Chapitre X.
La signification épistémologique des théories de l’adaptation et de l’évolution
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Si, à deux reprises (avec Lamarck et avec Darwin), la biologie a cru atteindre l’explication des mécanismes fondamentaux de l’adaptation et de l’évolution, elle a dû avouer depuis un recul, de telle sorte que nous ne pouvons aujourd’hui que classer les hypothèses en présence sans pouvoir analyser pour elle-même celle qui est à coup sûr la bonne. On ne saurait donc jusqu’ici parler d’un développement progressif des théories évolutionnistes au cours de l’histoire, les principales hypothèses réapparaissant périodiquement sur un pied d’égalité. Il y a là une première raison de consacrer un examen spécial à ce problème particulier de structure de la connaissance biologique.
En second lieu, si la pensée biologique fait au minimum appel à l’activité du sujet puisqu’elle réduit la déduction à son expression la plus simple au profit de la connaissance expérimentale, son intérêt épistémologique essentiel consiste en ceci que le problème biologique est au point de départ du problème psychologique et par conséquent de celui de la connaissance elle-même. C’est à cet égard que l’analyse des théories de l’évolution présente une importance majeure pour l’épistémologie : les diverses hypothèses expliquant l’évolution et l’adaptation sont à la racine même des différentes positions épistémologiques concevables. C’est sous cet angle surtout que nous les étudierons.
Le problème de l’évolution englobe nécessairement celui de l’adaptation, et effectivement toutes les théories de l’évolution quelles qu’elles soient ont donné une explication de l’adaptation. Il est vrai que tous les auteurs n’emploient pas ce vocable et que plusieurs croient même pouvoir se passer de l’idée : mais nier l’adaptation consiste encore à soutenir une théorie de l’adaptation ! Les biologistes étant, comme on l’a vu, les plus réalistes des hommes de science (au sens où le réalisme consiste à croire que l’on saisit la réalité telle qu’elle est en elle-même), il est fréquent qu’ils aient peur de certains mots ; et le terme d’adaptation est parmi ceux qui les inquiètent le plus, parce qu’il leur semble comporter un arrière-fond de finalité, ou tout au moins une solution implicite du problème de l’évolution dans le sens lamarckien. Aussi voit-on certains auteurs combattre le « préjugé de l’adaptation », alors qu’ils s’opposent simplement à certaines formes d’explication de l’adaptation en les remplaçant par d’autres. Ils n’ont pas l’air de se douter qu’en contestant a priori la valeur de la notion d’adaptation ils refusent par cela même à leur intelligence la qualité de fonction biologique adaptée et s’interdisent ipso facto la possibilité de construire une science objective. Mais, en fait, sinon en paroles, tout le monde admet l’adaptation sous une forme ou sous une autre. Dans les premières éditions de son Traité de botanique, R. Chodat proscrivait ainsi le mot d’adaptation, tandis qu’il l’a introduit dans ses éditions ultérieures ; L. Cuénot a écrit un beau livre sur Le Problème de l’adaptation, dans lequel il reconnaît le fait tout en le déclarant inexpliqué.
Nous distinguerons dans ce qui suit l’adaptation-processus et l’adaptation-état. Celle-ci se confond avec l’ensemble des relations entre l’organisme et le milieu, lorsqu’il y a survie du premier, c’est-à -dire qu’elle se réduit à la vie elle-même. Quant à l’adaptation-processus, à laquelle nous réserverons le terme d’adaptation tout court, il suffit de la définir comme le passage d’un équilibre moins stable à un équilibre plus stable entre l’organisme et le milieu pour que chacun puisse admettre son existence : en ce cas, la théorie des variations fortuites, dont les unes sont léthales tandis que d’autres survivent avec plus ou moins de succès, constitue une théorie de l’adaptation comme une autre. C’est en ce sens que nous considérons le problème de l’adaptation comme compris dans celui de l’évolution, car expliquer l’évolution revient nécessairement entre autres à faire comprendre comment certaines formes parviennent à un équilibre avec le milieu, que celui-ci joue un rôle dans la variation héréditaire ou non.
Cela dit, on est contraint de reconnaître que le problème de l’adaptation comporte lui-même, à titre de cas particulier, celui de l’intelligence et de la connaissance. L’équilibre entre l’organisme et le milieu comprend, en effet, cette forme particulière de rapports existant entre les activités cognitives (sensori-motrices, etc.) de l’organisme et les objets particuliers appartenant au milieu et qui sont objets de connaissance de la part du sujet. Plus précisément, il y a adaptation de l’organisme à son milieu lorsque l’action du premier sur le second est en équilibre avec l’action du second sur le premier : or, nous avons jusqu’ici appelé assimilation mentale l’action de l’organisme sur le milieu et accommodation l’action inverse, en admettant que la connaissance constituait justement un équilibre entre l’assimilation des choses à l’activité propre et l’accommodation de celle-ci à celle-là . De ce point de vue, l’intelligence et la connaissance constituent bien un cas particulier de l’adaptation et c’est pourquoi les théories de l’adaptation biologique préparent celles de l’intelligence et de la connaissance, dont elles préjugent même en partie.
Et, de fait, la plupart des théories de l’évolution ont abouti à des interprétations de l’instinct et de l’intelligence, implicites ou explicites. Il faut même, à cet égard, distinguer deux courants selon que les schémas explicatifs de l’évolution ont été empruntés au domaine de l’adaptation intellectuelle ou qu’ils ont été prolongés en schémas explicatifs intéressant la connaissance. C’est en suivant la première de ces directions que Lamarck, p. ex., a recouru à la notion psychologique de l’habitude pour expliquer la variation biologique et que Darwin a emprunté au domaine sociologique ou économique la notion de concurrence pour lui faire jouer le rôle que l’on sait dans son explication de l’évolution par la sélection. Mais c’est en suivant la seconde direction que ces deux auteurs ont abouti l’un et l’autre à prolonger leurs théories biologiques en explications psychologiques comportant une application épistémologique.
On comprend alors d’emblée le pourquoi de ce parallélisme entre les théories de l’évolution et les théories de l’intelligence ou de la connaissance sur lequel nous allons insister dans ce chapitre. Nous avons déjà esquissé la chose ailleurs 1 et nous nous excusons de ces répétitions auprès du lecteur, mais il est impossible de développer l’hypothèse défendue dans cet ouvrage, d’un cercle que constitueraient les sciences les unes par rapport aux autres, sans revenir d’une façon plus complète sur cette connexion entre les solutions du problème de l’évolution biologique et les hypothèses épistémologiques. Une telle connexion est, en effet, nécessaire à mettre en évidence pour faire comprendre l’interdépendance entre le réalisme auquel aboutit la pensée biologique et l’idéalisme qui procède d’une théorie de la connaissance mathématique fondée sur l’activité psychologique du sujet.
Mais une objection préalable pourrait être faite. Les théories de l’évolution étudient essentiellement l’adaptation héréditaire ; l’intelligence et la connaissance, par contre, tout en supposant un élément héréditaire qui consiste, tout au moins, en la possibilité même de leur développement, construisent ou utilisent des structures assimilatrices que certaines théories seulement considèrent comme innées, mais que la plupart des autres estiment acquises. N’existe-t-il donc pas là une dualité de plans rendant inopérante, dès le principe, toute mise en parallèle ?
En réalité, d’une part, toute explication de l’adaptation biologique est obligée de tenir compte des facteurs non héréditaires, puisque, même à supposer que toutes les structures assimilatrices de l’organisme soient déterminées par des facteurs internes sans aucune influence du milieu (ce qui signifie avec exclusion de toute hérédité de l’acquis) cette assimilation se trouve en équilibre avec l’action du milieu, c’est-à -dire avec des facteurs d’accommodation non héréditaire. D’autre part, s’il est clair que la connaissance fait tôt ou tard appel à quelque expérience, c’est-à -dire à des facteurs non héréditaires, le rapport entre l’inné ou l’a priori (que ce facteur soit considéré comme nul ou comme positif) et l’acquis dû à l’expérience est précisément conçu de façon comparable, en chaque théorie de la connaissance, au rapport entre l’activité interne de l’organisme et les influences du milieu, tel que ce rapport est compris dans la théorie biologique correspondante de l’évolution : c’est ainsi que, à l’empirisme pur, qui fait du sujet une table rase et supprime toute activité interne du sujet, correspond le lamarckisme qui, tout en admettant l’existence de caractères héréditaires, les attribue exclusivement à l’influence antérieure du milieu, supprimant ainsi toute construction endogène de la part de l’organisme. En un tel cas, on voit comment l’explication de l’adaptation héréditaire se prolonge en une explication de la connaissance non héréditaire, selon une interprétation d’une unité profonde et malgré la dualité des plans correspondant à l’adaptation raciale et à l’adaptation non héréditaire. Nous verrons qu’il en est de même pour chacun des points de vue possibles sur l’un de ces plans ou sur un autre. C’est pourquoi l’objection dont il vient d’être question ne saurait nous arrêter, étant entendu que la comparaison qui va être tentée entre le domaine biologique et le domaine psychologique ou épistémologique porte à la fois sur la structure comparée de la connaissance biologique et psychologique et sur la convergence des solutions mêmes, construites par la pensée biologique sur son terrain propre de l’adaptation héréditaire et par la pensée psychologique sur celui des adaptations individuelles de l’intelligence ou de la connaissance.
§ 1. Le fixisme vitaliste, la théorie de l’intelligence-faculté et la connaissance des universaux🔗
Il est une première manière d’expliquer l’adaptation : c’est celle des théories « fixistes » antérieures à l’évolutionnisme ou opposées à lui après sa formulation. Les espèces étant conçues comme immuables sont alors censées avoir été créées ou avoir toujours existé, mises en possession dès leur origine des organes et des activités susceptibles de les adapter à leurs milieux respectifs. En l’absence de toute évolution et de toute adaptation en devenir, les êtres vivants constituent ainsi une hiérarchie immobile, s’étendant des plus humbles aux plus élevés et disposant, selon leur rang, des procédés de connaissance adaptés de tout temps aux secteurs de l’univers correspondant à leur niveau hiérarchique (de la sensibilité élémentaire des plantes et animaux inférieurs, jusqu’à la raison humaine).
Or, cette vision des choses, qui a en fait duré (à quelques retouches près) des Anciens jusqu’à Cuvier et Agassiz, correspond en tous points à la conception que les Grecs se donnaient de l’univers entier, et non pas seulement du monde des vivants : l’ensemble des êtres, inorganisés aussi bien qu’organisés, étaient, en effet, ordonnés en une hiérarchie immuable. On peut se demander, à cet égard, si la hiérarchie cosmique des péripatéticiens, avec ses différences qualitatives de caractère physique entre les sphères de l’espace, du monde sublunaire aux sphères supérieures, a eu un point de départ biologique, ou si le processus généralisateur a suivi la marche inverse. Le biomorphisme foncier que nous avons relevé dans la physique d’Aristote (chap. IV § 7) parlerait plutôt d’une influence réciproque entre le physique et le biologique.
Cette parenté entre la hiérarchie statique des êtres vivants, admise par le créationnisme ou le fixisme en général, et la hiérarchie des formes de l’univers entier, impliquée dans la représentation du monde chez les Grecs, fait comprendre la parenté étroite du fixisme vitaliste avec la théorie de l’intelligence-faculté, prolongement psychologique du vitalisme, et avec l’hypothèse d’une connaissance directe des « universaux », prolongement épistémologique de ces mêmes attitudes de départ.
Chaque être vivant, conçu comme occupant un rang déterminé et permanent dans la hiérarchie et comme ne dérivant donc ni des êtres inférieurs ni des êtres supérieurs à lui, est, par cela même, doté d’une organisation préétablie, à la fois physiologique et mentale, permettant son adaptation directe au milieu qui l’entoure. Le principe moteur de son corps se confond ainsi, en sa source, avec le principe actif de son comportement et de sa conscience : d’où la parenté étroite entre la force vitale, qui assure les mouvements du corps, et l’âme douée de ses facultés. La hiérarchie des âmes aboutit ainsi à l’âme humaine, possédant en propre une faculté d’intelligence raisonnable ou aptitude innée à la connaissance rationnelle.
Mais en quoi consiste cette connaissance ? L’âme elle-même, constituant la « forme » du corps, chaque être, à tous les degrés de la hiérarchie (des vivants ou des corps inorganisés), participe par analogie de « formes » semblables. Ce sont ces formes que la doctrine aristotélicienne ordonne simultanément dans le domaine de la classification biologique et dans celui de la logique formelle, conçue non pas seulement comme le système des notions inhérentes à l’activité du sujet, mais surtout comme l’expression de la réalité elle-même : le réel consiste ainsi en une hiérarchie de structures formelles dont notre intelligence possède la connaissance immédiate, quant à leurs éléments généraux (les universaux), quitte à les remplir d’un contenu sensible par contact perceptif. Le platonisme projette les formes en un monde d’idées ou « formes » suprasensibles, les formes du réel leur correspondant alors grâce à un processus de « participation ». Mais, que les formes hiérarchiques soient considérées comme immanentes avec l’aristotélisme, ou comme transcendantes avec le platonisme, elles constituent dans les deux cas l’essence du réel et une essence directement accessible à notre intelligence.
La transition historique entre le vitalisme (créationniste ou simplement fixiste) et la théorie de la connaissance selon laquelle la raison humaine constitue une faculté innée d’appréhender les universaux, est ainsi constituée par la notion de « forme » principe commun de la réalité biologique et de la classification logique des êtres. Mais, indépendamment même de toute filiation historique, leur parenté interne est évidente d’un triple point de vue : leurs caractères généraux sont, en effet, à tous deux, de demeurer statiques, réalistes et formels, mais dans le sens d’une forme agissant sur sa matière causalement ou par participation et non pas par construction opératoire.
Caractère statique, en premier lieu : la négation de tout transformisme condamne le fixisme à expliquer l’adaptation par les pouvoirs internes de chaque organisme, selon sa forme spécifique, c’est-à -dire à lui prêter une force vitale, à la fois indépendante des activités de rang inférieur et douée d’une finalité propre au niveau considéré. De même, toute théorie de la connaissance qui attribue à la raison le pouvoir inné de saisir des universaux existant de toute éternité se condamne, par le caractère doublement statique de cette faculté innée et de ces universaux, à renoncer à toute construction tant interne qu’externe, et à conférer un caractère tout fait au réel en même temps qu’un caractère de finalité extrinsèque à l’acte rationnel, ou intuition de tels universaux.
