Chapitre IX.
La structure de la connaissance biologique
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Nous nous proposons, en ce chapitre, d’étudier la connaissance biologique en tant que mode particulier de connaissance, comme on a cherché à analyser depuis fort longtemps les mécanismes de la pensée mathématique ou physique, et comme nous avons tenté de le faire à notre tour au cours des huit chapitres précédents. Mais, chose intéressante, l’étude épistémologique de la pensée biologique a été beaucoup moins poussée que celle de la connaissance physique ou surtout mathématique. La raison en est évidemment que, nous venons de le remarquer, la pensée biologique est avant tout réaliste, appuyée sur l’expérience elle-même, et par conséquent faisant appel au minimum à l’activité du sujet, c’est-à -dire à la création théorique ou à la déduction. C’est pourquoi l’épistémologie a en général négligé l’analyse de la connaissance biologique, cette connaissance lui paraissant d’intérêt inférieur dans la mesure même où la construction du sujet s’y réduit à peu de choses. Pour autant que l’on s’est intéressé à la pensée biologique, ce sont surtout les problèmes méthodologiques qui ont retenu l’attention, et principalement la question de l’induction expérimentale telle qu’elle est employée dans les sciences de la vie : la fameuse « Introduction à l’étude de la médecine expérimentale » de Claude Bernard a fourni le modèle d’une analyse de ce genre. Il est vrai que certaines philosophies ont été conduites à poser le problème de la connaissance biologique en fonction de leur position épistémologique d’ensemble. C’est d’un tel point de vue métaphysique que le bergsonisme a opposé à la connaissance logique et mathématique de la matière inorganisée les intuitions irréductibles à la raison discursive qui caractériseraient, non pas le savoir propre à la biologie scientifique, mais la philosophie de l’évolution créatrice et de la durée pure. Mais il est évident que de telles prises de position concernent davantage l’économie interne d’un système particulier que l’épistémologie de la pensée biologique en général.
Or, l’analyse épistémologique de la pensée biologique est d’autant plus intéressante que, précisément, cette pensée fait appel au minimum à l’activité du sujet. En effet, ce minimum ne se réduit nullement à rien, et il va de soi que toute connaissance serait impossible s’il atteignait un zéro. Comme la physico-chimie, la biologie classe les objets sur lesquels elle porte, dégage leurs rapports sous forme de lois et cherche à expliquer causalement ces classifications et ces lois. Seulement, au lieu que la structure de ces classes, de ces lois et de ces explications puisse atteindre dans tous les cas et plus ou moins aisément un niveau mathématique, elle conserve souvent un caractère qualitatif ou simplement logique, sans que les mesures donnent lieu à une déduction proprement dite. Mais précisément à cause de ces différences, il est clair qu’il est d’un grand intérêt de chercher en quoi consiste cette activité minimum de l’esprit et de comparer ainsi la connaissance biologique sous ses aspects divers à la connaissance physique et même mathématique : de ce point de vue, le cas de la biologie soulève au contraire un problème particulièrement important pour l’épistémologie.
Cette importance est même double. Elle se marque en premier lieu au fait que les notions biologiques élémentaires (élémentaires tant du point de vue de la biologie actuelle que de celui des notions historiques et même préscientifiques) se sont trouvées servir de point de départ à certaines formes de la pensée physique. C’est ainsi que, sans remonter à l’animisme (qui est un biomorphisme généralisé à l’univers entier), la physique d’Aristote est toute imprégnée de notions d’origine biologique (comme nous l’avons vu au chap. IV, § 7) : les notions d’un mouvement en partie spontané et tendant vers des états de repos, d’une force substantielle comparable à une sorte d’activité réflexe attachée à l’organisme, d’une finalité générale, surtout, sont des exemples de ces concepts tirés de l’observation biologique immédiate. Que leur application à la pensée physique ait faussé celle-ci à ses débuts, jusqu’au moment où Galilée et Descartes ont pu la réduire à des idées rationnelles, cela est bien clair. Mais il n’en reste pas moins que l’analyse de la formation de telles notions est extrêmement instructive quant au fonctionnement de la pensée scientifique en général.
D’où la seconde raison, beaucoup plus importante encore, d’étudier la connaissance biologique : si certaines notions qualitatives communes ont servi simultanément à la physique et à la biologie en leurs stades initiaux, comment se fait-il que la première les ait dépassées avec une rapidité et une aisance si supérieures ? Faut-il admettre que la connaissance biologique sous ses formes qualitatives, constitue une étape initiale nécessaire, destinée à être suivie tôt ou tard par des étapes mathématico-déductives, ou au contraire les voies de la physique et de la biologie ont-elles divergé pour des raisons plus essentielles que de simple degré de complexité ? Par le fait même que la connaissance biologique réduit la déduction à sa plus simple expression, il est donc d’un grand intérêt d’étudier la manière dont cette pensée assimile le réel. À cet égard, les opérations logiques de classification, qui ont joué dans la pensée biologique un rôle si particulier, posent dès l’abord une question essentielle : les classifications botaniques et zoologiques sont-elles de même nature que les classifications chimiques et minéralogiques, et leur caractère actuel annonce-t-il une mathématisation croissante, ou leur structure demeure-t-elle purement logique et irréductible à la quantité extensive ou métrique ? De même, les opérations logiques qui interviennent en anatomie comparée méritent un examen attentif, du point de vue de leur structure d’ensemble et des « groupements » opératoires. En tous ces domaines, la question du rôle joué par la mesure en biologie est d’un vif intérêt, car il est clair que si la mesure y intervient sans cesse à titre d’auxiliaire et que si elle conduit même à des calculs statistiques et à l’établissement de corrélations jusque sur le terrain de la morphologie, son utilisation actuelle n’implique pas sans plus la mathématisation, ni surtout la déductibilité du vital. Bref, la question générale est de comparer aux structures opératoires en jeu dans la pensée physique et mathématique les structures opératoires propres à la pensée biologique actuelle, sans préjuger de l’avenir, mais en considérant ce qui a été obtenu jusqu’ici en fonction d’une histoire aussi longue que celle de la physique.
§ 1. Les classifications zoologiques et botaniques, et les « groupements » logiques de classes et de relations🔗
Toutes les notions élémentaires qui sont au point de départ des différentes variétés de la pensée scientifique, des mathématiques jusqu’à la biologie et à la psychologie, revêtent en leur forme initiale une structure simplement logique constituée par des « groupements » opératoires (au sens où nous avons défini ce terme chap. I § 3). Mais, dans le cas de l’arithmétique, les groupements initiaux donnent lieu, sitôt constitués sous leur forme qualitative ou intensive, à une quantification extensive immédiate. C’est ainsi que l’élaboration de la notion de nombre (chap. I § 6) suppose au préalable un groupement des opérations de classification et des opérations de sériation ; mais, une fois construits ces groupements qualitatifs de classes et de relations asymétriques transitives, ils sont aussitôt susceptibles de fusionner en un tout unique qui dépouille les éléments de leurs qualités pour ne retenir que l’emboîtement et l’ordre comme tels, ce qui suffit à la construction du nombre. De même l’espace métrique implique l’existence préalable de groupements portant sur les opérations intensives de partition et d’ordre ; mais, peu après leur construction (et non plus immédiatement après comme dans le cas du nombre) ils deviennent également aptes à fusionner en une totalité unique, qui constitue la mesure par déplacement des parties rendues égalisables entre elles (grâce à la congruence que ces déplacements mêmes permettent de définir). Les groupes projectifs et topologiques procèdent également d’un passage graduel de l’intensif à l’extensif (voir chap. II § 8).
La pensée physique n’échappe pas à ce même processus formateur, mais les groupements logiques qui sont à la racine des principales notions cinématiques et mécaniques, ainsi que de la constitution des notions élémentaires de conservation et de l’atomisme mettent plus de temps à se quantifier métriquement au cours du développement individuel et ont présenté le même retard au cours de l’évolution historique des notions.
C’est ainsi que la conservation de la matière et l’atomisme ont été découverts par les « physiciens » présocratiques bien avant la vérification expérimentale de ces notions par la science moderne. Il est donc évident que c’est sans l’appui des mesures que l’esprit humain est parvenu à construire de tels schèmes de connaissance, et que c’est par la voie d’opérations simplement logiques et qualitatives qu’ils ont été acquis. La psychologie de l’enfant permet de vérifier une telle hypothèse en montrant de façon précise comment s’effectue la construction des notions élémentaires de conservation de la matière, du poids, et, dans certains cas, du volume physique, et comment un certain atomisme s’impose en connexion avec cette conservation même. Or, nous avons vu que, ici encore, ce sont les groupements d’opérations simplement logiques qui conduisent à ces résultats : l’addition réversible des parties en un tout implique à la fois la conservation de celui-ci et sa décomposition possible en corpuscules jusqu’à une échelle dépassant la perception (chap. V § 2 et 4).
De même, les notions cinématiques donnent lieu à des groupements qualitatifs de caractère purement logique avant d’être quantifiés. C’est ainsi que la construction de la notion de temps relève d’opérations de sériation et d’addition des intervalles indépendantes de toute mesure et ne supposant qu’une coordination qualitative des vitesses : aussi bien le temps qualitatif subsiste-t-il à côté du temps métrique, même une fois celui-ci constitué sur le modèle de la métrique spatiale. La notion de vitesse, également, intimement liée à celle du temps, donne lieu comme nous l’avons vu (chap. IV § 4) à des groupements qualitatifs antérieurs à toute cinématique mathématique, et la notion aristotélicienne de la vitesse en reste encore à ce niveau intensif.
Mais la physique est devenue mathématique sitôt constituée à titre de science, dès la statique d’Archimède et l’astronomie antique, puis à partir du xviie siècle. En chimie, par contre, la phase qualitative a duré bien plus longtemps. On peut faire dater la chimie scientifique du moment où Lavoisier s’est mis à mesurer les poids au début et au terme des réactions étudiées. Mais, d’une part, la chimie prélavoisienne avait déjà poussé assez loin la connaissance des corps sans l’emploi de la mesure proprement dite. D’autre part, le recours à la mesure n’a point entraîné de mouvement déductif général avant la constitution de la chimie physique, malgré la déduction de la conservation du poids. La classification des éléments chimiques, en particulier, est demeurée longtemps en bonne partie qualitative, et ce n’est qu’avec le fameux tableau de Mendelejeff qu’elle a trouvé son principe sous la forme d’une sériation quantitative et même numérique dépassant le cadre des relations simplement logiques. La position des éléments, dans le système de la classification chimique, est ainsi déterminée, actuellement, par leur poids atomique et certains rapports d’ordre mathématique entre ces poids, de tels rapports n’ayant plus rien de commun avec le principe dichotomique des purs groupements logiques.
Or, le grand intérêt de la classification biologique, telle qu’elle se présente en botanique et en zoologie systématiques est justement d’être demeurée qualitative jusqu’à ce jour et de consister par conséquent jusqu’ici exclusivement en « groupements » logiques. Cette situation est-elle définitive ou l’emploi de la biométrie combiné avec l’analyse des lois de l’hérédité conduira-t-il un jour à une classification métrique ou quantitative, à la manière de la classification chimique ? Il ne faut naturellement préjuger de rien, mais, tout en réservant l’avenir, nous allons chercher à montrer que la classification botanique et zoologique a échoué jusqu’à présent dans son effort pour parvenir à une telle solution, bien que l’analyse des races pures n’ignore rien d’une telle éventualité, sur le plan très restreint, et par conséquent plus accessible, des rapports entre petites variations à l’intérieur d’une même espèce.
C’est donc ce caractère essentiellement logique, par opposition à la structuration mathématique, ou plus précisément cet emploi exclusif des « groupements » d’opérations qualitatives, par opposition aux opérations extensives et métriques, qui semble constituer le premier caractère de la connaissance biologique, du moins dans le domaine des classifications jusqu’ici construites. Il convient dès lors de l’analyser avec quelque soin au point de départ de cette étude.
Rappelons d’abord le fait historique très significatif qu’est la naissance simultanée de la classification zoologique et de la logique formelle à titre de discipline particulière. On sait qu’Aristote a fourni en sciences naturelles des travaux d’anatomie comparée et de classification bien supérieurs, par leur esprit biologique, à ce qu’il a écrit sur la physique et surtout à ce qu’il a compris du rôle des mathématiques. Il a aussi laissé une série d’observations pertinentes sur la différence de position des cétacés et des poissons, sur l’homologie des poils, des piquants du hérisson et des plumes des oiseaux, sur la distinction des organes et des tissus. S’il n’a pas élaboré lui-même une classification poussée des êtres organisés, il a compris l’idée centrale de la systématique et a proposé un classement hiérarchique allant des formes les plus simples aux plus complexes. Or, à la détermination des genres ou des classes, que suppose une telle recherche correspond le principe de cette logique aristotélicienne, dont, jusqu’à la logistique moderne, on a pu faire le modèle d’une science ayant atteint dès sa naissance son état définitif : contrairement à la logique des relations, entrevue par Leibniz et élaborée par les modernes sous l’influence de préoccupations surtout mathématiques, la logique d’Aristote constitue, en effet, essentiellement une logique des classes, c’est-à -dire un système d’emboîtements hiérarchiques que le syllogisme débite une fois construits. Si la parenté de cet emboîtement des classes logiques et de la hiérarchie des classes zoologiques était mise en doute, elle serait suffisamment attestée par le fait que la théorie des genres, atteinte par la logique, régissait selon le Stagirite l’univers physique dans son ensemble : le caractère biomorphique de la physique d’Aristote et de son ontologie entière est assez clair pour que cette extension du système des classes démontre alors la connexion d’une telle logique avec les préoccupations biologiques de son auteur. D’autre part, l’union de la logique aristotélicienne et de la croyance vitaliste en une hiérarchie de formes immuables n’a cessé de se perpétuer dans la lignée des grands systématiciens qui, jusqu’à l’apparition du transformisme, ont représenté l’esprit biologique.
On sait en effet comment, à la suite des travaux de Bauhin, de John Ray, de Tournefort, etc., Linné en est venu en son Systema naturæ (1735) à l’emploi d’une classification d’ensemble fondée sur le principe de la nomenclature binaire. Selon ce principe, tout être vivant est désigné par son genre et l’espèce à laquelle il appartient : l’escargot comestible est ainsi appelé par Linné Helix pomatia, ce qui constitue l’expression systématique de la définition logique per genus et differentiam specificam. Les genres sont eux-mêmes emboîtés par lui en des « ordres » et ceux-ci en des « classes » (sans envisager encore les « familles » à l’intérieur des ordres ni les « embranchements » au-dessus des « classes »). De même qu’Aristote considérait la hiérarchie des formes générales comme constitutives de l’univers entier, de même Linné considère sa classification comme l’expression de la réalité biologique comme telle, notamment en ce qui concerne l’espèce, conçue comme réelle et invariable : « Il existe autant d’espèces qu’il en est sorti des mains du Créateur ». Cette conception réaliste de la classification, reprise par B. et A. de Jussieu, etc. s’est perpétuée jusqu’à Cuvier et à Agassiz, c’est-à -dire jusqu’à la pléiade des systématiciens fixistes qui s’opposèrent à l’hypothèse de l’évolution. Quant aux principes mêmes de la classification linnéenne et de sa nomenclature binominale, envisagés indépendamment du réalisme de l’espèce, ils se sont conservés jusqu’à nous, et les évolutionnistes qui, comme Lamarck, ont attribué une signification différente à la notion d’espèce, ont néanmoins retenu intégralement le système de la classification par emboîtement hiérarchique des classes logiques.
Bien plus, on peut se demander si le système des ressemblances hiérarchisées sur lequel reposent de tels emboîtements de classes n’a pas, en fait, préparé l’hypothèse évolutionniste, en conduisant les classificateurs à rechercher les ressemblances « naturelles », et par là même les parentés réelles entre les espèces considérées comme voisines dans la classification. C’est ce qu’a montré H. Daudin en une intéressante étude historique sur le développement des classifications au temps de Lamarck 1. Cet auteur a, en effet, souligné de la manière la plus claire comment les grands classificateurs ont poursuivi sans cesse un « ordre naturel conçu comme un échelonnement régulier des formes » (II. 332). De ce point de vue, une classification logique devient « naturelle » dans la mesure où elle parvient à s’incorporer tous les rapports en jeu et non pas seulement certains, choisis artificiellement. D’où les problèmes rencontrés par les classificateurs. En premier lieu, il s’agissait de constituer un cadre logique, dont H. Daudin relève le caractère préconçu et anticipateur, eu égard à la matière qui devait la remplir : cadre consistant en une hiérarchie de classes définies par les ressemblances et les différences qualitatives, en procédant des ressemblances les plus spéciales aux plus générales. En second lieu, il s’agissait donc de remplir ce cadre de façon naturelle et non pas artificielle, c’est-à -dire en tenant compte de tous les rapports, sans les choisir artificiellement : la classification « s’est interdit, dès le principe, ce choix exclusif de caractères par lequel procédaient les « systèmes », les « méthodes » artificielles ; elle a tendu constamment à obtenir une expression fidèle de l’ensemble des relations de similitude que peuvent présenter les êtres vivants, et, pour cela, elle s’est astreinte, en règle générale, à tenir un compte exact de tous les « rapports » (II, p. 240). Mais, en troisième lieu, il s’agissait d’établir une hiérarchie entre ces rapports eux-mêmes qui, à les prendre tous, ne présentent cependant pas une importance égale. D’où une recherche, difficile à concilier avec la précédente, des caractères les plus significatifs : « il reste possible, après comme avant Cuvier, de répéter avec de Blainville que le caractère « essentiel » est, en droit, le seul qui mérite d’être traité comme dominateur » (II, p. 243). C’est cette « essentialité » qui permet alors de concilier l’ordre hiérarchique logique avec l’ordre naturel : il a effectivement conduit à concevoir les rapports de ressemblance, c’est-à -dire de voisinage logique, comme l’expression d’une « communauté de nature » (II, p. 246) entre les êtres classés dans les mêmes ensembles. Parti des ressemblances superficielles, empruntées sans système fixe à la morphologie externe, les classifications ont ensuite tendu de plus en plus systématiquement à dégager des rapports plus profonds, révélés par l’anatomie comparée. D’où, chez Cuvier l’idée de « plans communs d’organisation » caractérisant quatre embranchements, juxtaposés les uns aux autres, et procédant des plus complexes aux plus simples. D’où enfin, chez Lamarck, l’hypothèse d’une « série » hiérarchique proprement dite, conduisant du simple au complexe. C’est ainsi, en un sens, la hiérarchie logique des classes qui a conduit à l’idée de descendance : « On peut donc, croyons-nous, conclure sans paradoxe que, pendant tout le temps qu’elle s’est attachée surtout à établir une classification « naturelle », la zoologie a mis en œuvre l’idée-mère des théories de la descendance sans l’avoir adoptée » (II, p. 249).
Mais, du point de vue qui nous intéresse pour le moment, il est intéressant de noter que cette élaboration logique de la classification est restée, même chez Lamarck, indépendante de l’hypothèse évolutionniste et exclusivement fondée sur la recherche des rapports « naturels » intégrables dans le système des emboîtements hiérarchiques : « Après avoir conçu tout d’abord, un ordre de perfection graduée entre les animaux, après l’avoir pris, ensuite, pour l’ordre même de leur production, Lamarck, sans se départir jamais complètement de ce point de vue, en est venu pourtant lentement, péniblement, par un travail tenace et pénétrant, à se rendre compte que le point capital était de ranger les classes suivant les relations de parenté réellement attestées par l’observation » (II, p. 200).
Ainsi indépendante, en son point de départ, de toute hypothèse transformiste (quoique la préparant à l’insu des classificateurs eux-mêmes), puis demeurée commune, en son principe fondamental, aux partisans comme aux adversaires de cette hypothèse, la classification zoologique et botanique a consisté en une structuration essentiellement logique et qualitative, faisant correspondre aussi exactement que possible l’emboîtement des classes aux rapports naturels donnés dans l’observation (directe ou affinée grâce aux méthodes de l’anatomie comparée). Le problème est alors pour nous de déterminer en quoi consiste cette structuration, forme la plus simple de l’activité du sujet. Se bornant à assimiler les rapports de ressemblance et de différence à des relations de commune appartenance à des classes hiérarchisées, se réduit-elle à des purs « groupements » ou fait-elle intervenir des rapports quantitatifs autres qu’intensifs ? Telle est la question.
