, par un paradoxe extrĂȘmement rĂ©vĂ©lateur, le processus de la connaissance objective suppose une dĂ©centration semblable dans la sociĂ©tĂ© et chez lâindividu : de mĂȘme que lâindividu se libĂšre de son Ă©gocentrisme intellectuel en prenant conscience de son point de vue propre pour le situer parmi les autres, de mĂȘme la pensĂ©e collective se libĂšre du sociocentrisme en dĂ©couvrant les attaches qui la relient Ă la sociĂ©tĂ© et en se situant dans lâensemble des rapports qui unit celle-ci Ă la nature elle-mĂȘme. Le problĂšme quâil nous reste alors Ă examiner est dâĂ©tablir si cette structure dĂ©centrĂ©e de pensĂ©e que constitue la logique est elle aussi sociale, ou si elle nâest quâindividuelle, et de quelle maniĂšre elle apparaĂźt comme collective en un autre sens que le symbolisme sociocentrique.
§ 7. Logique et sociĂ©té : les opĂ©rations formelles et la coopĂ©rationđ
DĂšs lâinstant oĂč lâon renonce Ă fonder la raison sur une conception platonicienne des universaux, ou sur la structure a priori dâune subjectivitĂ© transcendantale, il ne reste quâĂ identifier lâ« universel » et le collectif. Que la raison puise ses formes dans lâexpĂ©rience ou quâelle les construise grĂące Ă des interactions diverses entre le sujet et les objets, il ne demeure, en effet, que lâaccord des esprits comme critĂšre de vĂ©ritĂ© (expĂ©rimentale ou formelle), si lâon Ă©carte toute rĂ©fĂ©rence Ă un absolu extĂ©rieur ou intĂ©rieur. Il est vrai que cette assimilation de la vĂ©ritĂ© Ă la reconnaissance collective rĂ©pugne au premier abord profondĂ©ment Ă la raison, car la rigueur dâune dĂ©monstration logique ou dâune preuve expĂ©rimentale, celles-ci fussent-elles Ă©tablies par un seul individu, est sans commune mesure avec la valeur dâune opinion commune, mĂȘme quasi gĂ©nĂ©rale et multisĂ©culaire. Mais une telle argumentation soulĂšve deux questions, et câest de la solution de ces deux questions que dĂ©pend la signification de toute interprĂ©tation sociale de la logique : quelle est la nature de lâaccord des esprits garantissant la vĂ©ritĂ© logique (par opposition Ă dâautres sortes dâaccords possibles), et quelle est la nature, collective ou individuelle, des instruments de pensĂ©e au moyen desquels un individu, mĂȘme isolĂ© et momentanĂ©ment contredit par tous les autres, dĂ©montre une vĂ©ritĂ© logique ou lâexistence dâun fait ?
La premiĂšre de ces deux questions a donnĂ© lieu aux plus graves malentendus, de la part des dĂ©fenseurs aussi bien que des adversaires de la conception sociologique de la logique. De ce que le vrai repose sur un accord des esprits, on en a conclu que tout accord des esprits engendre une vĂ©ritĂ©, comme si lâhistoire (passĂ©e : ou contemporaine) nâabondait pas en exemples dâerreurs collectives. Et effectivement la conception durkheimienne de lâunitĂ© et de la continuitĂ© de la « conscience collective » aboutit Ă une telle assimilation du vrai au « consensus universel » : « quod ubique, quod semper, quod ab omnibus creditur » deviendrait ainsi le critĂšre de la vĂ©ritĂ© pour le sociologue comme pour saint Vincent de Lerins. Mais une formule de ce genre repose sur la confusion des idĂ©ologies et de la logique rationnelle (câest-Ă -dire scientifique), et il suffit dâintroduire la distinction entre ces deux formes de pensĂ©e pour Ă©carter toute Ă©quivoque. Lâaccord des esprits qui fonde la vĂ©ritĂ© nâest donc pas lâaccord statique dâune opinion commune : câest la convergence dynamique rĂ©sultant de lâemploi dâinstruments communs de pensĂ©e ; câest, autrement dit, lâaccord Ă©tabli au moyen dâopĂ©rations semblables utilisĂ©es par les divers individus. La premiĂšre des deux questions distinguĂ©es Ă lâinstant se ramĂšne donc Ă la seconde.
Cette deuxiĂšme et seule question se rĂ©duit elle-mĂȘme Ă ceci : les opĂ©rations logiques (quâelles soient effectuĂ©es par un seul individu parvenu Ă les possĂ©der, ou par plusieurs, peu importe) constituent-elles des actions individuelles ou des actions de nature sociale, ou encore les deux Ă la fois ? Or, Ă une question posĂ©e en de tels termes, la notion de « groupement » opĂ©ratoire permet de fournir la plus simple des rĂ©ponses, en analogie avec ce que nous avons dĂ©jĂ dit des rapports entre la logique et la psychologie. Encore faut-il, pour clarifier cette rĂ©ponse, se placer sĂ©parĂ©ment et successivement aux deux points de vue quâil est nĂ©cessaire (nous lâavons vu au § 3), de distinguer en sociologie : le point de vue gĂ©nĂ©tique ou diachronique, et le point de vue synchronique ou relatif Ă lâĂ©quilibre des Ă©changes eux-mĂȘmes.
I. Le point de vue diachroniqueđ
LâĂ©tude du dĂ©veloppement de la raison montre une Ă©troite corrĂ©lation entre la constitution des opĂ©rations logiques et celle de certaines formes de collaboration. Câest le dĂ©tail de cette corrĂ©lation quâil sâagit dâatteindre, si lâon veut saisir les vrais rapports entre la raison et la sociĂ©tĂ© sans se contenter de la mĂ©thode globale et essentiellement statistique de description, que recouvre la notion de « conscience collective ». Or, ce dĂ©tail peut ĂȘtre analysĂ© sur deux terrains diffĂ©rents, lâun relativement connu, lâautre encore trĂšs insuffisamment dĂ©friché : celui de la socialisation de lâindividu et celui des rapports historiques et ethnographiques entre les structures opĂ©ratoires de la pensĂ©e et les diverses formes de coopĂ©ration technique et dâinteractions intellectuelles. Lâun et lâautre de ces domaines sont Ă considĂ©rer avec un soin Ă©gal, car ils soutiennent entre eux le mĂȘme rapport que lâembryologie et lâanatomie comparĂ©e en biologie, Ă cette diffĂ©rence prĂšs que les facteurs de transmission en jeu sont ici de nature extĂ©rieure ou sociale et non pas internes ou hĂ©rĂ©ditaires.
La formation de la logique chez lâenfant, tout dâabord, met en Ă©vidence deux faits essentiels : que les opĂ©rations logiques procĂšdent de lâaction et que le passage de lâaction irrĂ©versible aux opĂ©rations rĂ©versibles sâaccompagne nĂ©cessairement dâune socialisation des actions, procĂ©dant elle-mĂȘme de lâĂ©gocentrisme Ă la coopĂ©ration.