En second lieu, caractère réaliste : si les « formes » que les deux théories croient atteindre sur le plan biologique et sur le plan épistémologique étaient conçues comme émanant d’une construction, c’est-à -dire d’une évolution des organismes ou d’une élaboration intellectuelle, elles apparaîtraient comme relatives à des mécanismes de transformation, correspondant à une activité du sujet connaissant ; dans la mesure où elles sont considérées comme statiques elles ne peuvent au contraire être conçues que comme existant en soi, selon un double réalisme se manifestant en biologie par une croyance à des caractères vitaux irréductibles et en épistémologie par la « subsistance » des universaux, c’est-à -dire par leur réalité indépendante du sujet.
Le troisième caractère de telles doctrines résulte des deux précédents : le formalisme auquel aboutit le fixisme en biologie et en théorie de la connaissance est une conception de la forme considérée comme une cause en soi et non pas comme un produit de construction opératoire. D’une part, l’âme ou le principe vital du corps sont des formes s’imposant à la matière à la façon d’une totalité qui agit causalement sur les parties qu’elle réunit. La « cause formelle » d’Aristote se retrouve ainsi jusque dans l’argumentation du néo-vitalisme moderne, lorsqu’il en appelle à la forme d’ensemble agissant sur les réactions physico-chimiques de détail. D’autre part, dans les diverses variétés de théories platoniciennes et aristotéliciennes de la connaissance, les formes, n’étant conçues ni comme des structures a priori de la pensée ni comme le produit de constructions opératoires, constituent par là même des causes informant simultanément le réel et notre faculté intellectuelle : de la participation platonicienne, cause de ces reflets auxquels se réduit le monde sensible et de ces réminiscences dont est faite la raison, aux universaux immanents mais agissants du réalisme logique ou logistique, les formes ont une vertu causale substituée au pouvoir opératif que les théories non statiques leur confèrent.
Qu’un tel fixisme, réaliste et formel, se présente habituellement sous les espèces d’une doctrine des essences qualitatives et logiques, c’est qu’il y a là la solution la plus simple, mais c’est probablement aussi parce que les concomitants biologiques de la théorie des universaux évoquent l’image du qualitatif. Mais on peut concevoir une doctrine parallèle de caractère mathématique, comme le prouve la tradition qui s’étend de Platon aux premiers écrits de Russell, en considérant les nombres et les fonctions comme des formes données de toute éternité et directement accessibles à l’intuition rationnelle. Seulement, la discordance entre les formes mathématiques et le qualitatif sensible conduit alors à situer les premières en un monde supra-sensible. Un tel réalisme des formes abstraites n’en demeure pas moins, comme la doctrine des universaux logiques (la pensée à la fois aristotélicienne et platonicienne des premiers travaux de Russell suffit à le montrer), issue d’une inspiration parallèle à celle du vitalisme fixiste en biologie : leur caractère commun reste la croyance en l’existence de formes à la fois immuables et agissant en tant que formes.
§ 2. Le préformisme biologique et l’apriorisme épistémologique🔗
Le fixisme se prolonge en préformisme lorsque, obligé de reconnaître la réalité d’un développement, il s’efforce néanmoins de maintenir la pérennité des formes : les formes nouvelles, apparues au cours de ce développement, sont alors conçues comme préexistant de façon virtuelle à leur apparition réelle, c’est-à -dire comme « préformées », au sens strict et étymologique du terme.
Le fixisme pur ne connaissait qu’une variété de développement : niant celui des espèces, il était bien forcé d’admettre celui des individus, d’où une certaine difficulté d’interprétation pour une doctrine contestant la réalité de toute construction et de tout changement. Le préformisme embryologique a fourni la solution de ce problème, posé au fixisme, en admettant un emboîtement des germes par préformation des nouveaux dans les anciens (voir chap. IX § 5).
Mais à partir du moment où la réalité de la transformation des espèces les unes dans les autres s’est imposée à la biologie, le problème est apparu alors dans toute sa généralité : il s’agissait pour le fixisme de concilier la permanence des formes avec le fait de l’évolution. Or, il est clair que, en ce cas comme dans celui du développement embryonnaire, la seule conciliation possible consistait à considérer l’évolution comme simplement apparente, et les formes spécifiques comme étant en réalité préformées virtuellement les unes dans les autres.
Les premières formes d’évolutionnisme ont paru exclure une telle interprétation et l’on conçoit facilement que la synthèse préformiste entre la thèse fixiste et l’antithèse transformiste n’ait pu voir le jour qu’après une longue période où cette antithèse triomphait sans plus. Tant le schéma darwinien d’une évolution par petites variations avec sélection que le schéma lamarckiste d’une évolution continue sous l’influence du milieu, attribuaient, en effet, à l’évolution une valeur de construction proprement dite, irréductible au fixisme. Avec Weissmann, par contre, on voit apparaître la synthèse, sous la forme préformiste. On sait comment Weissmann, s’opposant à la croyance lamarckienne et darwinienne d’une hérédité des caractères acquis, a développé les notions d’une continuité du plasma germinatif et d’une discontinuité radicale entre le soma et le germen. Ces deux notions une fois admises, deux possibilités s’offraient pour expliquer les caractères nouveaux et les adaptations surgissant au cours même de l’évolution : ou bien admettre des transformations endogènes dues aux perturbations de l’équilibre physico-chimique des substances germinales, c’est-à -dire des « mutations » se produisant sans liaison avec le milieu extérieur, mais de façon discontinue par rapport aux états antérieurs du germen (l’adaptation étant alors due à une sélection exercée par le milieu), ou bien imaginer une certaine préformation des formes nouvelles dans les anciennes. Weissmann lui-même s’est surtout engagé dans cette dernière direction : les « particules représentatives » et surtout les « biophores », particules ultimes, conservent éternellement les facteurs de l’hérédité au sein du plasma germinatif qui se transmet de génération en génération, et seules les combinaisons dues à la génération sexuelle sont sources de variations (sans compter l’hypothèse de la sélection germinale, introduite ultérieurement). La continuité absolue du plasma germinatif, sur lequel sont simplement greffés les organismes somatiques sans influence sur lui, assure ainsi la prédétermination de tout le matériel héréditaire.
À partir de 1900, date de la découverte des mutations et de la redécouverte de la loi de Mendel, la doctrine la plus répandue pour expliquer l’évolution a consisté à l’attribuer à de petites fluctuations discontinues, dues elles-mêmes à des causes endogènes, fortuites et sans préformation (l’adaptation étant à nouveau due à une sélection exercée après coup par le milieu). Mais, si le mutationnisme ainsi compris n’est nullement préformiste, puisqu’il fait une part à des variations spontanées et ne se limite pas à une combinatoire entre caractères élémentaires immuables, l’attitude préformiste n’en est pas moins réapparue chez de nombreux auteurs, sans toutefois donner lieu à une doctrine d’ensemble aussi cohérente que l’ancien fixisme ou que les théories purement évolutionnistes.
C’est ainsi que Bateson, faute de reconnaître les allélomorphies possibles des gènes et faute d’attribuer les mutations aux transformations internes de ces derniers, admettait la seule alternative possible d’une présence (dominance) ou d’une absence (récessivité) des gènes, ceux-ci étant donc conçus comme les porteurs de tous les caractères observables dont ils contiennent la prédétermination ou la préformation.
De Vries lui-même en est d’ailleurs venu à distinguer, à côté des mutations observables, des « prémutations » ou modifications invisibles de l’idioplasme, précédant dans le temps la mutation manifestée de façon visible 2. Or, on aperçoit d’emblée qu’un tel emploi de la notion du virtuel s’engage dans la direction du préformisme, car, à expliquer les mutations actuelles par des mutations indiscernables ou prémutations, on fait bien appel à une transformation, mais, celle-ci étant inconnaissable avant de se manifester, on est obligé de la concevoir comme la simple préformation virtuelle d’une actualisation ultérieure. Nous avons déjà insisté, en effet (chap. IV § 8), sur la différence entre l’utilisation rationnelle ou opératoire de la notion du virtuel (comme dans le principe des vitesses ou travaux virtuels en mécanique) et son utilisation arbitraire, comme dans le passage aristotélicien de la puissance à l’acte. Dans le premier cas, le virtuel n’implique aucun préformisme, mais une simple exigence de conservation : c’est ainsi que, en génétique, il est nécessaire d’attribuer une existence « latente » ou virtuelle à un caractère demeurant invisible en une génération II, mais qui était observable dans la génération I et qui réapparaît en III ; de même les « potentialités » de l’embryologie causale se réfèrent à des caractères déjà observés chez les adultes de la génération précédente et qui se transmettent à la suivante, exigeant ainsi la permanence d’un minimum de support entre deux. Par contre, dans le second cas, l’appel à la virtualité ne s’appuie que sur des caractères connus ultérieurement, et alors ce qui était simple conservation dans le virtuel de première espèce, devient préformisme.
La chose devient particulièrement nette lorsque la mutation nouvellement produite se trouve liée à la présence d’un milieu déterminé. C’est ainsi que dans ses intéressantes études sur les mutations chez les champignons, F. Chodat a découvert chez les Aspergillus, les Phoma, etc. des mutations se produisant en certains milieux seulement, et manifestant des différences selon la teneur en sucre, en azote, etc. Or, là où un lamarckien aurait vu une action directe du milieu sur la variation, F. Chodat conclut au contraire à la préexistence des caractères mutés, le milieu ayant pour seule influence de permettre le passage du virtuel préformé à l’actuel manifesté : « Sans pouvoir donner de règle certaine, signalons que la mutation n’est pas sans relations avec les conditions du milieu où elle apparaît… Pour les Phoma la mutation consiste, le plus souvent, dans l’acquisition de la faculté de disposer plus facilement des sources d’hydrates de carbone offertes à l’organisme… » Mais pour ce qui est des « causes de la mutation », « les considérants qui précèdent ne signifient pas que nous attribuons aux conditions du milieu de culture un caractère de causalité dans la mutation. Nous croyons plutôt qu’il faut considérer ce milieu comme un détecteur qui rend visible une altération préexistante. Présence ou absence de sucre, d’azote, ne sont que des obstacles où s’éprouve la santé génétique des organismes étudiés. Il y a peut-être lieu de faire intervenir ici les notions émises par De Vries concernant la prémutation » 3. Il est extrêmement frappant de comparer une telle manière de raisonner à celle des aprioristes en épistémologie : de même que Kant considérait certaines notions comme apparaissant « à l’occasion » mais non pas « sous l’effet » de l’expérience, de même le biologiste moderne découvrant une variation nouvelle en un certain milieu expérimental considère ce milieu non pas comme une « cause » mais comme un « détecteur » ; tant la notion nouvellement apparue que la variation biologique sont alors considérées comme « préexistantes », c’est-à -dire l’une comme psychologiquement a priori et l’autre comme biologiquement préformée !
Ce glissement du mutationnisme dans le sens du préformisme est non moins net dans l’évolution de la pensée de certains mutationnistes bien connus, tel que E. Guyénot. Après avoir attribué au brassage des facteurs physico-chimiques l’apparition de toutes les mutations et nié l’existence de l’adaptation sinon à titre de résultat des sélections opérées après coup par le milieu sur les variations fortuites, cet auteur a été conduit à restreindre notablement le rôle du hasard dans son explication de l’évolution. Mais, niant toujours l’influence possible du milieu sur la production des variations, tout en reconnaissant désormais par ailleurs « les innombrables réactions adaptatives des organismes vis-à -vis des modifications du milieu » 4, il en est alors venu à utiliser des concepts orientés dans la direction du préformisme tel que celui du « fonctionnement prophétique » 5 de l’organisme dans ses constructions morphogénétiques. Il conviendrait à cet égard de réintroduire les distinctions rappelées à l’instant à propos de la notion du virtuel. Un appel à la notion de fonction anticipatrice ne comporte pas en soi une concession faite au préformisme, dans la mesure où l’anticipation invoquée s’appuie soit (s’il s’agit de fonctions mentales) sur l’expérience antérieure de l’individu, soit (s’il s’agit de structures organiques héréditaires) sur un rapport antérieur avec le milieu. Mais si toute action éventuelle du milieu est écartée par principe, on voit mal comment un fonctionnement prophétique n’impliquerait pas une préformation quelconque.
Bref, l’attitude préformiste en biologie dérive historiquement de l’attitude fixiste, mais elle en diffère par le recours à deux sortes de considérations. En premier lieu le préformisme admet le changement ou la transformation des espèces les unes dans les autres. Seulement il réduit cette variation à l’état de transformation apparente, les caractères nouveaux étant en réalité déjà présents avant de se manifester, mais présents sous une forme virtuelle. En second lieu, et surtout, le préformisme ne fait appel qu’à des facteurs internes. Le fixisme, malgré ce qu’il peut sembler à vue superficielle, aboutissait toujours à expliquer les caractères d’une espèce par une cause extérieure, efficiente ou finale : dans le cas du créationnisme l’espèce était considérée comme façonnée avec tous ses caractères, par une cause première externe ; dans le cas d’un simple fixisme, l’espèce incréée possédait de tout temps ses caractères en vue de son adaptation à un milieu extérieur invariable. La force vitale attachée à chaque organisme par le fixisme n’était ainsi que l’expression soit de pouvoirs conférés du dehors par le créateur, soit de tendances dirigées, également du dehors, par les buts à atteindre. Au contraire, le préformisme est un mode d’explication ne recourant qu’à des facteurs intérieurs, les structures étant emboîtées les unes dans les autres indépendamment du milieu et se manifestant successivement à l’occasion des modifications de celui-ci mais non pas sous leur pression.