Un intéressant passage de Daudin permet de la poser en termes concrets. En constituant sa « classe » des Mollusques, Cuvier a été conduit à y incorporer les animaux les plus hétérogènes en apparence, des Céphalopodes aux Acéphales y compris : « ce qui ressort surtout de l’accroissement considérable des formes communes, de l’étendue et de la précision de plus en plus grandes des données anatomiques, de la détermination de plus en plus complète des affinités des genres de même famille, c’est le degré extrêmement inégal des ressemblances entre les diverses portions de la classe, c’est l’amplitude tantôt considérable et tantôt très faible des variations que présentent, suivant qu’on passe de tels Mollusques à tels autres, les appareils les plus importants de l’organisation interne ou externe. Des Céphalopodes, dans lesquels Cuvier a pu reconnaître et dessiner un système circulatoire particulièrement complet, aux Acéphales, sans tête distincte, sans mâchoire, sans locomotion marquée, la distance n’est-elle pas plus grande que celle qui sépare, p. ex., les ordres des Mammifères ou des Oiseaux ? Cuvier, comme de Blainville, se le demande, et le cas des Mollusques semble bien être, à cet égard, celui duquel l’étude a le plus contribué à lui faire énoncer, dès 1812, sa théorie des quatre embranchements » (I, p. 244). Ce groupe des Mollusques devient, en effet, de « classe » un « embranchement » comprenant « comme autant de classes les ordres entre lesquels Cuvier l’avait déjà partagé : Céphalopodes, Gastéropodes, Ptéropodes et Acéphales » (I, p. 244). Or, ces réflexions, sur lesquelles insiste avec raison Daudin, sont d’un grand intérêt relativement à la structure logique de la classification biologique, car la question ainsi soulevée de l’« amplitude » plus ou moins grande des variations emboîtées dans des classes logiques de même rang, ou de la « distance » entre ces classes, comporte une solution précise quant à la nature des quantités, intensives, extensives ou métriques, en jeu dans la classification.
Le problème est, en effet, le suivant. Pour que la classification soit homogène, il s’agit que les classes logiques comportant la même désignation d’ordre ou de rang (genre, famille, ordre, classe, etc.) aient la même importance. Mais en quoi consiste cette importance ? Elle se réduit concrètement à une évaluation soit du degré de ressemblance, soit ce qui revient au même, des différences comme telles, qui constituent l’inverse des ressemblances. Se demander si, comme dit Daudin, il y a la même « distance » entre les classes des Mollusques et celles des Vertébrés, ou si l’« amplitude des variations » est la même dans ces deux sortes de classes, c’est, en effet, chercher si ces classes expriment des ressemblances du même ordre de généralité, autrement dit si les différences qui les séparent sont elles aussi du même ordre de grandeur. Mais alors en quoi consiste ce degré de ressemblance ou ce degré de différence ? S’agit-il d’un degré mesurable métriquement, c’est-à -dire fondé sur la notion d’unité ? S’agit-il d’une quantité extensive, comme en géométrie qualitative, c’est-à -dire reposant sur la comparaison quantitative des parties entre elles ? Ou s’agit-il simplement d’une quantité intensive, par emboîtement des classes totales, sans autre donnée quantitative que celle de l’inégalité d’extension logique entre la partie et le tout ?
Mais, en ce dernier cas, par quel moyen le classificateur peut-il être assuré d’atteindre réellement une répartition homogène, puisque la quantité intensive porte exclusivement sur les rapports de partie à tout ?
C’est ici qu’intervient nécessairement la notion de « groupement » (voir chap. I § 3). Nous allons chercher à montrer que la classification zoologique ou botanique repose sur de purs « groupements » 2 et que les problèmes soulevés par la construction de telles classifications ont été, en fait, résolus par la seule technique du groupement, les questions de « distance » et d’« amplitude », etc. se réduisant uniquement à des problèmes d’emboîtement, donc de quantité simplement intensive.
En quoi consiste, en effet, la classification biologique ? Les individus sont réunis, d’après leurs ressemblances (exprimant elles-mêmes leur parenté ou filiation possible) en classes logiques disjointes de premier rang, les « espèces », que nous désignerons par A. Ces espèces sont distinguées les unes des autres par leurs différences (formes, tailles, couleurs, etc.). Celles-ci consistent en rapports dont chacun, pris à part, est naturellement mesurable, et dont l’ensemble peut donner lieu à une corrélation statistique ; mais c’est la présence ou l’absence, prise en bloc, de certains caractères relativement discontinus qui caractérise une espèce, et, lorsque la continuité est trop grande entre deux variétés, elles sont réunies dans la même espèce. Il en résulte que, indépendamment des problèmes de mesure, qui se sont d’ailleurs posés bien après la constitution des classifications fondamentales (nous y reviendrons au § 4), une espèce A1 est simplement définie par les qualités qui lui appartiennent en propre et la différencient des espèces voisines A2 ; A3 ; etc. non pourvues de ces qualités. Il y a partition dichotomique, que nous pouvons exprimer par les symboles A1 et A’1 (où A’1 = A2 + A3 + … etc.) ; A2 et A’2 (où A’2 = A1 ; A3 ; etc.). Une réunion d’espèces voisines constitue, d’autre part, une classe logique de second rang, un « genre », que nous symboliserons par B (les « genres » étant tous disjoints les uns par rapport aux autres). Un genre B est donc le résultat de l’addition logique d’un certain nombre d’espèces, mais ce nombre n’intervient pas comme tel dans la constitution du genre. Il peut y avoir des genres B formés d’une seule espèce A (soit A’1 = 0) ; de deux espèces A1 et A2 (soit A’1 = A2) ; de trois espèces, etc. Un genre est donc simplement une réunion d’espèces que l’on peut répartir dichotomiquement de différentes manières selon la présence ou l’absence de certaines qualités : de façon générale, on peut donc dire qu’un genre est la réunion d’une espèce et des espèces voisines, soit B = A + A’, cette opération permettant de retrouver inversement l’espèce considérée par soustraction des autres, soit A = B − A’. Les genres, qui sont ainsi fondés sur le même principe de ressemblance qualitative que les espèces, mais à un degré de généralité supérieur, sont également distingués les uns des autres grâce à leurs différences qualitatives, selon l’absence ou la présence d’un certain faisceau de qualités réunies. La réunion d’un certain nombre de genres constitue à son tour une classe logique de troisième rang, une « famille », que nous désignerons par C (les familles constituent, comme les genres et les espèces, des classes disjointes entre elles). Mais ce nombre n’intervient à nouveau pas en lui-même : il peut y avoir des familles formées d’un seul genre, soit C = B1 + O ; des familles formées de deux genres, soit C = B1 + B2 ; formées de trois genres, etc. De façon générale on a C = B + B’ d’où B = C − B’. Or, c’est précisément parce que les « familles » (rang C) sont ainsi découpées dichotomiquement en genres selon la présence ou l’absence de tels faisceaux de caractères, qu’il peut exister des genres (rang B) à une seule espèce (rang A) ; supposons, en effet, une espèce Ax ne possédant aucun des caractères définissant tour à tour les genres B1 ; B2 ; B3 ; etc. et rentrant, de ce fait même dans chacune des classes résiduelles ou complémentaires B’1 ; B’2 ; B’3 ; etc. définies par l’absence de ces caractères : on sera alors obligé de construire un genre Bx à l’usage exclusif de cette espèce Ax. Les familles (rang C) sont ensuite réunies elles-mêmes, d’après leurs ressemblances groupées selon les mêmes principes d’emboîtement hiérarchiques, en classes disjointes de rang D appelées « ordres » ; d’où D = C + C’ et C = D − C’. Les « ordres » sont à leur tour réunis en classes disjointes de rang E, appelées « classes » (en un sens restreint propre à la zoologie et à la botanique), d’où E = D + D’ et D = E − D’. Les « classes » sont réunies en ensembles disjoints de rang F ou « embranchements », d’où F = E + E’, et enfin la réunion des « embranchements » constitue un « règne » de rang G, tel que le règne animal. Notons enfin que le caractère dichotomique des répartitions en classes de tout rang (symbolisé par la notation en classes complémentaires que nous avons adoptée) est démontré par la possibilité de distribuer n’importe quelle classification zoologique ou botanique en tableaux dichotomiques, comme c’est l’usage, p. ex. dans les « Flores » et les manuels courants de botanique.
Cela étant, nous pouvons reprendre le problème que s’était posé Cuvier : comment savoir si la « distance » séparant les Céphalopodes des Acéphales est du même ordre que la distance séparant deux grands ensembles de Vertébrés tels que les Oiseaux et les Mammifères ou deux ensembles plus restreints tels que les Rapaces et les Gallinacés (ou les Carnassiers et les Ruminants, etc.) ? Il s’agit donc, comme le formule si bien Daudin, d’une évaluation de l’« amplitude des variations », ce qui revient à dire que le problème est de déterminer le degré des différences, lequel degré est lui-même un indice du degré ou de l’ordre de généralité des ressemblances constituant les ensembles en jeu. Cela étant, la détermination de cette « distance », de cette « amplitude », ou de ce degré de différences a-t-elle donné lieu en fait à une mesure et à une estimation métrique ou extensive, ou bien Cuvier s’est-il contenté de procédés intensifs, c’est-à -dire purement logiques ? Et pourrait-on aujourd’hui se livrer à une telle détermination métrique (donc à une mesure établissant l’ordre de grandeur de l’espèce A, de genre B, de la famille C, etc.) ou en sommes-nous toujours réduits à des procédés simplement logiques ? Ces questions dominent, on le voit tout le problème de la classification biologique.
Or, Cuvier a résolu le problème sans sortir de la pure technique du « groupement », c’est-à -dire en termes de simple hiérarchie des classes intensives : pour rendre sa classification des Mollusques homogène à celle des Vertébrés, il s’est contenté de transformer sa « classe » primitive (de rang E) formée de quatre « ordres » (de rang D), en un « embranchement » des Mollusques (rang F) formé de quatre « classes » (rang E), de manière à ce que la « distance » entre ces « classes » (rang E) soit du même degré qu’entre les « classes » (rang E) de l’« embranchement » des Vertébrés (rang F), p. ex. qu’entre les Oiseaux et les Mammifères (rang E). Cuvier s’est donc borné, et l’on ne saurait faire mieux actuellement, à déterminer le niveau ou le rang des classes logiques considérées. De l’espèce au genre, de celui-ci à la famille, etc. il existe un système d’emboîtements hiérarchiques : A (espèce) < B (genre) < C (famille) < D (ordre) < E (classe) < F (embranchement), et la solution de Cuvier a consisté sans plus à reconnaître que les Céphalopodes et les Acéphales sont à situer au rang E comme les Oiseaux et les Mammifères, et non pas au rang D comme dans sa classification initiale. Autrement dit, Cuvier a attribué aux Mollusques le rang d’une classe F, parce que cette classe contient elle-même des classes de rang E, lesquelles contiennent à leur tour des classes de rang D, puis C, puis B, et enfin de rang A. Mais en vertu de quoi en a-t-il décidé ainsi ? Non pas par un décret arbitraire, comme dans les classifications artificielles, mais parce que les espèces (A), les genres (B), les familles (C) et les ordres (D) s’étaient suffisamment multipliées, en vertu des nouveaux rapports de ressemblance et de différence découverts par l’anatomie, pour légitimer un tel remaniement des emboîtements de parties à totalités.
Cuvier aurait-il pu aller plus loin, et découvrir des critères métriques permettant la mesure du degré des différences (entre les E ou entre les D, les C, les B ou les A) ? C’est ce que nous allons chercher tout à l’heure, et l’on aperçoit d’emblée que le problème se centre d’abord et avant tout sur la délimitation des espèces, c’est-à -dire des classes de rang élémentaire A. Mais il n’a pas cherché à faire mieux et durant des générations entières, les classificateurs se sont limités exclusivement aux raisonnements purement logiques et pour ainsi dire syllogistiques (c’est-à -dire fondés sur l’emboîtement hiérarchique des classes), dont nous venons de voir un exemple.
Résumons donc, avant de poursuivre, les traits essentiels d’un tel mode de pensée. Nous trouvons, dans la classification zoologique ou botanique, le modèle d’un raisonnement par purs « groupements » logiques, c’est-à -dire procédant par quantification exclusivement intensive et non pas appuyé sur des « groupes » mathématiques, c’est-à -dire extensifs ou métriques. Une fois données les définitions des différentes classes emboîtées de façon hiérarchique, cette hiérarchie s’impose de façon nécessaire, que l’on pourrait appeler hypothético-inclusive. Pour faire comprendre la chose, généralisons l’hypothèse faite plus haut et supposons le cas où un seul individu d’une nouvelle espèce de rang Ax serait découvert, qui ne rentrerait dans aucun « genre » connu B, dans aucune « famille » connue C, dans aucun « ordre » connu D, mais qui appartiendrait à une classe connue E : il serait alors nécessaire de créer aussitôt non seulement l’espèce Ax, mais le genre Bx, la famille Cx, et l’ordre Dx pour que le nouvel individu trouve sa place dans la classe E. Un tel exemple montre immédiatement que ce n’est pas le nombre des individus, ou des unités de rang A, B, C, etc. qui détermine la constitution de ces dernières. Quant au degré croissant des différences qui séparent entre elles les classes de rang A, puis de rang B, de rang C, etc. il est déterminé exclusivement par l’emboîtement hiérarchique lui-même : dire que la « distance » entre deux classes logiques de rang E (les « classes » au sens zoologique du terme) est plus grande qu’entre deux classes logiques de rang D (les « ordres ») revient, en effet, sans plus à soutenir que les classes de rang E sont d’extension logique supérieure aux classes de rang D. Or l’affirmation de cette extension supérieure se réduit elle-même à cette constatation que les classes de rang E emboîtent les classes de rang D, et non pas l’inverse, c’est-à -dire que le tout est plus grand que la partie, sans que l’on connaisse les nombres d’individus ou d’unités de divers rangs, pas plus que les « distances » absolues (ou degrés de différence) séparant une partie de rang D d’une autre partie de rang D, ou un tout de rang E d’un autre tout de rang E (eux-mêmes parties de F). Le raisonnement ne sort donc, en aucun cas, de la quantité intensive, c’est-à -dire des rapports de « groupements » et ne s’engage en rien sur le terrain mathématique des quantités extensives et métriques.
§ 2. La notion d’espèce🔗
Si telle est la structure de la classification, toute la question de la détermination des degrés de ressemblance ou de différence repose en définitive sur la délimitation des classes de rang élémentaire, c’est-à -dire des espèces (A). C’est l’un des problèmes auxquels s’est attachée la biométrie contemporaine (comme nous y reviendrons au § 4). Mais, avant d’en arriver là , la pensée classificatrice s’est trouvée en présence d’une nouveauté qui eût pu être de nature à en modifier la structure logique : d’invariables et permanentes qu’elles étaient d’abord conçues, les espèces ont été considérées par Lamarck comme variables et susceptibles de se transformer les unes dans les autres. Le système des classes logiques discontinues et emboîtées (« groupements » additifs de classes disjointes) allait-il donc faire place à la notion mathématique ou mathématisable de la variation continue ? En réalité l’évolutionnisme lamarckien n’a rien changé à la nature logique et qualitative (intensive) de la classification, et n’a fait qu’ajouter aux pures structures de classes, la considération des structures de relations logiques : il a donc laissé intacte la contexture logique de la classification des espèces (ainsi que la comparaison des caractères en anatomie comparée), et s’est borné à en modifier l’interprétation réaliste, ainsi qu’à compléter les groupements de classes par des groupements entre relations proprement dites.
J. B. Lamarck s’est expliqué de la manière la plus claire sur ces différents points dans sa Philosophie zoologique, après avoir fourni lui-même de précieux travaux en matière de systématique. D’une part, le fait de l’évolution continue des espèces les unes dans les autres enlève à la notion d’espèce toute valeur absolue : « Les corps vivants ayant éprouvé chacun des changements plus ou moins grands dans l’état de leur organisation et de leurs parties, ce qu’on nomme espèce parmi eux a été insensiblement et successivement ainsi formé, n’a qu’une constance relative dans son état et ne peut être aussi ancien que la nature » 3. Si donc, à un moment considéré de l’histoire, les individus sont effectivement répartis en ensembles plus ou moins différenciés, autorisant la distribution en espèces, ces dernières ne correspondent par contre qu’à des coupures artificielles en ce qui concerne le développement dans le temps. Seuls les individus existent objectivement, ainsi que leurs « rapports naturels » de ressemblance 4, fondés sur la filiation, tandis que les subdivisions de la nomenclature constituent simplement des « parties de l’art » 5. Seulement, d’autre part, ces subdivisions sont rendues possibles par l’existence des lacunes entre ensembles d’individus issus de mêmes souches et suffisamment différenciés par leurs évolutions respectives. Supposons ainsi deux espèces A2 et A3 issues de l’espèce A1 : ces deux espèces peuvent être distinctes en un stade déterminé de leur histoire, tout en ne constituant, au niveau initial, que deux variétés de l’espèce A1, reliées d’abord entre elles par tous les échelons intermédiaires.
Or, malgré ce double relativisme, par rapport au temps et par rapport aux arrangements artificiels du classificateur (les « parties de l’art »), la structure de la classification n’en demeure pas moins, pour Lamarck, de caractère logique et qualitatif, et n’atteint nullement l’extensif ou le numérique par une mesure des variations possibles. La seule nouveauté est que, outre le groupement de l’addition des classes impliqué dans la classification fixiste (A + A’ = B ; B + B’ = C ; etc.) il intervient en plus un groupement d’addition des relations asymétriques : entre les individus groupés sous les variétés A2 et A3 issues de l’espèce A1, on peut concevoir, en effet, une sériation intensive des différences, selon les degrés atteints par tel caractère variable. Supposons, p. ex. que la variété A3 soit caractérisée par la présence d’une qualité a faiblement représentée chez les individus typiques de A2 : tant qu’il n’existe pas de coupure nette entre A2 et A3, on pourra alors sérier les individus du point de vue de l’intensité plus ou moins grande de la qualité a et cette sériation constituera précisément un groupement de relations asymétriques (ou relations de différence). Une fois les espèces A2 et A3 dissociées l’une de l’autre, par contre, il n’existera plus entre elles que les rapports prévus par le groupement des classes comme telles et non plus par celui des relations asymétriques.
Mais, répétons-le, rien n’est changé dans la pratique de la classification par le fait de cette adjonction, due à l’esprit évolutionniste, des variations plus ou moins continues entre espèces données. On connaissait déjà , en toute classification inspirée par l’attitude la plus fixiste, l’existence d’intermédiaires entre des espèces données, ce qui conférait à ces espèces un caractère plus ou moins conventionnel, par opposition aux « bonnes espèces », dissociées les unes des autres de façon discontinue. Lorsque « l’on a rangé les espèces en séries, dit ainsi Lamarck, et qu’elles sont toutes bien placées selon leurs rapports naturels, si vous en choisissez une et qu’ensuite, faisant un saut par-dessus plusieurs autres, vous en prenez une autre un peu éloignée, ces deux espèces mises en comparaison, vous offrent alors de grandes dissemblances entre elles… Mais… si vous suivez la série… depuis l’espèce que vous avez choisie d’abord jusqu’à celle que vous avez prise en second lieu, et qui est très différente de la première, vous y arrivez de nuance en nuance, sans avoir remarqué des distinctions dignes d’être notées » 6. Le grand intérêt du point de vue lamarckien a été de tirer argument de la sériation possible de tels intermédiaires pour construire l’hypothèse évolutionniste, mais, même une fois admise la doctrine transformiste, il reste toujours, d’une part, des espèces séparées de façon discontinues, donc classables selon la structure du groupement de l’addition des classes disjointes, et, d’autre part, des variétés à transitions continues, donnant lieu à des groupements de relations asymétriques transitives (sériation).
C’est le développement ultérieur des idées biologiques qui a, en fait, tranché le débat entre la continuité lamarckienne et la discontinuité fixiste, dans le sens d’une conciliation entre la thèse évolutionniste et l’antithèse de la nature discontinue des espèces et même des variétés raciales à l’intérieur de l’espèce.
En premier lieu, l’existence des individus intermédiaires entre certaines espèces déterminées a provoqué la multiplication des espèces par les classificateurs. Les systématiciens classiques, de Linné à Cuvier ou Lamarck, avaient fait preuve d’une grande modération dans leur élaboration des cadres spécifiques (de rang A), et il est, en fait, peu d’espèces linnéennes qui se soient révélées « mauvaises » par la suite (dans le sens d’une répartition trop étroite). Par contre, au cours du xixe siècle, on a assisté à une inflation prodigieuse des espèces zoologiques et botaniques. Le botaniste Jordan, p. ex., a opposé à l’espèce linnéenne ce que l’on a appelé depuis l’espèce jordanienne, dont le cadre est beaucoup plus restreint. Si plusieurs espèces jordaniennes se sont trouvées depuis correspondre à des races héréditairement stables et bien caractérisées, il est arrivé par contre que, dans certains groupes botaniques comme les Hieracium ou les rosiers, p. ex., la multiplication a été telle qu’elle a été source de méprises caractéristiques : un botaniste connu en est arrivé à classer en deux espèces différentes deux roses cueillies à son insu sur un seul et même buisson. Dans certaines parties de la zoologie, la situation s’est trouvée analogue. En malacologie, p. ex., des auteurs tels que Bourguignat et Locard sont célèbres pour la pulvérisation des cadres spécifiques qu’ils ont préconisée, au point que l’on en est venu à négliger la plupart des espèces créées par ces spécialistes. On raconte même que l’un d’entre eux en était arrivé, dans sa collection particulière, à détruire les individus intermédiaires entre les espèces qu’il avait baptisées, de manière à conserver à ces dernières le caractère discontinu des « bonnes » espèces !
