La psychologie de l’enfant de 1946 à 1948. Philosophie, vol. XIV. Psychologie, phénoménologie et existentialisme (1950) a

La psychologie de l’enfant a retrouvé depuis la fin de la guerre sa vitalité d’avant 1939 et même, chose réjouissante, elle a acquis un élan nouveau et intéresse des cercles toujours plus étendus, parmi les psychologues professionnels et dans l’opinion publique. Les raisons de ce développement sont au moins au nombre de trois, les deux premières tenant à ses applications et la troisième au courant des idées scientifiques elles-mêmes.

La première tient assurément au renouveau pédagogique qui s’est produit en de nombreux pays. Tout bouleversement social ou international retentit sur l’école et conduit à une révision des méthodes jugées insuffisantes au vu de leurs résultats collectifs. L’après-guerre a donc été marquée par un certain nombre de réformes éducatives et l’intérêt pour les choses de l’enfance ou de l’adolescence a naturellement accru le besoin d’une information plus sûre et plus étendue en psychologie du développement : sans que les méthodes scolaires soient encore suffisamment adaptées aux lois de ce développement, on comprend toujours mieux que seule la collaboration entre la psychologie et la pédagogie peut vivifier cette dernière, et c’est là l’une des causes du progrès en psychologie de l’enfant.

Les désadaptations sociales et individuelles de l’après-guerre ont provoqué, en second lieu, un recours beaucoup plus général qu’autrefois aux services de la psychologie appliquée différentielle. Les services d’orientation professionnelle ou de psychologie scolaire, les consultations médico-psychologiques, etc., se sont multipliés et sont loin d’ailleurs de suffire eu égard à l’immensité des besoins. De ce point de vue également la psychologie de l’enfant est placée en présence de responsabilités beaucoup plus lourdes qu’auparavant et c’est là un second motif d’intérêt à son sujet.

Le troisième facteur en jeu est celui que nous signalions dans notre précédente chronique. Loin de constituer, comme cela a été longtemps le cas, un chapitre séparé de la psychologie, et même une partie en quelque sorte mineure (puisqu’il s’agit d’enfants…) la psychologie du développement est devenue indispensable à toutes les autres parties de la psychologie. Même la psychophysiologie est obligée de tenir compte du développement mental puisque celui-ci est corrélatif de la maturation nerveuse. La psychopathologie doit connaître ce même développement pour comprendre les désintégrations en fonction des intégrations. Les études de laboratoire portant sur les perceptions, etc., ont également besoin de la dimension génétique. Il va de soi, enfin, que la psychologie sociale et toutes les formes de la psychologie affective sont placées dans les mêmes conditions. La méthode génétique, qui explique la vie mentale en fonction de son développement, est donc devenue l’une des méthodes centrales de la psychologie et c’est pourquoi l’importance de la psychologie de l’enfant n’a fait qu’augmenter au cours de la présente période.

1. Le mécanisme du développement : traités généraux

Il n’a pas paru, durant la période que nous envisageons ici, de nouvelles théories du développement, mais l’influence des principales conceptions, antagonistes ou conciliatrices, que nous signalions précédemment en ce qui concerne la maturation et l’influence du milieu, où les facteurs individuels et les facteurs sociaux, se fait toujours sentir implicitement en tous les travaux et sous une forme particulièrement explicite dans les manuels généraux.

Pour ce qui est relations entre la maturation et l’exercice en fonction du milieu (milieu intra-utérin durant la vie embryonnaire ou milieu extérieur), les discussions se sont poursuivies avec une ampleur croissante, à l’occasion soit des travaux de neurologie clinique, soit des études sur les jumeaux monozygotes. Il faut, à cet égard, faire une remarque préalable, qui ne porte pas seulement sur cette question mais sur bien d’autres encore : c’est qu’il existe fréquemment une différence appréciable entre les attitudes théoriques du psychologue-clinicien et du psychologue de laboratoire (même si celui-ci est biologiste ou médecin). Le clinicien est, par profession même, obligé de passer sans cesse d’un cas à un autre, son matériel d’observation n’étant donc pas distribué selon les besoins d’une expérimentation méthodique, mais imposée par les diversités du réel. L’avantage est qu’il voit plus de choses imprévues que l’expérimentateur posant ses questions à la réalité, mais l’inconvénient est que, en reliant ensuite ses cas par une théorie, il cède plus rapidement à l’interprétation générale que s’il était limité par les exigences de la vérification systématique. C’est pourquoi « la maturation » des cliniciens est habituellement un concept plus rigide et plus absolu que celle des expérimentateurs.

Comme exemple de la tendance clinique, on peut citer un beau travail de M. Bergeron sur les premiers stades du développement de l’enfant 1 où, avec une grande information neurologique, l’auteur montre comment l’apparition des principaux niveaux sensori-moteurs est liée à la mise en activité des appareils correspondants, c’est-à-dire aux étapes de leur maturation successive. D’où Bergeron conclut à la vérité de la thèse de Wallon sur la dépendance du développement mental par rapport à la maturation nerveuse. Mais autre chose est de considérer la maturation comme une condition nécessaire du développement, ce sur quoi tout le monde est d’accord aujourd’hui, et autre chose est de considérer cette condition comme suffisante, même sur les paliers sensori-moteurs élémentaires ; si cela n’est pas le cas, il s’agit alors d’établir les relations entre ce facteur et celui de l’exercice, ainsi que tous deux avec des lois éventuelles d’organisation. Or, l’observation simple ne répond pas à de telles questions. Pourquoi, par exemple, sur trois frères et sœurs, le second seul a-t-il présenté à 4 mois ½ (selon la règle générale) la coordination entre la vision et les mouvements de préhension, tandis que les deux autres y sont parvenus, l’un à 6 mois seulement et le troisième déjà à 3 mois et quelques jours (sans naissance retardée ou prématurée et sans que ces différences de vitesse se soient conservées dans la suite) 2 ? C’est sans doute que la maturation ouvre simplement des possibilités dont la réalisation dépend de bien d’autres conditions, la relation entre ces divers facteurs étant de plus en plus complexe à chaque palier hiérarchique du développement.