Or, il est d’un grand intérêt de constater combien ce déroulement des idées préformistes se trouve parallèle à la marche des idées aprioristes en épistémologie. En s’opposant à la doctrine aristotélicienne des formes ou des essences, Descartes découvre un nouveau mode de penser, fondé sur l’activité du sujet et sur une déduction opératoire à la fois algébrique et géométrique. Mais s’il renonce à appuyer les structures rationnelles sur des universaux subsistant en eux-mêmes, il ne se détache pas pour autant d’un certain fixisme et explique les structures les plus générales de l’esprit par des idées innées : il s’engage donc ainsi dans une direction préformiste, au lieu de chercher à lier le fonctionnement des opérations, dont il faisait lui-même un si bel usage, à une activité mentale constructive. Tandis que l’empirisme anglais, de Locke à Hume s’oriente vers cette analyse psychologique, mais en mettant tout l’accent sur la lecture empirique de l’expérience, et en réduisant alors progressivement l’activité du sujet qu’il s’agissait d’expliquer, Kant réagit dans le sens préformiste et dégage de la façon la plus systématique toutes les conséquences d’une telle attitude : son apriorisme rétablit les structures fixes auxquelles croyait le rationalisme, et, pour les mieux soustraire au devenir de l’expérience et de la conscience psychologique, il en fait des cadres préexistant à toute prise de contact avec la réalité empirique. Le processus d’élaboration de l’apriorisme en épistémologie est donc le même que celui du préformisme en biologie (bien qu’antérieur aux théories de l’évolution) : à la thèse du fixisme, et à l’antithèse constituée par le transformisme intégral de Lamarck qui attribuait les variations aux habitudes acquises sous la pression du milieu, le préformisme de Weismann opposait une synthèse soustrayant l’évolution aux actions du milieu et l’expliquant par la combinaison de caractères préexistants ; de même à la thèse du rationalisme statique, et à l’antithèse de l’empirisme de Hume, qui ramenait l’activité mentale à un jeu d’habitudes contractées sous la pression de l’expérience, l’apriorisme de Kant oppose une synthèse soustrayant la formation des notions aux influences de la réalité empirique et l’expliquant par une activité synthétique entièrement préformée.
L’analogie ne s’en tient pas à ces lignes générales. Elle se retrouve dans le détail des raisonnements au moyen desquels l’apriorisme interprète le rôle de l’expérience dans l’élaboration des notions nouvelles, au cours du développement mental ou de l’histoire, et au moyen desquels le préformisme biologique interprète le rôle du milieu dans l’apparition des variations. Un petit enfant, disait Hume, n’acquiert la notion de cause qu’en fonction de ses expériences, la causalité se réduisant ainsi à un jeu d’associations habituelles : c’est parce qu’il s’est brûlé à la flamme d’une chandelle qu’il saura que le feu produit de la chaleur. À quoi Kant répond que le lien existant entre l’expérience et l’apparition de la notion n’est pas un rapport de dépendance direct mais une relation plus complexe. Il accorde que sans l’expérience la causalité n’aurait point de contenu : c’est donc bien empiriquement que le sujet découvre cette vérité particulière selon laquelle la flamme brûle. Il accorde même que la notion de cause n’apparaît pas dans la conscience avant un contact avec l’expérience, donc avant de recevoir un contenu particulier. Mais l’expérience n’engendre pas la notion de cause en tant que telle, puisque cette notion est une condition de la lecture même de toute expérience : la notion de causalité préexiste donc à l’expérience, et celle-ci n’est qu’une occasion permettant à cette idée de cause de se manifester. Or, on reconnaît là , trait pour trait le raisonnement du préformisme en biologie. Il suffit de traduire le mot d’expérience par celui de milieu et le terme de notion par celui de variation pour retrouver les interprétations citées plus haut : le milieu n’est pas cause de la variation héréditaire, mais un simple « détecteur » permettant la manifestation d’un caractère préexistant sous une forme virtuelle ; le milieu fournit simplement ce que l’on pourrait appeler un contenu phénotypique aux variations génotypiques, mais pour ce qui est des structures héréditaires, il n’engendre rien d’autre que des occasions favorables à l’apparition de génotypes préformés dans la substance vivante. Entre la structure interne de cette substance et le milieu extérieur, il existe donc une relation semblable, ou isomorphe, à celle des cadres a priori, conçus par l’épistémologie kantienne, et l’expérience.
Il convient à cet égard de noter que, à mi-chemin entre le préformisme biologique et l’apriorisme épistémologique vient s’insérer une théorie psychologique de l’intelligence qui diffère de l’intelligence-faculté propre au point de vue fixiste de la même manière que l’apriorisme diffère de la connaissance directe des universaux. Il s’agit toujours, si l’on veut, d’une faculté, mais qui n’appréhende plus des formes ou des idées en tant qu’existant en dehors d’elle : elle les construit de l’intérieur, par réflexion sur ses propres formes. La « Denkpsychologie » allemande offre un bon exemple de cette manière de concevoir la pensée, ainsi que les analyses de Delacroix : selon toutes deux, la pensée est un miroir de la logique, mais d’une logique intérieure à l’esprit. Une telle conception psychologique assure ainsi la transition entre le préformisme biologique, prolongé en une préformation des structures mentales ou intellectuelles et l’apriorisme épistémologique.
§ 3. La théorie de l’« émergence » et la phénoménologie🔗
Les deux attitudes biologiques examinées jusqu’ici consistent, l’une à nier toute évolution et l’autre à accepter une évolution, mais à la considérer comme plus apparente que réelle et comme recouvrant en fait une préformation plus ou moins poussée. Dans ces deux cas, l’adaptation au milieu est donc due à une harmonie préétablie entre les structures héréditaires et les réalités extérieures, harmonie due, selon les thèses fixistes, à un créateur ou à une finalité ajustant du dehors l’organisme à son milieu, ou bien due, selon le préformisme, à une anticipation heureuse, analogue à celle qui permet aux aprioristes de considérer les cadres immanents à l’esprit comme correspondant d’avance à ceux du monde extérieur. Mais il est une troisième manière de se refuser à admettre l’existence d’une évolution proprement constructive, au sens opératoire du mot : c’est de substituer à une création unique, telle que l’envisage le fixisme en certaines de ses variétés, non pas seulement quelques créations discontinues (comme Cuvier en son étrange hypothèse des révolutions du globe), mais une suite de créations s’étageant par paliers soudés entre eux de façon contigüe. Les caractères nouveaux ne seront plus alors considérés comme préformés en d’autres caractères particuliers, selon une succession d’identités avec simple passage du virtuel à l’actuel, mais comme émergeant de la synthèse même des caractères précédents ; et cela non pas par composition additive, mais par une production directe et créatrice. Tel est le point de vue que Lloyd Morgan a appelé théorie de l’« émergence ». On pourrait dire, en ce cas, que l’émergence d’un caractère nouveau représente la forme la plus poussée d’un évolutionnisme radical, puisque chaque nouveauté est irréductible aux précédentes ; mais, en tant qu’elle « émerge » de leur totalité comme telle, sans construction assignable quant au détail des transformations, donc sans composition réelle, la succession de ces apparitions nouvelles revient en définitive à remplacer l’idée d’évolution par celle d’une suite d’états sui generis.
La théorie de l’émergence s’est présentée simultanément comme une philosophie naturelle d’ensemble et comme une théorie particulière de l’évolution. Du premier de ces points de vue, elle revient à affirmer, comme l’avait déjà fait Aug. Comte avec une vigueur aussi systématique, que les divers domaines de réalité, sur lesquels portent les disciplines scientifiques hiérarchisées, sont irréductibles les uns aux autres, chacun étant caractérisé par des qualités nouvelles, spécifiques d’une nouvelle synthèse et ne pouvant être ramenées à celles des synthèses précédentes. C’est ainsi, en particulier, que le domaine de la vie est conçu comme irréductible au domaine physico-chimique, la totalité sui generis qui caractérise l’être vivant ne pouvant se déduire des processus inférieurs : la vie entière « émerge » donc de la matière inorganisée à titre de synthèse nouvelle. Lloyd Morgan distingue même plusieurs paliers successifs fournis par les réalités atomique, moléculaire, cristalline, vitale 6, etc., caractérisés chacun par ses lois propres, inhérentes à la nouvelle totalité organisée qu’il manifeste.
Mais, au sein même du domaine de la vie, on assiste à une succession ininterrompue d’émergences particulières, dont chacune est irréductible aux explications mécaniques (p. 123) : elles consistent en l’apparition de formes spécifiques ou raciales nouvelles. Une forme nouvelle, surgissant par mutation, n’est donc pas réductible aux précédentes : elle n’est ni préformée en elles ni produite par une combinaison simple des éléments donnés en ces dernières, mais elle constitue une totalité originale, se superposant aux précédentes par un remaniement d’ensemble de l’équilibre des facteurs en présence, c’est-à -dire par une composition non additive mais créatrice. Le résultat d’une combinaison de plusieurs gènes, dit ainsi Lloyd Morgan après Haldane, contient plus que leurs effets respectifs. (Ibid., p. 123.)
Il en résulte que le problème de l’adaptation se présente tout autrement que dans les conceptions précédentes. Il n’est plus besoin d’harmonie préétablie, de finalité, ou d’anticipations, comme dans les théories fixistes ou préformistes. Il suffit d’admettre que les totalités nouvellement émergées englobent en un même tout la situation extérieure et la production endogène de l’organisme. Sans qu’il soit possible de réduire l’explication d’un caractère nouveau aux effets d’un facteur isolé appartenant au milieu externe (comme dans le lamarckisme), l’équilibre total qui caractérise une forme nouvelle implique une harmonisation entre toutes les influences simultanées, externes comme internes. Ainsi Lloyd Morgan admet-il la possibilité d’une hérédité de l’acquis, mais sans se prononcer sur le degré d’importance de ce facteur (p. 112 et seq.).
Les procédés de pensée en jeu dans la théorie de l’émergence sont très significatifs d’un mouvement général de l’esprit et des formes d’explications au cours de la période contemporaine. Il n’est pas difficile, en effet, de reconnaître les mêmes attitudes intellectuelles au sein de certaines épistémologies comme toutes celles qui relèvent de près ou de loin de la phénoménologie allemande.
On sait, en effet, comment la théorie de la Forme (Gestalt) ramène toute explication à une question de totalité. En un acte d’intelligence, l’organisation des rapports adaptant l’esprit à une situation nouvelle ne serait pas réductible à une composition additive, mais supposerait l’intervention de l’ensemble du « champ » comprenant les actions du sujet et les influences extérieures : l’équilibre du champ détermine alors, en fonction de lois permanentes de simplicité, de régularité, de symétrie, etc., la « forme » de la découverte intelligente. Sans que de telles formes soient de caractère a priori, dans le sens d’une préformation dans les activités antérieures du sujet, elles sont néanmoins prédéterminées par les lois générales de l’organisation des champs, ce qui situe la théorie de la Forme à mi-chemin entre le préformisme et l’émergence. Néanmoins, en ce qui concerne chaque structure nouvelle de perception ou d’intelligence (celle-ci étant définie par les réorganisations brusques du champ de la perception), il y a bien émergence par rapport aux structures précédentes, dans le sens d’une restructuration d’ensemble, englobant dans la totalité nouvelle les facteurs externes aussi bien qu’internes.
La théorie de la Forme a d’ailleurs provoqué une série de travaux portant simultanément sur les questions biologiques, psychologiques et même épistémologiques. La notion de « Gestalt » a été appliquée par Koehler aux « formes physiques » en général aussi bien que physiologiques et psychologiques. Les beaux travaux biologiques et neurologiques de Gelb et de Goldstein 7 ont porté sur le caractère indissociable du champ formé par l’organisme et son milieu, non pas dans un sens lamarckien, mais dans celui des totalités organisées selon des lois d’équilibre d’ensemble.
Mais la théorie de la Forme procède historiquement de la philosophie phénoménologique et c’est l’épistémologie phénoménologique qu’il convient avant tout de mettre en parallèle avec la théorie biologique de l’émergence. Le caractère le plus général de la phénoménologie consiste sans doute, en effet, à se refuser à toute « construction » dans le sens aussi bien de la genèse psychologique des mécanismes opératoires que dans celui de l’apriorisme kantien. Chaque réalité nouvelle, dans la hiérarchie des paliers de connaissance, est donc caractérisée phénoménologiquement, par un certain type d’« existence » qui est irréductible et se suffit à soi-même. Le propre d’une épistémologie phénoménologique consiste alors à considérer le rapport entre le sujet et l’objet, non pas comme une relation entre deux termes distincts ou dissociables, mais comme un acte unique saisissant une réalité indifférenciée. Les modes d’« existence » atteints par la connaissance, ne supposant donc ni construction préalable ni dualité entre le sujet et l’objet, sont dès lors appréhendés, non pas par une activité discursive de la raison, mais par une suite d’intuitions spécifiques. Il existe ainsi une intuition rationnelle du nombre, des intuitions du fait social, du fait juridique, etc., bref autant de formes de connaissance vécues et directes que de « structures » irréductibles entre elles ou de paliers qualitativement distincts de réalité. Les variétés de doctrines phénoménologiques dites « anthropologiques » s’attachent en particulier à saisir à titre de totalités sui generis les divers aspects de l’humain, opposés aux comportements animaux et s’insurgent plus radicalement encore contre toute tentative de construction génétique.
On saisit ainsi le parallèle qui existe entre les attitudes phénoménologistes en épistémologie, les explications « gestaltistes » en psychologie de l’intelligence et les explications émergentielles dans le domaine biologique. Dans les trois cas, il s’agit au point de départ, d’une réaction contre la construction opératoire ou la composition additive : en présence des difficultés d’une explication par le détail des rapports en jeu, et surtout en présence des échecs de toute explication atomistique dissolvant le système d’ensemble des coordinations ou des transformations opératoires au profit d’éléments artificiellement dissociés, on s’attache aux totalités comme telles en les considérant comme indécomposables et comme s’expliquant par elles-mêmes. En un tel cas, on ne peut naturellement faire dériver le supérieur de l’inférieur ou l’inverse, ni établir aucun système de transformations opératoires analysables, l’explication consistant simplement à montrer comment une nouvelle synthèse succède à une autre par rééquilibration de l’ensemble. Seule la théorie de la « Gestalt » s’est appliquée à dégager les lois précises de ces rééquilibrations, mais nous avons vu antérieurement (chap. II § 3) leur insuffisance, même sur le plan perceptif.