Mais, en second lieu, depuis la formulation de la loi fondamentale de l’hérédité spéciale, par G. Mendel, et surtout depuis la découverte des variations discontinues ou « mutations », par de Vries et d’autres expérimentateurs (découverte qui a conduit dès 1900 à donner toute sa signification à la loi de Mendel), le problème de l’espèce a été profondément renouvelé. Le principe de ce renouvellement a été la distinction introduite entre les variations non héréditaires, ou simplement « phénotypiques » et les variations héréditaires, une fois isolées en lignées pures, ou « génotypes ». De cette manière, les espèces jordaniennes se sont trouvées dissociées en deux catégories : les simples variétés ou « morphoses », non stables et sans valeur spécifique, et les variations stables et isolables qui constituent, sinon des espèces proprement dites, du moins des sous-espèces ou des races, dont les croisements sont féconds au sein d’unités plus vastes constituées précisément par les espèces linnéennes elles-mêmes.
La question épistémologique de la structure des classifications biologiques revient alors à comprendre au moyen de quelles opérations sont classés ou sériés les génotypes, ainsi que les phénotypes : il s’agit donc de déterminer la structure soit logique, soit éventuellement mathématique, de ces deux sortes de concepts qui commandent aujourd’hui toute discussion relative à la notion d’espèce.
Il convient d’abord d’insister soigneusement sur le fait que les notions de génotype et de phénotype ne sont pas aussi exactement antithétiques qu’on pourrait le croire, et que la détermination d’un génotype suppose un travail de l’esprit bien supérieur à celui qui suffit à la constatation de l’existence d’un phénotype. Soit une lignée pure A (nous employons pour simplifier le même symbole A pour la race que, plus haut pour l’espèce, mais il ne sera plus question ici que de races ou « espèces élémentaires ») ; cette lignée pure A, a été obtenue par voie d’élevage, p. ex. à partir d’une population mélangée formée d’individus appartenant aux races A1 et A2. On sait que, dans les cas simples, le croisement entre A1 et A2 donne une descendance dont la distribution probable obéit à la formule n (A1 + 2A1A2 + A2) : il suffira donc de sélectionner les individus présentant exclusivement le caractère A1 (on le reconnaît soit directement, soit en croisant les A1 entre eux), pour obtenir une lignée ne donnant plus comme descendants que des A1 et appelée pour cette raison lignée « pure ». Observée en certaines conditions déterminées de laboratoire, on dira donc que ces individus purs A1 caractérisent un génotype, et cela est bien exact par opposition aux individus mélangés A1 A2. Mais il faut bien comprendre que les individus A1 ainsi observés en laboratoire, c’est-à -dire dans un certain milieu M, sont également relatifs à ce milieu, ce que nous écrirons A1 (M). Si ces A1 sont transplantés dans un autre milieu X ou Y, ils donneront naissance à d’autres formes apparentes que nous appellerons A1 (X) ou A1 (Y) par opposition à A1 (M) : or, ces trois formes seront naturellement phénotypiques en ce qui les distingue, puisqu’elles ne seront pas héréditaires ; seul leur élément commun A1 sera génotypique mais il ne saurait être dissocié sans plus de ses manifestations A1 (M) ; A1 (X) ou A1 (Y). De plus les individus de race A2 donneront également lieu à des formes différentes dans les mêmes milieux M, X et Y, d’où les variétés A2 (M) ; A2 (X) et A2 (Y). Cela admis le génotype A1 n’est donc constitué ni par la forme A1 (M) ni par la forme A1 (X) ni par la forme A1 (Y), qui sont toutes les trois des phénotypes du même génotype, mais seulement par l’élément commun à ces trois formes. Autrement dit, et là est l’essentiel, on n’observe jamais directement un génotype à l’état absolu ou isolé, mais on le construit ou on le reconstruit à partir de ses phénotypes, et cela de deux manières : 1° Dans un même milieu déterminé M, les différences entre deux races pures A1 et A2, observées sous les formes A1 (M) et A2 (M), sont dues à leur génotype. De même les différences entre A1 (X) et A2 (X) ou entre A1 (Y) et A2 (Y). 2° Le même génotype A1 donnant lieu à des phénotypes distincts A1 (M) ; A1 (X) ou A1 (Y) selon les milieux où il se développe, on ne peut caractériser un génotype par une seule de ces formes, ses vrais caractères consistant en la capacité de produire des phénotypes déterminés en différents milieux, par combinaison entre les caractères héréditaires et les effets non héréditaires produits par ces milieux.
Nous avons insisté sur ces considérations, car on a pris l’habitude, par simple abréviation de langage, d’appeler génotypes certaines formes prises par les lignées pures dans leur milieu d’élevage, par opposition aux phénotypes constitués soit par les mêmes génotypes en d’autres milieux (p. ex. dans la nature) soit par des populations mélangées. En réalité on n’observe jamais que des phénotypes, appartenant à des populations soit pures soit impures, et le génotype est simplement l’ensemble des caractères communs aux phénotypes de même race pure en différents milieux, ou, plus précisément encore, l’ensemble des caractères susceptibles d’engendrer en différents milieux des phénotypes déterminés, par combinaison avec les caractères imposés par ces milieux 7.
Cela dit, on voit que la notion de génotype requiert une certaine activité constructive de l’esprit et ne saurait donc donner lieu à une simple constatation comme c’est le cas de l’existence des phénotypes. Mais ce travail de l’esprit est d’une autre nature que celui qui intervient dans la construction de la notion lamarckienne de l’espèce. Contrairement aux fixistes qui croyaient à la permanence des espèces linnéennes et se bornaient à les décrire, Lamarck a introduit la notion d’un flux continu de transformations dans le temps : l’espèce devient alors un produit de l’« art », c’est-à -dire une répartition arbitraire (quant aux coupures pratiquées par le sujet), quoique astreinte à respecter l’ordre de filiation naturelle entre les séries continues ; l’activité de l’esprit revient donc en ce cas à suivre ces filiations tout en découpant les séries selon les sections les plus commodes. Mais Lamarck confondait ainsi en une même classification les génotypes et les phénotypes. La technique expérimentale due à la génétique contemporaine, en introduisant la notion de variation brusque, réhabilite une certaine discontinuité et permet ainsi de se fonder sur des coupures naturelles dans le temps aussi bien que dans l’espace. Mais la distinction entre le génotype et le phénotype exige alors une nouvelle activité de l’esprit, non plus conventionnelle et consistant à trouver la classification la plus pratique en présence d’un mélange de continuité et de discontinuités, mais constructive et consistant à reconstituer les caractères des génotypes par la comparaison des divers phénotypes produits par des lignées pures en des milieux distincts. Quelle est donc la nature de cette activité constructive ?
Retrouver un invariant sous ses diverses variations, tel est le problème, puisqu’un même génotype donne lieu à des phénotypes variés en différents milieux (ou à une courbe de fréquence indiquant, déjà en un même milieu, la présence de « somations » individuelles non héréditaires). Dans les domaines relevant des quantités extensives ou métriques, un tel problème est résolu par le moyen de compositions opératoires à caractères mathématiques : tout « groupe » permet ainsi de dégager certains rapports laissés constants au cours des transformations, tels les rapports inhérents à l’ensemble des transformations projectives, etc. ; un corps chimique donne lieu à des décompositions ou à des synthèses permettant de retrouver l’élément identique commun à ses diverses combinaisons, etc. La détermination du génotype relève-t-elle de semblables opérations ou demeure-t-elle encore limitée au domaine des opérations intensives ou « groupements) ?
Il faut ici distinguer deux questions. L’invariant essentiel qui caractérise un génotype, c’est sa constitution factorielle, relevant de l’analyse génétique. De même que le progrès de la classification a consisté d’abord à remplacer le classement des caractères morphologiques superficiels par celui de certains caractères anatomiques systématiquement comparés, de même la position d’une « espèce élémentaire » ou race n’est aujourd’hui déterminable, de façon assurée, que par l’analyse de caractères encore anatomiques en un sens, mais plus profonds et plus essentiels physiologiquement, c’est-à -dire par la description des gènes jouant le rôle de « facteurs, au sens algébrique du mot, de la construction des organismes » 8. La question sera donc de savoir de quelle « algèbre » il s’agit à cet égard, algèbre simplement logique ou déjà mathématique (nous y reviendrons au § 4). Notons seulement que pour l’instant ces facteurs ou gènes ne sont pas directement accessibles à la constatation, mais qu’ils donnent lieu à une reconstruction déductive plus poussée que la comparaison morphologique ou macro-anatomique ; et surtout qu’ils ne sont pas tous connaissables : « Ce qu’il importe de bien savoir, c’est que les gènes ne nous sont connaissables que dans la mesure où ils ont subi des mutations, permettant d’opposer, deux à deux, les constitutions différentes d’une même particule génétique. Que l’on suppose une espèce renfermant des milliers de facteurs dans le noyau de ses cellules, mais dont tous les individus posséderaient exactement les mêmes gènes ; aucune analyse du patrimoine héréditaire de cette espèce ne serait possible. Par contre, dès qu’un gène a été muté, l’individu qui le renferme peut être croisé avec la forme souche, et ce croisement permet de mettre en évidence une différence factorielle qui obéit, dans son comportement génétique, aux lois de l’hérédité mendélienne » 9. Cela revient donc à dire que seules les différences entre les génotypes autorisent la reconstruction déductive ou opératoire de certains mécanismes factoriels ; au contraire les éléments constamment invariants (par opposition à momentanément invariants comme les gènes mutés) demeurent inconnaissables, sauf en leurs effets indirects, tels que précisément la permanence des caractères anatomiques et morphologiques perceptibles.
Mais ces différences entre les génotypes se reconnaissent elles-mêmes aux données morphologico-anatomiques accessibles à l’observation puisque, en fin de compte, la distinction factorielle de deux lignées se manifeste seulement dans les caractères observables des individus qui les composent. D’où la seconde question : par quelles opérations de l’esprit un ensemble d’individus croisés, puis élevés en lignées pures dans des milieux divers, donne-t-il lieu à un classement en « espèces élémentaires » et permet-il de déterminer les caractères invariants de ces génotypes ? Ces opérations sont d’abord, naturellement, de nature qualitative ou intensive comme les opérations de classification aux plus grandes échelles : on constate, p. ex. la dépigmentation ou l’allongement d’un organe et on groupe en une même classe les individus atteints de cet albinisme, ou de cette augmentation de taille, etc. Mais la nouveauté, par rapport aux opérations portant sur les espèces linnéennes, les genres, familles, etc., c’est que les races ainsi étudiées peuvent l’être en plusieurs milieux distincts. Il en résulte la nécessité d’envisager une table à double entrée, l’une de ces entrées étant constituée par les milieux M1 ; M2 ; M3 ; etc. et l’autre par les races A1 ; A2 ; A3 ; etc. En un milieu M1 on aura donc les phénotypes A1 (M1) ; A2 (M1) ; A3 (M1), etc. engendrés par les génotypes A1 ; A2 ; A3 ; etc. et un même génotype A1 se présentera sous les formes phénotypiques distinctes A1 (M1) ; A1 (M2) ; A1 (M3) ; etc. qu’il s’agira précisément de comparer entre elles à titre de variations, pour en dégager l’invariant constitué par ce génotype. Or, en première approximation, le génotype est simplement défini par cette classe multiplicative elle-même : A1 = A1 (M1) + A1 (M2) + A1 (M3) + … etc. c’est-à -dire que le génotype est conçu comme la source commune de ses diverses manifestations phénotypiques, celles-ci étant, pour leur part, distinguées de celles des autres génotypes par de simples mises en relations comparables à celles de toute autre classification. De ce point de vue la classification des génotypes n’ajoute donc rien à celle des groupements antérieurs, sauf qu’il s’agit dorénavant de classes multiplicatives et non plus seulement additives, et de sériation des différences (relations asymétriques transitives) autant que d’emboîtement de classes.
Mais l’analyse génétique moderne s’accompagne toujours, en outre, d’une analyse biométrique, et le problème est alors de savoir si les opérations logiques précédentes ne se prolongent pas actuellement en opérations extensives ou métriques. Les milieux M1 ; M2 ; M3 ; etc. de la table multiplicative à double entrée dont il vient d’être question, peuvent naturellement être mesurés quant à leur composition physico-chimique. Quant aux races A1 ; A2 ; A3 ; etc. elles se traduisent biométriquement par des distributions statistiques, et les courbes de fréquence en jeu dans ces distributions expriment chacune le résultat de mesures portant sur les caractères mêmes que les classifications logiques précédentes traduisaient qualitativement. Peut-on donc atteindre, soit dans la reconstitution déductive du mécanisme factoriel et les représentations spatiales des gènes au sein des modifications des chromosomes, soit dans l’expression métrique des variations morphologiques et anatomiques, un invariant opératoire de nature mathématique et non plus seulement logique ? Peut-on, autrement dit, déduire les variations mesurables en fonction d’invariants numériques ou géométriques, ce qui reviendrait à transformer de façon fondamentale la classification biologique, jusqu’ici exclusivement logique et se réduisant à de simples « groupements » additifs ou multiplicatifs, en une classification quantitative analogue aux classifications chimiques et minéralogiques ?
C’est ce que nous chercherons à analyser au § 4 à propos du rôle de la mesure en biologie. Mais il convient encore, auparavant, de dégager la structure des opérations en jeu dans l’anatomie comparée, science liée de si près à la classification elle-même qu’elle en est indissociable.
§ 3. Les « groupements » logiques de correspondance et l’anatomie comparée🔗
Les structures de connaissance en jeu dans la zoologie et la botanique systématiques se retrouvent dans le vaste domaine de l’anatomie comparée, lequel ne dépasse pas non plus le plan des groupements simplement logiques et ne donne pas lieu à une mathématisation proprement dite. La chose se conçoit d’ailleurs d’elle-même, puisque la classification est le résultat des comparaisons dont l’étude méthodique est poursuivie par l’anatomie comparée et que les travaux de celle-ci s’appuient en retour sur la classification.
Aussi bien le développement historique de l’anatomie comparée suit-il de près celui des classifications elles-mêmes. On peut dire à cet égard qu’Aristote a entrevu l’anatomie comparée comme il a aperçu la possibilité d’une classification hiérarchique exacte : ses réflexions sur les Sélaciens vivipares et placentaires, qu’il distingue à la fois des Poissons ovipares et des Cétacés, montrent p. ex. un souci de comparaison portant sur les organes internes et non pas seulement sur la morphologie extérieure. La série des découvertes anatomiques de la Renaissance prépare l’anatomie comparée comme la classification elle-même. Si Linné et les premiers grands classificateurs se sont bornés à considérer les organes externes, leurs successeurs ont relié étroitement la classification à l’anatomie des divers groupes : tandis que Cuvier, précédé par Vicq d’Azyr, aboutit par son principe de corrélation des organes à fusionner en un seul tout les préoccupations systématiques et anatomiques, Oken précédé par Goethe aboutit à la théorie vertébrale du crâne et prétend fonder la « théorie de Linné » et la classification des animaux sur une « philosophie naturelle » dont les seules parties solides sont les essais comparatistes. Enfin l’anatomie comparée est renouvelée par les principes d’Ét. Geoffroy Saint-Hilaire, préparant la grande synthèse établie durant la seconde moitié du xixe siècle entre les théories évolutionnistes, les développements de la classification, l’embryologie descriptive et l’anatomie comparée elle-même.
Or, en quoi ont consisté les structures opératoires de l’anatomie comparée, à partir de sa première expression systématique, c’est-à -dire du système de Cuvier, et quels sont leurs rapports avec les structures de classification ? Comme on le sait, Cuvier professait un fixisme ou antiévolutionnisme radical, qui lui faisait, comme à Linné, attribuer à la classification la signification d’une hiérarchie immobile d’emboîtements définitifs. Il divisait ainsi le règne animal en quatre embranchements (Vertébrés, Mollusques, Articulés et Radiés), en commençant par le type supérieur, et les considérait comme caractérisés par des structures hétérogènes sans se soucier de constituer une échelle continue entre elles. L’anatomie comparée, telle qu’il la concevait, consistait donc à dégager les rapports stables existant entre les caractères des animaux appartenant respectivement à ces quatre embranchements ou à leurs classes, ordres et familles, et surtout à utiliser ces rapports pour reconstituer les formes possibles disparues se rattachant aux mêmes types. Le but de cette science n’était donc nullement, pour lui, de mettre en évidence des parentés ayant la signification de filiations, mais uniquement de dégager des types généraux et de permettre la prévision de la structure d’ensemble d’un animal à partir de l’un de ses éléments, comme le problème se pose en paléontologie. De ce double point de vue, Cuvier, qui excellait dans ces inductions reconstitutives, a formulé une première ébauche de ce que sont devenus depuis les principes de l’anatomie comparée, et qui indique déjà dans quelle direction devait s’orienter le mécanisme opératoire propre à la pensée comparatiste : il s’agit du principe de la « corrélation des organes ».
Le mot de corrélation présente ordinairement un sens mathématique et désigne un rapport de dépendance entre deux grandeurs mesurables lorsque ces grandeurs témoignent de fluctuations altérant la simplicité de leur rapport. C’est ainsi que dans le calcul usuel des corrélations biométriques (formule de Pearson), la corrélation est exprimée par le rapport
r = (∑xy)/(√∑ x^2 × ∑y^2)
où x représente les écarts sur la moyenne des valeurs du premier caractère mesuré et y les écarts sur la moyenne des valeurs du second caractère. Mais on parle aussi de « corrélats » dans un sens purement qualitatif pour désigner les termes respectifs de deux rapports reliés par une relation logique de similitude : les pattes de devant sont aux Mammifères comme les ailes aux Oiseaux. En ce cas la corrélation exprime une simple correspondance entre rapports qualitatifs et relève ainsi d’un « groupement » multiplicatif de relations logiques. Il y a également corrélation qualitative ou logique (intensive) lorsque deux caractères A1 et A2 sont tels que lorsque l’un est présent l’autre l’est aussi. En ce cas, les quatre combinaisons A1 A2 (présence des deux) ; A1 A’2 (présence de A1 et absence de A2) ; A’1 A2 (absence de A1 et présence de A2) et A’1 A’2 peuvent être quantifiés par un dénombrement statistique des cas. Si nous désignons par a le nombre des individus de la classe A1 A2, par b le nombre des individus de la classe A1 A’2, par c le nombre des individus de la classe A’1 A2, et par d le nombre des individus de la classe A’1 A’2, on obtient, en effet, un indice de corrélation, appelé par Yule « coefficient d’association », selon la formule
q = (ad − bc) / (ad + bc)
Mais cette corrélation reste qualitative en son point de départ : si l’on dit que « tous les A1 sont des A2 et réciproquement », la corrélation est parfaite sans dépasser le cadre de la simple logique. Quant à la combinaison des quatre classes en question elle résulte d’une simple multiplication logique des classes B1 (= A1 + A’1) × B2 (= A2 + A’2). Bref, résultant en son principe d’une correspondance exprimable par des « groupements » multiplicatifs de relations ou de classes logiques, la corrélation peut être quantifiée statistiquement, soit par une mesure des relations en jeu soit par un dénombrement des individus appartenant aux classes définies.
Sur quelle structure opératoire repose donc le principe de la corrélation des organes de Cuvier ? Bien que celui-ci ait parlé sans cesse de relations « presque » mathématiques ou pouvant être « presque » calculées, il ne s’agit en fait que de correspondances logiques et d’un calcul des caractères de classes. Étant donné une certaine classe générale (« embranchement », « classe », « ordre », etc.) définie par un certain nombre de caractères positifs ou négatifs (présence ou absence de certains organes), le principe de Cuvier revient simplement à montrer que la présence des organes A1 ; A’1 ; etc. dans l’une des sous-classes B2 de cette classe générale correspond à la présence des mêmes organes A1 ; A’1 ; etc. dans l’une quelconque des autres sous-classes B’2. C’est ainsi que, trouvant dans un terrain fossilifère un débris d’aile, Cuvier concluait à la présence d’un bec, d’un bréchet, etc., bref de tous les caractères qualitatifs distinguant un oiseau d’un mammifère. Ainsi conçue la corrélation des organes n’exprime donc pas un rapport mathématique, mais un simple jeu de correspondances logiques, telles qu’elles découlent du « groupement » des multiplications bi-univoques de classes 10.