Seules les méthodes strictement expérimentales parviendront à résoudre de tels problèmes et c’est ce dont la psychologie américaine est de plus en plus convaincue : d’où sa plus grande souplesse sur le problème en question. Par exemple les travaux d’A. Gesell, tout en insistant sur le primat de la maturation durant les premiers stades, continuent-ils de porter sur les lois mêmes de cette maturation, ce qui revient à subordonner celle-ci à des facteurs plus généraux d’organisation. C’est ainsi que la loi de l’« entrelacement réciproque » (reciprocal interweaving) est appliquée par Gesell et sa collaboratrice L. B. Ames 3, non pas seulement à l’étude des postures (par exemple à la morphogenèse du réflexe tonique du cou), mais encore à l’évolution des dessins et notamment au développement de la « directionnalité » dans le dessin (direction du trait dans la copie des figures géométriques, etc.). Or, en opposition avec la forme rectiligne d’évolution, le développement par entrelacement réciproque consiste en l’apparition alternative de facteurs dont l’influence décroît, disparaît même en apparence quelque temps pour réapparaître sous une forme plus complexe et mieux organisée. Il est donc bien clair qu’il s’agit là de formes déterminées d’organisation ou d’équilibre, que celui-ci soit atteint par une marche directe (d’ailleurs toujours plus ou moins oscillatoire) ou par l’intermédiaire d’un processus rythmique : la maturation est de ce fait subordonnée à des lois d’équilibre qui constituent dès lors le fait essentiel. D’autre part, lorsque l’on fait intervenir la maturation dans les dessins de bonshommes (dessins libres ou à compléter) ou dans l’orientation des lignes d’un dessin géométrique, le champ d’équilibre régi par de telles lois englobe les facteurs de l’expérience en jeu et non pas seulement de la maturation. Constater l’existence d’un développement régulier (dans l’acquisition des parties du modèle, etc.) prouve assurément que ce développement dépend, pour une part, de facteurs internes, mais suppose également une certaine mise en relation entre ces facteurs et ceux de l’expérience en fonction du milieu. C’est ce que Gesell lui-même, en collaboration avec Ilg, Ames et Bullis 4, a mis en évidence dans un livre magistral sur l’enfant de 5 à 10 ans, qui procède par une méthode à la fois biographique et expérimentale, et donne de nouveaux arguments à l’appui de sa conception de stades du développement.

De même, dans son chapitre sur l’ontogenèse du comportement infantile (du Manuel de Carmichael) Gesell conclut-il que les facteurs de la maturation et du milieu sont indissociables (p. 314-6). Il ajoute, il est vrai, que si le milieu renforce, inhibe ou modifie les tendances internes, il n’est jamais cause des progressions mêmes du développement (p. 316) ; sans doute, mais une alimentation extérieure reste nécessaire pour toute progression (sous la forme de ce que nous avons appelé l’« assimilation » mentale) et plus augmentent les possibilités, plus le milieu devient cause des choix autorisés entre elles et des péripéties de leur réalisation.

Le point de vue général développé dans le beau manuel de Carmichael 5, dont presque chaque chapitre (notamment celui de N. L. Munn sur l’apprentissage chez l’enfant) revient sur ce même problème central, est, ainsi que, comme l’exprime Mac Graw, en une formule lapidaire, la dichotomie « maturation apprentissage » constitue une charpente encombrante pour la théorie du développement : on ne saurait mieux dire que le vrai problème n’est pas dans le dosage de ces deux facteurs, chacun pris en lui-même constituant une abstraction illégitime, mais bien dans l’analyse des lois d’organisation qui les déterminent tous deux simultanément.

De ce point de vue, et sans qu’il ait paru d’exposé théorique d’ensemble durant la période que nous examinons maintenant, les deux seules hypothèses actuellement concevables paraissent demeurer celle de la Gestalt et celle des mécanismes opératoires. La première, en réduisant les structures caractéristiques de tous les niveaux hiérarchiques à un seul modèle déjà variable pour les niveaux les plus élémentaires (perception et morphogenèse organique) se concilie plus aisément avec les vues exclusivement maturationnistes (au risque d’oublier que la maturation elle-même est subordonnée aux lois d’organisation et non pas l’inverse). La seconde, qui cherche à dégager des lois d’évolution s’appliquant aux transformations mêmes des structures les unes dans les autres (rythmes, régulations et systèmes opératoires proprement dits) fait une part plus grande à l’activité du sujet, organique ou mental et tend ainsi à subordonner à des lois d’équilibre les processus de maturation envisagés, non pas à l’état isolé, mais dans leur interaction indissociable avec le fonctionnement entier (y compris l’apprentissage).

Ces diverses conceptions théoriques se reflètent dans les manuels d’ensemble dont un certain nombre ont paru entre 1946 et 1948. Il faut citer, en langue anglaise, outre le monumental Manual of Child Psychology de L. Carmichael, l’ouvrage collectif portant le même titre et dirigé par R. G. Barker 6. Il faut citer également une intéressante mise au point de A. H. Arlitt sur la petite enfance 7, et une quatrième édition refondue de l’ouvrage de Rand, Sweeny et Vincent sur le même sujet 8. Un gros traité a aussi été publié par L. P. Thorpe 9 sur le développement de l’enfant en général, d’un point de vue largement éclectique. À mentionner, en langue italienne, une vue d’ensemble, de A. Agazzi 10. En langue française, il a paru en Belgique un bel ouvrage de A. Fauville sur l’enfant et l’adolescent qui, tout en voulant être bref, donne un tableau très objectif et complet des principales acquisitions américaines et européennes de la psychologie du développement 11. Sans constituer un traité proprement dit, mais en se proposant de faire une étude de psychologie comparée (c’en est le sous-titre), G. de Montpellier 12 a écrit, à Louvain également, un très intéressant ouvrage sur les conduites intelligentes de l’homme et de l’animal, où la psychologie de l’enfant tient une grande place et notamment le développement des opérations logiques. On a réédité d’autre part l’étude d’ensemble d’Éd. Pichon sur le développement mental de l’enfant et de l’adolescent, intéressante au point de vue psychanalytique, mais un peu simpliste dans les questions d’intelligence et de mécanisme évolutif.