Il n’est pas surprenant, dès lors, que les difficultés rencontrées par ces trois types de théories se retrouvent, également parallèles, sur les trois plans biologique, psychologique et épistémologique. Dans les trois cas, en effet, le recours à la notion de totalité n’est qu’une échappatoire, du point de vue de l’explication, et ne supprime en rien le problème de la construction au sein même des totalités dont les qualités d’ensemble sont les plus spécifiques. Les analyses émergentielles, « gestaltistes » ou phénoménologiques ne sont que de bonnes descriptions et, même s’il existe des paliers de réalité dont les formes successives sont discontinues, il s’agit de rétablir la continuité en montrant selon quelles transformations constructives un ensemble est remplacé par un autre ensemble. Que la notion de totalités s’impose dans tous les domaines vitaux et mentaux, tout ce que nous avons vu de la notion du « groupement » opératoire et ce que nous verrons encore des explications en psychologie et en sociologie rend une telle assertion évidente. Mais la totalité constitue comme telle un problème, alors que l’attitude d’esprit qui a inspiré les doctrines de l’émergence, de la Gestalt et de la phénoménologie consiste à se servir de cette notion comme d’une solution. Du point de vue épistémologique, la phénoménologie tend alors, par sa logique interne qui consiste à substituer à l’explication une simple analyse descriptive, à faire primer le vécu sur le rationnel sans saisir leur union dans l’action et l’opération, et s’engager ainsi sur une voie parente de celle de l’intuition bergsonienne (dont nous reparlerons au § 7).
§ 4. Le lamarckisme et l’empirisme épistémologique🔗
Les trois types de solutions analysées jusqu’ici sont antigénétiques, ou du moins agénétiques, à des degrés divers : elles reviennent, en effet, soit à nier toute évolution de la vie et de la pensée, soit à la remplacer par une préformation ou encore par une succession d’états s’expliquant par leurs propres caractères intrinsèques. Avec les trois nouveaux types de solutions dont nous abordons maintenant l’étude, le fait de l’évolution des espèces ou de la construction mentale est au contraire reconnu comme une réalité effective qu’il s’agit d’expliquer comme telle. Or, chose instructive, les trois variétés d’explication invoquées dans l’hypothèse agénétique se retrouvent combinées avec le point de vue proprement génétique. Les trois solutions précédentes revenaient, en effet, à expliquer les caractères spécifiques en biologie ou la connaissance en épistémologie, soit par des réalités extérieures auxquelles l’organisme ou la pensée s’adaptent grâce à leur finalité ou à leurs « facultés » innées (fixisme), soit par des virtualités contenues dans l’organisme ou le sujet pensant (préformisme ou apriorisme), soit enfin par des lois d’équilibre embrassant la totalité des facteurs simultanément en jeu (émergence ou gestaltisme phénoménologique). De même l’évolution de la vie ou la construction de la raison peuvent être expliqués génétiquement soit par la pression du milieu extérieur ou de l’expérience (lamarckisme et empirisme), soit par la production de variations endogènes avec sélection après coup (mutationnisme et conventionnalisme), soit enfin par une interaction indissociable du milieu et de l’organisme ou des objets et du sujet (interactionnisme et relativisme).
Le lamarckisme offre à cet égard un modèle d’explication simple de l’évolution et trouve son exact parallèle dans une épistémologie non moins simple qui est la théorie empiriste de la construction mentale. L’une et l’autre de ces deux positions ont, d’autre part, été combattues au moyen des mêmes arguments, mais exprimés les uns dans un langage purement biologique et les autres en termes psychologiques et épistémologiques.
Le propre du lamarckisme est, en effet, de concevoir l’organisme comme une cire molle ou une table rase, selon les expressions devenues banales dans le domaine mental. Subissant passivement les influences extérieures, il ne posséderait par lui-même aucune activité interne, c’est-à -dire, en un langage biologique, aucun mécanisme de variation endogène : le seul pouvoir de l’être vivant se réduirait ainsi à la capacité d’enregistrer les actions du milieu et de conserver leurs effets. Tout organisme doit donc, selon Lamarck, chacun de ses caractères aux acquisitions faites par ses ancêtres, le propre de l’hérédité consistant essentiellement à transmettre les caractères « acquis ». Quant à cette acquisition, dont la transmission héréditaire n’est presque pas discutée par le grand fondateur de l’évolutionnisme, elle revient tout entière à une sorte d’impression des facteurs extérieurs sur l’organisme somatique lui-même. Pour expliquer le mécanisme de cet enregistrement, qui est, selon lui, à la source des variations transmises ultérieurement, Lamarck recourt à une hypothèse étonnamment semblable, jusque dans le vocabulaire, à celle des grands empiristes de l’histoire des théories de la connaissance : en présence de situations nouvelles, l’organisme est obligé de plier son fonctionnement aux conditions extérieures, et c’est l’accumulation des petites modifications introduites dans ce fonctionnement qui modifie l’organe correspondant ; autrement dit, et c’est là le langage lamarckien lui-même, l’organisme contracte, au contact des réalités extérieures modifiées, des habitudes nouvelles, et ce sont ces habitudes acquises qui se traduisent morphologiquement en variations dans les organes. « Si je voulais ici passer en revue toutes les classes, tous les ordres, tous les genres et toutes les espèces des animaux qui existent, je pourrais faire voir que la transformation des individus et de leurs parties, que leurs organes, leurs facultés, etc. sont partout uniquement le résultat des circonstances dans lesquelles chaque espèce s’est trouvée assujettie par la nature, et des habitudes que les individus qui la composent ont été obligés de contracter, et qu’ils ne sont pas le produit d’une forme primitivement existante, qui a forcé les animaux aux habitudes qu’on leur connaît » 8. En d’autres termes, les « formes » dérivent des habitudes acquises en fonction des circonstances et les habitudes ne s’expliquent pas par des « formes » préétablies. C’est ainsi que l’exercice développe les organes, tandis que le défaut d’exercice les atrophie. Réduit à la seule capacité d’enregistreur, grâce aux mécanismes de l’exercice habituel ou du non-exercice, l’organisme constitue donc bien une cire molle, sans cesse façonnée et refaçonnée par le milieu extérieur. Toute l’évolution procède de ces pressions successives : la fonction créant l’organe, il n’est pas de mystère à la complexité croissante des formes, celles-ci étant assurées de pouvoir se transmettre aux générations ultérieures, qui les développeront encore ou les feront régresser selon les circonstances.
Remplaçons maintenant le terme d’organisme par celui de pensée. Concevons le milieu extérieur sous l’angle de ce qui peut être perçu en lui par l’intermédiaire des organes des sens et appelons par conséquent « pression de l’expérience » l’action exercée par ce milieu sensible sur l’esprit du sujet. Le lamarckisme pourra, en ce nouveau langage, donner lieu à une traduction littérale et l’on obtiendra son simple duplicatum sous les espèces de l’empirisme classique. L’esprit, comme l’organisme, sera ainsi conçu comme essentiellement passif, subissant du dehors les contraintes de la réalité sensible et bornant son activité à un enregistrement des influences reçues, avec utilisation ultérieure. Aux répétitions cumulatives des actions du milieu, invoquées par Lamarck comme cause de la variation, correspondront les expériences répétées, source de toute connaissance, et l’exercice habituel, pivot du système lamarckien, se retrouvera sous la forme des associations et de l’habitude mentale, principes des seules liaisons reconnues par l’empirisme. L’explication de la causalité par Hume, en tant que fondée sur de pures habitudes sans aucune construction rationnelle interne de la part du sujet, est ainsi la simple doublure, en termes épistémologiques (et bien qu’antérieure chronologiquement), de l’explication de la variation par Lamarck, en tant que résultat cumulatif des exercices imposés par les circonstances se répétant dans le milieu, sans l’intervention d’aucune source endogène de transformation.
Sans doute faut-il distinguer ici deux traductions différentes de la biologie lamarckienne dans le domaine de l’intelligence et de la connaissance. En premier lieu, on peut considérer le seul développement individuel, c’est-à -dire la construction mentale qui conduit de la naissance jusqu’à la raison adulte. La conception empiriste rigoureuse de la table rase conduit alors à concevoir le stade initial de cette évolution ontogénétique de la pensée comme dépourvue de toute tendance innée. Le lamarckisme n’est alors susceptible de traduction psychologique que dans la mesure où il fournit une explication de la variation ou de l’acquisition, abstraction faite de la transmission héréditaire des caractères acquis. C’est ordinairement en ce domaine restreint qu’il faut entendre ce que nous disions à l’instant. C’est même en ce sens limitatif que le parallèle est le plus intéressant, car il arrive souvent alors que les auteurs demeurent étrangers à toute comparaison consciente, présentant à leur insu les mêmes manières de pensée soit dans le domaine de l’évolution des êtres organisés, soit dans celui du développement de l’intelligence individuelle.
Mais il peut naturellement arriver aussi que l’on applique, mais cette fois consciemment, le lamarckisme à l’évolution mentale de la race. En ce cas le mécanisme des acquisitions demeurera le même, mais les habitudes intellectuelles acquises seront regardées comme susceptibles de transmission héréditaire. Il s’ensuivra que l’enfant à sa naissance ne sera plus comparé à une table rase, mais se trouvera en possession de mécanismes mentaux innés. Seulement, quoique transmis héréditairement, ces mécanismes seront conçus comme des résidus d’expérience ancestrales, et, du point de vue de l’épistémologie générale, ils relèveront donc d’un même empirisme, simplement généralisé : seule la psychologie de l’intelligence de l’enfant diffèrera ainsi entre ce qu’on pourrait appeler l’empirisme racial et l’empirisme individuel, mais les conséquences épistémologiques en seront exactement les mêmes. C’est ce que l’on aperçoit bien dans le système de H. Spencer.
Examinons maintenant les objections adressées tant au lamarckisme qu’à l’empirisme épistémologique. Si la correspondance terme à terme entre les thèses lamarckiennes et les thèses associationnistes ou empiristes est exacte, il faut s’attendre à la retrouver entre les objections elles-mêmes, adressées à ces deux sortes d’interprétations. Mais l’étonnement réapparaîtra cependant lorsque l’on constatera combien ce parallélisme est en général peu conscient. Un grand nombre de biologistes familiarisés avec les critiques adressées au lamarckisme et partageant eux-mêmes avec une entière conviction les opinions anti-lamarckiennes aujourd’hui courantes, ne verront aucun illogisme à soutenir, dans le domaine de la connaissance et de la philosophie des sciences, un empirisme radical, comme si l’intelligence pouvait alors, contrairement au reste de l’organisme, ne posséder aucun pouvoir d’activité interne, et se borner à refléter passivement les associations acquises en fonction de l’expérience extérieure.
Il est vrai qu’en ce cas il s’agit de développement individuel. Or, si anti-lamarckien que l’on soit en ce qui concerne l’évolution des espèces elles-mêmes et la production des génotypes, on peut accorder à Lamarck que ses schémas explicatifs s’appliquent souvent à la production des phénotypes, toute la question de l’hérédité de l’acquis étant réservée. Dans le cas des Limnées que nous avons étudiées (chap. IX § 3), chacun accordera que les morphoses contractées habitant les grands lacs sont dues à l’action des vagues agissant de façon continue durant le développement individuel : ces « circonstances » extérieures sont bien alors productrices d’« exercice » et d’habitudes motrices qui s’inscrivent sur la forme de la coquille, c’est-à -dire dans la morphogenèse phénotypique. Ce que les anti-lamarckiens contesteront, c’est simplement que de tels phénotypes dus à l’action du milieu et aux habitudes acquises puissent se fixer héréditairement sous la forme de génotypes. On dira donc qu’il n’existe aucune contradiction à être anti-lamarckien en biologie et empiriste en épistémologie, étant entendu que la connaissance est relative aux mécanismes individuels du développement, donc à un processus phénotypique, et non pas aux mécanismes hérités ou génotypiques. Mais la question est précisément de savoir s’il en est ainsi, et il est curieux que l’on puisse être à la fois anti-lamarckien et empiriste sans avoir l’idée de la poser ! Or, de même que les phénotypes, tout en étant relatifs au milieu qui les conditionne, le sont également aux génotypes permettant leur formation, de même l’intelligence, qui s’accommode à l’expérience d’une manière analogue à celle dont un « accommodat » phénotypique subit l’influence du milieu, dépend par ailleurs de facteurs de coordinations internes susceptibles de l’orienter et conditionnant sa façon d’assimiler le réel (facteurs nerveux de maturation et d’exercice, etc.). Il est donc bien contradictoire d’être à la fois anti-lamarckien en biologie et empiriste en épistémologie et il est réellement étonnant de constater combien cette contradiction est en général peu sentie par les biologistes eux-mêmes.
Cela dit, on sait assez les objections qu’a rencontrées le lamarckisme de la part de la génétique expérimentale. La principale est que l’on n’a pas, jusqu’à ces derniers temps, réussi à mettre en évidence, de façon décisive, la transmission héréditaire des caractères acquis. Malgré les milliers d’expériences qui ont permis de produire en laboratoire des morphoses phénotypiques de tout genre, on n’a pas constaté, de façon générale, que ces « accommodats » se fixent héréditairement sous la forme de génotypes. Tel est le fait brutal. D’où la conclusion tirée par la plupart des biologistes contemporains : qu’il n’existe aucune hérédité des caractères acquis sous l’influence du milieu. Certains esprits plus prudents, se rappelant notre ignorance complète dans le domaine de l’hérédité cytoplasmique et dans ses rapports avec l’hérédité chromosomique, se rappelant au surplus que l’on ne saurait démontrer par l’expérience la non-existence d’un fait, se bornent à soutenir ceci : à supposer que le milieu soit susceptible de provoquer des variations héréditaires, c’est en tous cas en fonction de facteurs et selon des conditions impliquant des seuils de durée ou d’intensité, facteurs et conditions qui ne peuvent ou n’ont pu être atteints jusqu’ici en laboratoire. Cette conclusion n’exclut donc pas la possibilité d’une hérédité de l’acquis intervenant de façon limitée dans la nature, mais, que l’on adopte cette position réservée ou que l’on s’aventure à une négation définitive, il reste évident, dans les deux cas, que l’organisme ne saurait présenter la plasticité illimitée à laquelle croyait Lamarck : l’organisation héréditaire, productrice de génotypes, ne reçoit pas sans discontinuer les empreintes du milieu, mais elle constitue, au contraire, un système d’activités ou bien entièrement refermées sur elles-mêmes, ou en tout cas assez puissantes pour assimiler à leur manière les influences externes.
En ces conditions, on ne saurait attribuer, ni la variation ou évolution des espèces, ni l’adaptation héréditaire, au simple exercice imposé par le milieu extérieur. Le milieu, s’il intervient, ne saurait être considéré que comme un facteur parmi d’autres, et les facteurs internes sont au moins aussi importants que lui. Telles sont les réserves qui s’imposent aujourd’hui vis-à -vis de l’hypothèse lamarckienne.