Entre le fixisme simpliste de la corrélation des purs caractères de classes et l’anatomie comparée des évolutionnistes s’intercale l’œuvre d’Ét. Geoffroy Saint-Hilaire, le grand adversaire de cet esprit intolérant et dogmatique que fut Cuvier. Geoffroy compléta l’idée de la corrélation des organes par un certain nombre de principes plus souples et plus féconds, parce que fondés sur la corrélation des rapports eux-mêmes et non plus seulement des qualités statiques. La grande idée d’Ét. Geoffroy Saint-Hilaire, qui est à la base de l’anatomie comparée ultérieure, est, en effet, celle de la « connexion » des organes, c’est-à -dire d’un système de liaisons ou de rapports corrélatifs : deux organes sont considérés comme équivalents lorsqu’ils sont placés de la même manière l’un par rapport à l’autre, donc lorsqu’ils présentent certaines relations topographiques constantes, malgré leurs changements possibles de forme ou de dimensions (y compris leur atrophie). Cette « unité de plan de composition » permet ainsi la caractérisation de certains schémas organiques idéaux et dont il s’agit de déterminer jusqu’à quel point ils se sont réalisés en chaque groupe. On connaît l’exemple célèbre du schéma de la ceinture scapulaire (suspension osseuse des membres antérieurs) permettant d’établir que l’os coracoïde des Oiseaux est « homologue » à l’apophyse coracoïde soudée à l’omoplate de l’homme.
Mais cette connexion des organes, qui permet d’opposer les « homologies » réelles (selon la terminologie d’Owen) aux simples « analogies », tout en substituant le dynamisme des relations à la considération statique des classes et de leurs caractères, demeure elle aussi fondée exclusivement sur un principe de corrélation qualitative : en l’espèce, sur le « groupement » des multiplications bi-univoques de relations asymétriques. En effet, les rapports de connexion anatomiques qui deviennent la matière même de la corrélation sont des rapports purement qualitatifs : l’« homologie » n’est ainsi qu’une correspondance de positions, correspondance spatiale c’est entendu, mais fondée sur les voisinages, etc. caractérisant les seules articulations anatomiques, sans quantification. Cette forme de correspondance constitue donc de la façon la plus typique la correspondance qualitative intervenant dans les « groupements » multiplicatifs de relations 11.
Or, en parallèle avec ce que nous avons vu à propos de la classification, cette substitution des groupements de relations aux simples groupements de classes (mais cette fois dans le domaine des correspondances multiplicatives et non plus des purs emboîtements additifs) constitue une transition entre le point de vue fixiste et le point de vue évolutionniste. Si Ét. Geoffroy Saint-Hilaire n’a pas pris lui-même position en faveur du transformisme, sa conception de la hiérarchie classificatoire, jointe à son hypothèse des relations de connexion demeurant invariantes au sein des transformations des organes eux-mêmes, ouvraient la voie à l’interprétation évolutionniste : il suffisait de substituer des transformations de fait, se déployant et se succédant dans le temps, aux transformations logiques constituées par les variations observées dans la diversité de forme des organes homologues, pour concevoir l’existence de séries évolutives.
Pendant que Lamarck assurait en France ce changement de point de vue, la « philosophie de la nature » allemande développait une notion de la succession des êtres, en cédant avec allégresse au démon de la spéculation, mais en s’appuyant sur certaines considérations positives : c’est ainsi que la théorie vertébrale du crâne, de Goethe, reprise par Oken constitue comme un prélude à la collaboration que l’évolutionnisme de la seconde moitié du xixe siècle introduira entre l’anatomie comparée et l’embryologie descriptive. La position définitive de l’anatomie comparée dans l’équilibre des connaissances biologiques fut, en effet, fixée à partir du moment où les systèmes de relations et de correspondances qualitatives établis par cette discipline, joints aux systèmes d’emboîtements hiérarchiques établis par la systématique en ses classifications, apparurent comme les résultats d’un double mouvement évolutif constitué, d’un côté, par la succession des espèces elles-mêmes et, de l’autre, par le développement individuel relevant de l’étude embryologique. Chacun sait combien la collaboration de l’embryologie descriptive et de l’anatomie comparée se révéla féconde : ce n’est que sur le terrain des vérifications embryologiques que les hypothèses sur les homologies purent être vérifiées ; d’autre part, l’analyse des stades embryologiques conduisit, grâce à la loi biogénétique de von Baer, de Serres, etc. (malgré ses exagérations et ses inexactitudes), à un renforcement de la comparaison systématique, selon cette dimension nouvelle que constituait le développement ontogénétique.
Du point de vue de la structure de la connaissance, on peut caractériser comme suit cette situation, qui est demeurée dans les grandes lignes inchangée jusqu’aujourd’hui. Les classifications de la zoologie et de la botanique ont conservé leur caractère d’emboîtements qualitatifs. Il en est de même des rapports de correspondance et d’homologie toujours plus nombreux construits par l’anatomie comparée. La comparaison descriptive des stades embryologiques communs donne lieu à des « groupements multiplicatifs » de relations et de classes, c’est-à -dire à des correspondances qualitatives exactement comparables à celles de l’anatomie comparée et qui n’en sont que le prolongement sous forme d’embryologie comparée. L’ensemble de ces recherches sur les « formes » (classification, anatomie comparée et embryologie descriptive) constitue donc un vaste système de « groupements » d’opérations d’essence logique et qualitative. Mais, d’une part, l’embryologie, en acquérant un caractère expérimental, est devenue causale et physiologique, d’où l’introduction des méthodes physico-chimiques quantitatives, comme nous le verrons aux § 5 et 6. D’autre part, l’étude des formes s’est prolongée, en tant que relevant du problème de l’évolution, en une étude des lois de l’hérédité et de la variation, d’où une autre cause d’introduction de la quantité, comme nous allons le constater maintenant (§ 4).
La conclusion à tirer de ces § 1-3 est ainsi qu’il existe une correspondance remarquable entre le système si complexe des emboîtements de « formes » biologiques et le système des classes et des relations logiques. Ce n’est pas seulement, comme chacun le sait depuis Aristote, que les notions d’« espèce » et de « genre » sont communes à la logique et à la biologie. C’est dans le détail même des « groupements » opératoires d’ensemble que la correspondance se retrouve point pour point : « groupements » additifs pour la classification et multiplicatifs pour l’anatomie et l’embryologie comparées ; groupement de classes pour ces divers domaines, mais aussi et de façon toujours plus prépondérante, groupements de relations. Cette convergence entre les systèmes de « formes » biologiques, qu’il s’agisse de systèmes d’ensemble de classes ou de relations, et les structures totales constituées par « formes » logiques, présente une importance épistémologique qui ne saurait être sous-estimée, du double point de vue de la connaissance biologique et de la genèse des structures logiques. La raison de cette convergence est, en effet, que les « groupements » logiques, contrairement aux structures mathématiques, relèvent exclusivement de la quantité « intensive » c’est-à -dire qu’en une totalité additive (A + A’ = B), ils admettent que la partie est nécessairement inférieure au tout (A < B), si A’ > 0, mais ignorent toute relation quantitative entre les parties comme telles (A ≶ A’) : le « groupement » est donc un système exclusif de relations de partie à tout. Or, précisément en un système de « formes » biologiques comme une classification, etc., si chaque « forme » est sans doute mathématisable envisagée à part, l’emboîtement comme tel de ces formes demeure de caractère intensif, c’est-à -dire que la classification porte sur les relations hiérarchiques de partie à tout mais ignore les rapports quantitatifs entre les parties elles-mêmes. C’est du moins ainsi que les choses en sont demeurées jusque dans l’état actuel des connaissances. Le problème est d’autant plus intéressant de chercher à déterminer jusqu’à quel point les « formes » biologiques, si longtemps envisagées d’un point de vue purement qualitatif ou « intensif », peuvent être mathématisées, indépendamment ou non de leurs emboîtements.
§ 4. La signification de la mesure (biométrie) dans les théories de l’hérédité et de la variation🔗
Les opérations qualitatives qui sont au point de départ des sciences mathématiques et physiques ont toutes donné lieu à une quantification extensive (géométrie qualitative ou métrique) plus ou moins rapide selon les domaines mais parfois assez tardive en sa constitution achevée (p. ex. en chimie). Il est donc essentiel de se demander si les groupements de classes et de relations intervenant dans les recherches biologiques de caractère systématique ou comparé, tout en étant plus durables que dans les autres disciplines, ne sont pas destinés à se transformer eux aussi en opérations extensives ou numériques. Or, le nombre intervient à la fois dans les lois de l’hérédité et dans les mesures de la variation, au point que, sous le nom de « biométrie », on a constitué toute une statistique biologique. La question est alors de savoir sur quoi porte la mathématisation : est-ce sur les systèmes d’ensemble de « formes », systèmes dont nous venons de constater la convergence remarquable avec les structures logiques totales, ou seulement sur les « formes » isolées ? Est-ce, d’autre part, sur leurs variations ou sur les causes mêmes de ces variations, c’est-à -dire sur des transformations opératoires qui, comme telles, rendraient compte des structures classées ou comparées ?
Il est d’abord évident que, indépendamment de toute statistique, il est possible de construire une géométrie extensive ou métrique des formes vivantes et même une mécanique mathématique, dans la mesure où ces formes sont conditionnées par les mouvements de l’organisme durant sa croissance en fonction soit du milieu, soit des actions des organes les uns sur les autres. C’est ainsi que la coquille des Mollusques offre de beaux exemples de formes géométriques simples (spirales, etc.) et que l’enroulement progressif des tours de spire au cours de la croissance obéit à des lois mathématiques dont on retrouve l’équivalent chez les végétaux dans le cas de la croissance des feuilles autour d’une branche (série de Fibonacci commandant entre autres les relations de positions et d’angles). De plus, cet enroulement des tours de spire donne lieu à des actions mécaniques que l’on a décrites (Cope, etc.) et il serait aussi facile de mathématiser ces dernières que la forme géométrique finale de la coquille. La Limnée des étangs (Limnæa stagnalis, L) est représentée p. ex., dans les lacs de Suisse, par certaines formes contractées que nous avons étudiées, dues au fait que l’agitation de l’eau contraint l’animal durant toute sa croissance, à adhérer fortement aux pierres, ce qui dilate l’ouverture de la coquille et raccourcit la spire sous les effets de traction du muscle columellaire : tant ces actions mécaniques que les formes géométriques conditionnées par elles pourraient être mathématisées, par le moyen de représentations spatiales ou vectorielles ou d’équations analytiques. En un très bel ouvrage, sur la géométrie des formes vivantes, d’Arcy Thompson 12 a fourni un grand nombre de modèles mathématiques applicables aux groupes zoologiques les plus divers ; il a montré, p. ex., l’application possible des transformations géométriques « affines » aux diverses formes de poissons, etc.
Mais, si chaque « forme » biologique peut être, en elle-même mathématisée, et si le passage d’une forme à une autre correspond donc toujours à une transformation mathématique possible, cela ne signifie pas qu’une classification naturelle des êtres vivants, c’est-à -dire telle que les rapports de ressemblance et de différence expriment les parentés et filiations réelles, puisse être pour autant rendue elle-même mathématique ou quantitative. D’une « forme » de Mollusque à une autre, on peut bien concevoir un rapport d’homéomorphie topologique, avec simple étirement ou contraction de figures conçues comme élastiques ; d’une « forme » de Poisson à une autre, on peut déterminer avec Thomson un passage se réduisant à une simple transformation projective ou affine, on peut dégager des similitudes et des propositions numériques, etc. ; mais on construit ainsi de simples séries idéales sans que l’on parvienne, pour le moment au moins, à fournir des lois mathématiques déterminant l’extension ou l’amplitude des classes de divers rangs (espèce, genre, famille, etc.) ni surtout leur ordre de succession. La mathématisation des formes prises isolément ou de leurs transformations possibles les unes dans les autres n’entraîne donc pas ipso facto la mathématisation de la classification comme telle sur un modèle analogue à celui du tableau de Mendelejeff : les emboîtements eux-mêmes dont est faite la classification peuvent ainsi demeurer de nature logique (intensive), bien que chacun des éléments pris à part soit susceptible d’être mathématisé. En d’autres termes, on peut espérer mettre en équation la forme d’une Limnée et, peut-être aussi, les formes générales (ou propriétés communes aux différentes formes) des Gastropodes, des Mollusques, etc. De plus, on pourra sans doute représenter mathématiquement les variations propres à chaque espèce, ou genre, etc. à partir de l’équation commune, comme on déduit le cercle, l’ellipse, etc. à partir de l’équation des sections coniques. Mais on obtiendra une infinité de variations possibles en chaque cas. Le problème subsistera alors de savoir pourquoi tel genre ne présente que n espèces parmi toutes les combinaisons concevables, pourquoi telle famille ne comporte que n genres, etc. et pourquoi ces n espèces, ou genres, etc. sont caractérisées par certaines transformations et pas par d’autres. C’est ici qu’intervient le facteur non mathématique de la classification elle-même. La classification chimique fournit une loi de succession grâce à laquelle on peut déterminer le nombre des casiers possibles : or, ceux-ci sont tous occupés (les places laissées vides par rapport à la théorie ont donné lieu après coup à des découvertes expérimentales en ce qui concerne les éléments radioactifs vérifiant ainsi les anticipations dues à la classification) ; une telle classification est donc non prédicative en ce sens que les propriétés des éléments dépendent de celles du tout (= de la loi de succession comme telle). La classification biologique demeure au contraire prédicative, en ce sens que l’on ne saurait calculer les propriétés des éléments à partir de celles de l’ensemble 13 : c’est pourquoi elle ne saurait (actuellement du moins) être mathématisée, même si chaque forme particulière peut l’être à titre d’élément isolable.
Ceci nous conduit à un second problème essentiel. Une espèce est une classe logique, comportant en général des sous-classes constituées par les « variétés » connues, soit phénotypiques, soit (quand on a pu les déterminer) génotypiques. Tous les individus appartenant à l’espèce et à ses variétés sont en principe mesurables en leurs caractères, si bien que les qualités spécifiques ou raciales peuvent donc être traduites, d’une manière ou d’une autre, en quantités mathématiques. Mais en est-il ainsi de l’espèce comme telle, c’est-à -dire en tant que classe ? Appelons B cette classe constituée par une espèce, A l’une de ses sous-classes et A’ les autres sous-classes (variétés). Le propre d’un emboîtement de classes logiques est de demeurer indépendant du nombre des individus en jeu : qu’il existe en B un seul individu de plus qu’en A ou des milliers, on a toujours B > A et B > A’ (quantités intensives) indépendamment des rapports numériques entre A et A’. Si n est le nombre des individus considérés on a donc n (B) > n (A) mais on peut avoir n (A) > n (A’) ; n (A) < n (A’) ou n (A) = n (A’). La quantification ou mathématisation de l’espèce supposerait, par contre, outre la mesure de toutes les qualités spécifiques en tant que rapports ou que corrélations, une expression numérique de l’extension relative des classes n (A), n (A’) et n (B). Les deux questions sont, en effet, liées, car les rapports exprimant les qualités spécifiques sont susceptibles de fluctuations statistiques, ou variations légères d’un individu à l’autre, et pour déterminer la valeur moyenne des caractères spécifiques ou raciaux il faut donc tenir compte du nombre des individus en jeu dans les classes considérées.
Or, ce sont effectivement ces divers problèmes qui ont été abordés par la biométrie, et dont il s’agit donc de discuter les solutions du point de vue de leur signification épistémologique. Reprenons à cet égard l’exemple de la Limnæa stagnalis, espèce dont on connaît un grand nombre de variétés phénotypiques (que nous appellerons globalement A’). Pour étudier, du double point de vue de l’action du milieu sur les phénotypes et de la constitution héréditaire des races, la morphose contractée rencontrée dans les endroits agités des grands lacs, nous nous sommes ainsi proposé de mesurer de façon précise la différence entre cette variété et le type de l’espèce. Mais en quoi consiste le « type » de l’espèce (type que nous appellerons A) ? C’est ici que l’insuffisance de la détermination qualitative, c’est-à -dire simplement logique, et la nécessité d’une détermination mathématique, portant simultanément sur la mesure des rapports et sur le nombre des individus, apparaissent immédiatement : le type A de l’espèce sera évidemment la forme la plus fréquente, ce qui suppose une relation numérique entre A et les A’ et non plus seulement un rapport d’emboîtement logique entre A et B. En mesurant la hauteur totale de la coquille et la hauteur de l’ouverture, on définit tout d’abord un rapport métrique de contraction ou d’allongement, exprimant par une fraction numérique la qualité dont on constate les variations entre le type de l’espèce et les morphoses lacustres. Puis, en répétant cette mesure sur des milliers d’individus de tous les milieux (il nous en fallut environ 80 000 pour que les moyennes demeurent stables !) on obtient une courbe de fréquence (la courbe binomiale de Gauss ou courbe en cloche). L’examen de cette courbe révèle, dans le cas particulier, l’existence de deux sommets ou « modes » (points de fréquence maximum) : les formes d’eau stagnante sont dispersées symétriquement autour d’un « mode » de valeur 1,78, tandis que les formes habitant les lacs constituent un second ensemble de populations dont les indices moyens oscillent entre 1,30 et 1,45.
Ce petit exemple montre immédiatement en quoi ce que l’on pourrait appeler l’équation statistique de l’espèce, c’est-à -dire la distribution probable des diverses formes possibles, est à la fois beaucoup plus instructive que la simple classe logique, mais reste cependant insuffisante pour constituer le principe d’une classification exhaustive.
Les avantages de la mesure par rapport aux simples classes ou relations qualitatives sont, non seulement la précision, mais la possibilité d’établir une série de faits nouveaux. La connaissance des modes et de l’amplitude des variations permet d’abord de distinguer, beaucoup plus précisément que la simple estimation qualitative, les différents phénotypes, y compris le type moyen de l’espèce, et conduit même à distinguer des types statistiques peu différents à vue. Mais surtout, une fois les variétés élevées en milieux homogènes et sélectionnées jusqu’à réduction à des lignées pures, seule une statistique précise permet de caractériser les différentes races par leurs indices métriques moyens : c’est ainsi que élevées en aquariums de dimensions égales, nos Limnées se sont trouvées présenter au moins cinq races distinctes (dont deux spéciales aux lacs), reconnaissables à leurs constantes statistiques autant qu’à leur faciès qualitatif et présentant ainsi chacune un coefficient stable de contraction ou d’allongement.
En outre, la détermination métrique permet de remplacer les simples correspondances qualitatives par des corrélations évaluables en leur degré même. Dans l’exemple cité au § 2 de deux caractères A1 et A2 ou leur absence A’1 et A’2, il ne suffit pas de savoir que presque tous les individus possédant le caractère A1, (p. ex. la contraction de la spire chez les Limnées) possèdent en même temps le caractère A2 (p. ex. l’albinisme), que presque tous les individus A’1 (non contractés) sont en même temps A’2 (pigmentés), et que seuls quelques A1 sont A’2 ou quelques A’1 sont A2 : il est d’un intérêt évident de pouvoir calculer la corrélation au moyen de la formule des quatre tables de Yule (voir § 2). De même, si l’on peut mesurer le degré d’albinisme comme nous venons de le voir pour la contraction, il sera encore plus exact de calculer la corrélation selon la formule de Bravais-Pearson (voir § 2), en se fondant sur les écarts individuels par rapport à la moyenne de ces deux sortes de rapports.
Bref, la biométrie substitue aux simples classes logiques, constituées par les espèces et leurs variétés, des classes numériques ou ensembles, caractérisées par une distribution de fréquences statistiques, et elle remplace les simples relations qualitatives de ressemblances et de différences, définissant ces classes logiques, par un système de rapports mesurables, exprimés sous forme de courbes de variabilité ou de corrélations métriques. Ce passage du qualitatif au quantitatif, déjà fort utile dans l’analyse des populations hétérogènes, devient indispensable dès qu’il s’agit de caractériser de façon précise des génotypes à comparer en milieux hétérogènes bien déterminés.