Ă considĂ©rer dâabord la logique du point de vue de lâindividu, elle apparaĂźt, en effet, essentiellement comme un systĂšme dâopĂ©rations, câest-Ă -dire dâactions devenues rĂ©versibles et composables entre elles selon des « groupements » divers ; et ces groupements opĂ©ratoires constituent eux-mĂȘmes la forme dâĂ©quilibre finale atteinte par la coordination des actions, une fois intĂ©riorisĂ©es. Le point de dĂ©part psychologique de telles opĂ©rations (addition ou soustraction logique, sĂ©riation selon des diffĂ©rences ordonnĂ©es, correspondance, implication, etc.) est donc Ă chercher bien en deçà du moment oĂč lâenfant devient apte Ă la logique proprement dite. La pensĂ©e individuelle nâest ainsi capable dâopĂ©rations concrĂštes (comprendre quâun tout se conserve indĂ©pendamment de la disposition des parties, etc.) quâentre 7 ans en moyenne et 11-12 ans, selon les notions en jeu, et il ne parvient aux opĂ©rations formelles (raisonner sur des propositions donnĂ©es Ă titre de simples hypothĂšses) quâaprĂšs cette derniĂšre date. La logique est donc une forme dâĂ©quilibre mobile (dont la rĂ©versibilitĂ© atteste prĂ©cisĂ©ment ce caractĂšre dâĂ©quilibre), caractĂ©risant le terme du dĂ©veloppement et non pas un mĂ©canisme innĂ© fourni dĂšs le dĂ©part. La logique sâimpose certes, Ă partir dâun niveau donnĂ©, avec nĂ©cessitĂ©, mais câest Ă titre dâĂ©quilibre final vers lequel tendent nĂ©cessairement les coordinations pratiques et mentales, et non pas Ă titre de nĂ©cessitĂ© a priori : la logique devient a priori, si lâon peut dire, mais lors de son achĂšvement seulement, et sans lâĂȘtre Ă lâorigine ! Sans doute, les coordinations entre actions et mouvements, dont procĂšde la logique, reposent elles-mĂȘmes en partie sur des coordinations hĂ©rĂ©ditaires (comme nous y avons insistĂ© au cours des chap. IX Ă XI), mais celles-ci ne contiennent nullement dâavance la logique : elles contiennent certaines liaisons fonctionnelles qui, une fois abstraites de leur contexte, sont recomposĂ©es sous des formes nouvelles au cours des stades ultĂ©rieurs (sans que cette abstraction Ă partir des coordinations antĂ©rieures de lâaction ni cette recomposition fassent place Ă une structure a priori). Pour comprendre psychologiquement la construction de la logique, il faut donc suivre de proche en proche les processus dont lâĂ©quilibration finale constitue cette logique, mais toutes les phases antĂ©rieures Ă lâĂ©quilibre terminal demeurent de caractĂšre « prĂ©logique » : continuitĂ© fonctionnelle du dĂ©veloppement, conçu comme une marche vers lâĂ©quilibre, mais hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© des structures successives marquant les Ă©tapes de cette Ă©quilibration, tels sont donc les deux aspects essentiels de lâĂ©volution individuelle de la logique.
Quant Ă ces structures successives, rappelons-en les quatre principales, de maniĂšre Ă montrer ensuite leur intime corrĂ©lation avec la socialisation de lâindividu. Il y a dâabord, avant lâapparition du langage, les structures sensori-motrices, plongeant elles-mĂȘmes leurs racines dans lâorganisation rĂ©flexe hĂ©rĂ©ditaire et conduisant Ă la construction de schĂšmes pratiques tels que ceux de lâobjet, des dĂ©placements dans lâespace proche, etc. DĂšs lâapparition du langage et de la fonction symbolique en gĂ©nĂ©ral (symboles imagĂ©s, etc.) et jusque vers 7-8 ans (deuxiĂšme pĂ©riode) les actions effectives de la pĂ©riode prĂ©cĂ©dente se doublent dâactions exĂ©cutĂ©es mentalement, câest-Ă -dire dâactions imaginĂ©es, portant sur la reprĂ©sentation des choses et non plus seulement sur les objets matĂ©riels eux-mĂȘmes. La forme supĂ©rieure de cette reprĂ©sentation imagĂ©e est la pensĂ©e « intuitive », qui parvient entre 4-5 et 7-8 ans, Ă Ă©voquer des configurations dâensemble relativement prĂ©cises (sĂ©riations, correspondances, etc.), mais seulement Ă titre de figures et sans rĂ©versibilitĂ© opĂ©ratoire. Or, si cette pensĂ©e imagĂ©e ou intuitive rĂ©alise un Ă©quilibre supĂ©rieur Ă celui de lâintelligence sensori-motrice, puisquâelle complĂšte lâaction par des anticipations et des reconstitutions reprĂ©sentatives, cet Ă©quilibre demeure instable et incomplet, comparĂ© Ă celui de lâĂ©tape suivante, parce que liĂ© Ă des Ă©vocations figurales sans rĂ©versibilitĂ© proprement dite. Vers 7-8 ans, au contraire (troisiĂšme pĂ©riode), les actions exĂ©cutĂ©es mentalement que sont les jugements intuitifs, aboutissent Ă un Ă©quilibre stable, correspondant au dĂ©but des opĂ©rations logiques elles-mĂȘmes, mais sous la forme dâopĂ©rations concrĂštes. Deux aspects nouveaux caractĂ©risent cet Ă©quilibre et apparaissent simultanĂ©ment (et souvent assez brusquement) Ă titre de terme final des articulations reprĂ©sentatives : la rĂ©versibilitĂ© et la composition dâensemble en « groupements » opĂ©ratoires. Un « groupement » est un systĂšme dâopĂ©rations tel que le produit de deux opĂ©rations du systĂšme soit encore une opĂ©ration du systĂšme ; tel que chaque opĂ©ration comporte une inverse ; tel que le produit dâune opĂ©ration directe et de son inverse Ă©quivaille Ă une opĂ©ration nulle ou identique ; tel que les opĂ©rations Ă©lĂ©mentaires soient associatives et tel que, enfin, une opĂ©ration composĂ©e avec elle-mĂȘme ne soit pas modifiĂ©e par cette composition. Une fois construits sur le terrain concret, ces groupements opĂ©ratoires peuvent enfin, mais vers 11-12 ans seulement, ĂȘtre traduits en propositions et donner lieu alors (Ă partir de cette quatriĂšme Ă©tape) Ă une logique des propositions, reliant les opĂ©rations concrĂštes au moyen de nouvelles opĂ©rations dâimplication ou dâexclusion entre propositions, et qui constitue la logique formelle au sens courant du terme.
Ces quatre sortes de structures ainsi rappelĂ©es, qui correspondent donc Ă quatre pĂ©riodes successives de lâĂ©quilibration des actions et des opĂ©rations de pensĂ©e individuelles, le problĂšme de sociologie de la connaissance qui se pose Ă leur sujet est alors le suivant : si la logique consiste en une organisation dâopĂ©rations, qui sont en dĂ©finitive des actions intĂ©riorisĂ©es et devenues rĂ©versibles, faut-il admettre que lâindividu parvienne seul Ă cette organisation ou lâintervention de facteurs sociaux est-elle nĂ©cessaire pour expliquer la succession des quatre sortes de structures dĂ©crites ? Ces facteurs Ă©ventuels se rĂ©duisent-ils, dâautre part, Ă une simple pression Ă©ducative de lâadulte, transmettant du dehors des notions et opĂ©rations interindividuelles comportant divers types de relations possibles, dont la transmission Ă©ducative (par le langage, les enseignements de la famille, les notions scolaires, etc.) ne reprĂ©sente quâun type particulier ? Or, aux quatre Ă©tapes principales du dĂ©veloppement des opĂ©rations correspondent, de façon relativement simple, les stades corrĂ©latifs du dĂ©veloppement social : câest donc Ă lâanalyse de cette socialisation intellectuelle de lâindividu Ă rĂ©pondre aux deux questions prĂ©cĂ©dentes, que cette socialisation soit la cause du dĂ©veloppement opĂ©ratoire, quâelle en soit le rĂ©sultat ou encore quâun rapport plus complexe existe entre deux.