Or, il est d’une évidence qui ne laisse rien à désirer que le genre de difficultés rencontrées par le lamarckisme trouve son exact parallèle dans les difficultés présentées par l’empirisme épistémologique. Dès les débuts de l’empirisme, on a pu lui répondre que la connaissance n’a rien de passif et que l’esprit n’est point une cire molle. À l’adage sensualiste, selon lequel tout ce qui est dans l’intelligence a préalablement passé par les sens, Leibniz a fait l’objection célèbre nisi ipse intellectus, qui revient à opposer l’activité opératoire à la passivité de l’expérience sensorielle, de la même manière que la biologie contemporaine oppose l’activité des facteurs génotypiques aux influences du milieu productrices de phénotypes. Le rôle secondaire de la sensation et des associations passives dans la déduction rationnelle est ainsi comparable au rôle des « accommodats » non transmissibles dans la production des variations héréditaires. D’une manière générale, l’apriorisme statique d’abord, puis le rationalisme dynamique de la philosophie des sciences actuelle ont opposé à l’empirisme la considération de l’activité du sujet, façonnant les objets autant qu’elle s’accommode à eux, selon des arguments parallèles à ceux au moyen desquels la biologie a souligné le rôle des facteurs endogènes par opposition à la passivité de l’organisme à laquelle croyait le lamarckisme.
Ces objections d’ordre épistémologique adressées à l’empirisme se sont trouvées confirmées par la réfutation progressive de l’associationnisme sur le terrain de la psychologie expérimentale. L’intelligence, a-t-on pu montrer par l’expérience elle-même, est essentiellement une activité et non pas un simple système d’images ou de connexions associatives passivement subies. Le rôle de la maturation, mis en évidence par la neurologie et la psychologie clinique interne du développement intellectuel limitant et canalisant les influences extérieures dues à l’expérience, cette maturation ainsi que le rôle initial des réflexes héréditaires dans l’activité sensori-motrice, qui est à la source des premières formes d’intelligence, se traduisent par ce fait capital que l’intelligence n’est jamais accommodation pure aux réalités extérieures, mais assimilation de celles-ci aux activités du sujet.
Ainsi le rôle respectif de l’assimilation et de l’accommodation dans le processus de la connaissance fournit l’équivalent épistémologique de ce que sont l’activité génotypique et la formation des « accommodats » phénotypiques sur le terrain de la génétique biologique. Même en ce qui concerne le développement individuel de l’intelligence, indépendamment des questions d’hérédité intellectuelle, on retrouve donc dans le fait de l’assimilation mentale (qui remonte jusqu’à l’assimilation réflexe ou incorporation des objets aux schèmes moteurs déjà montés héréditairement) l’équivalent de ces facteurs d’activité du sujet ou de l’organisme, négligés par Lamarck au profit des facteurs d’accommodation pure. Jamais l’esprit ne copie simplement l’objet, puisqu’il l’assimile à ses schèmes, de même que jamais une variation phénotypique n’est indépendante du génotype de l’individu considéré, et que, a fortiori, jamais une variation héréditaire ne se produit sans l’intervention des facteurs endogènes donnés antérieurement et auxquels sont assimilées les influences éventuelles du milieu.
En bref, les thèses de l’Essai sur l’entendement humain, dans lequel Locke, s’opposant à Descartes, faisait de l’esprit un simple récepteur, du Traité de la nature humaine, dans lequel Hume en 1740 explique la connaissance par l’habitude et l’association, et de la Philosophie zoologique, que Lamarck consacrait en 1800 à son explication de l’évolution par l’action du milieu, se trouvent être étrangement solidaires dans leurs affirmations et leurs insuffisances, examinées à la lumière des faits biologiques et psychologiques actuellement connus ; cette convergence n’est pas l’une des moindres garanties de la possibilité de constituer aujourd’hui une épistémologie scientifique.
§ 5. Le mutationnisme et le pragmatisme conventionnaliste🔗
Par réaction contre le lamarckisme et à la suite des découvertes expérimentales vérifiant la loi de Mendel et mettant en évidence la production spontanée de mutations brusques, s’est développé tout un mouvement d’interprétation qui a conquis en certains milieux la quasi-unanimité des esprits et dont on constate seulement aujourd’hui les premiers signes de déclin. Mais pour juger de ce « mutationnisme », il convient de distinguer soigneusement deux choses : d’une part la doctrine que l’on désigne ainsi, et qui consiste en une théorie explicative parmi d’autres possibles ; en second lieu, le fait expérimental constitué par l’existence des mutations, lesquelles peuvent être expliquées de différentes manières. Le principe de l’interprétation « mutationniste », au sens doctrinal du mot, se réduit alors à une double affirmation : les mutations se produisent en vertu de transformations internes des substances germinales, sans influence du milieu extérieur, mais ces mutations, ainsi considérées comme fortuites par rapport au milieu, sont sélectionnées après coup par celui-ci ; les mutations létales disparaissent automatiquement, tandis que les mutations dont les caractères se trouvent par hasard compatibles avec le milieu, subsistent seules (l’adaptation n’étant pas autre chose que le résultat de ce triage).
Ce double schéma de la variation fortuite et de la sélection après coup est déjà , en partie, présent dans l’œuvre de Ch. Darwin, mais à deux nuances près. D’une part, Darwin, qui a eu le mérite de prévoir explicitement la possibilité de variations fortuites, admettait cependant l’hérédité des caractères acquis, sans toutefois lui faire jouer le rôle essentiel qui lui était dévolu dans la doctrine de Lamarck. D’autre part, Darwin invoquait surtout, sous le nom de sélection, la sélection entre espèces et entre individus due à la concurrence et à la « lutte pour la vie ». Sans exclure la sélection opérée par le milieu lui-même, il faisait jouer un rôle exagéré à la concurrence dans le mécanisme de la sélection et on a pu montrer depuis le peu d’importance d’un tel facteur. Mais l’idée darwinienne de sélection comportait une généralisation possible dans le sens d’une sélection due au milieu entier, et c’est dans cette direction que s’est engagé le mutationnisme, étant entendu que cette sélection n’explique alors pas la variation comme telle, mais seulement la survie des variations viables.
Le premier dogme de cette doctrine contemporaine est donc la production purement endogène des variations nouvelles. Il faut d’ailleurs s’entendre sur ce point. On a pu montrer que certains agents tels que la température, les rayons X ou les rayons ultra-violets peuvent déclencher la production de mutations 9. Mais il ne s’agit là , selon le mutationnisme, que de processus d’accélération ou de déclenchement : ces facteurs mettent simplement en action un mécanisme interne qui aurait pu fonctionner de lui-même et qui est la véritable cause des mutations observées ; il n’existe, en particulier, aucune relation précise entre la morphologie des mutations produites et la nature des facteurs déclencheurs ou accélérateurs. D’autre part chacun sait que l’alcool ou d’autres toxines peuvent donner lieu à des maladies dites héréditaires parce qu’elles se transmettent pendant quelques générations. Mais il ne s’agit pas là d’un mécanisme proprement génétique, parce que ces caractères nosologiques ne sont pas stables : il y a simplement intoxication du germe par pénétration directe des substances toxiques dans les cellules germinales, et cette intoxication s’éteint d’elle-même après quelques générations à la manière d’une intoxication somatique à durée limitée.
Les mutations, étant dues par hypothèse à de simples modifications physico-chimiques internes, sont donc conçues comme fortuites par rapport au milieu extérieur et aux influences qu’il exerce sur le soma. Cela va de soi puisque, le hasard étant l’interférence de séries causales indépendantes, une interprétation rendant la production des mutations indépendante du milieu aboutira nécessairement, sous réserve d’une harmonie préétablie ou d’une finalité contradictoires avec la causalité physico-chimique assignée aux mutations, à la notion du caractère fortuit de celles-ci à l’égard du milieu.
Une fois la mutation produite, on comprend d’autre part aisément le mécanisme de sélection qui déterminera sa survie ou sa disparition. Soit, p. ex., la mutation ayant conduit à rendre la taupe aveugle (caractère que Lamarck attribuait au non-fonctionnement de l’organe) : automatiquement les taupes aveugles disparaîtront de la surface du sol où elles seront victimes et de leurs ennemis (rapaces, etc.) et de leur incapacité à trouver les conditions propices de nourriture ; par contre les taupes aventurées sous terre y survivront parce qu’échappant à ces causes de destruction. La mutation fortuite donne donc lieu à une sélection après coup (c’est-à -dire après sa production) de la part du milieu en général, sans que l’adaptation résulte d’une action de ce milieu sur la mutation elle-même. On demandera peut-être pourquoi le fait même de vivre sous terre en tant que comportement psychologique, a pu alors donner lieu à une fixation héréditaire, c’est-à -dire à un instinct : le mutationnisme répondra que les instincts comme tous les caractères héréditaires sont dus à des mutations fortuites et que seuls les individus en possession de propriétés génétiques réglant leur comportement de façon à vivre sous terre ont ainsi survécu, à l’exclusion de ceux que leurs réflexes poussaient à grimper aux arbres ou à courir à ciel découvert.
Transposons maintenant ce double schéma, de la variation fortuite et de la sélection après coup, dans le domaine du développement de l’intelligence, chez l’individu ou dans l’histoire de la pensée. Les variations fortuites seront alors représentées par les productions endogènes de l’intellect ou de la constitution sensori-motrice. C’est ainsi que H. Poincaré attribuait en partie la notion des trois dimensions de l’espace au fait que nous sommes pourvus d’organes d’équilibre prévoyant ce nombre particulier (les trois canaux semi-circulaires), et non pas deux ou quatre comme il serait possible géométriquement. De même Claparède, dans sa théorie du « tâtonnement », attribue la formation des premières hypothèses à des implications endogènes données dès le premier contact avec l’expérience, mais dont le mécanisme implicateur serait à considérer comme antérieur aux répétitions empiriques. Ces attitudes initiales sont donc fortuites par rapport au milieu (à l’expérience) et déterminées du dedans par la structure de l’organisme ou de la pensée. Quant à la sélection après coup, elle sera alors l’expression des contraintes de l’expérience, c’est-à -dire des succès ou des échecs qui éliminent les hypothèses non fructueuses et retiennent celles qui se révèlent commodes, utiles ou simplement conformes aux données de fait.
Ainsi la théorie de l’intelligence fondée sur les essais et erreurs ou sur le tâtonnement n’est que l’application psychologique du même schéma qui inspire en biologie le mutationnisme, soit qu’il conserve l’intelligence seule soit même qu’il remonte jusqu’aux structures sensori-motrices de l’organisme. Quant à la doctrine épistémologique qui prolonge cette conception de l’intelligence, ce sera naturellement le pragmatisme en philosophie générale et le conventionnalisme en philosophie des sciences.
Examinons de ce point de vue, le conventionnalisme de Poincaré 10 (d’ailleurs modéré chez lui de quelque apriorisme, de même que le mutationnisme biologique glisse fréquemment, comme nous l’avons vu au § 2, dans la direction du préformisme) : les grands principes de la science ne sont que des « conventions » dictées par la structure à la fois de nos organes (espace, etc.) et de notre intelligence (conservation, etc.), et présentant un caractère « commode » parce que satisfaisant notre esprit tout en s’adaptant à l’expérience. Quant à cette adaptation, Poincaré l’attribue à une série de « coups de pouce », comme il dit familièrement, c’est-à -dire précisément à une sélection après coup : on puise dans l’expérience ce qui correspond aux idées préconçues et on s’arrange à n’être pas contredit en ne retenant de celles-ci que ce qui peut s’accorder avec toute expérience possible.
Le pragmatisme constitue, sur le plan de l’épistémologie philosophique en général le prolongement de ce conventionnalisme scientifique. Il n’y a pas de vérité en soi (pas plus qu’il n’y a d’adaptation directe pour le mutationnisme) : il n’existe que des réussites ou des échecs. L’idée vraie est celle qui satisfait nos besoins instinctifs (origine endogène) et aboutit à une action efficace (sélection après coup au contact du réel). Le pragmatisme lui-même est rattaché à l’apriorisme par des liens de filiation continué (W. James était le disciple du néo-kantien Renouvier et a traduit l’a priori en termes d’actions utilitairement efficaces 11), comme le mutationnisme contemporain au préformisme de Weissmann.
Le parallélisme de ces schémas, explicatifs est d’autant plus frappant qu’il n’a existé entre le pragmatisme, le conventionnalisme et la théorie du tâtonnement, d’une part, et le mutationnisme biologique, d’autre part, aucune espèce d’influence réciproque, beaucoup moins qu’entre le lamarckisme et l’empirisme ou même qu’entre le préformisme et l’apriorisme. Cependant, comme en ce qui concerne les autres grandes solutions examinées jusqu’ici, le parallèle entre l’attitude biologique et l’attitude épistémologique correspondante (et cela même lorsque les auteurs n’ont aucune conscience de cette correspondance ou adoptent une interprétation épistémologique contradictoire avec leurs théories biologiques) se poursuit non pas seulement entre les thèses comme telles mais entre les objections auxquelles ces thèses ont donné lieu sur le double terrain de la vie et de la pensée.
En ce qui concerne le mutationnisme biologique, on conçoit d’emblée que la grande difficulté, pour une telle explication lorsqu’elle est généralisée à l’évolution entière, est le rôle, étonnamment disproportionné par rapport à son pouvoir réel, qu’elle fait jouer au hasard. Que le hasard domine les petites mutations transformant un œil noir en un œil rouge, allongeant ou raccourcissant les dimensions d’un organe, supprimant même la vision ou les membres, etc., cela se conçoit aisément. Mais que le hasard ait présidé à la formation des espèces, depuis les Protozoaires jusqu’aux Vertébrés supérieurs, il y a là une difficulté analogue à celle que signale E. Borel de faire sortir toute l’œuvre de Victor Hugo d’un brassage continuel des lettres de l’alphabet.