Mais si le progrès est ainsi évident, il est non moins clair qu’une telle mathématisation demeure à mi-chemin, dans l’état actuel des connaissances, de ce qui serait nécessaire pour pouvoir quantifier les espèces en tant que classes, c’est-à -dire en tant qu’emboîtées en des genres, etc. et en tant qu’emboîtant des « variétés » stables ; en d’autres termes pour construire une loi de succession proprement quantitative (en même temps que qualitative) caractérisant la classification. La raison en est que les mesures actuelles ne déterminent pas les emboîtements comme tels, parce qu’ils ne portent pas sur le mécanisme des variations, c’est-à -dire sur les transformations en elles-mêmes, mais seulement sur leurs résultats. Ainsi limitée, la biométrie fournit bien des indices précis, qui complètent et corrigent les indices qualitatifs, mais ces indices ne sont encore que des attributs rentrant dans la qualification des espèces, et ne constituent pas les éléments d’une construction ou d’une reconstruction mathématique des espèces dans leur loi de formation. Autrement dit, remplaçant la classe logique par un ensemble numérique ou statistique, et les relations qualitatives par des rapports ou des corrélations métriques, la biométrie subsume à une première approximation une analyse plus poussée, mais demeurant à l’intérieur des emboîtements initiaux ; et elle en est réduite à conserver ces emboîtements de classes et de relations, ainsi que leurs groupements logiques, faute de pouvoir les engendrer au moyen d’opérations nouvelles, mathématiques et non plus simplement intensives, qui porteraient sur les transformations elles-mêmes et dépasseraient ainsi le cadre de ces groupements au profit de groupes proprement dits.
Même dans le domaine des phénotypes, la biométrie n’atteint encore que le résultat de la variation, et non pas le mécanisme causal susceptible de l’engendrer opératoirement. C’est ainsi que, dans le cas de nos Limnées, il existe un lien causal évident, pour ce qui est des phénotypes lacustres, entre l’agitation de l’eau et la contraction de la coquille. La mesure de la contraction phénotypique exprime donc le résultat total des réactions motrices de l’animal et de leurs effets morphologiques. Mais, même en ce cas privilégié, où la cause de la variation est particulièrement simple, la mesure ne porte que sur l’aboutissement du processus et laisse échapper l’essentiel : à savoir la relation entre les facteurs morphogénétiques héréditaires (donc génotypiques) et les actions exercées durant la croissance de l’individu par le milieu extérieur. Or, ce sont ces relations, variant d’un génotype à l’autre, qu’il faudrait saisir directement (c’est-à -dire à titre de compositions opératoires et sans se borner à mesurer leurs produits), pour pouvoir dépasser la classification qualitative des génotypes et de leurs phénotypes en différents milieux ; en fait, nous constatons seulement que tel génotype est plus plastique que tel autre en un milieu donné, etc., mais la mesure de cette plasticité n’est pas la mesure du dynamisme causal qui la rend possible.
Quant aux génotypes eux-mêmes, et là est l’essentiel, la mesure fournit leur caractérisation précise, c’est-à -dire les moyennes, la dispersion statistique probable des individus autour de ces moyennes, etc. ; mais il s’agit là de caractères statiques, tandis que pour mathématiser la classification, c’est-à -dire les emboîtements et les variations, il faudrait établir une loi de succession atteignant le mécanisme même de leurs filiations. Il faudrait, autrement dit, mesurer les transformations comme telles, ce qui reviendrait à exprimer leur mécanisme causal par des opérations extensives ou métriques au lieu de se borner à décrire les emboîtements au moyen d’opérations logiques.
Ceci nous conduit à la troisième question fondamentale. Mathématiser les formes, puis mathématiser l’espèce jusqu’à la constitution d’une classification quantitative, ce serait en dernière analyse, mathématiser le mécanisme même de l’hérédité, c’est-à -dire expliquer opératoirement la stabilité des invariants génotypiques et les transformations génétiques qui sont à la source des variations héréditaires. Quelle est donc, à cet égard, la signification des lois numériques actuellement connues en théorie de l’hérédité, et quel est, surtout, le sens de l’analyse factorielle, qu’E. Guyénot compare tantôt à une algèbre 14, tantôt aux schémas atomistiques des physiciens et des chimistes 15 ? Nous rapprochons-nous ici d’une composition opératoire qui annoncerait un groupe de transformations, seule base assurée d’une classification quantitative des formes et des espèces, ou demeurons-nous toujours dans le qualitatif, avec quelques précisions statistiques en plus, quant au contenu des classes ou relations logiques ?
Pour ce qui est, d’abord, des lois de l’hérédité mendélienne, il s’agit essentiellement de rapports combinatoires déterminant la probabilité du mélange ou de la dissociation des génotypes, et non pas de lois de transformations expliquant leur variation ou leur stabilité et donnant par conséquent la raison des emboîtements classificateurs ou des filiations génétiques. C’est ainsi que la loi fondamentale de Mendel constitue le modèle des lois combinatoires simples. Soit deux races pures A1 et A2, dont on croise des représentants. Le résultat moyen probable du croisement, observé sur des nombres suffisants, sera n A1 + 2 n A1A2 + n A2, c’est-à -dire que la moitié des descendants présenteront simultanément les caractères génétiques de A1 et de A2, un quart ne présentera que les caractères de A1 et un quart ceux de A2. La mathématisation introduite par cette loi ne porte donc pas sur les qualités caractérisant A1 et A2 ni sur le classement de ces génotypes, mais sur la probabilité de mélange des gènes de A1 et de A2 selon les 4 arrangements possibles A1A1 + A1A2 + A2 A1 + A2A2 (d’où n A1 + 2n A1 A2 + n A2 si l’on fait abstraction de l’ordre). Il en est de même des nombreuses lois particulières issues de la loi de Mendel et portant sur des combinaisons de complexités variables.
Mais si les lois de l’hérédité ne formulent que des rapports de combinaisons entre caractères tout faits, points d’arrivée et non pas de départ de la variation elle-même, l’analyse des gènes et de leur mécanisme factoriel (ainsi que des mutations chromosomiques puisqu’un chromosome constitue une collection définie de gènes) porte au contraire sur les transformations comme telles. C’est donc dans l’analyse factorielle qu’est la clef de la mathématisation possible des classifications biologiques, du moins à l’échelle de l’espèce et de l’hérédité spéciale (car nous ne savons encore rien de l’hérédité générale liée au cytoplasme) : c’est dans la mesure où l’action des « facteurs » pourrait donner lieu à un système opératoire mathématiquement défini que l’ensemble des filiations et des emboîtements serait susceptible d’être quantifié et réduit à des lois de succession ou de transformations.
Or, il se trouve, ici à nouveau, que notre connaissance porte sur le résultat des processus intimes de transformation beaucoup plus que sur ces processus eux-mêmes. Dans le cas des mutations chromosomiques, il est vrai, on peut suivre les fragmentations et les soudures des chromosomes et de leurs parties, et se donner une représentation spatiale ou mécanique des échanges en jeu qui déterminent la variation. Mais il ne s’agit là que d’une description géométrique du mouvement des véhicules des gènes, puisqu’un chromosome contient plusieurs centaines ou milliers de ceux-ci. Quant à l’action de ces derniers, elle n’est observable qu’en ses résultats. Non seulement, seuls les gènes mutés révèlent leur existence, tandis que l’ensemble des gènes demeurés invariants restent inconnaissables, mais encore les gènes mutés sont connus grâce à leur mutation seule, c’est-à -dire qu’ils sont postulés à titre de cause d’une variation se révélant elle-même durable en tant qu’héréditaire.
Les gènes sont donc essentiellement des « facteurs » et l’on s’est parfois demandé s’il n’y avait pas quelque imprudence à les substantifier. « À cela je répondrai, dit E. Guyénot, que si les gènes, absolument invisibles ne sont qu’une façon conventionnelle de représenter a posteriori les résultats de l’analyse génétique expérimentale, ils ont à ce point de vue, une existence à peu près aussi certaine que celle des constituants de la matière 16. On voit l’intérêt épistémologique d’une telle déclaration, qui exprime à la fois le rôle de facteurs de composition que l’on entend faire jouer aux gènes et le caractère déductif de leur existence même. L’idéal poursuivi sur ces points par le biologiste est bien clair et tend manifestement à faire sortir la biologie de son stade de non-déductibilité pour atteindre un niveau de composition opératoire ; de plus, la comparaison avec l’atomisme montre que cette composition voudrait être mathématique : il s’agirait donc bien d’expliquer les variations, comme la stabilité des états durables, par un jeu de transformations groupées entre elles, ce qui fournirait simultanément les clefs de la variation évolutive, de l’hérédité et des emboîtements hiérarchiques de la classification.
Seulement, dans l’état actuel des connaissances, si les « facteurs » génétiques sont comparables à une algèbre, il ne s’agit encore que d’une algèbre logique ou qualitative, et si les gènes sont assimilables à des sortes d’atomes, il ne s’agit encore que d’un atomisme postulé à la manière de celui des Grecs et non pas d’éléments mesurables en leurs propriétés intrinsèques.
Les « facteurs » génétiques se manifestent, en effet, par leurs actions qui consistent soit à ajouter un nouveau caractère à un autre, soit à renforcer des caractères existants, soit encore à les bloquer par action inhibitrice, etc. Ce sont bien là des actions comparables à des sortes d’opérations d’addition ou de soustraction de multiplication, de substitution, etc. Mais ces semi-opérations sont encore loin d’être composables entre elles sur le modèle des compositions atomistiques ou des groupes d’opérateurs valables en microphysique, pour cette raison essentielle qu’elles ne connaissent ni réversibilité ni conservation complètes. L’action même du gène reste mystérieuse et ses propres mutations demeurent inexpliquées (elles ont été attribuées tantôt à des causes endogènes inconnues, tantôt à un échange avec le cytoplasme environnant). Le fait que les gènes non mutés demeurent inconnaissables confère aux équations de cette algèbre un nombre d’inconnues bien supérieur à celui des valeurs données. La conservation des gènes connus n’est pas autre chose que la constatation du caractère héréditaire des mutations qu’il a produit et n’a rien encore d’une conservation opératoire telle que celle d’un invariant de groupe. Bref, le gène est encore essentiellement un concept qualitatif, caractérisant un début de déduction, en ce qu’il constitue le support des variations observables, mais n’atteignant pas le niveau de la déduction opératoire ni surtout d’une algèbre mathématique, faute de composition complète.
Or, quel que soit l’avenir, les difficultés rencontrées jusqu’ici par la mathématisation dans ces domaines de la biologie relatifs à l’emboîtement et à la filiation des « formes » semblent tenir essentiellement, comme nous le disions plus haut, au fait que de tels mécanismes constituent une histoire, c’est-à -dire un compromis entre certains déroulements réguliers et le mélange ou l’interférence des séries causales. Autrement dit le domaine de résistance à la mathématisation serait celui des processus historiques ou diachroniques, parce qu’ils sont solidaires d’une certaine irréversibilité liée au cours des événements dans le temps, tandis que les interactions causales de caractère synchronique, comme les phénomènes physiologiques dont nous allons parler (§ 5) sont plus facilement réductibles à la mesure physico-chimique. En effet, dans le cas de la classification, des relations de correspondance (anatomie comparée) et des processus héréditaires, la mesure n’atteint que les caractères classés ou comparés, ainsi que la distribution probable des individus qualifiés, tandis que les emboîtements comme tels demeurent à l’état de groupements qualitatifs à cause du caractère essentiellement historique des raisons expliquant le détail des formes individuelles, des classes et des correspondances en jeu. Au contraire, dans le domaine de la physiologie, la mesure atteint des relations causales plus simples parce qu’elles sont moins historiques et plus actuelles, et se réduisent par le fait même à des rapports entre données physiques et chimiques synchroniques, comme sur le terrain habituel des phénomènes physico-chimiques en général.
Mais ne peut-on pas concevoir, en ce cas, une expression mathématique du déroulement historique comme tel, qui, en exprimant le mécanisme de l’hérédité permettrait la réduction le la morphologie systématique à la physiologie elle-même ? Nous verrons (§ 6) que l’embryologie causale s’est précisément donné pour tâche cette réduction de la morphogenèse aux considérations physiologiques et physico-chimiques. Quant à une expression mathématique possible de l’hérédité, il faut rappeler la fameuse « mécanique héréditaire » de Volterra, dont le principe est de ne pas expliquer, comme dans le déterminisme de Laplace, un état donné par l’état immédiatement antérieur, mais de subordonner chaque état à l’ensemble cumulatif des états antérieurs. Seulement la réussite d’une telle construction mathématique n’équivaut nullement encore à la réduction d’une histoire biologique réelle aux schémas de la « mécanique héréditaire ». Celle-ci s’applique aux processus physiques dont le caractère historique se ramène à une succession de caractère régulièrement cumulatif (hystérésis, etc.). Au contraire, l’histoire d’une espèce animale, faite de circonstances fortuites innombrables et sans doute très hétérogènes, constitue une succession autrement plus complexe. C’est pourquoi les ensembles de caractères morphologiques, dont chacun relève d’une telle histoire, constituent des « formes » individuelles, spécifiques, génériques, etc., dont seul le groupement qualitatif peut exprimer le système dans l’état actuel des connaissances, en attendant qu’une mathématisation plus poussée des processus morphogénétiques ou héréditaires permette d’entrevoir une quantification de la classification elle-même et des groupements multiplicatifs de l’anatomie comparée.
Mais pourquoi le système de ces formes, issu des déroulements historiques et résistant donc jusqu’ici, faute de composition complète, à toute déduction opératoire de nature mathématique, admet-il néanmoins une structuration selon des « groupements » logiques bien définis de classes et de relations ? La raison en est claire : de tels groupements ne connaissent que les emboîtements hiérarchiques de sous-classes à classes totales ou de relations partielles à relations d’ensemble. Ils ne reposent donc que sur des rapports de partie à tout, et ne constituent par conséquent eux-mêmes que des modes de composition incomplets. Au contraire, les structures mathématiques supposent la mise en relation des éléments partiels entre eux et notamment la construction d’unités (voir chap. I § 3 et 6). Il en résulte que les formes logiques caractérisées par des qualités « prédicatives » (c’est-à -dire indépendantes d’une loi de formation) et non pas par une loi de construction (comme les formes géométriques ou numériques, etc.) correspondent sans difficulté aux systèmes de formes vitales (dont elles procèdent d’ailleurs par l’intermédiaire des formes mentales élémentaires), tandis que les formes mathématiques à composition plus poussée ne s’adaptent pas sans résistance à de telles structures d’ensemble.
§ 5. L’explication en physiologie🔗
Si dans tous les domaines intéressant les formes vivantes et leur production historique, la mathématisation porte ainsi davantage sur le résultat de la variation que sur son dynamisme causal, la causalité en physiologie a donné lieu par contre, à cause de son caractère synchronique et non plus diachronique, à une marche beaucoup plus rapide du qualitatif au quantitatif. La courbe d’évolution de la causalité, dans l’histoire de la physiologie, est à cet égard d’un grand intérêt : on peut la caractériser par un passage progressif de la « forme » qualitative à la loi ; tandis que les premiers types d’explication ont recouru à des structures qualitatives calquées sur la forme totale de l’organisme et la traduisant même en termes psychomorphiques par un mélange de logicisme et de substantialisme animiste, les progrès de la connaissance physiologique ont conduit à recourir de plus en plus à des rapports quantitatifs dus à l’analyse physique et chimique des fonctionnements particuliers à l’organisme.
Il est clair, en effet, que les premières explications physiologiques ont consisté à expliquer les phénomènes vitaux particuliers par la forme de l’organisme considérée comme une cause, c’est-à -dire à réduire l’inférieur au supérieur et même le physiologique au psychologique. Mais il s’est agi naturellement de notions psychologiques inanalysées et subjectives, en même temps que conceptualisées par une logique verbale : il convient donc de les appeler psychomorphiques par opposition aux concepts de la psychologie scientifique (exactement comme la physique a commencé par expliquer les mouvements et les forces par des notions biomorphiques, distinctes des concepts de la biologie scientifique). C’est ainsi que les premières explications de la vie et des activités vitales les plus visibles ont consisté tout simplement à imaginer un principe moteur se contondant avec l’âme elle-même. Une telle notion se retrouve jusque chez Aristote. Tout mouvement, selon lui, suppose une forme qui meut et une matière qui est mue ; dans le cas de la vie, la « forme » est l’âme, principe tout à la fois du mouvement et de la morphologie du corps, tandis que la matière est la substance du corps lui-même. L’âme est donc une force permanente, affirmation qui est au point de départ de la notion de force vitale, caractéristique du vitalisme. De plus, comme la matière résiste et que la forme ne s’imprime par conséquent sur elle que progressivement, la vie de l’âme comporte des degrés : l’âme végétative (ou nutritive, etc.), l’âme animale (ou sensible) et l’âme raisonnable (intelligence). Il s’ensuit, dans le détail, une série d’explications téléologiques mêlées à des explications physico-chimiques grossières telle que la notion d’une cuisson des aliments dans l’estomac (héritée des présocratiques).
Des notions vitalistes analogues, à mi-chemin de l’explication physique et de l’explication psychologique, se retrouvent chez Hippocrate et chez Galien. Les quatre humeurs du premier étaient inspirées par le rôle que les présocratiques attribuaient aux éléments, à la fois matériels et vivants, de la nature, puis elles se sont combinées chez le second avec l’hypothèse des esprits vitaux et animaux. Galien croyait, en effet, que la vie dépendait des esprits contenus dans le sang. Le sang provenant du foie s’y chargeait d’« esprits naturels ». Une partie du sang parvenant au ventricule droit du cœur par le système veineux était censé passer au ventricule gauche grâce à des orifices interventriculaires, puis de là aux poumons où, au contact de l’air, ses esprits se transformaient en « esprits vitaux ». Ceux-ci parcourant les artères parvenaient au cerveau où ils devenaient des « esprits animaux » propulsés par les nerfs.
Cette doctrine de la circulation, déjà corrigée par Vesale au xvie siècle, a été remplacée au xviie siècle par une théorie exacte due à Harvey, dont l’importance capitale provient de ce qu’elle constitue la première interprétation proprement physique d’un phénomène physiologique. Il est intéressant à cet égard de constater que c’est un raisonnement fondé sur la conservation qui est au point de départ de cette théorie physique. En se fondant sur le nombre des battements du pouls, Harvey constate, en effet, que dans la théorie de Galien, le ventricule gauche aurait à envoyer dans l’aorte une quantité de sang équivalant à trois fois le poids du corps humain par heure (à raison de deux onces par battement) 17. D’où viendrait alors tout ce sang ? Il doit donc y avoir conservation de ce dernier, et non pas production continue : d’où la découverte du processus circulaire des mouvements du sang, vérifiée par une longue observation des étapes de la circulation (chez une quarantaine d’espèces animales) et par la constatation du travail du cœur considéré comme un muscle creux.
Notons en outre que, à la suite des découvertes de Galilée et de la fondation de la mécanique, N. Stensen et G. A. Borelli (en 1667 et 1680) constituent une mécanique musculaire et appliquent le principe de la composition des forces aux mouvements des muscles et du corps en général. Dès les débuts de la physiologie expérimentale, certaines explications comme celles de la circulation ou des actions musculaires s’orientent donc dans le sens physico-chimique et témoignent ainsi à la fois d’un essai de réduction opératoire et d’un appel à l’expérience.
Descartes donna ensuite à la physiologie, renouvelée par Harvey, une expression philosophique comparable à celle qu’il assigna à la physique, renouvelée par Galilée. En effet, la physiologie de Descartes s’appuie exclusivement sur des modèles physiques, de même que sa physique repose sur la seule géométrie. Ce fut surtout Van Helmont, après Paracelse, qui recourut aux notions chimiques (p. ex. dans son explication de la digestion par les fermentations), suivi par les iatrochimistes de la seconde moitié du xviie siècle, notamment par Sylvius. Seulement, cette chimie prélavoisienne était de nature telle que l’explication chimique n’avait encore rien de contradictoire avec le vitalisme : Van Helmont la combine avec sa théorie célèbre des « archées » qui renouvellent les entéléchies d’Aristote, et Stahl, l’inventeur du phlogistique, combat le mécanisme cartésien et invoque en physiologie une « âme sensitive » qui domine les processus matériels. L’évolution de la physiologie au xviie siècle obéit ainsi à un rythme analogue à celui de la physique : action de la mécanique de Descartes contre les explications d’inspiration péripatéticienne, à l’occasion d’une découverte positive (celle de Harvey jouant en physiologie le même rôle que celles de Galilée en physique), puis réaction dans le sens d’une réhabilitation du vitalisme, parallèle à la réaction des physiciens dans le sens d’une restauration du dynamisme.
Toute l’histoire de la physiologie, des « archées » de Van Helmont et de l’« âme sensitive » de Stahl, jusqu’à l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale de Cl. Bernard, c’est-à -dire durant tout le xviiie siècle et la première moitié du xixe siècle est ensuite dominée par les conflits du vitalisme et du mécanisme, de même que la période correspondante l’a été en physique par ceux du mécanisme et des diverses interprétations de la notion de force.