Si la socialisation dĂ©bute dĂšs la naissance, elle nâintĂ©resse que peu lâintelligence elle-mĂȘme durant la pĂ©riode sensori-motrice qui prĂ©cĂšde lâapparition du langage. Il est vrai que lâenfant apprend Ă imiter avant de savoir parler, mais il nâimite que les gestes dont il sait les exĂ©cuter spontanĂ©ment ou que ceux dont il acquiert par lui-mĂȘme une comprĂ©hension suffisante : lâimitation sensori-motrice nâinflue donc pas sur lâintelligence, dont elle est au contraire lâune des manifestations. Cette intelligence prĂ©verbale est ainsi essentiellement une organisation des perceptions et des mouvements de lâindividu encore livrĂ© Ă lui-mĂȘme. Pour ce qui est par contre de la seconde pĂ©riode, ses structures intuitives et prĂ©opĂ©ratoires prĂ©sentent un dĂ©but trĂšs significatif de socialisation, mais Ă caractĂšres intermĂ©diaires entre la nature individuelle de la premiĂšre pĂ©riode et la coopĂ©ration propre Ă la troisiĂšme, de mĂȘme que la pensĂ©e intuitive demeure intermĂ©diaire entre lâintelligence sensori-motrice et la logique opĂ©ratoire. Du point de vue des moyens dâexpression, nĂ©cessaires Ă la fois Ă la constitution des reprĂ©sentations et aux Ă©changes de pensĂ©e, tout dâabord, on constate que si le langage appris offre Ă lâenfant un systĂšme complet de « signes » collectifs, ces signes verbaux ne sont pas tous compris dâemblĂ©e et sont longtemps complĂ©tĂ©s par un systĂšme non moins riche de « symboles » individuels, que lâon voit foisonner dans le jeu dâimagination (ou jeu symbolique), dans lâimitation reprĂ©sentative (ou « diffĂ©rĂ©e »), et dans les images multiples sur lesquelles sâappuie sa pensĂ©e. Du point de vue des significations, câest-Ă -dire de la pensĂ©e elle-mĂȘme, on constate dâautre part que les Ă©changes interindividuels des enfants de 2 Ă 7 ans sont caractĂ©risĂ©s par un Ă©gocentrisme qui demeure Ă mi-chemin de lâindividuel et du social et qui peut se dĂ©finir par une indiffĂ©renciation relative du point de vue propre et de celui dâautrui (câest ainsi que lâenfant ne sait pas discuter, ni exposer sa pensĂ©e selon un ordre systĂ©matique, quâil parle pour lui autant que pour les autres et joue mĂȘme sans coordination dans les jeux collectifs). Or, il existe un rapport Ă©troit entre ce caractĂšre Ă©gocentrique des Ă©changes intellectuels et le caractĂšre intuitif ou prĂ©opĂ©ratoire de la pensĂ©e propre aux mĂȘmes Ăąges : toute pensĂ©e intuitive est en effet, « centrĂ©e » sur une configuration perceptive privilĂ©giĂ©e correspondant soit au point de vue momentanĂ© du sujet soit Ă son activitĂ©, mais sans mobilitĂ© dans les transformations opĂ©ratoires possibles, câest-Ă -dire sans « dĂ©centrations » suffisantes. Quant aux contraintes intellectuelles exercĂ©es par les aĂźnĂ©s et les adultes, leur contenu est assimilĂ© Ă ces schĂšmes Ă©gocentriques, et ne les transforme ainsi que superficiellement (câest pourquoi la vie scolaire proprement dite ne peut guĂšre commencer avant 7 ans). Ă la troisiĂšme pĂ©riode, caractĂ©risĂ©e par les opĂ©rations concrĂštes (de 7 Ă 11 ans) correspond par contre un net progrĂšs de la socialisation : lâenfant devient capable de collaboration plus suivie avec ses proches, dâĂ©change et de coordination de points de vue, de discussion et de prĂ©sentations concrĂštes ordonnĂ©es, etc. Il devient ainsi sensible Ă la contradiction et capable de conserver des donnĂ©es antĂ©rieures, câest-Ă -dire que les dĂ©buts de la coopĂ©ration dans lâaction et la pensĂ©e vont de pair avec un groupement systĂ©matique et rĂ©versible des relations et opĂ©rations. DâoĂč il rĂ©sulte une comprĂ©hension possible des enseignements adultes : ceux-ci ne sont donc pas Ă proprement parler formateurs de la logique, puisque lâassimilation des notions transmises extĂ©rieurement est conditionnĂ©e par la structuration Ă la fois intellectuelle et interindividuelle qui caractĂ©rise la formation de la pensĂ©e. Cette corrĂ©lation intime entre le social et le logique est encore plus Ă©vidente au cours de la quatriĂšme pĂ©riode oĂč le groupement des opĂ©rations formelles portant sur de simples « propositions » correspond aux nĂ©cessitĂ©s de la communication et du discours, lorsquâils dĂ©bordent lâaction immĂ©diate.
Bref, chaque progrĂšs logique Ă©quivaut, de façon indissociable, Ă un progrĂšs dans la socialisation de la pensĂ©e. Faut-il dire alors que lâenfant devient capable dâopĂ©rations rationnelles parce que son dĂ©veloppement social le rend apte Ă la coopĂ©ration, ou faut-il admettre au contraire que ce sont ses acquisitions logiques individuelles qui lui permettent de comprendre les autres et le conduisent ainsi Ă la coopĂ©ration ?
Ce cercle indissociable du dĂ©veloppement des actions ou opĂ©rations de lâintelligence et de celui des interactions individuelles entre les membres de toute collectivitĂ© se retrouve sur le terrain historique de lâĂ©volution des techniques et de lâĂ©volution de la pensĂ©e prĂ©scientifique et scientifique. Mais, si, en chaque sociĂ©tĂ© constituĂ©e, nous voyons Ă lâĂ©vidence les modes dâĂ©change de la pensĂ©e corrĂ©ler avec le niveau de cette pensĂ©e elle-mĂȘme sans quâil soit possible de dĂ©cider des causes et des effets en ce processus circulaire, la pĂ©riode la plus importante Ă cet Ă©gard de lâhistoire Ă©chappe Ă nos investigations : celle qui sâĂ©tend entre la horde, comparable aux troupes de singes anthropoĂŻdes, et la sociĂ©tĂ© organisĂ©e possĂ©dant des techniques collectives et un langage articulĂ©. Chez les ChimpanzĂ©s, qui sont les plus sociaux des anthropoĂŻdes, nous voyons poindre la fonction symbolique 18 et une certaine collaboration dans lâaction, mais lâessentiel de lâacte dâintelligence demeure sensori-moteur, sans structuration opĂ©ratoire ni collective des relations ; lâimitation, en particulier, demeure comme chez le bĂ©bĂ© subordonnĂ©e Ă lâintelligence sensori-motrice. Câest entre le « coup de poing » chellĂ©en et le traitement des mĂ©taux propre Ă lâhomme nĂ©olithique, quâil faudrait pouvoir suivre les interactions du progrĂšs technique, de la communication par signes verbaux et des transformations de lâintelligence, mais nous en sommes rĂ©duits Ă ce sujet Ă infĂ©rer ces modifications en fonction des instruments techniques, seuls connus, sans ĂȘtre en possession des trois sortes de facteurs en jeu.