La théorie de l’hérédité a été conduite à distinguer l’hérédité « spéciale » ou chromosomique liée aux substances nucléaires et dont les combinaisons conditionnées par l’amphimixie produisent les variations propres aux races et aux sous-espèces, et l’hérédité « générale » liée au cytoplasme porteur des caractères génétiques et d’ordre supérieur. Il n’est donc nullement prouvé que les lois intranucléaires s’appliquent à l’hérédité des grands types d’organisation ou genres et espèces eux-mêmes, et le mutationnisme a singulièrement extrapolé nos connaissances rudimentaires actuelles jusqu’à en tirer une explication aussi générale. Cela est d’autant plus vrai que seule une connaissance précise des interactions entre les facteurs chromosomiques et les facteurs cytoplasmiques permettra sans doute de résoudre le problème de l’influence du milieu, en même temps que celui des rapports entre l’ontogenèse et les mécanismes génétiques.
D’autre part, la solution du problème de l’adaptation, même sur le plan des petites variations raciales, a été singulièrement compliquée par le mutationnisme au lieu d’en recevoir la lumière. Sans doute un grand progrès a-t-il été accompli en ce sens que nous savons dorénavant distinguer des adaptations réelles les adaptations apparentes dues à une simple sélection après coup. Nous ne serons plus tentés comme Lamarck d’attribuer le long cou de la girafe à l’habitude de brouter les feuilles des arbres (surtout que la girafe broute souvent les herbes malgré la difficulté qu’elle en éprouve). Mais, une fois écartées les adaptations par sélections après coup, peut-on résoudre le problème de l’adaptation en général en niant tout rapport de convenance entre certains organes héréditaires et les conditions correspondantes du milieu ? L. Cuénot, qui nie l’hérédité de l’acquis, a cependant écrit un livre remarquable 12 où il distingue les préadaptations ou variations fortuites avec sélection exercée par le milieu, et les adaptations véritables, dont il établit la réalité par des considérations statistiques. Or, faute de toute hérédité susceptible d’enregistrer les actions du milieu, il n’a pas de solution à nous proposer à leur sujet : l’adaptation est un fait, dit-il, mais inexplicable dans l’état actuel des connaissances. C’est là reconnaître clairement l’impuissance du mutationnisme. De même Caullery résume la situation actuelle par une formule frappante : nous ne connaissons expérimentalement que deux types de variations, celles qui sont adaptatives mais non héréditaires (les phénotypes), et celles qui sont héréditaires mais n’ont rien d’adaptatif (les génotypes) !
C’est pourquoi, lorsque lassés de tout attribuer au hasard, les mutationnistes font une concession à la réalité de l’adaptation, mais sans céder en rien sur la possibilité d’une action héréditaire du milieu, ils sont entraînés sur la voie du préformisme. Seulement, il ne serait pas difficile de montrer que, dans cette région mitoyenne entre le mutationnisme et le préformisme, on se réfère en réalité implicitement à une interaction entre l’organisme et le milieu. Lorsqu’avec Cuénot on parle d’adaptation, sans vouloir l’expliquer, ou d’une « ontogenèse préparante du futur », lorsqu’avec Guyénot (dans sa manière actuelle) on parle également de réactions adaptatives et d’un « fonctionnement prophétique » de l’organisme, on s’enferme, en effet, dans une alternative : ou l’on maintient l’impossibilité de toute hérédité de l’acquis, et de tels termes signifient alors harmonie préétablie et préformation, ou l’on se refuse à un préformisme qui recule simplement les difficultés et l’on fait appel implicitement à une interaction entre l’organisme et le milieu : en effet, anticiper un accord avec le milieu, c’est déjà en subir l’influence !
Or, il est une considération qu’oublient souvent les mutationnistes, lorsqu’ils attribuent tout au hasard ou s’engagent dans la direction préformiste, et une considération qui, à vouloir l’approfondir, est de nature à éclairer les rapports les plus essentiels entre l’organisme et le milieu. Si tout est hasard et sélection après coup, les notions fondamentales de l’intelligence, qui plongent leurs racines jusqu’en cette région sensori-motrice reliant la vie mentale à l’organisme, sont alors elles-mêmes de source fortuite par rapport à l’expérience. Il en résulterait que la science, qui est la plus belle des adaptations de l’organisme humain au milieu extérieur, ne serait adéquate à son objet que dans la mesure où elle constituerait une accommodation phénotypique, et demeurerait un produit du hasard dans la mesure où ses notions fondamentales expriment notre structure mentale héréditaire ! Par voie de conséquence le mutationnisme serait une doctrine plus ou moins fortuite, c’est-à -dire travaillant au hasard, dans la mesure où elle s’appuie sur la raison. À quoi les mutationnistes prudents répondront que la raison est bien adaptée au réel, mais sans que l’on sache comment. D’où alors le même dilemme : ou bien cette adaptation résulte d’une harmonie préétablie entre des cadres a priori et l’expérience, et nous revoilà dans le préformisme, ou bien il y a interaction entre le milieu et l’organisme, ce qui nous conduit à l’interactionnisme.
Si nous examinons auparavant les objections auxquelles a donné lieu le conventionnalisme en épistémologie des sciences, nous retrouvons les mêmes difficultés, car, ou bien la convention se réduit à l’arbitraire, c’est-à -dire au hasard traduit en termes psychologiques, ou bien les soi-disant conventions n’en sont pas en réalité. Si tout est convention, a répondu L. Brunschvicg à Poincaré, le mot de convention perd sa signification, puisqu’une convention est essentiellement relative à ce qui n’est pas conventionnel. Il y a donc adaptation proprement dite en science comme en biologie et c’est ce qu’atteste précisément l’application de la notion d’espace à la physique. Alors que Poincaré, fidèle à son conventionnalisme, estimait dénuée de signification la question de savoir si l’espace de l’expérience est euclidien ou non, puisque ce sont là de simples traductions de l’expérience, plus ou moins commodes par rapport au caractère fortuit de nos organes et de notre constitution, l’évolution de cette même théorie de la relativité à la création de laquelle Poincaré avait contribué (et qu’il aurait peut-être achevée sans son conventionnalisme) a fini par décider en faveur de l’espace riemanien : elle a donc montré par là que l’élaboration des schémas spatiaux constitue une adaptation proprement dite, et non pas seulement le résultat de décisions arbitraires par rapport au réel, avec sélection après coup selon un principe de simple correspondance globale.
Quant à la théorie pragmatique en général, sa subordination du vrai à l’utile ou au succès a conduit à un simple irrationalisme. Ou bien l’action invoquée par le pragmatisme aboutit à des opérations cohérentes (comme chez Dewey) et nous revenons à la raison, mais également à une adaptation dépassant le commode et le pratique, ou bien l’action reste subordonnée à son succès comme tel, détaché de toute adéquation durable au réel et de toute cohérence formelle, et nous tournons le dos simultanément à l’opération et à la raison, au profit d’« existences » rappelant celles de la phénoménologie, mais ayant au moins le mérite de reconnaître leur caractère subjectif et utilitaire.
§ 6. L’interactionnisme biologique et épistémologique🔗
Si le lamarckisme, en expliquant toute variation par la pression exclusive du milieu extérieur se heurte aux difficultés inhérentes à la transmission des caractères acquis, et si le mutationnisme, en niant toute influence du milieu sur les mécanismes héréditaires se heurte à la difficulté inverse d’une impossibilité d’expliquer l’adaptation, ne peut-on pas concevoir une attitude intermédiaire faisant simultanément la part des productions endogènes de l’organisme et des influences du milieu, mais en subordonnant celles-ci à la considération de seuils d’intensité, de durée, etc. qui exprimeraient la résistance propre des mécanismes internes aux influences du dehors ? Une telle thèse reviendrait donc à dire que, si tous les phénotypes ne se transforment pas en génotypes comme le voulait Lamarck, certains parviendraient cependant à se fixer héréditairement.
Or, une telle affirmation qui, il y a quelques années encore, aurait paru relever de la spéculation pure, peut aujourd’hui s’appuyer sur deux groupes de faits. Le premier, et de beaucoup le plus important, est la production expérimentale des mutations au moyen de composés chimiques. Tandis que, jusqu’ici, on n’était parvenu à déclencher l’apparition de mutation que par l’intermédiaire de radiations (rayons X, etc.) désorganisant en partie la substance germinale, un certain nombre de chercheurs (Auerbach et Robson, Demerec, etc.) ont réalisé des mutations chez les bactéries, notamment dans le cas de l’Escherichia coli, au moyen de diverses substances, comme le sodium desoxycholate, etc. 13 Or, contrairement à l’objection de certains mutationnistes, il semble avéré que les bactéries soient susceptibles de reproduction sexuée et que les résultats observés sur elles aient ainsi une portée générale. D’autre part, les mêmes substances introduisent également des changements dans le patrimoine génétique des Drosophiles. On se trouve ainsi au début de travaux de la plus haute importance quant à l’analyse de l’organisation structurale et de la modification des gènes.
En second lieu, il est possible de mettre en évidence, dans quelques cas privilégiés, la fixation de certains phénotypes en génotypes, même si le processus d’une telle fixation demeure encore complètement mystérieux. C’est ce que nous avons tenté en étudiant les races lacustres de Limnæa stagnalis dont il a été question précédemment (chap. IX § 3). Une fois établi que cette espèce de Mollusques aquatiques vivant habituellement dans les marais donne naissance à des phénotypes agités dans l’eau des grands lacs, à cause des actions mécaniques exercées sur l’ouverture de la coquille et sur la spire, nous avons cherché à déterminer si les plus contractés de ces accommodats correspondaient à des races héréditairement stables présentant un caractère analogue. La question est d’autant plus intéressante que l’histoire postglaciaire de ces formes nous est bien connue : aux endroits mêmes où se trouvent aujourd’hui les variétés contractées vivaient encore, au néolithique, les formes allongées analogues à celles des marais ou de la zone sublittorale des lacs actuels, la contraction s’étant donc constituée entre le néolithique et nos jours.
Or, l’élevage de cinq à six générations de différentes variétés de Limnæa stagnalis (ainsi que leur sélection jusqu’à l’état de lignées pures et leur croisement conforme aux lois mendéliennes) a pu mettre en évidence l’existence de cinq races distinctes : trois d’allongement décroissant, que nous appellerons A, B et C, une quatrième assez contractée (D) et une cinquième très contractée (E) sortant, pour les trois quarts des individus élevés en aquarium, des limites extrêmes de contraction (dernier millésile) des formes observées en eaux tranquilles 14.
Le fait essentiel est que cette race E, la plus contractée, est précisément issue des populations les plus contractées en nature, vivant sur les plages caillouteuses les moins inclinées et les plus agitées du lac de Neuchâtel. La race D correspond aux plages moins agitées (et plus inclinées) du Léman. Quant aux races A, B et C, ce sont celles des marais, susceptibles cependant de vivre dans les lacs où elles donnent des phénotypes semi-contractés dans des milieux d’agitation variable ; il arrive aussi que, dans les endroits plus exposés, elles aboutissent à des phénotypes aussi contractés que ceux de la race D (ou même parfois E), mais naturellement sans aucune fixation héréditaire.
Cela dit, on voit en quoi consistera l’interprétation mutationniste. Elle insistera d’abord sur le fait que rien ne démontre une parenté génétique entre le phénotype contracté observé en eau agitée et le génotype contracté de race E qui semble lui correspondre parce que présentant les mêmes caractères morphologiques. La gamme des variations possibles d’une espèce étant faible, dira-t-on, on peut fort bien trouver par hasard un génotype dont la forme coïncide avec celle d’un phénotype sans que les deux formes semblables soient dues à la même cause : le fait que le milieu lacustre produise des phénotypes contractés n’exclut donc en rien que la race de ces mêmes individus soit par ailleurs contractée pour des causes toutes différentes. Pour démontrer le passage du phénotype au génotype la seule méthode sûre consisterait donc à créer en laboratoire un phénotype contracté dans un agitateur (ce que nous avons fait), puis à démontrer que ce caractère acquis se transmet aux générations suivantes (ce qui donne un résultat négatif). À quoi nous répondrons que s’il a fallu attendre dans la nature les quelque 10 000 ans qui nous séparent du premier peuplement des lacs pour que la race E se constitue, il n’est pas surprenant que l’on ne voie rien se transmettre dans la descendance de phénotypes créés en laboratoire. Mais ici le mutationniste fait un raisonnement étrange : si l’on ne voit rien en un an, alors 10 000 × 0 donneront toujours zéro ! Or, sans invoquer autant de choses invisibles qu’en supposent les notions de virtualité, de prémutation, de caractères préexistants, etc. et même de gènes, on peut tout de même se demander si une action exercée par le milieu ne serait pas, elle aussi, susceptible de produire des effets demeurant imperceptibles, avant d’atteindre le seuil au-delà duquel ils se manifesteraient.
En second lieu l’interprétation mutationniste, pour expliquer que la race E s’observe précisément aux endroits les plus agités des grands lacs, invoquera le hasard et la sélection après coup : cette race E sera donc une mutation apparue sans relation avec le milieu lacustre, mais se produisant dans les lacs aussi bien qu’ailleurs ; en de tels milieux elle se trouvera donc fortuitement préadaptée, tandis que les races autres que E seront éliminées à cause de leur contraction insuffisante ; par le jeu de ces éliminations on ne trouvera donc, en fin de compte que des races contractées dans les milieux à eau agitée et des races allongées dans les milieux plus tranquilles. Seulement deux sortes de faits montrent, dans le cas particulier, la fragilité d’un tel schéma explicatif. En premier lieu, rien n’empêche les races allongées de vivre dans les lacs pourvu qu’elles puissent y donner des phénotypes contractés, ce qui est bien le cas : il n’est donc pas besoin de contraction héréditaire ou génotypique pour expliquer la survie d’une race quelconque de Limnæa stagnalis dans les grands lacs (où elle conserve sa forme normale entre 3 et 10 m de fond) et la contraction non héréditaire ou phénotypique suffit à tous les besoins. En second lieu, et surtout, rien n’empêche les races contractées D et même E de vivre dans l’eau stagnante des étangs et des marais où leur contraction ne les gênerait en rien. Si l’hypothèse mutationniste était vraie, on devrait donc trouver un peu partout des génotypes contractés, et ils seraient visibles dans la nature même puisque l’eau tranquille ne leur imposerait aucune morphose allongée : il n’est donc aucune raison, si le hasard seul explique l’apparition des races D et E, qu’elles ne se soient pas produites dans tous les milieux. Or, ce n’est précisément pas le cas, et dans les innombrables catalogues parus depuis 1774 et 1800 sur les Mollusques d’eau douce on ne signale les formes contractées de la Limnæa stagnalis que dans les grands lacs. Pourquoi ?