C’est ainsi que Boerhaave, au début du xviiie siècle, réduit chacune des activités de l’organisme à des explications physiques ou chimiques, suivi en cela par A. de Haller et Priestley en ce qui concerne la respiration, Sénebier et N. T. Saussure en ce qui concerne l’influence de la lumière et la chimie végétale, etc. Au début du xixe siècle, Liebig et Wöhler rattachent encore plus étroitement les unes aux autres les recherches biologiques et chimiques, Bousingault et M. Berthelot contribuent à la connaissance du cycle de l’azote, etc. Mais, malgré l’ensemble de ces travaux et malgré leurs propres recherches d’inspiration physico-chimique, des esprits aussi positifs que Magendie et Cl. Bernard retiennent encore du vitalisme son idée centrale de l’irréductibilité du phénomène biologique ; s’ils ne se servent plus de cette notion dans l’explication du détail des faits vitaux, ils la conservent pour ce qui est de la totalité comme telle de l’organisme.
M. F. X. Bichat, à la fin du xviiie siècle admettait que la vie de l’organisme est la résultante de celle des divers tissus dont il est constitué, mais accordait toujours à chaque tissu une activité vitale particulière en conflit avec les forces physico-chimiques. F. Magendie reprend cette notion d’une « force vitale », mais la considère comme inaccessible à l’observation : dans le détail des expériences, seules les méthodes physico-chimiques sont valables, mais la réunion de tous les résultats ainsi obtenus ne suffit pas à expliquer la vie d’ensemble de l’organisme, laquelle relève ainsi d’un principe vital supérieur à l’ordre physico-chimique. C’est une notion de ce genre que l’on retrouve chez Aug. Comte, dont le principe essentiel de sa philosophie « positive » était l’irréductibilité des divers paliers successifs du réel les uns par rapport aux autres, l’« organisation » propre aux phénomènes de la vie ne se laissant donc point réduire aux phénomènes chimiques, pas plus que l’affinité chimique aux forces physiques.
Mais c’est chez Cl. Bernard, élève de Magendie, que le principe vitaliste a trouvé ses derniers retranchements, si l’on fait abstraction du néo-vitalisme de Driesch, Buytendijk, etc. sur lequel nous reviendrons (§ 6 et 7). On sait assez l’importance de la contribution personnelle de Cl. Bernard à la physiologie et la rigueur de ses méthodes. On connaît en particulier la manière dont il a fait prévaloir l’hypothèse d’une unité fonctionnelle de l’organisme, c’est-à -dire d’une interdépendance de ses diverses activités physico-chimiques, par opposition à la notion des fonctions particulières et séparées, liées à leurs organes respectifs. Or, la découverte de cette interdépendance fonctionnelle, en le conduisant à attribuer à l’organisme un pouvoir de conserver certaines conditions permanentes du milieu interne, dissocié du milieu extérieur, l’a amené à considérer la vie comme une organisation sui generis, différente malgré tout des mécanismes purement physico-chimiques : il n’existe, au sein de l’organisme, que des processus physico-chimiques, relevant donc des explications de la physique et de la chimie, mais ces processus eux-mêmes ne constituent, envisagés en leur totalité, que des moyens au service d’une « idée directrice » d’ensemble. On retrouve, ainsi, dans cette théorie fameuse, cette opposition entre la « forme » totale qualitative et les processus quantitatifs particuliers, que nous avons déjà vue à l’œuvre dans les domaines de la morphologie systématique et de l’anatomie comparée (§ 1-4).
La dernière étape de l’évolution des explications physiologiques peut être caractérisée de la manière suivante. Lorsqu’il s’agit d’un problème particulier, tels que ceux de circulation, d’échanges gazeux, de travail musculaire, de chaleur animale, des cycles du carbone et de l’azote, de l’équilibre alimentaire et énergétique, de l’influx nerveux, etc., il n’est pas un physiologiste qui songe à faire intervenir d’autres causes que les facteurs physiques et chimiques, des grands principes de la mécanique et de la thermodynamique jusqu’au détail des synthèses connues. À cet égard, la mesure et la mathématisation des phénomènes sont les mêmes, en principe, en physiologie et en physico-chimie. En déterminant, p. ex., un électro-encéphalogramme ou un électrorétinogramme, on obtient une courbe qui traduit le courant électrique selon les mêmes méthodes que s’il avait été étudié en dehors du cerveau ou de la rétine, en un milieu inorganisé quelconque. Que l’on mesure la température d’un organisme ou les calories qu’il utilise, il s’agit toujours de mesures physiques. En de tels cas, la corrélation entre les mesures exprimera non plus seulement une distribution de résultats dont les raisons de coexistence et de correspondance échappent à la quantification (parce que tenant à un emboîtement qualitatif de formes), mais un rapport trouvant son explication et sa causalité dans les relations numériques elles-mêmes, parce que celles-ci n’expriment plus le produit d’une histoire, mais un fonctionnement actuel et synchronique. C’est pourquoi les innombrables lois numériques de caractère exponentiel, logarithmique, etc., que l’on trouve en physiologie expriment bien une quantification du vital, mais dans la mesure où il y a une réduction du vital au physico-chimique, et non pas simple expression qualitative d’un déroulement historique. Que les lois ou les explications recherchées soient effectivement trouvées, ou que, sur un point ou sur un autre, si importants soient-ils, l’on n’aboutisse pas au succès désiré, cela n’enlève rien de la confiance générale des chercheurs en l’adéquation des méthodes physico-chimiques aux mécanismes observés in vivo aussi bien qu’in vitro. Le nombre des conquêtes accumulées sur les terrains les plus difficiles et des barrières abaissées qui paraissaient infranchissables rend, en effet, impossible, dans l’état actuel des connaissances, de considérer a priori tel secteur du domaine physiologique comme devant résister à tout jamais à l’explication physico-chimique et par conséquent à la mathématisation.
Quant au système d’ensemble des fonctions d’un organisme, c’est-à -dire à la totalité organisée que Cl. Bernard caractérisait par l’intervention d’une « idée directrice », nous nous trouvons ici au point de jonction entre l’explication physiologique et le problème des « formes » et de leur permanence, tel qu’il se pose en systématique et en théorie de l’hérédité et de la variation. Le Dantec, dont on connaît l’anti-vitalisme farouche, représentait le caractère sui generis de « la conservation des formes d’ensemble et de la permanence des totalités » organisées sous la forme suggestive de l’équation A + Q = λ A + R, où A = la substance vivante, Q = les substances ingérées, R = les substances rejetées et λ un coefficient égal ou supérieur à 1. Il est remarquable que l’un des meilleurs théoriciens actuels des gènes, Bridges, traduit de son côté les caractères d’auto-catalysateur et de conservation des formes, propres à un gène donné, par une équation toute semblable : G + Gg = 2Q + Pg où G = la matière du gène, Gg = les matériaux bruts du cytoplasme assimilés par le gène, et Pg = les résidus retournant au protoplasme. Or, ce caractère particulier à la vie, d’une continuité des formes organisées au travers des échanges entre l’organisme et le milieu (ou entre le gène et le cytoplasme qui l’entoure), est-il lui-même réductible à la physico-chimie et à la mathématisation ? Tout le problème est là . Seulement cette question, qui constitue le problème central et essentiel de la biologie — parce qu’elle est au point d’interférence entre le déroulement diachronique de la vie, en ses innombrables « formes » historiques, plus ou moins stables, et la causalité synchronique propre à la physiologie — , n’est pas résolue. Ce dernier bastion du vitalisme paraîtrait peut-être inexpugnable si les progrès de la physiologie ne connaissaient pas d’autre système de référence qu’une physico-chimie immobile, figée une fois pour toutes dans les cadres qu’elle présentait au début de ce siècle, c’est-à -dire avant les révolutions introduites par la théorie de la relativité, par celle des quanta et par la microphysique en général. Mais, comme on le sait assez aujourd’hui, ce système de référence est lui-même animé d’un mouvement si rapide qu’il est impossible d’en prévoir l’aboutissement. Le problème est donc le suivant : les notions physico-chimiques, qui ont été si profondément bouleversées et qui ont acquis au cours de leurs transformations une plasticité si considérable, vont-elles au-devant des découvertes physiologiques ou s’en éloignent-elles ? Les notions physiques de totalités irréductibles à la somme de leurs parties (telles que, p. ex. l’énergie totale d’un système formé de deux parties complémentaires E1 et E2 soit non pas E1 + E2 mais E1 + E2 + ɛ, où ɛ est l’énergie d’échange), ne constituent-elles pas ainsi des conceptions de nature à assurer une certaine liaison entre les concepts de totalité organique et la composition physico-chimique ? Et la notion de « complémentarité » n’a-t-elle pas été proposée par certains physiciens 18 pour expliquer la double nature physico-chimique, d’une part, et organisée, d’autre part, qui caractérise le vivant ?
S’il en est ainsi, il est plus que jamais déraisonnable de vouloir fonder un système de notions biologiques sur des limites, considérées comme à jamais infranchissables, déterminées par les notions caractéristiques du domaine « inférieur ». Or, l’histoire montre que les explications physiologiques ont passé à cet égard par trois phases successives, dont nous venons de donner un aperçu schématique. D’abord un stade au cours duquel les mécanismes physiologiques ont été expliqués par des notions empruntées au domaine supérieur (psychologie). Ensuite une période au cours de laquelle les progrès de la physiologie ont consisté à faire appel à la physique et à la chimie, mais sans que les explications de détail empruntées à ces sciences paraissent contradictoires avec une explication vitaliste portant sur la forme totale de l’organisme ou sur la hiérarchie des formes. Enfin un dernier stade au cours duquel les explications vitalistes se replient sur des positions toujours plus en recul et ne servent plus que de succédanés une fois passées les frontières du savoir physico-chimique acquis. Or, ces frontières étant elles-mêmes mobiles, non pas seulement à cause du progrès de l’explication physiologique, mais à cause des transformations mêmes des notions physiques, il semble assurément vain de vouloir fonder une doctrine sur l’anticipation de ce que deviendront demain de telles frontières : c’est là du moins l’attitude dominante de la grande majorité des biologistes contemporains.
Il n’en reste pas moins que le problème ainsi soulevé mérite encore un double examen : il s’agit d’analyser maintenant l’explication en embryologie causale, qui a conduit certains auteurs à ressusciter dans ce domaine l’interprétation vitaliste des totalités ; il s’agit, d’autre part, d’examiner les rapports entre cette notion de la totalité et le concept de finalité, instrument classique de la pensée vitaliste.
§ 6. L’explication en embryologie et le développement de l’individu🔗
Nous avons constaté aux § 1 à  4 que la systématique zoologique et botanique ainsi que l’anatomie comparée en étaient demeurées jusqu’ici à des structures de connaissance presque exclusivement logiques ou qualitatives, malgré l’intervention de considérations combinatoires et statistiques dans l’analyse génétique. Nous venons de rappeler, d’autre part, que, nonobstant les résistances du vitalisme qui défend précisément l’irréductibilité de la notion des formes qualitatives par rapport à l’explication physico-chimique, la physiologie tendait de plus en plus vers cette dernière, c’est-à -dire vers un modèle de connaissance impliquant une mathématisation progressive du vital. Il convient donc maintenant d’examiner la nature de l’explication en embryologie, ce qui présente un intérêt épistémologique aux trois points de vue suivants.
Tout d’abord, c’est en son contenu même que l’explication embryologique intéresse la connaissance, puisque l’ontogenèse ne comprend pas seulement le développement organique de l’individu, mais le développement sensori-moteur et mental lui-même. Sur ce point, nous anticipons sur les questions qui seront abordées au chap. XII, aussi n’y toucherons-nous ici que pour marquer la liaison entre la connaissance biologique en tant que connaissance et la biologie en tant qu’étude du sujet vivant et pensant.
En second lieu, et quant à sa structure de connaissance, l’embryologie expérimentale contemporaine, qui est devenue « causale » ou « mécanique » selon l’expression de ses créateurs, s’est constituée en une partie de la physiologie elle-même, dont elle a adopté toutes les méthodes physico-chimiques. Mais cette branche de la biologie physiologique aboutit précisément (ou du moins y tend) à expliquer les « formes » que classe la systématique et qu’analyse l’anatomie comparée. Bien plus, il existe entre la théorie de l’hérédité et l’embryologie des liens qui sont appelés à devenir toujours plus étroits, puisque les « gènes » assurant la transmission des caractères agissent sur les « déterminants » qui sont contenus dans le cytoplasme et qui réalisent ces mêmes caractères au cours du développement individuel des formes (il reste à cet égard la grande inconnue de l’hérédité des caractères généraux, ou hérédité cytoplasmique, mais un tel mystère n’est évidemment pas définitif). L’intérêt exceptionnel de la connaissance embryologique est donc, ou sera du moins un jour, de nous montrer si les structures mécaniques et quantitatives de la connaissance physiologique finiront par absorber les structures qualitatives et logiques de la systématique, en les quantifiant, ou si au contraire les premières expliqueront les secondes en respectant leur caractère qualitatif.
En troisième lieu, et en connexion avec ce dernier point, la structure de la connaissance embryologique présente cet intérêt d’avoir conduit à reposer en termes nouveaux les problèmes du vitalisme et de la finalité, et cela une fois de plus à propos de la « forme » d’ensemble. Tandis que les physiologistes ont progressivement renoncé, depuis Cl. Bernard, à invoquer une « idée directrice » pour expliquer la totalité fonctionnelle réalisée par l’organisme, le problème de la morphogenèse a conduit certains esprits à ressusciter cette hypothèse. C’est ainsi que les travaux expérimentaux de Roux, de Hertwig et de Driesch lui-même sur la régénération des œufs d’oursins ont poussé ce dernier à concevoir la forme de l’organisme adulte comme s’imposant selon certaines lois de totalité irréductibles à la physico-chimie : d’où le recours à la notion de « psychoïde » calquée sur celles de l’âme végétative d’Aristote, des « archées » de Van Helmont, de l’âme sensitive de Stahl, bref s’inspirant de tout le vitalisme traditionnel rajeuni par les expériences sur la « forme ».
Les premières observations embryologiques remontent sans doute à Aristote, dont on connaît les remarques sur le développement des Céphalopodes et des Cétacés. Mais l’embryologie est restée anecdotique jusqu’au début des travaux de l’anatomie comparée dans la première partie du xviie siècle. Fabrice d’Aquapendente écrivit deux ouvrages (1600 et 1621) d’inspiration préformiste sur le développement de l’embryon du poussin, tandis que Harvey en 1651 combattit l’hypothèse de la préformation, mais au profit d’interprétations péripatéticiennes. La conception d’une préformation de l’adulte dans l’œuf ou dans le sperme s’est néanmoins imposée très vite, tant à cause d’observations insuffisantes (entre autres celles de Malpighi en 1673, qui crut voir la forme d’un embryon dans un œuf de poule non couvé) que pour des raisons logiques. Dans le système d’Aristote, qui ne comporte pas de création, mais qui implique une hiérarchie immobile des êtres, chaque forme spécifique est, en effet, donnée en puissance avant de se réaliser en acte, et, dans le cas du développement embryologique, c’est le mâle qui impose cette forme potentielle à la femelle. Transposé en termes de créationnisme fixiste, ce passage de la puissance à l’acte se réduira à une identité pure, les ancêtres souches de chaque espèce devant contenir toute leur descendance à la manière dont Adam et Eve contiennent tout le genre humain. La seule exception est naturellement celle des cas de générations spontanées admises dès les Anciens et jusqu’à l’époque toute récente où Pasteur dissipa le mirage. Aussi bien le préformisme de Malpighi fut-il adopté d’emblée, contredit seulement sur le point de savoir si c’est bien l’œuf qui contient la « forme » embryonnaire et adulte ou si ce ne serait pas le sperme, comme Leeuwenhoek avait cru pouvoir l’établir en 1679.
Il fallut attendre jusqu’au milieu du xviiie siècle, en 1759 (Theoria generationis de Wolff) pour qu’un point de vue annonçant l’épigenèse s’opposât à ce préformisme. Enfin au xixe siècle les découvertes de C. E. von Baer sur les feuillets germinatifs et sur les états correspondants des différents embryons donnèrent lieu, combinées avec les travaux de l’anatomie comparée et les hypothèses évolutionnistes, à la formulation de la loi biogénétique, ou correspondance entre les niveaux de l’ontogenèse et ceux de la phylogenèse. Bien que très approximative, cette loi servit de fil conducteur aux recherches, et, de ce point de vue, l’analyse embryologique acquit un grand essor et devint une sorte de méthode ordonnatrice générale permettant de situer des groupes d’animaux, d’après leurs stades embryonnaires dans les cadres de la systématique et même d’expliquer leur anatomie en référence avec l’embryologie comparée. C’est ainsi que les recherches de Fritz Müller sur les larves de Crustacés et celles de Kowalewski sur l’Amphioxus et les Tuniciers sont demeurées classiques par la manière dont elles ont permis la classification systématique et l’homologation anatomique des organes caractéristiques de familles aberrantes, dont la signification très grande pour la théorie de l’évolution avait échappé jusque-là .
Une nouvelle phase de l’embryologie commence enfin vers les dernières années du xixe siècle lorsque, de purement descriptive et qualitative, cette discipline devint expérimentale et causale, expliquant le développement par des considérations d’ordre mécanique, physique et chimique. L’embryologie actuelle « considère le développement d’un organisme comme une fonction du germe, au sens que les physiologistes attachent à ce mot quand ils analysent, par l’expérience, la fonction digestive ou respiratoire, ou tout autre, et comme eux, elle utilise toutes les méthodes qui sont en son pouvoir » 19. Cette conception, due initialement aux travaux de Roux et de Hertwig, s’est révélée extrêmement féconde, en particulier grâce à la découverte des formes de parthénogenèse artificielle et à l’étude des régénérations, de telle sorte que les résultats de l’embryologie expérimentale se multiplient encore chaque jour. D’où les conséquences suivantes en ce qui concerne les structures de la connaissance biologique.
D’une part, les formes adultes des organismes, « formes » que classe qualitativement la systématique et qu’analyse, qualitativement aussi, l’anatomie comparée, se trouvent soumises dorénavant à une explication physiologique, donc physico-chimique, qui englobe la dynamique de l’ontogenèse et celle de l’hérédité, car la morphogenèse « n’est pas autre chose que l’hérédité en action, en marche pour sa réalisation finale » 20. L’embryologie expérimentale est donc appelée à fournir une synthèse du qualitatif et du quantitatif, dont on ne saurait aujourd’hui préjuger la nature.
D’autre part, l’embryologie expérimentale conduit à la solution du grand problème des relations entre les structures héréditaires ou innées et les influences du milieu dans le développement individuel en général. Or, de ce point de vue, c’est-à -dire en son contenu même et pas seulement en sa forme, la connaissance embryologique intéresse directement le problème du développement de l’intelligence et par conséquent de l’épistémologie génétique. En effet, les structures héréditaires consistent en formes, virtuelles ou actualisées, qui englobent aussi bien les coordinations nerveuses et celles de l’intelligence que les structures des organes, et leur développement se poursuit, après la naissance comme pendant les stades embryonnaires, sous les espèces d’une maturation physiologique interne. Par ailleurs, les influences du milieu s’exerçant sur ce développement comprennent, à titre de cas particulier, l’action de l’exercice et de l’expérience sur le développement des structures intellectuelles. Il est donc clair que l’interprétation du développement embryologique, sous l’angle des rapports entre le milieu et les facteurs héréditaires, commande en partie celle du développement de l’intelligence chez l’individu, donc de la genèse de la connaissance individuelle, envisagée en tant que rapport entre l’expérience et les coordinations innées.
À cet égard, le conflit du préformisme et de l’épigenèse, sans parler du schéma aristotélicien des rapports entre la puissance et l’acte, correspond, on le voit d’emblée, à la diversité des interprétations possibles du développement de la connaissance chez l’enfant. De même que les préformistes cherchaient à retrouver l’homunculus dans le spermatozoïde ou dans l’œuf, de même l’interprétation de l’enfant a longtemps consisté à faire de celui-ci un « homme en miniature », selon une expression devenue banale, c’est-à -dire à retrouver en l’enfant une raison adulte toute faite et innée, tandis que l’épigenèse correspond à une interprétation du développement de la connaissance qui attribue celle-ci à des constructions successives influencées par l’expérience. D’une manière générale, toute interprétation du développement embryologique est donc susceptible de se prolonger en interprétation de la psychogenèse et par conséquent de la formation de la connaissance individuelle.