Plus spécialement didactiques sont le « Cours de psychologie enfantine » de A. Ferré 13 et l’ouvrage de M. Violet-Conil et N. Canivet sur l’exploration expérimentale de la mentalité infantile, qui constituent des mises au point utiles à l’usage des éducateurs ou des psychologues praticiens ; un grand nombre d’ouvrages pédagogiques, dans le détail desquels nous n’avons pas à entrer ici, montrent d’autre part l’importance croissante de la psychologie de l’enfant pour l’éducation. De ce dernier point de vue, comme sous l’angle purement psychologique, il faut faire une place à part au bel ouvrage de Segers sur la psychologie de l’enfant, normale et anormale, de Decroly. Tout le monde connaît le rôle que Decroly faisait jouer aux structures « globales » et l’utilisation qu’il en a faite en pédagogie (notamment de la lecture). Cet ouvrage montre le nombre des autres idées et des initiatives expérimentales du grand médecin éducateur belge 14.

2. Les fonctions sensori-motrices

À signaler tout d’abord un certain nombre d’études sur la motricité ou sur ses troubles et les effets que ceux-ci entraînent. André Thomas et F. Hanon ont étudié, entre autres, par enregistrement cinématographique, les premières manifestations motrices des nouveau-nés 15. Stirnimann 16 a poursuivi ses recherches sur les réactions du nouveau-né à divers stimulus. Gesell et Ames 17 ont analysé cinématographiquement le développement de la latéralité, ainsi que les réactions du nourrisson au miroir (de 16 à 60 semaines). E. Meyer 18 a, d’autre part, fourni une étude sur les effets mentaux de la poliomyélite et Gesell a étudié de près le comportement moteur d’un aveugle de naissance 19. À signaler aussi un intéressant article de D. Katz sur les réadaptations motrices immédiates 20 et les films de Behrens sur le développement des trois premières années 21.

La perception, qui constitue l’un des champs de bataille les plus passionnants de la psychologie, est de plus en plus étudiée chez l’enfant, notamment dans ses rapports avec l’intelligence. La raison en est claire : instructive du point de vue de la mentalité enfantine elle-même, la comparaison entre les perceptions de l’enfant et celles de l’adulte est essentielle pour la théorie de la perception en général.

La double préoccupation de la théorie de la Gestalt est à cet égard de dégager des lois d’organisation perceptive communes à l’enfant et à l’adulte et surtout de réduire les relations intellectuelles aux structures élémentaires de la perception. Depuis ses beaux travaux sur la perception de la causalité, A. Michotte parle même d’une « préfiguration des rapports de l’intelligence dans la perception », formule qui peut d’ailleurs s’entendre en deux sens : selon l’un la perception témoignerait déjà d’une activité annonçant celle de l’intelligence, tandis que selon l’autre, la perception comporterait des relations toutes faites (et en partie innées dans le sens d’un produit de la maturation) que l’intelligence n’aurait plus ensuite qu’à « abstraire » (le « Gestaltisme » ainsi interprété rejoint Aristote lui-même !).

Michotte a trouvé à cet égard un continuateur original en la personne de P. Fraisse, dont les travaux sur les perceptions temporelles portent sur l’enfant comme sur l’adulte. C’est ainsi qu’il a étudié la perception d’une durée pleine (son continu 0,5 ; 1 ; 5 ou 20 secondes) chez des enfants de 6, 8, 10 ans et des adultes et conclut contre Piaget à l’existence d’une intuition primaire de la durée chez l’enfant 22. De même, il tire de ses études sur la perception, la conclusion que deux rapports élémentaires dominent toutes les fonctions cognitives — l’assimilation et la distinction — qui sont fondamentaux de la pensée de l’enfant (voir les « couples » de Wallon) et s’expliqueraient par les lois de champ propres aux champs polysynaptiques tels que Ségal les conçoit pour rendre compte des phénomènes de « Gestalt » 23.

Sans insister sur le fait que Piaget n’a jamais nié l’existence de perceptions de la durée chez l’enfant 24, mais seulement d’une intuition « représentative » primaire, les résultats de Fraisse mettent en évidence un phénomène bien significatif que son système d’interprétation l’a empêché d’exploiter. Si les enfants de 6 ans reproduisent des temps vides d’une demi-seconde et encore d’une seconde (à peu de chose près) comme ils le font des temps pleins, ils sous-estiment par contre déjà fortement les durées vides de 5 secondes (11 secondes 24 contre 22 secondes 24 pour le temps plein). Ce phénomène disparaît chez les sujets de 8 ans et plus, c’est-à-dire à partir du moment où s’effectue précisément la coordination des opérations temporelles sur le plan de l’intelligence 25. Autrement dit, avant cette coordination opératoire, l’estimation de la durée dépend du travail accompli, comme y a insisté Piaget, et ce fait est déjà « préfiguré » sur le plan perceptif : suivre un son plein qu’il s’agit de reproduire est assurément autre chose, en effet, que d’attendre le retour d’un son. On voit ainsi tout ce qu’il serait possible de répondre à Fraisse. Quant à ses rapports primitifs d’assimilation et de distinction, le passage des premières relations sensorielles aux relations proprement intellectuelles soulève un problème bien plus complexe encore, et, à l’abstraction de rapports résultant passivement de l’organisation polysynaptique, il serait facile d’opposer l’activité d’une assimilation et d’une accommodation fonctionnelles, présentes également à tous les stades. Ce n’est pas alors sur le terrain des couples verbaux qu’il s’agirait de chercher les « Structures primaires de la pensée de l’enfant » comme dit Fraisse, mais bien sur celui des actions préparant l’opération.