Par contre, le paradoxe de la « mentalitĂ© primitive » demeure extrĂȘmement instructif, et cela reste le grand mĂ©rite de L. LĂ©vy-Bruhl que dâavoir posĂ© le problĂšme, mĂȘme sâil a nĂ©gligĂ© lâun de ses aspects essentiels qui est la dĂ©termination des rapports entre la technique et les reprĂ©sentations collectives « primitives ». Ă sâen tenir dâabord Ă ces reprĂ©sentations seules, il demeure certainement quelque chose dâessentiel dans lâhypothĂšse de la « prĂ©logique », malgrĂ© le recul exprimĂ© par les « Carnets » posthumes de lâauteur. Sans doute LĂ©vy-Bruhl est-il allĂ© trop loin en ne distinguant pas le fonctionnement de la pensĂ©e et sa structure opĂ©ratoire. Du point de vue du fonctionnement la pensĂ©e du « primitif » est comparable Ă la nĂŽtre : les besoins de cohĂ©rence (indĂ©pendamment du niveau atteint), dâadaptation Ă lâexpĂ©rience, dâexplication, etc. sont des invariants fonctionnels indĂ©pendants du dĂ©veloppement. Mais du point de vue de la structure opĂ©ratoire, la notion de participation nous paraĂźt avoir rĂ©sistĂ© victorieusement aux critiques. Lorsque Durkheim a rĂ©pondu que la logique des primitifs est identique Ă la nĂŽtre puisquâils ont des classifications, lorsque A. Reymond et E. Meyerson ont soutenu respectivement que les primitifs possĂšdent le principe de contradiction, et celui dâidentitĂ©, mais lâappliquent autrement que nous, etc., ils ont Ă©videmment raison quant Ă la fonction : le primitif classe, et utilise par consĂ©quent certains modes de systĂ©matisation et dâassimilation annonçant la non-contradiction et lâidentification. Mais cela ne rĂ©sout pas le problĂšme de structure : les schĂšmes intellectuels « primitifs » constituent-ils dĂ©jĂ des classifications et des systĂ©matisations logiques ? Du point de vue dâune logique atomistique, la question ne comporte, il est, vrai, pas de rĂ©ponse prĂ©cise, car on trouvera, Ă les chercher, tous les Ă©lĂ©ments de notre logique en nâimporte quelle forme primitive de pensĂ©e, en taxant alors les autres Ă©lĂ©ments dâerreur ou dâillogisme. Du point de vue dâune logique des totalitĂ©s par contre, il existe des critĂšres : peut-on rĂ©duire les classifications primitives Ă des « groupements » dâopĂ©rations et leurs rĂšgles de cohĂ©rence et dâassimilation Ă des « principes » opĂ©ratoires, formels ou concrets ? Ainsi posĂ©, le problĂšme comporte alors une solution : sâil est exact que les schĂšmes employĂ©s demeurent Ă mi-chemin entre des objets non individualisĂ©s en leur identitĂ© substantielle, et des ensembles non gĂ©nĂ©ralisĂ©s sous forme de classes disjointes et emboĂźtables, on ne saurait parler de « groupements », ni, cela va sans dire, dâopĂ©rations formelles, ni mĂȘme dâopĂ©rations concrĂštes ; la participation serait donc comparable Ă la pensĂ©e intuitive et prĂ©opĂ©ratoire de lâenfant (niveau II), et non pas aux structures des niveaux III et IV.
Cependant deux points restent en suspens, et câest Ă leur sujet que lâĆuvre de L. LĂ©vy-Bruhl est encore Ă complĂ©ter. En premier lieu il sâagirait de distinguer dans la prĂ©logique primitive la part de lâidĂ©ologie collective, au sens des reprĂ©sentations toutes faites, transmises obligatoirement dâune gĂ©nĂ©ration Ă lâautre, et celle des interactions entre individus raisonnant concrĂštement (Ă propos dâun objet perdu, dâun chemin Ă suivre, etc.). En second lieu â et câest Ă cela que mĂšnerait tĂŽt ou tard lâĂ©tude du premier point â le problĂšme essentiel, pour situer la mentalitĂ© primitive en sa vĂ©ritable perspective, est de dĂ©gager les rapports entre la pensĂ©e du primitif et son intelligence pratique ou technique. Or, le paradoxe, soulignĂ© par LĂ©vy-Bruhl lui-mĂȘme, de la situation intellectuelle des « primitifs » consiste en ce que, sâils sont prĂ©logiques dans leurs reprĂ©sentations, ils paraissent fort intelligents en action : leur habiletĂ© technique, leur comprĂ©hension des rapports pratiques (y compris lâorientation dans lâespace) est sans commune mesure avec leurs capacitĂ©s dĂ©ductives ou rĂ©flexives. Il est donc clair quâil nous manque un chaĂźnon : ou bien leur intelligence opĂ©ratoire atteint dĂ©jĂ le niveau des opĂ©rations concrĂštes, mais est tenue en Ă©chec par une idĂ©ologie coercitive, ou bien, dans lâaction mĂȘme, elle demeure intuitive et prĂ©opĂ©ratoire, mais les articulations de leurs intuitions pratiques sont plus proches de lâopĂ©ration que leurs reprĂ©sentations verbales et mythiques. Ce nâest quâune fois connus, pour chaque sociĂ©tĂ©, les rapports entre lâaction technique, lâintelligence opĂ©ratoire et lâidĂ©ologie que lâon pourra dĂ©terminer les vrais niveaux en jeu.
Or, du point de vue des rapports entre la logique et la vie sociale, on voit dâemblĂ©e la portĂ©e du paradoxe de la mentalitĂ© primitive et du problĂšme gĂ©nĂ©ral ainsi posĂ© des rapports entre la technique et la logique : Ă cĂŽtĂ© des Ă©changes de pensĂ©e proprement dite, reposant sur la communication verbale et la transmission orale de vĂ©ritĂ©s antĂ©rieures, il existe des Ă©changes dâaction consistant en un ajustement rĂ©ciproque de mouvements et de travaux, avec transmission de procĂ©dĂ©s, mais une transmission qui, mĂȘme dans le cas des techniques « consacrĂ©es », suppose une coopĂ©ration effective ou en actes par opposition Ă la simple soumission de lâesprit. Ă chacun de ces niveaux dâinteraction intellectuelle correspond alors une structure intuitive ou opĂ©ratoire dĂ©terminĂ©e de lâintelligence et câest cette correspondance qui constitue lâanalogue de ce que lâon observe au cours du dĂ©veloppement individuel.