Or, l’état actuel de l’embryologie expérimentale est hautement suggestif à cet égard. Le progrès du savoir a conduit, en effet, à une position intermédiaire entre le préformisme et l’épigenèse : du préformisme elle a retenu, non pas naturellement l’idée d’une préformation matérielle, mais celle de potentialités internes données dès le départ ; de l’épigenèse elle a conservé la notion d’une construction graduelle, chaque nouvelle formation se greffant sur les précédentes. Quant aux influences du milieu, elles semblent, au premier abord, ne jouer au cours du développement proprement embryonnaire qu’« un rôle accessoire » comme le dit Brachet 21. « Le milieu n’est donc pas un agent de formation, à proprement parler, mais bien de réalisation : il permet aux localisations germinales de déployer leurs propriétés morphogénétiques propres, mais il ne leur en confère pas de nouvelles. Néanmoins, bien que réduit à ces proportions modestes, son influence ne doit pas être sous-évaluée » 22, et cela même durant les phases les plus primitives du développement individuel. En effet, la grande découverte de l’embryologie causale est d’avoir mis en évidence l’existence de « potentialités » non seulement « réelles » mais « totales ». C’est ainsi que dans le germe des tritons, p. ex., on a pu déterminer l’existence de territoires servant de centres d’organisation pour le développement ultérieur de tel ou tel organe : ces « organisateurs » possèdent ainsi une potentialité réelle par rapport à ces organes. Mais, que l’on détache d’un autre germe un lambeau d’un autre territoire, ayant lui-même ses potentialités réelles propres, et qu’on le transplante à la place d’une portion extraite d’un premier territoire, celui-ci exercera sur les cellules transplantées une action leur conférant un pouvoir nouveau et transformant complètement leur destinée initiale : la potentialité « totale » de l’organisateur dépasse ainsi de beaucoup sa potentialité « réelle ». Il s’ensuit que le développement effectif consiste toujours en fait à utiliser certaines potentialités et à en sacrifier d’autres. Or, c’est précisément ici qu’intervient le milieu, dès le début du développement, en favorisant ou en inhibant les diverses potentialités. Bien plus, les organisateurs entrent en fonction dans un certain ordre et en fonction de régulations précises : l’activation de l’un déclenche l’action du suivant à un moment donné de son propre fonctionnement ou est inhibée par d’autres. Ce rythme temporel minutieux conduit également à admettre, en plus du développement réel, une série de modifications virtuelles, telles p. ex. qu’un retard puisse exclure l’intervention d’un organisateur, ou la renforcera de façon excessive, etc. Ici encore le milieu exerce d’importantes actions en favorisant ou en inhibant la maturation des centres et en modifiant les régulations spontanées.
Quant au développement se poursuivant après la naissance, et qui constitue le simple prolongement du développement embryonnaire (puisque l’ontogenèse est un processus unique s’étendant jusqu’à l’état d’équilibre adulte) il va de soi que le milieu n’y intervient plus seulement à titre de « réalisateur » mais toujours davantage à titre de formateur : il constitue alors la cause des formations phénotypiques. Dans l’exemple des limnées dont il a été question au § 3, l’animal sortant de l’œuf avec 1-2 tours de spire (au lieu des 7 tours que possède l’adulte), est modifié durant toute sa croissance par l’eau agitée des lacs dans le sens d’une contraction de la coquille non inscrite dans les potentialités héréditaires ; cependant un tel phénotype ou « accommodat » est toujours relatif à un génotype, puisqu’une forme donnée est toujours le produit d’une interaction entre ses éléments génotypiques et les actions formatrices du milieu.
On voit immédiatement l’importance de ces notions en ce qui concerne la genèse et le développement des connaissances, puisque celles-ci consistent également en une structuration de formes reliant l’organisme et le milieu. Il est essentiel, à cet égard, de rappeler en deux mots ce que nous savons aujourd’hui de l’embryologie du système nerveux. On a pu croire longtemps que la formation du tube neural, né de l’ectoderme, et des neuroblastes qui le composent, puis les migrations de ces dernières et leur transformation en neurones, jusqu’à l’achèvement des réseaux nerveux, était dû à un processus d’organisation et de maturation internes entièrement indépendant de l’exercice et des influences du milieu. On a en outre, montré comment cette maturation se poursuivait bien au-delà de la naissance, l’enfant étant à concevoir, durant les premiers mois, comme un embryon sorti de l’utérus mais poursuivant son développement interne. C’est ainsi que Flechsig a pu établir que la formation d’une gaine de myéline était indispensable au fonctionnement des nerfs et que cette myélinisation se continuait très lentement, suivant une double orientation céphale-caudale et proximodistale. D’autre part, de Crinis a complété cette description de la myélogenèse par un tableau de la cytodendrogenèse, et a fait apercevoir que l’achèvement histologique du neurone et de ses dendrites ne se produit pas, pour les régions les plus récentes de l’encéphale, avant 8-9 ans et même davantage chez l’enfant. Au premier abord, ces phénomènes de maturation tardive semblent donc parler en faveur d’une psychogenèse essentiellement endogène, et c’est bien ainsi que Wallon, p. ex., interprète le développement des fonctions sensori-motrices et de l’intelligence (quitte à compléter par les facteurs sociaux ce qui n’est pas préformé dans la maturation nerveuse).
Seulement, on s’est peu à peu rendu compte que le processus même de la maturation soulève un problème et que, loin de constituer une cause première, il requérait à son tour une explication causale. Or, plus on tend à serrer de près cette explication et plus on s’aperçoit que la maturation, au lieu de constituer le simple déroulement d’un mécanisme interne tout monté, relève en partie de facteurs d’exercice et dépend par cela même du fonctionnement tout en le préparant. La pathologie déjà montre (à propos de la rééducation des blessés de l’écorce ou des traitements récents de la paralysie infantile) que l’exercice favorise la remyélinisation et combat la dysmyélinisation. Quant au développement lui-même, on a pu mettre en évidence l’action de certaines substances, dérivées de la choline, qui favorisent les formations nerveuses tout en dépendant du fonctionnement et de l’exercice. On a de même édifié une théorie de la « neurobiotaxie » qui relie la maturation à ces facteurs fonctionnels. Bref, on s’est aperçu que l’antithèse classique opposant la maturation à l’exercice ou à l’apprentissage ne répondait pas à une dichotomie véritable mais constituait au contraire un schéma trop simpliste, et, comme conclut Mac Graw, l’un des meilleurs spécialistes américains de la maturation du système nerveux chez l’enfant, une « charpente encombrante » pour la théorie du développement 23.
En bref, l’évolution des appareils nerveux chez l’enfant et celle des fonctions cognitives suppose une interaction étroite des facteurs de déroulement interne dépendant de l’hérédité et des facteurs de fonctionnement dépendant de près ou de loin du milieu extérieur. D’une part, les fonctions sensori-motrices et cognitives élémentaires supposent l’intervention de schèmes d’assimilation comparables aux « organisateurs » et relevant en partie de la maturation nerveuse, mais dont le développement est favorisé ou inhibé par leur fonctionnement en fonction d’expériences qui leur fournissent un contenu 24. D’autre part, au fur et à mesure du développement, ces schèmes vont se multiplier par différenciation (comme les organes se différencient au cours de l’ontogenèse), mais avec une participation croissante du milieu, c’est-à -dire de l’expérience. Cette participation sera formatrice à la manière dont le milieu crée les « phénotypes » ou « accommodats » toujours relatifs aux génotypes en jeu. C’est ainsi que l’accommodation mentale est toujours solidaire d’une assimilation dont le point de départ est réflexe et par conséquent inné, mais qui s’est assouplie et élargie sous l’influence de cette accommodation même, au cours du développement.
Il y a ainsi parallélisme complet entre le développement embryologique, avec son prolongement jusqu’à l’état adulte, et le développement de l’intelligence et de la connaissance. Dans les deux cas, ce développement est dominé par un fonctionnement continu, réglé par les lois d’un équilibre progressif, et présente une succession de structures hétérogènes qui en constituent les paliers. Mais ce développement lui-même n’est intelligible qu’inséré dans le mécanisme général de l’hérédité et de l’évolution entière, les problèmes de la variation et de l’adaptation correspondant alors aux problèmes généraux du développement (non pas seulement individuel mais total) de la connaissance. C’est ce que nous verrons au chap. X en étudiant le parallèle qui existe entre les théories de l’évolution et celles de la connaissance en général. Mais il nous reste auparavant à discuter les répercussions qu’ont eues les travaux de l’embryologie causale sur la renaissance du vitalisme et de la notion particulière de la finalité qui lui est attachée.
§ 7. Totalité et finalité🔗
La théorie des potentialités a, comme cela devait arriver, fait renaître de ses cendres le vitalisme aristotélicien et la finalité conçue comme un passage de la puissance à l’acte. Historiquement, cette réapparition du vitalisme a été occasionnée par les travaux de Driesch sur la régénération des œufs d’oursins montrant l’existence d’une forme totale qui se reconstitue malgré la disparition d’une partie de ses éléments ; un tel passage du virtuel à l’actuel a, en effet, conduit cet auteur à ressusciter non seulement la « forme » aristotélicienne avec sa notion de « psychoïde », mais encore la finalité elle-même. Celle-ci retrouve ainsi aujourd’hui un regain d’actualité comme l’ont été, lors des beaux temps de la métaphysique thermodynamique, les notions de force et d’énergie, entendues au sens réaliste. La question est donc d’examiner si le vitalisme finaliste de bien des biologistes contemporains ne résulte pas d’un simple renversement du matérialisme de leurs pères, le vice héréditaire de cette famille d’esprits n’étant autre que l’esprit précritique ou métaphysique entendu tantôt dans l’un de ses deux sens possibles, tantôt dans le sens contraire 25.
Le néo-vitalisme de certains contemporains a cependant un grand mérite : c’est de souligner l’existence des problèmes et de contraindre l’explication physiologique à ne pas se contenter de schémas trop faciles. À cet égard la notion de totalité destinée à caractériser le fait que la forme d’ensemble des organismes est irréductible à la simple réunion de leurs parties et qu’elle résulte de différenciations successives et non pas d’une composition additive, est une notion parfaitement adéquate du point de vue de la description des faits, et toute explication échouant à rendre compte de cette qualité de forme totale demeure assurément incomplète. Seulement la notion de totalité ne constitue pas par elle-même un concept explicatif tant que l’on ne dégage pas la loi de formation caractérisant le « tout » comme tel : elle n’est qu’une bonne description, et perd toute valeur critique sitôt que le « tout » est invoqué à titre de cause, ou est pris comme indice de l’intervention d’une « force » vitale, inhérente à l’organisation elle-même. C’est cependant à ce glissement paralogique de la description dans l’explication, que le néo-vitalisme se laisse sans cesse entraîner. Du fait qu’il n’y a pas actuellement de jonction possible entre l’explication mécaniste des fonctions particulières et la description qualitative des formes totales (principe de la systématique et de l’anatomie comparée), le néo-vitalisme conclut à l’irréductibilité, ou même à la contradiction entre les structures qualitatives et les structures physico-chimiques, alors que le problème reste ouvert. Que ce problème soit résolu dans le sens d’une absorption du qualitatif dans le mécanique, ou d’une intégration du mécanique dans le qualitatif, ou encore d’une assimilation réciproque, la question ne peut qu’être reprise tôt ou tard, mais elle n’est pas résolue aujourd’hui. C’est donc faire œuvre vaine que de préjuger de sa solution par une doctrine spéculant à nouveau, comme le vitalisme des débuts du xixe siècle, sur les limites sans cesse en mouvement de l’explication physiologique acquise aux divers moments de l’histoire.
Bien plus, la notion de totalité peut s’exprimer, comme c’est le cas en psychologie (cf. la théorie de la « Gestalt ») et en sociologie, dans le langage de l’équilibre fonctionnel aussi bien que dans celui de la substance ou de la force vitales. Elle se réduit en ce cas à un système d’interactions n’impliquant a priori aucune notion étrangère à cette relativité. En particulier une telle relativité ne requiert aucun finalisme. C’est ici que se pose la grande question de la finalité, commune à la biologie et à la psychologie, et solidaire de celle de la « force » vitale elle-même.
Notons d’abord combien le développement historique de la notion de finalité, dans l’évolution des sciences, s’est montré parallèle à celui de la notion de « force », au sens physique aussi bien que « vital ». Toutes deux, en effet, sont des notions qui ont été largement employées par la pensée scientifique à ses débuts, mais dont le champ d’application s’est rétréci au fur et à mesure du progrès des connaissances. Et la raison de ce rétrécissement est que ces deux notions sont imputables l’une et l’autre à une prise de conscience incomplète de l’activité propre : la notion de force a d’abord été liée à l’impression subjective de l’effort musculaire, avant de devenir relative à un simple rapport d’accélération, et la notion de finalité provient du sentiment que le but d’une action peut constituer sa cause, tandis que les rapports objectifs en jeu dans un tel cas caractérisent seulement une équilibration au sein d’une totalité causale et que les rapports subjectifs correspondants relèvent, à l’analyse, d’une pure implication entre valeurs successives.
En effet, la finalité, comme l’idée réaliste de la force, a donné lieu, dans la physique d’Aristote, à un emploi illimité, caractérisant tous les mouvements inorganiques, ni « violents » ni fortuits, aussi bien que ceux des êtres vivants : chaque mobile animé d’un mouvement « naturel » tend vers un but, selon le Stagirite, de même qu’il est mû par une force. Descartes, au contraire, élimine la finalité comme l’idée de force, tandis que Leibniz rétablit les deux notions à la fois. Toute l’histoire de la physique, de Newton à Einstein, est caractérisée par les conflits dus aux difficultés découlant de l’idée de force, tandis que tout le développement de la biologie, des vitalistes du xviie siècle à la physiologie expérimentale de la seconde moitié du xixe siècle, est dominée par les conflits du mécanisme et de la finalité, avec régression graduelle de celle-ci.
Or, pourquoi cette évolution régressive ? C’est que la notion de la finalité, comme les formes initiales de la notion de force, est d’origine subjective ou égocentrique, par opposition aux notions dues à l’activité constructive et opératoire de la pensée. Personne ne contestera, en effet, que le crédit accordé à la notion de cause finale tient essentiellement à l’usage subjectif de cette notion, laquelle caractérise l’action intentionnelle telle qu’elle apparaît à la prise de conscience immédiate. Il s’agit alors d’établir la valeur de ce témoignage du sens intime, avant d’en tirer une notion applicable à la biologie elle-même.
J’ai faim et me lève pour chercher de quoi manger, tel est l’un des innombrables faits bruts que ma conscience traduira en termes de finalité, le but à atteindre paraissant diriger l’action dès son départ. Mais il est clair qu’une telle prise de conscience confond dès l’abord, à tort ou à raison, mais à coup sûr sans réflexion préalable, deux séries de phénomènes : la série physiologique des états matériels et celle des états de conscience, comme si la conscience du but ou du désir, etc., était cause, en tant qu’état de conscience, des mouvements de mon corps. Analysons donc les deux séries séparément, quitte à les faire interférer si la nécessité s’en présente.
Physiologiquement, la faim est un déséquilibre momentané de l’organisme, se manifestant par des mouvements particuliers du tube digestif, etc. À l’autre extrême de l’acte considéré, l’ingestion d’une nourriture supprime cet état initial et rétablit l’équilibre. Entre deux interviennent des mouvements des jambes, du bras et de la main déclenchés et orientés par les tensions dues au déséquilibre initial, puis prenant fin avec le retour à l’équilibre terminal 26. L’ensemble de ce comportement choisi comme exemple peut donc se traduire sous la forme d’un passage entre un état de déséquilibre et un état d’équilibre, chaque cause particulière étant fonction de cette transformation d’ensemble du système. A priori il n’est donc besoin d’aucune finalité et l’on peut concevoir une description simplement causale du processus en question, à condition d’insérer ce processus en une « totalité » (mais avec les réserves introduites plus haut quant à cette notion qui n’est pas explicative en elle-même) caractérisée par des lois d’équilibre.
Restent les états de conscience. Le déséquilibre physiologique se traduit par la conscience d’un « besoin », la faim, et ce besoin confère une « valeur » aux anticipations représentatives possibles (perception, image mentale, concept, etc.) d’une nourriture perçue ou conçue comme permettant de le satisfaire. Le sentiment de cette valeur finale, c’est-à -dire de la désirabilité du but à atteindre, entraîne alors l’attribution de valeurs dérivées aux différentes actions conduisant à ce but, donc aux mouvements de rapprochement, de recherche, etc., jusqu’au moment où la « satisfaction » supprime leur utilité. La finalité consciente de l’acte se réduit donc à un système de valeurs, qui se déterminent les unes les autres à la manière dont la vérité d’une proposition découle de celle d’une autre ; mais à une différence près : il ne s’agit pas, dans le cas particulier, d’implications logiques, comme dans le domaine des valeurs réglées ou normatives (telles les valeurs morales), mais de simples régulations intuitives, comme dans le domaine des estimations perceptives ou s’appuyant sur la régulation imagée. Quant à l’emboîtement des besoins 27 ou des valeurs, il s’effectue dans le même ordre que celui de la démonstration des propositions. Dans ce dernier cas, la prémisse A conduit à (ou « entraîne ») la conclusion B, et celle-ci sert à son tour de prémisse pour conduire à la conclusion C, etc. : donc A implique B et B implique C. De même, la valeur du but A implique celle d’un moyen B, qui implique celle d’un moyen subordonné à ce dernier, C, etc. Le rapport conscient de moyens à buts n’est donc pas autre chose qu’un système de valeurs s’impliquant les unes les autres et correspondant, en termes de conscience, aux régulations physiologiques de l’action. Quant à l’inversion de l’ordre temporel faisant que c’est la valeur finale A qui est primaire et implique les autres dans l’ordre régressif, elle est due à l’anticipation par la pensée de la satisfaction possible du besoin initial, et exprime donc simplement le pouvoir de réversibilité (complète ou partielle) de la pensée, qui peut parcourir le temps dans les deux sens ; ce fait n’est pas spécial à l’implication entre les valeurs, mais est commun à toutes les formes de pensée opératoire ou même, en une certaine mesure, de pensée représentative. Seulement, et là est l’essentiel, l’inversion de l’ordre des représentations, ainsi que des valeurs qui leur sont attachées, n’est pas une inversion de l’ordre des causes, car l’ordre des valeurs n’exprime pas celui des causes : les causes sont constituées par les besoins, c’est-à -dire par les phases successives de l’équilibration, et chaque besoin déclenche causalement sa satisfaction (ce lien causal consistant dans le passage d’un état d’équilibre moindre à un état d’équilibre plus grand, état dont le déséquilibre partiel constitue un nouveau besoin, etc.) ; les besoins se succèdent donc selon l’ordre temporel, tandis que les représentations (ou anticipations) de leurs satisfactions et l’emboîtement des valeurs attachées à ces dernières s’impliquent dans l’ordre inverse.
En conclusion, la finalité n’est qu’un système d’implications entre valeurs attachées aux anticipations sensori-motrices ou représentatives, et les causes finales constituent une notion illusoire résultant de la confusion entre ces implications psychologiques et la série physiologique des causes. Objectivement, ou biologiquement, ce qu’on appelle finalité correspond donc à une marche vers l’équilibre. Cette marche est orientée, cela est entendu, mais par les lois mêmes de cet équilibre et cette orientation n’implique pas plus de finalité dans le processus causal comme tel qu’en physico-chimie les compensations ou « modérations » exprimées par le principe de Le Châtelier ne constituent un système de causes finales. Il est vrai que les régulations physiologiques sont plus complexes que les lois des déplacements d’équilibre en physico-chimie ; et surtout la spécialisation des fonctions au sein de la totalité constituée par l’organisme évoque par une association naturelle l’idée de la finalité consciente. Mais, dans ces deux cas, le problème ainsi soulevé est celui de la « totalité » en jeu dans les formes vivantes ; et il s’agit, à ce double point de vue, d’examiner de près les confusions auxquelles on s’expose en mélangeant les considérations causales et les considérations logiques, avant de conclure à l’existence biologique de causes finales.