Les recherches genevoises sur la perception dans ses relations avec le développement et avec l’intelligence, ainsi que les recherches américaines sur le rôle des facteurs sociaux dans la perception (enfantine comme adulte) donnent au contraire des mécanismes perceptifs une image bien différente de celle du gestaltisme. C’est ainsi que Wursten, étudiant chez les enfants de 5 à 12 ans, la comparaison visuelle de la longueur de deux lignes, l’une verticale et l’autre oblique (inclinaisons diverses avec ou sans croisement avec la première), a pu mettre en évidence un phénomène très révélateur 26. Il s’est trouvé, en effet, que les petits de 5 à 7 ans donnent des résultats supérieurs aux grands et à l’adulte lui-même. Les erreurs augmentent progressivement, jusque vers 9-10 ans, après quoi la comparaison s’améliore jusque chez l’adulte, mais celui-ci ne rejoint que le niveau de 7 à 8 ans. Or, l’âge de 9-10 ans est, sur le plan de l’intelligence, celui où s’achèvent les systèmes de coordonnées naturelles (horizontale et verticale). On peut donc supposer que la facilité de la comparaison chez les petits tient à l’absence de structuration d’ensemble (systèmes de référence) de l’espace perceptif, et l’hypothèse est confirmée par le fait que l’évaluation des angles d’inclination (ainsi que des parallèles) donne au contraire les résultats les moins bons chez les petits et s’améliore avec le développement. La coïncidence entre la difficulté maximale d’estimation des longueurs et l’achèvement des systèmes opératoires de coordonnées est-elle fortuite ? On trouve cependant toujours davantage de telles coïncidences (cf. ce que nous disions à l’instant de l’évaluation des temps vides en relation avec la coordination opératoire des durées). Il ne s’agit pas d’élaborer à leur sujet des théories faciles, mais de serrer de plus près les relations entre la perception et le développement des opérations sur des exemples expérimentaux topiques. C’est ce que nous verrons à l’instant.

Le problème des constances en profondeur chez l’enfant offre à cet égard un terrain particulièrement fructueux. On sait que Burzlaff, tout en accordant l’existence d’une évolution de cette constance avec l’âge lorsqu’il s’agit de comparaisons par couples, a soutenu qu’en cas de configuration sériale, la « bonne forme » constituée par la série impose alors à tout âge une constance relativement exacte en profondeur. M. Lambercier a voulu vérifier la chose 27. Dans un premier travail, il a étudié les effets de la série lorsque celle-ci est disposée dans le plan fronto-parallèle et située en profondeur à 4 m. du sujet tandis que l’étalon est proche (un mètre) et face au médian de la série, le problème posé au sujet étant de trouver dans la série l’élément égal à l’étalon. C’est donc la technique même de Burzlaff. Or, il s’est avéré qu’alors la constance n’est bonne à tout âge que dans un seul cas : celui où l’étalon choisi par l’expérimentateur est objectivement égal au médian de la série ! Mais en ce cas spécial, le seul envisagé par Burzlaff, l’effet n’est pas dû à l’existence d’une série, mais à sa structure particulière, et il masque le taux réel de la constance : il suffit d’utiliser des étalons plus petits ou plus grands que le médian de la série, pour que les effets sériaux provoquent au contraire une déformation en profondeur bien plus grande que dans les comparaisons par couples. De plus, ces effets sériaux sont beaucoup plus forts chez les petits que chez les grands, et, ici encore, il se présente une évolution qui semble sur certains points être en relation avec le développement des opérations. Dans sa seconde recherche, Lambercier a intercalé entre un étalon proche (un mètre) et la variable (à 4 m) un certain nombre d’intermédiaires qui structurent le champ en profondeur. La perception adulte en est alors nettement améliorée tandis que l’enfant n’utilise pas, avant 7-8 ans, ces références possibles.

Une expérience cruciale s’imposait alors, consistant à trouver un problème comportant deux aspects bien dissociables, l’un perceptif et l’autre relatif aux opérations logiques, de manière à pouvoir établir la relation entre eux 28. Entre l’étalon A et la variable V un troisième élément B, égal à A, est d’abord placé à côté de l’étalon de manière à ce que le sujet perçoive l’égalité A = B, puis est situé près de la variable V (à 60 cm et légèrement sur la droite). Il y a donc là d’abord un problème logique : de A = B et B = V le sujet peut-il conclure A = V ? (On sait que les petits avant 6-7 ans ne parviennent pas à ces relations transitives.) Mais il y a aussi le problème perceptif : on peut mesurer le rapport entre A et V (par exemple A > V) avant l’introduction de B et après. Or, il s’est trouvé trois types de réactions caractéristiques de trois stades. Avant 7 ans, l’enfant ne conclut pas A = V de ses constatations successives A = B et B = V, et sa perception de V est la même après l’introduction de B et avant. Après 9-10 ans, l’enfant est au contraire influencé perceptivement par la présence de B et il perçoit A = V. Entre 7 et 9 ans, au contraire, l’enfant sait que A = V mais il perçoit A > V, avec cependant une amélioration nette de la constance en profondeur (V est moins dévalué en présence de B). Deux conclusions s’imposent ainsi : l’opération logique n’intervient pas directement dans la perception comme telle, en tant que système d’effets de champ simultanés ; par contre elle peut orienter l’activité perceptive, c’est-à-dire les mouvements du regard (fermeture du circuit ABV ou juxtaposition AB et AV, etc.), avec les transpositions et anticipations qu’ils entraînent, etc. En ce sens, l’intelligence peut influencer l’ensemble des actions exercées par les perceptions antérieures sur les suivantes, et par conséquent elle peut modifier indirectement la perception.

Une conclusion analogue se dégage des études conduites à un tout autre point de vue par plusieurs psychologues américains, sur le rôle des facteurs affectifs (individuels ou sociaux) dans la perception. Ainsi Bruner et Goodman font comparer à des enfants de 10 ans des pièces de monnaie et des disques de carton de mêmes dimensions. Les pièces sont alors surestimées en fonction de leur valeur, et chez les enfants pauvres davantage que chez les riches. Comme le dit Bruner il y a là un résultat qui ne saurait s’expliquer, ni par la loi de Weber, ni par les effets connus d’échelle (tendance centrale d’Hollingworth). De même Bruner et Postman 29 étudient l’influence des états de tension et de relâchement sur l’estimation visuelle de cercles lumineux et constatent des effets marqués après les chocs émotifs. Si ces résultats sont confirmés avec d’autres techniques, ils contribueront à montrer la dépendance dans laquelle se trouvent les mécanismes perceptifs par rapport aux attitudes antérieures et aux régulations énergétiques de l’attention et de l’intérêt. À cet égard, il y a sans doute une relation entre les surestimations dues à l’intérêt et les effets fonctionnels de centration (erreur de l’étalon, etc.).