Le problĂšme est donc le suivant. Dâune part (et cela dans lâĂ©volution mentale de lâindividu comme dans la succession historique des mentalitĂ©s) il existe des paliers successifs de structuration logique, câest-Ă -dire dâintelligence pratique, intuitive ou opĂ©ratoire. Dâautre part, chacun de ces mĂȘmes paliers (dont plusieurs peuvent coexister dans une seule sociĂ©tĂ©) est caractĂ©risĂ© par un certain mode de coopĂ©ration ou dâinteraction sociale, dont la succession reprĂ©sente le progrĂšs de la socialisation technique ou intellectuelle elle-mĂȘme. Faut-il alors conclure que câest la structure logique ou prĂ©logique dâun niveau considĂ©rĂ© qui dĂ©termine le mode de collaboration en jeu, ou que câest au contraire la structure des interactions collectives qui dĂ©termine celle des opĂ©rations intellectuelles ? Câest ici que la notion de « groupements » opĂ©ratoire permet de simplifier cette question apparemment sans issue : il suffit de dĂ©terminer, sur un palier donnĂ©, la forme prĂ©cise des Ă©changes entre les individus, pour sâapercevoir que ces interactions sont elles-mĂȘmes constituĂ©es par des actions et que la coopĂ©ration consiste elle-mĂȘme en un systĂšme dâopĂ©rations, de telle sorte que les activitĂ©s du sujet sâexerçant sur les objets et les activitĂ©s des sujets lorsquâils agissent les uns sur les autres se rĂ©duisent en rĂ©alitĂ© Ă un seul et mĂȘme systĂšme dâensemble, dans lequel lâaspect social et lâaspect logique sont insĂ©parables dans la forme comme dans le contenu.
II. Le point de vue synchroniqueđ
Si les rĂ©alitĂ©s logiques ne dĂ©passent pas le champ de la pensĂ©e, par opposition Ă lâaction, et si le propre des concepts, jugements et raisonnements est de se rĂ©duire Ă des Ă©lĂ©ments isolables, selon un modĂšle atomistique, alors il est clair que la logique et lâĂ©change social nâont rien de commun, sinon que lâun des deux peut conditionner lâautre. Mais si, au contraire, la logique consiste en opĂ©rations qui procĂšdent de lâaction, et si ces opĂ©rations constituent par leur nature mĂȘme des systĂšmes dâensemble ou totalitĂ©s, dont les Ă©lĂ©ments sont nĂ©cessairement solidaires les uns des autres, alors ces « groupements » opĂ©ratoires exprimeront aussi bien les ajustements rĂ©ciproques et interindividuels dâopĂ©rations, que les opĂ©rations intĂ©rieures Ă la pensĂ©e de chaque individu.
Partons de la technique, dont les formes dâĂ©quilibre sont constituĂ©es simultanĂ©ment par une coopĂ©ration dans les actions elles-mĂȘmes et par les groupements dâopĂ©rations concrĂštes dont il a Ă©tĂ© question plus haut. Voici deux individus qui se proposent de construire chacun sur les deux bords dâun ruisseau un pilier de pierres en forme de tremplin, et de relier ces deux piliers par une planche horizontale formant un pont. En quoi va consister leur collaboration ? Ă ajuster les unes aux autres certaines actions, dont les unes sont semblables et se correspondent par leurs caractĂšres communs (p. ex. faire des piliers : de mĂȘme forme et de mĂȘme largeur), dont les secondes sont rĂ©ciproques ou symĂ©triques (p. ex. orienter les versants verticaux ries piliers face Ă la riviĂšre, câest-Ă -dire en face lâun de lâautre, et les versants inclinĂ©s du cĂŽtĂ© opposĂ©) et dont les troisiĂšmes sont complĂ©mentaires (un des bords de la riviĂšre Ă©tant plus haut que lâautre, le pilier correspondant sera moins haut, tandis que lâautre comportera un Ă©tage en plus pour parvenir Ă la mĂȘme hauteur). Mais comment va sâeffectuer cet ajustement des actions ? Dâabord au moyen dâune sĂ©rie dâopĂ©rations qualitatives : correspondance des actions Ă Ă©lĂ©ments communs, rĂ©ciprocitĂ© des actions symĂ©triques, addition ou soustraction des actions complĂ©mentaires, etc. Donc, si chacune des actions des collaborateurs, Ă©tant rĂ©glĂ©e par des lois de composition rĂ©versible, constitue une opĂ©ration, lâajustement de ces actions dâun collaborateur Ă lâautre (câest-Ă -dire leur collaboration mĂȘme) consiste Ă©galement en opĂ©rations : ces correspondances, ces rĂ©ciprocitĂ©s ou symĂ©tries et ces complĂ©mentaritĂ©s sont, en effet, des opĂ©rations comme les autres, au mĂȘme titre que chacune des actions respectives des collaborateurs. Ensuite il interviendra des opĂ©rations concrĂštes de mesure : pour obtenir une largeur Ă©gale, chacun des deux partenaires mesurera son pilier, puis ils devront ajuster leur mesure, mais cet ajustement consistera Ă nouveau en une opĂ©ration proprement dite de mĂȘme nature, puisquâil leur faudra utiliser un moyen terme ou commune mesure pour Ă©galiser leurs mesures respectives. Enfin, il leur faudra dĂ©terminer ensemble lâhorizontalitĂ© de la planche, dont chacun doit ajuster lâune des extrĂ©mitĂ©s : pour ce faire, chacun des collaborateurs peut choisir son systĂšme de rĂ©fĂ©rences, mais il leur faudra en plus coordonner en un seul ces deux systĂšmes de coordonnĂ©es, ce qui revient Ă nouveau Ă faire correspondre par une opĂ©ration proprement dite leurs opĂ©rations respectives.
Bref, coopĂ©rer dans lâaction câest opĂ©rer en commun, câest-Ă -dire ajuster au moyen de nouvelles opĂ©rations (qualitatives ou mĂ©triques) de correspondance, rĂ©ciprocitĂ© ou complĂ©mentaritĂ©, les opĂ©rations exĂ©cutĂ©es par chacun des partenaires. Or, il en est ainsi de toutes les collaborations concrĂštes : trier ensemble des objets selon leurs qualitĂ©s, construire Ă plusieurs un schĂ©ma topographique, etc., câest coordonner les opĂ©rations de chaque partenaire en un seul systĂšme opĂ©ratoire dont les actes mĂȘmes de collaboration constituent les opĂ©rations intĂ©grantes. Mais alors oĂč est la part du social et la part de lâindividuel ? Ă analyser la coopĂ©ration comme telle (câest-Ă -dire une fois exclus les Ă©lĂ©ments idĂ©ologiques ou sociocentriques qui peuvent lâaccompagner ou la dĂ©former), elle se rĂ©sout donc en opĂ©rations identiques Ă celles qui sâobservent dans les Ă©tats dâĂ©quilibre de lâaction individuelle. Mais ces opĂ©rations auxquelles se livre lâindividu, parvenu au niveau dâĂ©quilibre des groupements opĂ©ratoires concrets, sont-elles elles-mĂȘmes de nature individuelle ? Pas davantage, et pour les raisons rĂ©ciproques. Lâindividu dĂ©bute par des actions irrĂ©versibles, non composables logiquement entre elles, et Ă©gocentriques câest-Ă -dire centrĂ©es sur elles-mĂȘmes et sur leur rĂ©sultat. Le passage de lâaction Ă lâopĂ©ration suppose donc, chez lâindividu, une dĂ©centration fondamentale, condition du groupement opĂ©ratoire, et qui consiste Ă ajuster les actions les unes aux autres jusquâĂ pouvoir les composer en systĂšmes gĂ©nĂ©raux applicables Ă toutes les transformations : or, ce sont prĂ©cisĂ©ment ces systĂšmes qui permettent de relier les opĂ©rations dâun individu Ă celles des autres.