En ce qui concerne le système des régulations physiologiques, aucune ne ressemble davantage à un ensemble de causes finales que celui des régulations morphogénétiques déterminant le passage des potentialités aux formes actualisées. Les néo-scolastiques, qui définissent la finalité par « la préordination de la puissance à l’acte » 28 vont jusqu’à appliquer tout crûment cette notion aux données embryologiques, en lui assimilant de tels processus d’équilibration morphologique. Nous avons déjà constaté (chap. IV § 8) les différences entre le « virtuel » des physiciens et la « puissance » aristotélicienne, la première de ces deux notions exprimant simplement les exigences de la composition opératoire fondée sur l’idée de conservation, tandis que le passage de la puissance à l’acte demeure incomposable : la puissance ne diffère de l’acte que parce que non actualisée encore, cette identité excluant toute explication opératoire de leurs différences ou du passage de l’un à l’autre. Dans le cas des gènes ou facteurs qui déterminent les caractères héréditaires, ainsi que des déterminants ou organisateurs qui les réalisent au cours du développement individuel, l’appel aux notions de virtualités ou de potentialités est plus délicat puisque, comme on l’a vu (au § 4 de ce chap.), la biologie ne parvient point encore à dégager de compositions opératoires complètes, et que l’« algèbre » constituée par les « facteurs » héréditaires n’est elle-même point encore mathématique. Il en résulte que bien souvent les biologistes sont effectivement tombés dans l’aristotélisme, en inventant des particules ou des pouvoirs (les « particules représentatives » ou « biophores » de Weissmann, les « ides » de Naegeli) destinés à expliquer les transmissions ou apparitions de caractères et constituant simplement à imaginer ces caractères « en puissance » de manière à comprendre pourquoi ils se manifestaient ensuite « en acte ». Mais la caducité de telles hypothèses suffit à montrer combien elles étaient verbales : en l’absence de toute localisation et de toute indication sur les transformations mêmes qui relient le virtuel à l’actuel, l’appel à la « puissance » n’ajoute à la constatation de l’« acte », rien de plus que la vertu dormitive aux propriétés effectives de l’opium. Un premier progrès est accompli lorsqu’il y a localisation : qu’une fragmentation de chromosome permette de localiser un « gène » et que l’ablation ou la greffe d’un territoire permette de discerner ses potentialités réelles ou totales, alors nous avons bien la preuve qu’en ces points de l’espace il se passe « quelque chose » ce qui autorise le baptême de cette « chose », même si nous ne savons encore rien de ses modes de transformations ou d’actions. Mais est-ce là une raison pour introduire une finalité conduisant de la puissance à l’acte ? De même que la finalité psychologique, avons-nous vu tout à l’heure, traduit simplement de manière inanalysée le passage du déséquilibre à l’équilibre (avec implication entre les valeurs subjectives en jeu), de même la traduction finaliste du mécanisme des « potentialités » héréditaires ou embryonnaires signifierait sans plus que l’on en demeure à un langage global faute de saisir le détail des transformations elles-mêmes. Dans la mesure, au contraire, où l’on connaît le mécanisme des actions causales, le passage d’un équilibre virtuel à un équilibre réel ne requiert rien de plus qu’un système de transformations opératoires telles que l’intervention d’éléments virtuels soit rendue déductivement nécessaire par la composition même des éléments réels : mais le critère d’une telle nécessité est alors la possibilité d’un calcul et elle ne relève plus simplement, en ce cas, d’un postulat conceptuel ou verbal. C’est pourquoi un équilibre mécanique n’implique aucune finalité, pas plus que les « déplacements d’équilibre » physico-chimiques s’effectuant dans le sens de la compensation, c’est-à -dire de la conservation du système (et bien que ces déplacements d’équilibre relèvent ainsi d’un processus plus comparable à un ensemble de régulations qu’à un « groupe » au sens strict). Quant aux régulations physiologiques et embryologiques, même si, comme nous venons de le supposer, elles dépassent en complexité le principe de le Châtelier 29, il n’est aucune raison de déduire de leur complication l’existence d’un passage téléologique de la puissance à l’acte, cette interprétation finaliste étant relative à une échelle d’approximation globale, et étant destinée à céder le pas à l’interprétation opératoire dans la mesure où seront connues les transformations de détail.
Mais il est une autre conception de la finalité que la notion simpliste d’Aristote : c’est la notion kantienne selon laquelle il y a cause finale lorsque les parties d’une totalité sont déterminées par l’idée même de cette totalité. Nous sommes ici sur le plan de l’implication entre concepts ou entre valeurs et cette notion de la finalité correspond donc à la finalité consciente. Mais on voit alors d’emblée que la totalité constituée par un ensemble de régulations organiques ne saurait être interprétée selon un mode finaliste qu’à la condition de faire correspondre à la série des causes physiologiques une série d’états de conscience : il n’y a pas finalité, en effet, quand c’est simplement le tout qui détermine les parties, mais bien, et exclusivement, quand c’est l’idée du tout qui est chargée de cette détermination. Or, le tout et l’idée du tout ne sont nullement une seule et même chose, et il y a entre eux toute la différence qui sépare la physiologique du psychologique. Les rapports de fonction à organe ou d’organe à organisation n’impliquent donc en eux-mêmes aucune finalité tant qu’il n’y a pas intervention de la conscience. Soit, p. ex., un cycle chimique tel que A + x → B + x’ ; B + y → C + y’ et C + z → A + z’. On peut dire que la continuation de chacune de ces réactions partielles est déterminée par le tout et que les éléments A, B et C du système sont déjà en un sens des organes de cette totalité. Il n’intervient cependant ici aucune finalité, et si le fonctionnement de A, B et C, dans les réactions précédentes, s’accompagnait de conscience, la finalité consisterait simplement en une implication entre ces états de conscience conçus comme une totalité, mais sans répercussion sur le cycle causal lui-même, donc sans causes finales. Or, si grande que soit la différenciation des éléments du cycle et par conséquent la spécialisation des organes, il n’y a rien de plus en une totalité organique que des rapports cycliques permettant entre autres l’assimilation des substances extérieures, mais sans que l’« idée » du tout détermine les parties, le tout comme tel se suffisant à lui-même et constituant par conséquent comme un système exclusivement causal.
Bref, sous toutes les formes sous lesquelles elle se présente, la notion de cause finale apparaît comme le résultat d’une confusion entre le psychologique et le physiologique, cette notion devant donc être dissociée en deux concepts distincts : une marche à l’équilibre, du point de vue physiologique, et une implication entre des valeurs anticipées, du point de vue psychologique. Mais ni le concept d’équilibre ni celui d’implication ne conduit à lui seul à celui de cause finale.
§ 8. Physique et biologie🔗
Par un paradoxe très suggestif de l’histoire de la biologie, il se trouve que les esprits réfractaires à la notion d’une évolution des êtres vivants, et qui remplaçaient cette hypothèse par celle d’une hiérarchie immobile des espèces, genres et classes d’ordre supérieur, n’éprouvaient aucune difficulté à admettre la « génération spontanée » des animaux inférieurs ou des germes à partir des putréfactions, de l’air ou des liquides. Il leur paraissait donc plus difficile d’admettre qu’une espèce en descende d’une autre que de considérer les formes élémentaires de la vie comme procédant directement de la matière inorganisée, en ses manifestations physiques ou chimiques. La raison de cette contradiction est sans doute la suivante. Dans la mentalité « primitive » ou préscientifique, les êtres, aussi bien inorganisés qu’organisés (puisqu’ils sont indifférenciés en un animisme général) participent les uns des autres et peuvent ainsi changer de forme arbitrairement. Ces participations, en particulier entre les hommes et les animaux, ne constituent pas le point d’origine des notions évolutionnistes, mais se sont perpétuées sous forme de croyances résiduelles telles que les notions multiples de transmutation se prolongeant jusqu’à l’alchimie du Moyen-Âge et jusqu’aux notions courantes de génération spontanée (appuyées par les expériences scientifiques, mais insuffisantes, de Needham, etc.). Or, la conception d’une hiérarchie immobile des espèces et des genres est née d’un système d’opérations logiques, impliquant la conservation des classes logiques et la réversibilité de leurs rapports d’emboîtements : de telles opérations étaient donc de nature à exclure ou à refouler les notions de participation, puisque celles-ci sont précisément dues à l’absence de classes générales et d’identités individuelles, c’est-à -dire des structures opératoires formatrices de toute classification hiérarchique. Mais, par un de ces phénomènes de décalage si fréquents dans l’histoire de la pensée, les notions de participation ou de transmutations éliminées à une certaine échelle ont pu se conserver à une échelle inférieure, en ce qui concerne les organismes trop petits pour être bien observés et pour devenir susceptibles d’identité individuelle ou de classification selon des classes générales rigides. D’où le paradoxe en question.
Une fois acceptées les notions évolutionnistes ainsi que les théories de l’hérédité et du développement embryologique, une double conséquence en a par contre été tirée : d’une part, les organismes ne peuvent provenir que d’autres êtres vivants, sans générations spontanées continuellement renouvelées ; mais, d’autre part, les espèces sortant les unes des autres par complication progressive, la ou les plus primitives de ces espèces ont bien dû émaner d’une manière ou d’une autre de la matière inorganique elle-même, à un moment déterminé de l’histoire. D’où la série des hypothèses que l’on a faites sur les formes de transition entre certaines structures physico-chimiques (colloïdes) et les états les plus élémentaires des protoplasmes, et sur la formation des particules vivantes les plus simples.
Mais, si l’on n’est jamais parvenu à reconstruire en laboratoire la moindre parcelle de matière vivante, le progrès des explications physico-chimiques en physiologie générale permet cependant de distinguer deux phases dans les tentatives de réduction de la vie à la matière inorganisée et de tirer quelque enseignement épistémologique des formes de pensée en jeu dans ces phases successives.
La première de ces phases peut être caractérisée par les efforts faits pour réduire le supérieur à l’inférieur, avec tendance à appauvrir le supérieur et à attribuer à l’inférieur des qualités n’appartenant qu’au supérieur. La philosophie évolutionniste (par opposition à la pensée scientifique elle-même) a longtemps procédé ainsi : p. ex. la raison humaine est apparue à certains comme réductible à l’intelligence animale, laquelle était en retour conçue de façon anthropomorphique, etc. Rien d’étonnant à ce que cette même manière de raisonner ait rendue aisée l’hypothèse d’une émanation du protoplasme initial à partir des états colloïdaux de la matière. Toute une métaphysique imaginative a ainsi vu le jour durant la seconde moitié du xixe siècle, retournant dans le sens matérialiste la « philosophie de la nature » qui florissait au cours de la première moitié du même siècle. La réaction contre de telles tentatives est naturellement alors celle du vitalisme, qui met en évidence les caractères sui generis de l’organisation vitale et les conçoit comme irréductibles aux structures physico-chimiques. Le processus de pensée dont témoigne cette succession de la thèse matérialiste et de l’antithèse vitaliste est ainsi comparable aux schémas meyersoniens : le matérialisme tend à « identifier » le supérieur à l’inférieur, tandis que le vitalisme oppose à ces identifications trop simples de la « déduction » explicative le caractère « réel » des « irrationnels » constitués par la vie elle-même.
Mais une seconde phase a dépassé le niveau de ces imaginations ontologiques, et cela à la suite des transformations imprévues de la physique, qui sont de nature à dérouter le matérialisme dogmatique comme le vitalisme : au lieu de se figer dans l’immobilité de ses principes, la physique est venue à la rencontre de la biologie.
Tout d’abord, au cours du xixe siècle déjà , le problème a été posé, entre autres par Helmholtz, de la généralité du deuxième principe de la thermodynamique et de son application aux phénomènes vitaux. L’interprétation statistique du principe de Carnot a abouti, en effet, à lui enlever son caractère de nécessité inéluctable pour attribuer simplement à l’augmentation de l’entropie une très grande probabilité, mais avec possibilité de fluctuations partielles. En particulier, l’hypothèse du démon de Maxwell a mis en évidence le rôle que pourrait jouer un organe sélectif dans le triage des grandes et des petites molécules, ce qui permettait de concevoir comment les phénomènes vitaux pourraient échapper en partie à la dégradation de l’énergie par un triage de ce genre effectué à une certaine échelle. Or, dans l’état actuel des connaissances, le problème se pose toujours, et se présente de la manière suivante.
Tandis que plusieurs physiciens, tel Schrödinger, continuent d’appliquer, avec la physique classique, le deuxième principe aux phénomènes vitaux comme aux autres, certains auteurs, tel Ch. Eug. Guye ont repris et renouvelé la tradition de Helmholtz d’une manière qui, même si elle ne correspondait pas aux faits, constitue une nouvelle façon de poser les problèmes et qui présente, par conséquent un grand intérêt épistémologique indépendamment des questions physiques et physiologiques sur lesquelles nous n’avons pas compétence pour nous prononcer.
Dans une étude dont une partie a paru en 1916 sur « L’évolution physico-chimique » 30, Ch. Eug. Guye, après avoir rappelé l’interprétation probabiliste du principe de Carnot et souligné que « la fine structure de la matière vivante… semble particulièrement favorable à l’apparition des fluctuations » (p. 101), conclut : « la physico-chimie des êtres vivants, que l’on a coutume d’appeler physiologie, pourrait donc être envisagée à ce point de vue comme une physico-chimie plus générale que notre physico-chimie in vitro ; en ce sens que s’appliquant à des milieux d’une extrême différenciation, les fluctuations n’y seraient en général plus tout à fait négligeables ; la simplicité et la précision de nos lois physico-chimiques en seraient troublées » (p. 101-2). Posant ensuite le problème dans sa généralité, Ch. Eug. Guye distingue deux attitudes à son égard : en premier lieu celle des « philosophies dualistes » (vitalisme, bergsonisme, etc.) qui réservent le second principe à la matière inorganisée et font intervenir dans les organismes un démon de Maxwell capable d’imprimer un cours inverse à l’évolution vivante ; en second lieu celle des « philosophies unicistes » qui « retiennent surtout le fait expérimental que la vie et la pensée sont toujours associées à ce qu’on est convenu d’appeler la matière ; elles s’efforcent donc de ramener tout à une explication unique » (p. 107). Seulement tandis que ces interprétations s’appuyaient autrefois sur un déterminisme étroit « la nouvelle conception du principe de Carnot permet elle aussi une conception uniciste ; mais cette conception est plus large » (p. 107) et conduit à définir « ce qui schématiquement pourrait distinguer le phénomène physico-chimique du phénomène vital, bien que, dans une théorie uniciste, ces deux phénomènes soient toujours plus ou moins associés l’un à l’autre » (p. 109). En un milieu d’une certaine étendue, homogène et isotrope, p. ex. une sphérule d’huile en suspension, pour tout point éloigné de la surface la résultante statistique des actions intérieures sera négligeable par raison de symétrie ; par contre, à la surface, la dissymétrie donnera naissance à des forces (tensions superficielles, etc.) ou actions statistiques de surface. Or, en une sphérule de très petit volume les phénomènes seront autres : « admettons que la masse de la sphérule comme celle d’une micelle, ne contienne plus qu’un nombre relativement petit de molécules ; les fluctuations apparaîtront et cela aussi bien pour les actions intérieures que pour les actions de surface. La résultante statistique des actions intérieures ne sera plus nécessairement nulle et la précision des actions de surface sera elle aussi altérée par les fluctuations. — Enfin, pour une ténuité suffisante, la nature intime des lois individuelles finira par se manifester ; c’est alors que, dans notre hypothèse, la vie avec ses phénomènes de sensibilité et de pensée consciente pourra faire son apparition de façon appréciable » (p. 110).
Quoi qu’il en soit de cette conciliation possible entre l’irréversibilité statistique du deuxième principe de la thermodynamique et une certaine réversibilité vitale (qui serait alors au point de départ de la réversibilité de la pensée), une telle manière de poser les problèmes conduit Ch. Eug. Guye à une interprétation nouvelle des rapports entre les sciences. En opposition avec la conception d’Aug. Comte, selon laquelle les sciences se suivent en ordre linéaire de développement selon leur complexité croissante et la généralité décroissante de leur objet, Guye considère, en effet, les sciences comme présentant une généralité proportionnelle à leur complexité (p. 19 et seq.). C’est ainsi que la psychologie expérimentale devrait « étudier simultanément, avec le phénomène psychique, tous les phénomènes physiologiques et physico-chimiques qui l’accompagnent » (p. 19-20). Seule « l’impossibilité où se trouve actuellement la psychologie d’étudier de façon complète les problèmes qui l’intéressent a pour effet de ramener « en fait » la psychologie à une science artificiellement simplifiée, bien qu’en principe elle soit la plus générale de toutes » (p. 20). Quant à la biologie, on a vu plus haut que Guye la considère comme « plus générale » que la physique : « il y a dans l’évolution physico-chimique vitale quelque chose, sinon de totalement différent, du moins de plus compliqué ou de plus général que ce que nous observons dans le monde inorganique » (p. 91).
Or, c’est assurément une telle manière de concevoir les rapports entre l’inférieur et le supérieur, et non pas dans l’identification brutale imaginée par le matérialisme dogmatique (et niée par le vitalisme dans le même esprit critique) qui caractérise les recherches actuelles sur les relations entre la physique et la biologie. En présence de problèmes de ce genre dit Ch. Eug. Guye, « nous pouvons ou compliquer le phénomène qui nous paraît le plus simple, ou simplifier le plus général » (p. 23). Mais dans les deux cas « nous ne comprendrons jamais tout à fait la signification du phénomène physico-chimique que le jour où l’on connaîtra la relation qui l’unit au phénomène vital et psychique qui, dans l’organisme vivant, peut l’accompagner » (p. 25). En effet, cette lumière projetée par le plus complexe sur le plus simple est un phénomène constant dans l’histoire contemporaine des sciences : « N’est-ce pas en définitive par l’étude des phénomènes physico-chimiques que nous avons été conduits à la découverte du principe de relativité et amenés du même coup à concevoir la cinématique et la géométrie d’une façon plus complète et beaucoup plus générale ? C’est donc bien par l’étude d’une science métaphysiquement plus générale (faisant appel aux notions de nombre, d’espace, de temps et de matière) que nous avons pu généraliser deux sciences qui ne font appel qu’à un nombre moindre de ces notions métaphysiques fondamentales » (p. 25). De telles déclarations sous la plume d’un physicien, dont on sait les beaux travaux dans le domaine de la relativité, éclairent non seulement la question des frontières entre la physique et la biologie, mais le cercle même des sciences dans toute sa généralité.
En effet, on peut admettre que le jour où la physique expliquera les structures propres à la vie, l’assimilation entre cette science et la biologie ne se fera pas selon un sens unique, mais sera réciproque. On peut même soutenir que c’est selon une telle assimilation réciproque que se sont résolus tous les problèmes analogues de frontières. La physico-chimie s’est assimilé la cinématique et la géométrie, comme le dit Guye, mais l’assimilation a été réciproque puisque c’est en tendant à géométriser la gravitation et l’électricité que ce résultat a été obtenu. De même, l’explication physico-chimique de la vie aboutira à biologiser la physico-chimie tout en paraissant matérialiser le vital.
C’est ainsi que, d’ores et déjà , l’étude chimique des anticorps et des forces biologiques spécifiques en jeu dans les réactions sérologiques 31 permet d’entrevoir l’existence de processus physico-chimiques d’un type nouveau, fondés non plus sur la notion de combinaison mais sur celle d’une sorte de moulage ou de reproduction plastique. En présence d’une molécule d’antigène, l’anticorps construit une configuration complémentaire de celle de cette molécule et ce seraient de tels gabarits qui permettraient la reproduction d’anticorps spécifiques de forme semblable. Il n’est pas exclu que ce mode de reformation par gabarits et par production de structures complémentaires ne joue un rôle dans la reproduction des gènes eux-mêmes et par conséquent dans les mécanismes de l’assimilation morphogénétique.
Quoi qu’il en soit de l’avenir de telles recherches elles montrent d’emblée que les schémas de la physico-chimie usuelle n’épuisent pas toutes les possibilités et qu’une physico-chimie de la matière vivante est de nature à enrichir encore de beaucoup nos connaissances physiques et chimiques générales 32. On voit ainsi combien sont vaines les craintes éprouvées par les vitalistes d’assister à une dégradation du supérieur, par suite d’une identification illusoire de ce supérieur à l’inférieur ou de l’effet à la cause : toute explication vraie consiste au contraire en une assimilation réciproque, c’est-à -dire en la découverte ou en la construction d’un système de transformations conservant simultanément les qualités du supérieur et celles de l’inférieur, et assurant le passage de l’un à l’antre.
Mais, s’il en est ainsi, une assimilation réciproque de proche en proche ne peut aboutir qu’à un ordre cyclique des sciences. En particulier on ne saurait a fortiori que retrouver les mêmes relations d’assimilation réciproque entre le physiologique et le psychologique. Dans la mesure où la psychologie expérimentale, suivant l’une de ses tendances constantes, parviendra à réduire les processus mentaux à des processus physiologiques, il apparaîtra sans doute également que la vie de l’organisme, en impliquant à titre de cas particulier celle de l’intelligence, etc., ne peut elle-même s’expliquer qu’en intégrant une ébauche de ces réalités dans son propre fonctionnement. Dès aujourd’hui, un certain parallélisme entre les explications biologiques de la variation, les explications psychologiques de l’intelligence et même les explications épistémologiques frappe déjà l’attention lorsque, sous des mots différents, on cherche à retrouver les mécanismes communs. C’est ce que nous allons examiner maintenant.