À mi-chemin entre les fonctions sensori-motrices et l’idéation intelligente, le dessin a donné lieu à plusieurs études entre 1946 et 1948, portant principalement sur son utilisation diagnostique et ses relations avec toutes les fonctions mentales. C’est ainsi que le test du [100] dessin du bonhomme étalonné par Goodenough a été appliqué par Havigurst, Gunther et Pratt 30 à 325 enfants indiens de 6 à 11 ans appartenant aux tribus des Sioux, des Hopis, etc. Les résultats, notamment le quotient intellectuel calculé selon la méthode de Goodenough, se trouvent supérieurs à ceux des enfants blancs et la corrélation avec d’autres épreuves (« Arthur performance test ») en général beaucoup plus basse que chez les blancs. Il en résulte que le développement du dessin, quoique lié à celui de l’intelligence générale, n’intéresse pas l’intelligence conceptuelle dans un sens aussi large que le pensait Goodenough mais qu’il concerne surtout les concepts fournis par l’observation directe indépendamment du langage : d’où les diversités dues à l’influence du milieu 31. Il n’en reste pas moins que, en un milieu déterminé, le dessin est révélateur de nombreux aspects du développement mental. C’est ce que montre A. Rey 32 à propos d’une épreuve consistant à appliquer le principe d’analyse de Goodenough au dessin sans modèle proposé jadis par Fay sur le sujet : « Une dame se promène et il pleut ». D’autres épreuves, comportant cette fois une copie de modèles donnés sont jointes à la précédente. Rey et ses collaborateurs sont ainsi parvenus à construire une échelle de 4 à 15 ans, révélatrice du développement jusque vers 11-12 ans et dont les indications sont à compléter par toutes les observations qualitatives que l’on peut faire à propos de la structure et du contenu des dessins eux-mêmes. Dans un esprit analogue, M. Prudommeau a écrit un intéressant petit livre 33 (qui sera suivi d’autres) sur les recherches qu’il poursuit depuis 1923. Des milliers de sujets, normaux ou anormaux, ont été examinés au moyen d’un test de copies de figures, les unes géométriques (carré, losange et cercle), les autres tirées de l’observation courante. Le grand intérêt des résultats de Prudommeau tient à la diversité des indices affectifs et intellectuels que l’examen des dessins permet de déceler. Mais, sur ce point comme en tant d’autres épreuves, l’expérience individuelle de l’expérimentateur compte au moins autant que les données quantifiables.

3. L’intelligence et la pensée

Les travaux sur le développement intellectuel de l’enfant ont été nombreux durant la période 1946-1948 et montrent l’importance du problème du point de vue de l’analyse génétique des notions et des opérations.

De ce dernier point de vue, les notions de temps et d’espace ont particulièrement retenu l’attention, dans la pensée comme nous venons de le voir de la perception.

Pour étudier le développement de la connaissance du temps, M. C. Bradley 34 analyse la compréhension du vocabulaire relatif aux relations temporelles chez le jeune enfant jusque vers 11-12 ans, reprenant une méthode déjà utilisée par Decroly dans ses Essais de psychogenèse, mais l’étendant aux âges scolaires. Il reprend également deux épreuves imaginées par Start, et dont l’intérêt psychologique est moindre parce qu’elles demeurent en partie relatives au niveau des connaissances scolaires : classer chronologiquement des personnages historiques et trouver dans un texte des absurdités relatives aux durées et successions. Bradley trouve que, conformément à la règle, les premières notions temporelles se rapportent à l’activité propre pour ne se plier que lentement à la structure du calendrier (semaines, mois, année) et enfin à celle des longues périodes historiques. Ce ne serait que vers 11-12 ans que les connaissances temporelles atteignent le niveau d’un système stable.

Cette conclusion est valable si l’on se limite à la compréhension du temps sur le plan verbal, sur laquelle elle est effectivement liée au maniement des opérations formelles ou hypothético-déductives. Mais entre le temps perceptif, étudié par Fraisse et la représentation abstraite du temps s’intercale le temps lié aux opérations logiques concrètes. C’est ce dernier qu’a étudié Piaget dans un ouvrage 35 dont la méthode porte le moins possible sur les données verbales et le plus possible sur les actions et opérations relatives à des dispositifs manipulables.

C’est ainsi que pour l’analyse du développement des relations propres au temps physique il a surtout utilisé l’écoulement de liquides dans des bocaux de différentes formes mis à disposition de l’enfant, de même que la comparaison de différents mouvements (marches de l’enfant lui-même ou de poupées, etc.) ; la mesure du temps a été également étudiée au moyen du déplacement soit de liquides dans un bocal cylindrique, soit du sable d’un grand sablier, soit des aiguilles d’une montre à stoppeur. La conclusion essentielle de cette recherche est la subordination initiale du temps à la vitesse : dans la comparaison de mouvements, de vitesses différentes, il n’y a intuition représentative immédiate ni de la simultanéité, ni de l’égalité de deux durées synchrones, ni même de l’ordre de succession entre les instants correspondants, chaque mobile ayant son temps propre évalué au chemin parcouru ou au travail accompli. Le temps physique apparaît donc comme une coordination des vitesses, de même que l’espace naît d’une coordination des déplacements. Ce temps physique s’achève vers 8-9 ans par la synthèse de deux systèmes d’opérations : les opérations d’ordre (succession) et l’emboîtement des durées. Quant au temps vécu, il donne lieu à des considérations semblables : l’âge est d’abord évalué en fonction de la taille (cf. le chemin parcouru) et sans coordination entre l’ordre et la durée (X peut être plus âgé que Y sans être né avant lui). Le temps psychologique lui-même est aussi évalué d’abord au travail accompli, les temps pleins paraissant plus longs que les temps vides, etc. (cf. la convergence mentionnée plus haut avec les résultats perceptifs de Fraisse en dessous de 8 ans).