Il est donc Ă©vident quâil nâintervient en ces diffĂ©rentes situations quâun seul et mĂȘme processus dâensemble : dâune part, la coopĂ©ration constitue le systĂšme des opĂ©rations interindividuelles, câest-Ă -dire des groupements opĂ©ratoires permettant dâajuster les unes aux autres les opĂ©rations des individus ; dâautre part, les opĂ©rations individuelles constituent le systĂšme des actions dĂ©centrĂ©es et susceptibles de se coordonner les unes aux autres en groupements englobant les opĂ©rations dâautrui aussi bien que les opĂ©rations propres. La coopĂ©ration et les opĂ©rations groupĂ©es sont donc une seule et mĂȘme rĂ©alitĂ© envisagĂ©e sous deux aspects diffĂ©rents. Il nây a dĂšs lors pas lieu de se demander si câest la constitution des groupements dâopĂ©rations concrĂštes qui permettent la formation de la coopĂ©ration, ou lâinverse : le « groupement » est la forme commune dâĂ©quilibre des, actions individuelles et des interactions interindividuelles, parce quâil nâexiste pas deux maniĂšres dâĂ©quilibrer les actions et que lâaction sur autrui est insĂ©parable de lâaction sur les objets.
Mais, ce qui est dĂ©jĂ transparent sur le terrain des opĂ©rations concrĂštes lâest encore davantage sur celui des opĂ©rations formelles, câest-Ă -dire des Ă©changes de pensĂ©e indĂ©pendants de toute action immĂ©diate. En effet, les groupements dâopĂ©rations formelles constituent la logique des propositions : or, une « proposition » est un acte de communication, comme y ont insistĂ© dâun point de vue formel le Cercle de Vienne qui rĂ©duit la logique Ă une « syntaxe », donc aux coordinations dâun langage, et dâun point de vue psychologique lâĂ©cole de Mannoury qui ramĂšne la logique Ă un ensemble dâactes concrets de communication sociale. La logique des propositions est donc de par sa nature mĂȘme, un systĂšme dâĂ©changes, que les propositions Ă©changĂ©es soient celles du dialogue intĂ©rieur ou de plusieurs sujets distincts, peu importe. Le problĂšme est alors de dĂ©terminer en quoi consiste cet Ă©change, du point de vue sociologique ou rĂ©el, puis de comparer ses lois Ă celles de la logique formelle elle-mĂȘme. Or, lâĂ©change des propositions est assurĂ©ment plus complexe que celui des opĂ©rations concrĂštes, puisque ce dernier se rĂ©duit Ă une alternance ou Ă une synchronisation dâactions concourant Ă une fin commune, tandis que le premier suppose un systĂšme plus abstrait dâĂ©valuations rĂ©ciproques, de dĂ©finitions et de normes. NĂ©anmoins nous allons voir que cet Ă©change constitue lui aussi un groupement dâopĂ©rations et que ce sont les conservations obligĂ©es propres Ă un tel groupement qui imposent Ă la logique des propositions ses rĂšgles fondamentales de groupement.
Il est clair, tout dâabord, quâun Ă©change dâidĂ©es, câest-Ă -dire de propositions obĂ©it, du point de vue de sa forme extĂ©rieure, au schĂ©ma des Ă©changes en gĂ©nĂ©ral que nous avons dĂ©crit (au § 5). Mais, dans le cas particulier des propositions les valeurs rĂ©elles r et s et les valeurs virtuelles t et v, rĂ©sultant des Ă©changes entre deux individus x et xâ, prennent la signification suivante : r (x) exprimera le fait que x Ă©nonce une proposition, câest-Ă -dire communique un jugement Ă Â xâ ; s (xâ) marquera en retour lâaccord (ou le dĂ©saccord) de xâ câest-Ă -dire la validitĂ© actuelle quâil attribue Ă la proposition de x ; t (xâ) traduira, dâautre part, la maniĂšre dont xâ conservera (ou non) son accord ou son dĂ©saccord, câest-Ă -dire cette validitĂ© actuellement reconnue ou niĂ©e par lui, mais quâil pourrait nĂ©gliger dans la suite ; v (x) enfin est, mais cette fois du point de vue de x, la validitĂ© future de la proposition Ă©noncĂ©e en r (x) et reconnue (ou niĂ©e) en s (xâ). On a au total r (x) â s (xâ) â t (xâ) â v (x), etc. Dans le cas oĂč câest xâ qui communique une proposition Ă Â x, on a inversement r (xâ) â s (x) â t (x) â v (xâ) ; ces deux suites marquent donc chacune les valeurs attribuĂ©es successivement aux propositions Ă©noncĂ©es par les partenaires x et xâ. En dâautres termes, un Ă©change de propositions est, au point de dĂ©part, un systĂšme dâĂ©valuations comme un autre, et qui, sans lâintervention de rĂšgles spĂ©ciales de conservation nâobĂ©irait quâĂ de simples rĂ©gulations : ainsi dans un dialogue quelconque, chacun peut oublier ce quâa dit lâinterlocuteur, bien quâayant prĂ©cĂ©demment marquĂ© son accord ; ou inversement sâen tenir Ă ce qui Ă©tait dit, alors que le partenaire a lui-mĂȘme changĂ© dâavis depuis. Comment donc un Ă©change quelconque dâidĂ©es va-t-il se transformer en un Ă©change rĂ©glĂ© et constituer ainsi une coopĂ©ration rĂ©elle de pensĂ©e ?
Il faut prĂ©ciser dâabord le sort ultĂ©rieur des valeurs virtuelles v (x) et t (xâ) ou v (xâ) et t (x) : lorsque la validitĂ© de la proposition Ă©noncĂ©e par x en r (x) a Ă©tĂ© reconnue par xâ, qui en conserve la reconnaissance sous la forme t (xâ), alors x peut invoquer ultĂ©rieurement cette valeur de reconnaissance sous la forme v (x) pour agir sur les propositions de xâ. DâoĂč la suite v (x) â t (xâ) â r (xâ) â s (x) ; ou en sens inverse (si xâ invoque v (xâ) pour agir sur x) : v (xâ) â t (x) â r (x) â s (xâ). Autrement dit le rĂŽle des valeurs virtuelles dâordre t et v est dâobliger sans cesse le partenaire Ă respecter les propositions antĂ©rieurement reconnues, et Ă les appliquer Ă ses propositions ultĂ©rieures. Il faut encore noter que, conformĂ©ment Ă une loi gĂ©nĂ©rale des interactions sociales, toute conduite sâadressant initialement Ă autrui est appliquĂ©e dans la suite par le sujet Ă lui-mĂȘme, de telle sorte que x, en Ă©nonçant la proposition r (x) en sera lui-mĂȘme satisfait, dâoĂč s (x) et sâobligera lui-mĂȘme Ă en reconnaĂźtre la validitĂ© ultĂ©rieure, dâoĂč t (x) et v (x).
Cela dit, on peut tirer deux enseignements dâune telle schĂ©matisation : on peut chercher en premier lieu Ă dĂ©terminer les conditions dâĂ©quilibre de lâĂ©change, câest-Ă -dire les caractĂšres de lâĂ©tat dans lequel les interlocuteurs se trouveront dâaccord ou intellectuellement satisfaits ; en second lieu, on peut montrer que ces conditions dâĂ©quilibre impliquent prĂ©cisĂ©ment un groupement des propositions, câest-Ă -dire un ensemble de rĂšgles constituant une logique formelle. Câest ce second point que nous cherchons Ă souligner, puisquâil sâagit de faire apercevoir que lâĂ©change lui-mĂȘme des propositions, en tant que conduite sociale comporte par ses propres lois dâĂ©quilibre, une logique coĂŻncidant avec celle dont usent les individus pour grouper leurs opĂ©rations formelles.