L’interprétation mutationniste est alors obligée à une hypothèse supplémentaire (qu’on nous a effectivement présentée) ; rien ne prouve que la race E, trouvée uniquement sur les rives agitées des grands lacs n’apparaisse pas un peu partout, selon une distribution fortuite, mais que, pour une cause inconnue, elle soit immédiatement éliminée des eaux marécageuses, tandis que l’eau pure et oxygénée des lacs lui conviendrait davantage. Nous avons alors fait l’expérience qui s’imposait. En 1928 nous avons déposée dans une mare du plateau vaudois, éloignée du lac (située à 200 m d’altitude au-dessus du Léman) et n’ayant jamais contenu de Limnæa stagnalis (les dépôts terreux des environs ne renferment que l’espèce peregra), une centaine d’œufs de race pure E provenant du lac de Neuchâtel : or, les descendants de cette lignée vivent encore en grand nombre dans cet étang marécageux et ont conservé intégralement leur contraction raciale !
On voit donc l’intérêt de ces faits : une race contractée, susceptible de vivre partout, ne s’est développée en réalité que dans les milieux où l’agitation de l’eau des grands lacs impose la forme phénotypique la plus contractée, par suite d’actions mécaniques exercées durant la croissance de l’animal. Le hasard peut tout expliquer, mais la probabilité d’une telle coïncidence exclusive est, il faut l’avouer, singulièrement faible. Si nous ajoutons que la nature mécanique de la contraction phénotypique exclut toute intoxication du germe, et que la race E a pu être croisée par nous avec la race A selon les lois de la ségrégation mendélienne, l’apparition d’un tel génotype stable aux endroits précis où l’accommodation phénotypique est la plus forte a quelque chose de singulièrement troublant. À comparer maintenant un tel fait aux innombrables exemples d’adaptations végétales et animales héréditaires, dans le domaine également des petites variations, on constate que l’apparition d’un génotype semblable aux accommodats phénotypiques, et dans les milieux mêmes où ceux-ci se produisent, n’a rien d’exceptionnel. En l’absence de toute explication actuelle sur la fixation héréditaire d’un phénotype adapté, on ne saurait donc exclure a priori la possibilité d’un tel fait, alors que sa probabilité est si grande.
Mais il y a plus. On peut soutenir sans paradoxe que, sitôt dépassé le mutationnisme pur et orthodoxe, qui attribue tout au hasard exclusivement, les auteurs des diverses tendances examinées jusqu’ici font en réalité chacun une part au milieu dans la production des variations héréditaires. Quand un finaliste attribue aux palmures des Palmipèdes le but de favoriser la nage, il a beau déclarer que le milieu n’est pour rien dans la production de ce caractère héréditaire, il fait en réalité du milieu une cause de cette production (mais une cause finale, laquelle n’explique donc encore rien). Lorsque L. Cuénot, après examen statistique du rapport entre la palmure et le mode de vie, conclut que cette palmure est une adaptation, il a beau nier l’hérédité de l’acquis et considérer le processus de l’adaptation comme inexplicable, il fait à nouveau du milieu une cause, puisque, si la palmure héréditaire est une adaptation spéciale au milieu aquatique 15, cela signifie que, sans milieu aquatique, il n’y aurait pas eu formation de palmure héréditaire. Quand Guyénot parle des « innombrables réactions adaptatives des organismes vis-à -vis des modifications du milieu », et précise que cette réponse au milieu est adaptative « trop souvent pour que l’on puisse invoquer un simple hasard » 16, il fait lui aussi du milieu une cause, tout en niant avec une sorte de passion l’hérédité de l’acquis. Bref, dès qu’on invoque autre chose que le pur hasard et qu’on parle le langage soit de la finalité ou de l’harmonie préétablie, soit de l’adaptation, de l’ontogenèse préparante du futur, du fonctionnement prophétique ou anticipateur, etc. on attribue bel et bien au milieu une causalité, car, sans les conditions bien déterminées de ce milieu il n’y aurait ni finalité, ni harmonie, ni adaptation, ni anticipation. La différence avec le lamarckisme, qui fait du milieu une cause directe et unique, c’est que l’on se contente alors à son égard d’une causalité indirecte et non unique : on l’incorpore simplement dans les causes initiales de la variation, à titre de stimulus auquel l’organisme réagit à sa manière propre… mais auquel il est bien obligé de réagir, ce qui suffit pour qu’il y ait causalité !
Seulement, en tous ces aveux implicites et déguisés de l’influence du milieu, on recule le siège des réactions actives de l’organisme jusque dans les régions inaccessibles du passé, recouvertes par les mots de préexistence ou de préformation, de manière à éviter toute action possible du milieu sur les gènes eux-mêmes. L’interactionnisme (sixième type d’interprétation qu’il nous reste à examiner) consiste au contraire à soutenir que, si l’organisme est doué d’activités morphogénétiques propres et que, si l’hérédité nucléaire ou spéciale et l’hérédité cytoplasmique ou générale témoignent à l’évidence de cette spécificité de ses réactions, l’action du milieu n’en reste pas moins présente partout : assimilée par l’organisme selon ses structures à lui, l’action du milieu n’en demeure pas moins continue en tout fonctionnement, et seul un véritable parti-pris permet d’établir au sein des corps vivants les barrières au-delà desquelles cette action ne saurait s’exercer. On voit mal, en particulier, comment fonctionneraient les gènes sans aucun échange avec le cytoplasme 17 et comment celui-ci fonctionnerait à son tour sans un système d’échanges qui de proche en proche englobent finalement le milieu entier.
Mais la question de l’hérédité de l’acquis ne saurait être résolue par ces considérations de principe. Elle suppose, si elle existe (et l’exemple des Limnées vient de nous montrer sa probabilité très grande), un mécanisme anticipateur précis, permettant à l’organisme de doubler à un moment donné la variation phénotypique d’une transformation génotypique. C’est donc bien dans l’anticipation qu’est la clef de l’action du milieu, comme l’ont bien vu Cuénot et Guyénot, mais toute la question est de savoir si cette anticipation est à rejeter sur le plan de la préformation, ou si elle est une réponse à un stimulus actuel, succédant à une première réponse non encore anticipatrice (donc simplement phénotypique).
Les mécanismes héréditaires et morphogénétiques (ces derniers intervenant dans le développement embryonnaire) obéissent à un déroulement en grande partie irréversible, marqué seulement par l’existence de rythmes, ou répétitions des mêmes actions orientées dans un sens unique ; les gènes agissent sur les organisateurs qui déterminent la croissance, puis, an cours de celle-ci, les organes porteurs des facteurs héréditaires préparent la génération ultérieure qui reproduit le même cycle, etc. Admettre une intervention du milieu dans la variation héréditaire ou mutation, ce serait donc imaginer qu’une action portant d’abord sur le soma c’est-à -dire sur les formes achevées ou en développement (croissance individuelle) puisse refluer en sens inverse de celui du processus morphogénétique ou génétique, pour atteindre les facteurs génétiques eux-mêmes. Supposer l’existence d’une hérédité de l’acquis, c’est donc invoquer une réversibilité relative dans le mécanisme normalement irréversible de la construction des formes. Une telle réversibilité est-elle possible ?
C’est ici que la notion de fonctionnement anticipateur, invoquée sous des noms divers par tant de biologistes contemporains, implique nécessairement (c’est-à -dire si l’on ne se contente pas d’invoquer la préformation ou l’harmonie préétablie) un parallèle avec la vie mentale. Toute l’organisation mentale repose, en effet, sur une suite d’anticipations de plus en plus complexes et présentant une amplitude toujours plus grande. Lorsque le sujet est soumis à une pression de la part de l’expérience (équivalent mental du « milieu »), il y a d’abord simple accommodation, avec assimilation de l’objet à l’activité propre, mais, dans la mesure où cette pression se reproduit, il y a tôt ou tard réaction anticipatrice : l’habitude permet ainsi une série d’anticipations progressives (tel que de corriger une position avant de perdre l’équilibre, etc.), succédant à un apprentissage d’abord essentiellement accommodateur. Avec l’intelligence, il va de soi que les anticipations augmentent de pouvoir, parce que s’appuyant sur la représentation. Mais, et c’est là l’essentiel, l’anticipation intervient dès les habitudes motrices les plus élémentaires. Or, et nous rejoignons alors le problème de l’hérédité, l’anticipation motrice n’est pas seulement liée aux habitudes acquises : tout réflexe et tout instinct (conçu comme un système de réflexes) est précisément un jeu d’anticipations réglées héréditairement. Cela ne signifie pas que le réflexe dérive de l’habitude, puisqu’au contraire l’habitude se greffe sur les réflexes, mais cela signifie que le système des anticipations mentales constitue une suite continue, du réflexe et de l’instinct jusqu’à l’intelligence opératoire. S’il existe donc des réactions anticipatrices dans la morphogenèse organique elle-même, elles n’y font point figure d’exception ou d’anomalie, puisque tout le jeu des mécanismes sensori-moteurs héréditaires repose déjà sur le même principe.
S’il en est ainsi, admettre qu’un accommodat phénotypique puisse se fixer sous forme de génotype revient donc à supposer qu’une accommodation momentanée puisse donner lieu à une anticipation héréditaire. Nous ignorons tout d’un tel mécanisme, mais nous ne savons rien non plus de la manière dont le développement des tissus dans l’embryon peut s’effectuer comme s’ils « savaient l’avenir », selon l’expression de Carrel. Or, si, devant l’évidence d’une relation avec le milieu, d’éminents esprits vont jusqu’à reculer le point de départ de telles anticipations au niveau d’une préformation dans le patrimoine héréditaire le plus lointain de l’espèce, pourquoi serait absurde d’admettre que la réponse d’une espèce à une influence externe productrice d’un phénotype consistât en une anticipation génotypique ? L’anticipation, réaction active de l’organisme, remplacerait ainsi l’« habitude » passive de Lamarck, dans la transmission des influences du milieu, ce qui expliquerait pourquoi cette transmission est soumise à des seuils qui la limitent en la soumettant à des conditions de durée, d’intensité, etc.
En bref, sans attribuer au milieu extérieur le primat que lui accorde le lamarckisme, mais sans refermer entièrement l’organisme sur lui-même, l’interactionnisme reconnaît à titre de fait l’interdépendance du milieu et de l’organisme, et situe dans l’actuel les anticipations morphogénétiques que les solutions préformistes rejettent dans le virtuel, ce qui revient à introduire une certaine réversibilité dans le mécanisme héréditaire au lieu de se contenter d’harmonies préétablies. Or, on constate facilement en quoi un tel point de vue biologique correspond à l’interactionnisme épistémologique en général. Il n’existe pas, avons-nous vu sans cesse, d’accommodation aux objets sans une assimilation de ceux-ci à l’activité du sujet, et réciproquement. Le rapport entre le sujet et l’objet est indissociable dès le principe et se retrouve jusque dans l’équilibre final des opérations, qui sont simultanément accommodation à l’expérience et assimilation du réel à l’intelligence du sujet. Or, si les opérations seules aboutissent à la réversibilité complète, il existe, dès le départ de la vie mentale, des fonctionnements anticipateurs supposant un début de réversibilité ; l’anticipation d’un futur, aussi proche soit-il, suppose en effet, en tant que fondée sur la répétition, un double passage, d’abord du présent au passé, puis de ce passé au futur, par assimilation aux rapports antérieurs. C’est ce début de réversibilité, impliquée par toute activité mentale, que semble supposer également chaque réaction héréditaire de l’organisme à une action du milieu ; cette réversibilité élémentaire constituerait ainsi un nouveau point de jonction entre la construction des « formes » organiques et celle des « formes » mentales.
§ 7. Connaissance et vie : l’évolution des êtres vivants et celle de la raison🔗
Aux six hypothèses possibles élaborées pour rendre compte de l’adaptation et de l’évolution biologiques correspondent ainsi les principales interprétations de la connaissance, en tant qu’adaptation de la raison à un réel corrélatif de l’évolution de la pensée elle-même.
Nous avons, en effet, distingué trois hypothèses niant ou limitant l’évolution et expliquant l’adaptation soit par une harmonie préétablie avec le milieu extérieur (fixisme vitaliste), soit par les structures internes de l’organisme (préformisme) soit par un rapport de totalité unissant l’interne et l’externe (émergence). À ces trois positions correspondent trois attitudes épistémologiques également non génétiques ou restreignant l’évolution de la raison, l’une faisant appel à des formes toutes faites extérieures au sujet (intuition des universaux), l’autre à des formes internes (apriorisme) et la troisième à l’union indissociable du sujet et de l’objet (phénoménologie). — D’autre part, trois hypothèses génétiques sont également possibles, l’une expliquant l’évolution par la seule pression du milieu extérieur (lamarckisme), l’autre par des variations purement endogènes (mutationnisme) et la troisième par l’interaction des deux. D’où également trois points de vue épistémologiques : empirisme, conventionnalisme et interactionnisme. Dans les deux domaines on se trouve donc en présence de six possibilités, selon une table à double entrée comprenant dans une dimension les deux variétés non génétiques ou génétiques et selon l’autre dimension les trois facteurs possibles d’adaptation : externe, interne ou mixte.
Un tel parallélisme comporterait, s’il était exact, deux sortes d’enseignements, l’un relatif à la connaissance biologique et l’autre à la parenté effective de la vie et de la raison. Mais le tableau précédent épuise-t-il toutes les possibilités (nous parlons naturellement des types généraux d’explications sans entrer dans les subdivisions indéfinies qu’ils comporteraient) ? Oui, mais à une exception près. Il reste le cas d’une septième position épistémologique concevable, et inclassable dans le tableau précédent : c’est celle qui s’opposerait précisément, et en son principe même, à reconnaître toute parenté et tout parallélisme entre le rationnel et le vital. Or, si un tel refus est en général le propre de l’irrationalisme, comme le montre l’exemple du bergsonisme, il n’en est pas exclusivement ainsi et une épistémologie aussi proche des sciences que celle d’A. Lalande a pu soutenir ce même point de vue. Il importe donc d’en discuter brièvement avant de conclure.