La construction du temps reposant sur les relations de vitesse, il s’agissait alors d’étudier le développement des notions de mouvement et de vitesse 36 et c’est ce qui a été fait, à nouveau sur le plan des opérations concrètes.

En ce qui concerne les déplacements, il s’est trouvé que les jeunes enfants commencent par comparer deux mouvements en fonction des points d’arrivée et non pas du chemin parcouru. Cette préoccupation se retrouve dans les domaines des vitesses et donne lieu à une intuition très précoce de la vitesse indépendamment des durées et des espaces parcourus : le plus rapide de deux mobiles est celui qui dépasse l’autre. Sitôt que le déplacement n’est plus visible (tunnels ou pistes circulaires concentriques) il n’y a plus, pour les petits, d’estimation possible de la vitesse, mais, en cas de dépassement réel, il n’y a pas d’hésitation. L’évolution ultérieure de la notion de vitesse consiste alors à généraliser l’idée du dépassement en l’appliquant aux mouvements non parallèles, à la prolongation non perceptible des mouvements, etc. C’est cette coordination progressive qui suppose alors la construction d’une dimension commune aux mouvements de vitesses différentes : ainsi apparaît l’idée d’un temps homogène, au moment où la vitesse elle-même devient un rapport entre les espaces parcourus et les durées mises en relation entre elles.

Le développement des notions spatiales a également donné lieu à de nombreux travaux. E. Michaud 37 a étudié le transport d’un triangle et montré les difficultés d’une telle opération qui suppose une abstraction supérieure à ce que l’on imagine habituellement. L. B. Ames et J. Learned 38 ont étudié le vocabulaire spatial à l’âge préscolaire et diverses questions se rapportant aux positions des choses et aux relations spatiales concrètes mais verbalisées. Bonnardel et Couméton ont fait une étude comparative des tests géométriques et tests verbaux 39 et les travaux sur le dessin ont fréquemment porté sur les relations spatiales. À signaler aussi une étude de Gédéon sur l’intelligence des relations spatiales 40.

La construction des représentants et des opérations spatiales a fait l’objet de deux ouvrages de Piaget, Inhelder et Szeminska 41. Le premier décrit les grandes lignes de cette construction : d’abord essentiellement topologique et liée aux propriétés qualitatives des figures sans coordination d’ensemble (voisinage, séparation, enveloppements et fermetures, ordre, continuité, etc.), l’espace enfantin s’engage ensuite dans la direction de deux coordinations corrélatives : celle des points de vue qui engendrent l’espace projectif (conduite de la visée qui engendre la droite projective, perspectives et mise en relation des perspectives possibles, etc.) et celle des références métriques qui engendre l’espace euclidien (conservation des distances et direction au sein des systèmes de coordonnées naturels fondés sur l’horizontale et la verticale), avec entre deux la conservation des parallèles (affinités) et des angles (similitudes). Le second tome analyse l’espace métrique, en débutant par les questions de conservation des distances et des longueurs ainsi que par les étapes de l’élaboration de la mesure linéaire. Puis sont étudiées les notions relatives aux courbes, à la mesure des angles et enfin à la conservation et à la mesure des surfaces et des volumes, pour terminer par un essai sur les trois principaux paliers de la construction de l’espace euclidien. La conclusion essentielle de ces recherches est le rôle indispensable des opérations dans la représentation de l’espace, opérations d’abord qualitatives et parentes des opérations logiques, puis opérations quantifiées ou métriques, toutes deux se coordonnant en systèmes d’ensemble très révélateurs des mécanismes de la pensée.

L’étude du contenu de l’intelligence enfantine conduit à celle de la fonction elle-même. Deux élégants petits livres de R. Zazzo, Le Devenir de l’intelligence et Intelligence et quotients d’âges) 42 portent simultanément sur ces deux aspects et principalement sur le second. Zazzo y aborde, tour à tour, les questions de genèse (de l’animal à l’homme, de l’enfant à l’adulte et du primitif au civilisé), de mesure (théorie de la distribution statistique et du quotient intellectuel) et d’interprétation (conception de l’intelligence en fonction de la maturation nerveuse, des « facteurs » fournis par l’analyse statistique et de la vie sociale). Très intelligents, très bien informés et témoignant d’une remarquable capacité à passer d’une perspective à l’autre pour en tirer des rapprochements imprévus, ces deux ouvrages laissent cependant dans l’esprit du lecteur un léger malaise, qui tient à leur genre même. Sans qu’il s’agisse en aucune manière de pures discussions d’idées, sur le mode des constructions philosophiques, les deux livres de Zazzo ne consistent pas non plus en exposés systématiques dont chaque affirmation serait étayée par des observations cliniques ou des preuves expérimentales : Zazzo s’en tient à un genre mixte qui est la discussion d’idées à propos de faits observés ou expérimentaux. Or, un tel genre est un peu facile : il permet de tout dire et d’introduire sans contrôle possible l’opinion personnelle au sein des inductions objectives. Zazzo s’en explique lui-même dans son avant-propos, en rappelant qu’il s’agit d’études écrites sous l’occupation allemande. La psychologie de l’enfant attend de Zazzo quelque œuvre d’ensemble plus sereine, où les mêmes qualités ne soient plus mêlées à des préoccupations d’école.

À propos de préoccupations d’école, l’auteur de ces lignes ne voudrait pas y céder à son tour en signalant le nombre des articles publiés entre 1946 et 1948 pour infirmer, mais aussi parfois (tout arrive !) pour confirmer tel ou tel aspect des premiers livres de Piaget 43. Celui-ci n’a malheureusement pas encore répondu systématiquement aux critiques dont ses premiers travaux avaient été l’objet, estimant avec quelque candeur que ses livres ultérieurs y répondraient d’eux-mêmes (distinction des différents niveaux opératoires, notamment des opérations concrètes et formelles, caractérisation de l’égocentrisme initial par l’irréversibilité préopératoire, définition de la logique par les systèmes d’ensemble réversibles, simultanément individuels et collectifs, etc.).