En ce qui concerne dâabord lâĂ©quilibre des Ă©changes, il est facile de voir quâil comporte trois conditions nĂ©cessaires et suffisantes. La premiĂšre est que x et xâ soient en possession dâune Ă©chelle commune de valeurs intellectuelles, exprimables au moyen de signes communs univoques. LâĂ©chelle commune devra donc comporter trois caractĂšres complĂ©mentaires : (a) un langage, comparable Ă ce quâest le systĂšme des signes monĂ©taires fiduciaires pour lâĂ©change Ă©conomique ; (b) un systĂšme de notions dĂ©finies, soit que les dĂ©finitions de x et de xâ convergent entiĂšrement, soit quâelles divergent en partie, mais que x et xâ possĂšdent une mĂȘme clef permettant de traduire les notions de lâun des partenaires dans le systĂšme de lâautre ; (c) un certain nombre de propositions fondamentales mettant ces notions en rapport, admises par convention et auxquelles x et xâ puissent se rĂ©fĂ©rer en cas de discussion.
La seconde condition est lâĂ©galitĂ© gĂ©nĂ©rale des valeurs en jeu dans les suites r (x) â s (xâ) â t (xâ) â v (x) ou r (xâ) â s (x) â t (x) â v (xâ), autrement dit (a) lâaccord sur les valeurs rĂ©elles, soit r = s et (b) lâobligation de conserver les propositions reconnues antĂ©rieurement (valeurs virtuelles t et v, susceptibles dâĂȘtre rĂ©alisĂ©es dans la suite des Ă©changes). En effet, sâil nây a pas accord, soit r (x) = s (xâ) ou r (xâ) = s (x), il ne saurait y avoir Ă©quilibre, et la discussion continue. Dâautre part, si lâaccord est sans cesse remis en question, il ne saurait non plus y avoir Ă©quilibre. Or, sans lâintervention de rĂšgles, câest-Ă -dire dâune conservation obligĂ©e, les validitĂ©s antĂ©rieurement reconnues sâeffriteraient lors de tout nouvel Ă©change, et lâon aurait p. ex. s (xâ) > t (xâ) ou s (x) > t (x) ; ou bien au contraire les nĂ©gations antĂ©rieures seraient oubliĂ©es et lâon aurait s (xâ) < t (xâ), etc. La discussion nâest donc possible que moyennant les conservations s (xâ) = t (xâ) = v (x) et s (x) = t (x) = v (xâ), ce qui montre dâemblĂ©e le caractĂšre normatif de tout Ă©change de pensĂ©e rĂ©glĂ© par opposition aux rĂ©gulations dâun Ă©change dâidĂ©es Ă base de simples intĂ©rĂȘts momentanĂ©s.
La troisiĂšme condition nĂ©cessaire dâĂ©quilibre est lâactualisation possible en tout temps des valeurs virtuelles dâordre t et v, autrement dit la possibilitĂ© de revenir sans cesse aux validitĂ©s reconnues antĂ©rieurement. Cette rĂ©versibilitĂ© prend la forme : [r (x) = s (xâ) = t (xâ) = v (x)] â [v (x) = t (xâ) = r (xâ) = s (x)] et entraĂźne la rĂ©ciprocitĂ© r (x) = r (xâ) et s (x) = s (xâ), etc.
Avant de montrer comment ces conditions dâĂ©quilibre entraĂźnent la constitution dâune logique, il convient encore de remarquer que ces trois conditions sont rĂ©alisĂ©es seulement en certains types dâĂ©change, que nous pouvons dĂ©signer par dĂ©finition du terme de coopĂ©ration, en opposition avec les Ă©changes dĂ©viĂ©s par un facteur soit dâĂ©gocentrisme soit de contrainte. En effet, lâĂ©quilibre ne saurait ĂȘtre atteint lorsque, par Ă©gocentrisme intellectuel, les partenaires ne parviennent pas Ă coordonner leurs points de vue : il manque alors la premiĂšre condition (Ă©chelle commune de valeurs) et la troisiĂšme (rĂ©ciprocitĂ©) dâoĂč lâimpossibilitĂ© dâatteindre la seconde (conservation), faute dâobligation sentie de part et dâautre : les mots sont pris dans des sens diffĂ©rents par les interlocuteurs, et aucun recours nâest possible aux propositions reconnues valables antĂ©rieurement, puisque le sujet ne se sent point obligĂ© Ă tenir compte de ce quâil a admis ou dit. Dans le cas des rapports intellectuels oĂč intervient, sous une forme ou sous une autre, un Ă©lĂ©ment de contrainte ou dâautoritĂ©, les deux premiĂšres conditions semblent par contre remplies. Mais lâĂ©chelle commune des valeurs est alors due Ă une sorte de « cours forcé », dĂ» Ă lâautoritĂ© des usages et des traditions, tandis que, faute de rĂ©ciprocitĂ© lâobligation de conserver les propositions antĂ©rieures ne fonctionne quâĂ sens unique (p. ex. x obligera xâ et non pas lâinverse) : il en rĂ©sulte que, si cristallisĂ© et si solide en apparence que soit un systĂšme de reprĂ©sentations collectives imposĂ©es par contrainte, de gĂ©nĂ©rations en gĂ©nĂ©rations, il ne constitue pas un Ă©tat dâĂ©quilibre vrai ou rĂ©versible, en lâabsence de la troisiĂšme condition, mais un Ă©tat de « faux-Ă©quilibre » (comme on dit en physique pour les Ă©quilibres apparents dus Ă la viscositĂ©, etc.) ; lâintervention de la discussion libre suffira donc Ă le disloquer. LâĂ©tat dâĂ©quilibre, tel quâil est dĂ©fini par les trois conditions prĂ©cĂ©dentes est ainsi subordonnĂ© Ă une situation sociale de coopĂ©ration autonome, fondĂ©e sur lâĂ©galitĂ© et la rĂ©ciprocitĂ© des partenaires, et se dĂ©gageant simultanĂ©ment de lâanomie propre Ă lâĂ©gocentrisme et de lâhĂ©tĂ©ronomie propre Ă la contrainte.
Mais il importe de prĂ©ciser que la coopĂ©ration, telle que nous venons de la dĂ©finir par ses lois dâĂ©quilibre et de lâopposer au double dĂ©sĂ©quilibre de lâĂ©gocentrisme et de la contrainte, diffĂšre essentiellement du simple Ă©change spontanĂ©, câest-Ă -dire du « laisser-faire » tel que le concevait le libĂ©ralisme classique. Il est trop clair, en effet, que sans une discipline assurant la coordination des points de vue par le moyen dâune rĂšgle de rĂ©ciprocitĂ©, le « libre-Ă©change » est continuellement tenu en Ă©chec, soit par lâĂ©gocentrisme, (individuel, national ou rĂ©sultant de la polarisation de la sociĂ©tĂ© en classes sociales) soit par les contraintes (dues aux luttes entre de telles classes, etc.). Ă la passivitĂ© du libre-Ă©change, la notion de coopĂ©ration oppose ainsi la double activitĂ© dâune dĂ©centration, eu Ă©gard Ă lâĂ©gocentrisme intellectuel et moral et dâune libĂ©ration eu Ă©gard aux contraintes sociales que cet Ă©gocentrisme provoque ou entretient. Comme la relativitĂ© sur le plan thĂ©orique, la coopĂ©ration sur celui des Ă©changes concrets suppose donc une conquĂȘte continuelle sur les facteurs dâautomatisation et de dĂ©sĂ©quilibre. Qui dit autonomie, par opposition Ă lâanomie et Ă lâhĂ©tĂ©ronomie, dit, en effet, activitĂ© disciplinĂ©e ou autodiscipline, Ă Ă©gale distance de lâinertie ou de lâactivitĂ© forcĂ©e. Câest en quoi la coopĂ©ration implique un systĂšme de normes, Ă la diffĂ©rence du soi-disant libre Ă©change dont la libertĂ© est rendue illusoire par lâabsence de telles normes. Et câest pourquoi la vraie coopĂ©ration est si fragile et si rare en un Ă©tat social partagĂ© entre les intĂ©rĂȘts et les soumissions, de mĂȘme que la raison demeure si fragile et si rare en regard des illusions subjectives et du poids des traditions.