Selon A. Lalande (voir chap. VI § 5), l’évolution de la vie est caractérisée, conformément à la formule de Spencer, par un passage de l’homogène à l’hétérogène, avec intégration corrélative, c’est-à -dire que les êtres supérieurs sont à la fois plus différenciés que les inférieurs et constituent des totalités fonctionnelles d’autant plus intégrées. Or, la raison participe au contraire, selon Lalande, à ce mouvement tendant vers l’homogène qui lui paraît caractéristique tant de la « dissolution » des êtres que des normes morales et intellectuelles. De même que la morale est un renoncement au moi, à la satisfaction des instincts et à la vie en tant qu’affirmation de puissance, de même la raison est essentiellement identification, assimilant les choses entre elles et les choses à l’esprit dans le sens d’une marche commune à l’identité.
Mais cette opposition radicale entre la vie, ou l’assimilation organique, et la raison, n’est acceptable que si l’on réduit l’assimilation intellectuelle à l’identification pure. Or, nous avons constaté toutes les difficultés de cette thèse dans les domaines mathématiques et physiques (chap. III § 4 et chap. V § 5) ; la raison ne se borne jamais à identifier simplement puisque son exercice consiste en compositions qui aboutissent à des différenciations autant qu’à des identités et qui « groupent » des opérations en systèmes constructifs au lien d’annihiler sans plus le divers. L’assimilation rationnelle est donc une assimilation du réel à des opérations mobiles et réversibles et l’on ne saurait sans artifice voir en de telles organisations opératoires l’exacte antithèse de l’organisation vitale. Bien au contraire, si des extrêmes on passe à l’analyse des étapes intermédiaires, on s’aperçoit alors que l’opération constitue le terme ultime des actions et que, aux stades conduisant de l’action irréversible élémentaire jusqu’à l’opération réversible, correspond une série de formes successives d’assimilation : assimilation à l’activité propre, sensori-motrice ou intuitive, puis aux opérations concrètes et enfin seulement aux opérations formelles. Or, ces diverses formes d’assimilation assurent précisément la continuité entre l’assimilation biologique, qui est une incorporation des substances et des énergies dans l’organisation du corps propre, l’assimilation mentale élémentaire, ou incorporation des objets dans les schèmes de l’activité propre, et l’assimilation rationnelle ou incorporation des objets dans les systèmes d’opérations. Le terme final de cette organisation rationnelle apparaît ainsi bien davantage comme la forme d’équilibre vers laquelle tendent dès le début l’assimilation du milieu aux activités de l’être vivant et l’accommodation de celui-ci à celui-là que comme le résultat d’une inversion de sens (sans parler des multiples instruments organiques employés par l’intelligence dans sa construction des notions). Sans doute, les propriétés de l’assimilation rationnelle sont-elles sur certains points bien différentes de celles de l’assimilation biologique, puisque la réversibilité atteinte par la raison aboutit à une assimilation essentiellement formelle et non plus à la fois matérielle et formelle comme la subordination des substances ingérées à la forme de l’être vivant. Mais ces différences loin d’impliquer une opposition radicale, montrent simplement que la vie ne saurait, par des moyens simplement organiques, réaliser les formes d’équilibre qu’elle atteint grâce à l’intelligence et à la pensée, c’est-à -dire grâce à son prolongement naturel.
H. Bergson a repris la thèse d’A. Lalande (une courte note de L’Évolution créatrice montre l’influence qu’elle a eue sur lui), mais en l’amplifiant jusqu’à concevoir la vie comme un vaste élan ascensionnel retombant sans cesse sur lui-même sous forme de matière inorganisée. On sait assez comment l’auteur de cette métaphysique audacieuse s’est efforcé de montrer que la raison est à concevoir comme orientée dans le même sens que la matière en sa mécanisation continuelle, tandis que l’élan même de la vie ne saurait être atteint que grâce à l’instinct, prolongement vivant des organes en opposition avec les instruments matériels forgés par l’intelligence, ou que grâce à l’intuition, c’est-à -dire à l’instinct cessant d’être aveugle et prenant conscience de lui-même.
Mais si la fascination exercée par les antithèses bergsoniennes peut séduire au point de voiler les faits les plus évidents, ceux-ci s’imposent cependant à la réflexion. Est-il si certain, pour commencer par là , que l’instinct s’oppose à l’intelligence du seul fait que, prolongement des organes vivants il contredirait la logique et la mathématique nées de l’action sur la matière solide par l’intermédiaire des instruments agissant spatialement sur elle ? Les formes hexagonales des cellules construites par l’abeille sont-elles une concession que l’instinct fait à la matière façonnée par lui ou témoignent-elles d’une géométrisation inhérente à l’activité instinctive elle-même ? Les formes géométriques des toiles d’araignée sont-elles orientées dans le sens de l’élan vital ascendant ou de la matérialisation descendante ? Et, à prendre effectivement comme critères le prolongement fonctionnel des organes et la construction des instruments, ne trouve-t-on pas tous les intermédiaires entre l’activité instinctive et la naissance de l’intelligence sensori-motrice chez le singe supérieur et chez le petit de l’homme avant le langage ? Le fait que l’intelligence soit née de l’action sur la matière enlève-t-il quoi que ce soit à sa nature vitale, et l’instinct n’est-il pas lui aussi, action sur la matière, aussi souvent, d’ailleurs, que l’intelligence est action sur le vivant ?
Bergson a eu le grand mérite de situer les problèmes épistémologiques sur le terrain de la psychologie elle-même et chacun sait combien sa psychologie a eu d’influence, indépendamment de sa métaphysique. C’est donc à l’analyse psychogénétique qu’il faut revenir pour éprouver la valeur des antithèses d’ensemble dont est fait son système. Les questions centrales sont alors les suivantes : quels sont les rapports entre l’intelligence naissante et l’action, ainsi qu’entre celle-ci et l’organisation réflexe ou instinctive de l’individu ? Bergson lui-même a admirablement montré les relations de la connaissance et de l’action, et si l’on peut hésiter à accepter l’idée que l’intelligence est née exclusivement de l’action sur la matière, il n’en reste pas moins qu’elle est née de l’action et que les actions les plus simples sont assurément celles qui s’exercent sur la matière solide et étendue. Faut-il alors attribuer les structures logiques et mathématiques à ce domaine d’application lui-même, comme si c’étaient les caractères de la matière qui avaient imposé sa forme à l’intelligence, ou bien l’action en tant qu’action suppose-t-elle déjà un schématisme indépendant de ses points particuliers d’application ? Chacun connaît la belle description du « schéma dynamique » que Bergson a faite au sujet de l’invention et qui annonçait les travaux de Selz sur les « schémas anticipateurs ». Or, toute action ne suppose-t-elle pas une application de tels schèmes, emboîtés à des degrés divers, et le point de départ de la logique elle-même n’est-il pas à chercher dans ces systèmes de mises en relation et d’emboîtements, indépendamment des objets particuliers qu’ils assimilent ainsi ?
À poursuivre l’étude de ce schématisme des actions élémentaires et de leur coordination en actes d’intelligence, on s’aperçoit alors combien sont artificielles les coupures entre l’intelligence et l’intuition ou même entre l’intelligence et l’« instinct ». Le modèle des données essentiellement intuitives est, selon Bergson, l’aperception interne de la durée pure. Or, nous avons vu (chap. IV § 3) que la notion de durée psychologique elle-même, dont on peut suivre le développement chez l’enfant, est faite d’emboîtements fondés sur des relations d’ordre, ces emboîtements et relations étant susceptibles d’aboutir à une structure proprement opératoire. L’intuition bergsonienne n’est pas l’antithèse de l’intelligence parce que, en aucun domaine que ce soit, même à la frontière de la conscience, dans cette région des données soi-disant « immédiates », c’est-à -dire dont les liaisons ne sont pas explicites, on n’échappe à un certain schématisme : or ce schématisme constitue déjà lui-même une sorte de logique préopératoire conduisant aux opérations concrètes.
Cela étant, ce prolongement des organes qui constitue l’instinct n’est pas non plus à considérer comme étant aux antipodes de la logique : il s’agit seulement d’une logique des organes, c’est-à -dire d’un emboîtement des schèmes héréditaires et non plus construits au cours du développement individuel ; mais les lois en sont les mêmes et c’est pourquoi il est si difficile de décider sans expérience précise si une conduite animale relève de l’instinct, de l’intelligence (ou apprentissage acquis) ou, comme c’est le plus souvent le cas, des deux à la fois (tel l’« instinct » prédateur des chats, étudié par Kuo, etc.). Or, s’il en est ainsi, l’antithèse de la vie et de l’intelligence est assurément factice, puisque l’intelligence est, au même titre que l’instinct, un produit de la vie et que leur schématisme présente d’indéniables fonctionnements communs tout en s’appuyant sur des structures de niveaux différents. Aussi bien tous les caractères d’imprévisibilité et de création continue attribués par Bergson à la vie par opposition à la raison, se retrouvent dans le développement de celle-ci, qui prolonge directement l’élan créateur de la vie. L’épistémologie de L. Brunschvicg qui a surtout insisté sur de tels caractères, offre à cet égard l’exemple d’une sorte de bergsonisme de l’élan intellectuel, en opposition ou en parallèle avec celui de l’intuition.
Le parallélisme que nous avons cru discerner entre les théories biologiques de l’adaptation ou de l’évolution et les principales attitudes épistémologiques conserve donc toute sa signification et comporte dès lors les deux sortes d’enseignements suivants.
Le premier est que la pensée biologique procède déjà selon les mêmes schèmes que la pensée psychologique et épistémologique. Cela ne signifie pas que la première s’appuie sur la seconde, bien que les théories épistémologiques que nous avons mises en correspondance avec les théories biologiques aient presque toujours été élaborées avant leurs correspondantes. Au contraire, la psychologie expérimentale se fonde sur la biologie, et l’épistémologie scientifique aura toujours plus à recourir aux analyses biologiques, dans la mesure où celles-ci serreront de plus près les rapports entre l’organisme et le milieu. Mais l’analogie des schèmes de la connaissance biologique et de ceux de la connaissance psychologique et épistémologique n’en constitue pas moins (et l’intervention des dates historiques de formation est même, à cet égard, un indice de plus) le signe qu’il existe entre ces deux types de connaissance un rapport du même genre qu’entre la connaissance physique et la connaissance mathématique. Dans le cas de ces deux derniers domaines, l’élément commun est la déduction opératoire, que la mathématique développe pour elle-même et que la physique applique au réel par assimilation de la causalité à l’opération déductive. Dans le cas des sciences de la vie, organique ou mentale, l’élément commun est l’histoire des formes, puisque, en chacun des domaines de la vie ou de la connaissance, on se retrouve en présence de formes qui évoluent selon un processus historique réel, et de formes qui durent en s’assimilant le milieu, tout en s’accommodant à lui. L’analogie des solutions imaginées pour résoudre ce même problème, sur tous les terrains où il se retrouve, laisse-t-elle alors entrevoir, entre les disciplines portant sur les faits mentaux et les disciplines portant sur les faits organiques, un rapport entre l’implication et l’explication analogue à celui qu’on observe dans la relation entre la déduction mathématique et la causalité physique ? Ce qui précède conduit à poser le problème, mais non pas à le résoudre, et la solution dépendra entièrement des connexions qui s’établiront entre le mode de connaissance propre à la psychologie expérimentale et la connaissance biologique, comme nous le verrons au chap. XI.
Par contre, un second enseignement peut d’emblée être tiré du parallélisme analysé dans le présent chapitre. Si les problèmes biologiques et épistémologiques sont réellement solidaires, c’est que la connaissance prolonge effectivement la vie elle-même : la connaissance étant une adaptation et le développement individuel ou collectif de la raison constituant des évolutions réelles, le mécanisme de cette adaptation et de cette évolution sont en fait dépendants des mécanismes vitaux considérés en toute leur généralité.
En premier lieu, il existe une étroite analogie entre les lois du développement embryologique et celles du développement individuel de l’intelligence. De même que l’ontogenèse organique présente une succession de stades différant les uns des autres par leur structure qualitative mais tous orientés, selon un même mécanisme fonctionnel, vers une forme d’équilibre finale constituée par l’état adulte, de même l’ontogenèse de l’intelligence est caractérisée par une succession de stades dont les structures intellectuelles diffèrent au travers d’un même fonctionnement et qui tendent vers cet équilibre final qu’est l’organisation des opérations réversibles. De même, en outre, que le développement embryologique est réglé par des « organisateurs » dont chacun structure un certain champ puis déclenche le fonctionnement de l’organisateur suivant, de même les schèmes de l’intelligence sensori-motrice, puis de la pensée, structurent le donné et s’organisent les uns les autres selon un ordre déterminé.
Mais, en second lieu, la continuité entre la vie et la connaissance se révèle bien plus générale et intéresse l’ensemble des processus évolutifs et non pas seulement l’ontogenèse. La vie est « créatrice de formes » comme l’a dit le biologiste Brachet. Or, l’intelligence l’est aussi, à cette différence près qu’il ne s’agit plus de formes matérielles mais de structures fonctionnelles constituant la forme des activités exercées sur les choses et surtout des opérations appliquées au réel : ce n’en sont pas moins des formes, dont la richesse et la fécondité dépassent même en un sens les formes du réel. Les six sortes d’interprétations de l’évolution que nous avons examinées reviennent ainsi à expliquer la nature de ces formes biologiques en même temps que l’épistémologie correspondante explique les formes intellectuelles selon le même schéma. De plus comme nous venons d’y insister à nouveau (au début de ce § l’assimilation biologique, qui est la réduction d’une matière extérieure aux formes de la vie, se prolonge en une assimilation intellectuelle, qui constitue également la réduction d’une matière aux formes de l’activité et de la pensée.
Cette continuité de la vie et de l’intelligence assigne à la biologie sa vraie place dans le cadre des sciences. Discipline essentiellement expérimentale et non pas déductive, réaliste et faisant la part la plus restreinte à l’activité du sujet, dans le processus de connaissance qui la caractérise, la biologie retrouve le sujet à titre d’objet, avec ses « formes » d’activité mentale, grâce à la transition assurée par l’activité morphogénétique en jeu dans l’évolution phylogénétique comme dans le développement embryonnaire. Ainsi la biologie procède de la physico-chimie mais prépare la psychologie, et la théorie biologique de l’adaptation prépare les solutions de l’épistémologie. C’est sans doute seulement du jour où la biologie aura résolu le problème des relations entre l’organisme et le milieu que l’on comprendra, en effet, quelque chose de précis au mécanisme de la connaissance. C’est assez dire quelle place essentielle occupe la biologie dans le cercle épistémologique des sciences.