Mais les problèmes les plus fréquemment débattus ne portent pas sur l’analyse qualitative du contenu de la pensée de l’enfant ou du développement de l’intelligence : ils ont trait à la mesure et aux questions de constance ou de variation quantitatives. Autre perspective, mais qui tend actuellement à se rapprocher des études qualitatives générales, car, depuis que l’analyse factorielle des corrélations a permis à Spearman, à Thomson, à Thurstone et à tant d’autres de serrer de plus près les questions de distribution statistique, le grand problème est devenu celui de la signification des « facteurs » : or, ceux-ci sont susceptibles d’acquérir tôt ou tard une signification qualitative. Ceci est naturellement vrai a fortiori de toutes les données métriques fournies par les tests. Une question très intéressante de ce point de vue a été soulevée par quelques auteurs américains quant aux relations entre le milieu et l’hérédité. On sait, en effet, que le quotient intellectuel est susceptible de variations au cours du développement, alors que, s’il était le produit de la seule constitution héréditaire, il devrait, semble-t-il, demeurer invariant. À quoi est donc dû le détail de ces variations ? C’est ainsi que B. L. Wellman et B. R. Mac Candless 44 ont cherché la cause de ces variations, chez l’enfant d’âge préscolaire, dans les contacts entre enfants ou avec le maître. Une analyse statistique très fouillée portant sur les résultats de trois années de recherche aboutit à un résultat entièrement négatif. Par contre quelques précisions sont obtenues quant aux progrès du vocabulaire. K. P. Bradway 45 s’est posé un problème semblable en relation avec le milieu familial et trouve une certaine influence de celui-ci sans parvenir d’ailleurs à caractériser son mode d’action. S. I. Knesevich 46, par contre, ne trouve guère de variations du quotient à l’école secondaire. On sera porté à considérer comme maigres de tels résultats : cependant c’est en multipliant de telles précisions, négatives comme positives, que l’on peut espérer progresser dans la discussion exacte des problèmes.

D’autres auteurs se sont d’ailleurs avancés davantage, grâce à un strict emploi de l’analyse factorielle. Ainsi, R. Meili, dans un bel article sur « l’analyse de l’intelligence » 47, aboutit, après application de ses épreuves (son « test analytique de l’intelligence », etc.) à dégager quatre facteurs principaux dans le développement de cette fonction : la plasticité (qu’il compare entre autres à notre réversibilité), la complexité, la fluence et la globalisation ou capacité de structuration d’ensemble. Il serait intéressant de confronter sur un groupe de sujets bien étudiés, les résultats d’une telle analyse avec ceux d’une investigation portant sur les opérations logiques, mathématiques et physiques, étudiées qualitativement selon leurs niveaux de structuration opératoire.

Cette remarque nous incite à conclure cette revue des travaux sur l’intelligence et la pensée par une réflexion que nous inspire le beau traité de psychologie de l’enfant de Carmichael. Animé de l’esprit le plus positif, ce manuel s’efforce de n’aborder l’intelligence (chap. 9 et 10) que du point de vue des méthodes les plus sûres et les plus expérimentales. D’où l’exclusion de toute discussion sur la pensée et la représentation de l’enfant et la recherche quasi exclusive des procédés de mesure et d’une « quantification des performances intellectuelles » (p. 461 et seq.). Mais alors, on en arrive à ce paradoxe que l’appel des psychologues américains aux mathématiques (lesquelles constituent le produit le plus authentique de l’intelligence humaine !) met tout l’accent sur la quantité à une époque où précisément les mathématiciens subordonnent la quantité à une étude qualitative des structures d’ensemble. Carmichael et ses collaborateurs semblent donc n’avoir pas soupçonné que l’on peut faire toute une étude positive du développement des notions de nombre, de quantité physique, de temps, de mouvement, de vitesse et d’espace chez l’enfant en se fondant sur les procédés d’analyse qualitative (structures opératoires d’ensemble) que la mathématique et la logique mathématique contemporaines mettent à la disposition du psychologue ! Pourtant la « fieldtheory » de Lewin était très proche de ce point de vue. Souhaitons qu’en une prochaine édition cette lacune soit comblée et que quelque psychologue américain fournisse une analyse précise des mécanismes opératoires du développement intellectuel.

4. La vie affective et sociale. Personnalité

Le jeu et l’imagination de l’enfant réunissent en un tout indissociable, les aspects cognitifs et les aspects affectifs de son comportement. Deux beaux ouvrages dus à J. Chateau 48, sont venus enrichir notre connaissance en ce domaine pourtant si étudié, l’un portant sur « le réel et l’imaginaire dans le jeu de l’enfant » et l’autre sur le jeu lui-même après trois ans. Comme presque toutes les études récentes sur le jeu (Buytendijk, Piaget, etc.), celle de Chateau aboutit à faire éclater les cadres trop étroits de la théorie du préexercice de K. Groos et à montrer dans l’imagination ludique une participation, symbolique certes mais intense et affective, à l’ensemble de la réalité actuelle. Le jeu est l’expression de la pensée et de l’affectivité entières de l’enfant et il concourt simultanément « à la construction du monde objectif » et à celle « de la personne morale ». Riche en observations personnelles et en données statistiques, l’œuvre de J. Chateau contribue de façon efficace à notre connaissance de l’enfant en général.

À citer également, à propos du jeu, deux études intéressantes de G. Bach 49 sur le symbolisme ludique des jeunes enfants et de Jackson et Todd 50 sur l’utilisation du jeu dans la psychothérapie et la rééducation des enfants.