LâĂ©quilibre des Ă©changes ainsi caractĂ©risĂ© comporte donc essentiellement un systĂšme de normes, par opposition aux simples rĂ©gulations. Mais alors, il est visible que ces normes constituent des groupements coĂŻncidant avec ceux de la logique mĂȘme des propositions, bien quâelles ne supposent pas cette logique en leur point de dĂ©part.
En premier lieu, indĂ©pendamment des conditions initiales dĂ©terminant les propositions de x, soit r (x), et lâaccord de xâ, soit s (xâ), ou lâinverse, lâobligation de conserver les validitĂ©s reconnues, câest-Ă -dire la conservation obligĂ©e des valeurs virtuelles t (xâ) et v (x), ou lâinverse, entraĂźne ipso facto la constitution de deux rĂšgles, qui apparaissent ainsi comme des rĂšgles de communication ou dâĂ©change abstraction faite de lâĂ©quilibre interne des opĂ©rations individuelles : le principe dâidentitĂ©, maintenant invariante une proposition au cours des Ă©changes ultĂ©rieurs, et le principe de contradiction conservant sa vĂ©ritĂ© si elle est reconnue vraie, ou sa faussetĂ© si elle est dĂ©clarĂ©e fausse, sans possibilitĂ© de lâaffirmer et de la nier simultanĂ©ment.
En second lieu, lâactualisation toujours possible des valeurs virtuelles v et t oblige ainsi rĂ©ciproquement les partenaires Ă revenir sans cesse en arriĂšre pour accorder les propositions actuelles aux propositions antĂ©rieures ; la conservation obligĂ©e dont il vient dâĂȘtre question ne demeure donc pas statique, mais entraĂźne le dĂ©veloppement de la propriĂ©tĂ© fondamentale qui oppose la pensĂ©e logique Ă la pensĂ©e spontanĂ©e : la rĂ©versibilitĂ© opĂ©ratoire, source de cohĂ©rence de toute construction formelle.
Enfin, ainsi rĂ©glĂ©es par la rĂ©versibilitĂ© et la conservation obligĂ©e, les productions ultĂ©rieures de propositions, r (x) ou r (xâ) et les accords possibles entre partenaires, s (xâ) ou s (x) prennent nĂ©cessairement lâune des trois formes suivantes : (a) les propositions de lâun peuvent correspondre simplement Ă celles de lâautre, dâoĂč un groupement prĂ©sentant la forme dâune correspondance terme Ă terme entre deux sĂ©ries isomorphes de propositions ; (b) celles de lâun des partenaires peut constituer le symĂ©trique de celles de lâautre, ce qui supposent leur accord sur une vĂ©ritĂ© commune (du type a) justifiant la diffĂ©rence de leurs points de vue (p. ex. dans le cas de deux positions spatiales renversant les rapports de gauche et de droite ou de deux positions dans les relations de parentĂ© telles que les frĂšres de lâun des partenaires soient les cousins de lâautre et rĂ©ciproquement) ; (c) les propositions de lâun des partenaires peuvent complĂ©ter simplement celles de lâautre, par addition entre ensembles complĂ©mentaires.
Ainsi lâĂ©change mĂȘme des propositions constitue une logique, puisquâil entraĂźne le groupement des propositions Ă©changĂ©es : un groupement propre Ă chaque partenaire, en fonction de ses Ă©changes avec lâautre, et un groupement gĂ©nĂ©ral dĂ» aux correspondances, aux rĂ©ciprocitĂ©s ou aux complĂ©mentaritĂ©s de leurs groupements solidaires. LâĂ©change comme tel constitue donc une logique, qui converge avec la logique des propositions individuelles.
DâoĂč, Ă nouveau, la question traitĂ©e Ă propos des opĂ©rations concrĂštes : cette logique de lâĂ©change rĂ©sulte-t-elle de groupements individuels prĂ©alables, ou lâinverse ? Mais la solution sâimpose de façon beaucoup plus simple encore que dans le cas des opĂ©rations concrĂštes, puisquâune « proposition » est par essence un acte de communication, tout en constituant toujours en son contenu la communication dâune opĂ©ration effectuĂ©e par un individu : le groupement rĂ©sultant de lâĂ©quilibre des opĂ©rations individuelles et le groupement exprimant lâĂ©change lui-mĂȘme se constituent ensemble et ne sont que les deux faces dâune mĂȘme rĂ©alitĂ©. Jamais lâindividu Ă lui seul ne serait capable de conservation entiĂšre et de rĂ©versibilitĂ© complĂšte, et ce sont les exigences de la rĂ©ciprocitĂ© qui lui permettent cette double conquĂȘte, par lâintermĂ©diaire dâun langage commun et dâune Ă©chelle commune de dĂ©finitions. Mais en retour la rĂ©ciprocitĂ© nâest possible quâentre sujets individuels capables de pensĂ©e Ă©quilibrĂ©e, câest-Ă -dire apte Ă cette conservation et Ă cette rĂ©versibilitĂ© imposĂ©es par lâĂ©change. Bref, de quelque maniĂšre que lâon retourne la question, les fonctions individuelles et les fonctions collectives sâappellent les unes les autres dans lâexplication des conditions nĂ©cessaires Ă lâĂ©quilibre logique. Quant Ă la logique elle-mĂȘme, elle les dĂ©passe toutes deux puisquâelle relĂšve de lâĂ©quilibre idĂ©al auquel elles tendent les unes et les autres. Ce nâest pas Ă dire quâil existe une logique en soi, qui commanderait simultanĂ©ment les actions individuelles et les actions sociales, puisque la logique nâest que la forme dâĂ©quilibre immanente au processus de dĂ©veloppement de ces actions mĂȘmes. Mais les actions, devenant composables et rĂ©versibles, acquiĂšrent, en se haussant ainsi au rang dâopĂ©rations, le pouvoir de se substituer les unes aux autres. Le « groupement » nâest donc quâun systĂšme de substitutions possibles, soit au sein dâune mĂȘme pensĂ©e individuelle (opĂ©rations de lâintelligence), soit dâun individu Ă lâautre (coopĂ©ration sociale entendue comme un systĂšme de co-opĂ©rations). Ces deux sortes de substitutions constituent alors une logique gĂ©nĂ©rale, Ă la fois collective et individuelle, qui caractĂ©rise la forme dâĂ©quilibre commune aux actions sociales aussi bien quâindividualisĂ©es. Câest cet Ă©quilibre commun quâaxiomatise la logique formelle (ainsi que nous lâavons vu au chap. XI § 5).