Les relations entre l’imagination et la vie affective sont mises en particulière évidence par le test de Rorschach, qui continue de donner lieu à un ensemble impressionnant d’études et d’applications, dues à des auteurs isolés ou à l’Institut spécial de recherches qui lui a été consacré aux États-Unis. Il faut signaler à cet égard que la technique même du test a été modifiée par certains travaux américains tels que ceux de Klopfer, Kelley et Piotrowski et qu’au test simple on a parfois substitué le test « multiple choix » d’Harrower-Erickson. On a également proposé (Masserman et Balken) d’utiliser à titre d’indices le vocabulaire employé par les sujets dans leur interprétation des figures. Il va de soi, en outre, que de nombreux auteurs combinent la lecture des résultats du test avec des interprétations psychanalytiques dont les limites varient selon leur prudence. Tous ces travaux qui dépassent largement la psychologie de l’enfant et de l’adolescent ont néanmoins leurs répercussions plus ou moins directes en ces domaines 51.

À propos des méthodes d’examen de la personnalité, mentionnons les deux beaux ouvrages d’André Rey 52 sur les insuffisances psychologiques de l’enfant et de l’adolescent, qui portent sur l’ensemble du diagnostic psychologique, des fonctions élémentaires relevant de l’examen neurologique jusqu’aux fonctions supérieures et à l’analyse de la personnalité entière. Le point de vue de Rey est à la fois relativiste et synthétique. Relativiste parce que chaque méthode ne donne qu’un aperçu relatif à une perspective donnée : rien n’est donc plus dangereux que de se fier à un procédé unique d’examen et tous ont leurs valeurs à des degrés divers. Synthétique parce que les résultats de ces différentes méthodes sont à intégrer en un tout, en fonction d’une conception à la fois organiciste et paralléliste de la vie mentale. De nombreuses épreuves originales sont ajoutées par Rey au matériel classique et l’auteur insiste sur l’emploi des procédés psychométriques dans la mise en relation de ces résultats multiples.

La psychologie clinique et l’examen de la personnalité se sont également enrichis d’une deuxième édition révisée du grand ouvrage de Gesell et Amatruda sur les méthodes diagnostiques appliquées au développement de l’enfant normal et anormal 53. On sait le succès de cet essai clinique de l’un des auteurs qui connaît le mieux le développement. Aux USA, également, ont paru une courte étude sur la méthode de diagnostic opératoire de B. Inhelder 54, ainsi qu’une nouvelle méthode pour l’étude de l’anxiété chez les jeunes enfants (présentations d’images avec visages à compléter, soit en triste, soit en gai) 55.

La méthode des associations libres, employée depuis longtemps à la suite des travaux de Jung dans l’analyse de la vie affective, peut être combinée (comme l’a proposé Luria en 1932) avec une mesure, par enregistrement graphique, des mouvements des mains. G. M. Worbois 56 a cherché par l’emploi de cette méthode à établir si, parmi les adolescents fréquentant l’enseignement secondaire, les réactions émotives différaient selon la présence ou l’absence de conflits caractérisés et surtout selon l’application des diverses techniques thérapeutiques ou de rééducation utilisées par les psychologues scolaires s’occupant d’eux. Quant au développement des émotions en général et de la vie affective de l’enfant, on trouve dans le Manual de Carmichael un bon chapitre de A. T. Jersild à ce sujet (chap. 15), bien au courant en particulier des recherches sur les stades élémentaires (sauf en ce qui concerne Wallon, dont les travaux sur l’émotion et le rôle des postures sont pourtant les plus proches des interprétations américaines du développement).

En langue française, une belle étude de Ley et Wauthier 57 sur la vie affective concerne entre autres son développement chez l’enfant.

La littérature psychanalytique s’est enrichie durant les années 1946-1948 d’une série de travaux de valeur, dus notamment à un certain nombre de psychologues autrichiens émigrés aux États-Unis et qui allient à la tradition viennoise du freudisme une connaissance très sûre de la psychologie générale et expérimentale. Telles sont, en particulier, les recherches de R. A. Spitz et de Käthe Wolf 58 sur l’environnement comme facteur étiologique dans les troubles psychiatriques de l’enfance, et ceux de H. Hartmann, E. Kris et R. M. Löwenstein 59 sur la formation de la structure mentale. Il y a là un effort très significatif pour ajuster les postulats de la psychanalyse freudienne aux données de l’étude expérimentale du développement. Dans un esprit analogue, M. Rambert 60 a publié un ouvrage sur La Vie affective et morale de l’enfant ou elle met en relation les stades du développement affectif (d’après sa technique pédanalytique des jeux de guignols) avec ceux de l’évolution intellectuelle. À citer également des études de M. E. Fries 61 sur le développement du « moi », de M. Wulff 62 sur le fétichisme précoce, et de M. Klein 63 sur quelques mécanismes schizoïdes. Anna Freud continue ses études sur la psychanalyse infantile 64.

À noter également une Sexologie infantile due à Y. Rousseau et parue à Bruxelles (Select. 1947).

La vie sociale de l’enfant continue d’être étudiée sous tous ses aspects, depuis le sourire (intéressante recherche du psychanalyste R. Spitz 65 sur 251 enfants de 1 à 6 mois du point de vue des causes de déclenchement et de la signification affective) et le langage jusqu’aux formes supérieures des sociétés d’adolescents.

Le langage a donné lieu à diverses recherches en relation avec le développement général (R. G. Strickland) 66 et l’imitation phonique de l’adulte (H. P. Chen et O. C. Irwin) 67. Une mise au point générale des problèmes du langage enfantin (en lui-même et en relation avec la vie sociale) a été fournie par D. Mc Carthy dans un très beau chapitre du Manual de Carmichael (chap. 10).

La vie sociale au sens strict, enfin, a été l’objet d’un certain nombre d’études de valeur, telles que celles d’E. Frenkel-Brunswik 68 sur les discriminations sociales chez l’enfant et de R. Lippitt sur les psychodrames en famille (in the home) 69 où ce dernier auteur s’inspire simultanément de la théorie des champs de Lewin et des techniques de Moreno. Moreno lui-même, en collaboration avec H. Jennings 70 a fourni de nouvelles recherches sociométriques sur les relations autocratiques et démocratiques, ainsi que sur les configurations sociales. M. L. Northway, E. B. Frenkel et R. Potashin 71 ont en outre fourni une série de contributions intéressantes sur la personnalité et le « statut sociométrique », montrant que les méthodes de la sociométrie et les procédés du sociodrame sont loin d’avoir épuisé leur fécondité.