De la logique de l’enfant Ă  la logique de l’adolescent : essai sur la construction des structures opĂ©ratoires formelles ()

Chapitre V.
La chute des corps sur un plan incliné et les opérations de disjonction a

Le dispositif consiste en un plan auquel on peut donner diverses inclinaisons, sur lequel roule une bille qui, au bas du plan, fait un saut Ă  partir d’un tremplin. Le problĂšme est de trouver la correspondance entre la hauteur de la chute et la longueur du saut. Le sujet ne saura naturellement pas calculer la forme parabolique de la courbe dĂ©crite par ce dernier, mais, selon le mode de prĂ©sentation, il pourra dĂ©couvrir que sa longueur est fonction de la seule hauteur de chute, avec exclusion des facteurs de masse ou de poids, et d’inclinaison ou de distance.

§ 1. Le stade I :
intuition globale sans lecture opĂ©ratoire de l’expĂ©rience

Avant 7 ans dĂ©jĂ , il y a correspondance intuitive entre l’inclinaison et la longueur du saut, mais la hauteur n’est pas dissociĂ©e de l’inclinaison et le poids joue un rĂŽle constant, d’ailleurs sujet Ă  contradictions possibles :

VER (5 ans) : « Celle-lĂ  va au 2 (le second casier Ă  partir de l’extrĂ©mitĂ© infĂ©rieure du plan) parce qu’elle est trop petite. Si elle Ă©tait grande comme ça (geste) elle irait ici (8). »

STU (6 ;5) constate qu’une bille atteint le casier 4 pour une pente donnĂ©e, puis le 2 « parce qu’on a baissĂ© la chose. — Qu’est-ce qu’on va faire pour aller lĂ  (6) ? — Encore baisser (Ă©chec). Non il faut mettre comme ça (plus haut : arrive au 4). Non, il faut le mettre plus haut. Je veux aller ici (8) : il faut le mettre tout en haut (rĂ©ussite approximative). Oui : pour aller prĂšs il faut le mettre tout en bas et pour aller loin il faut le mettre plus haut ». Quant Ă  la masse, il croit qu’une petite bille ira moins loin.

PIT (6 ;6) : « OĂč ira cette bille ? — Tout au fond : elle est plus lourde. — Regarde (on met une petite bille qui arrive au mĂȘme endroit). — C’est parce que c’est haut. »

MIC (6 ;10) : pour aller loin il faut « qu’on monte la gouttiĂšre. — Et si on ne pouvait pas ? — Il faut la lancer fort. (Elle arrive au 3). C’est parce que ce n’est pas haut, ça roule pas vite ».

VAL (7 ;1) : « Parce que ça roule vite et elle a encore de l’élan. —   Celle-ci ? — Elle aura assez d’élan pour arriver lĂ  (4 : Ă©chec). Pourtant elle avait de l’élan ; il faudrait monter un peu plus. »

WAG (6 ;7) : « Je vais mettre cette grosse-là ; je vais la mettre plus bas, autrement elle va trop loin parce qu’elle a plus de poids, alors ça pĂšse, elle va trop vite et elle va trop loin ; elle est lourde : ça fait de l’élan. —   Et celle-là ? — La toute petite n’ira pas si loin, parce qu’elle n’aura pas d’élan, elle n’est pas lourde. — (ExpĂ©rience : elle tombe loin). — Parce qu’elle a Ă©tĂ© loin ! Elle sera tombĂ©e plus vite que les autres parce qu’elle est petite. Je vais essayer une grosse : peut-ĂȘtre qu’elle ira tout au fond ( !) (ExpĂ©rience) Oui, parce qu’elle est grosse elle a Ă©tĂ© loin. Il faut que je regarde une moyenne (elle tombe au mĂȘme point que les deux derniĂšres). Oui, c’est parce qu’elle est lourde : elle tombe plus vite (nouvelle expĂ©rience : idem). C’est parce qu’elle est petite, elle n’est pas lourde, alors c’est pour ça ! Elle n’a pas Ă©tĂ© bien loin (il nie maintenant le fait). » Autre bille : « Parce qu’elle est lourde, alors elle tombe plus vite parce qu’elle a un grand Ă©lan. Je mets la grosse : elle veut aller loin parce que c’est trĂšs penchĂ©. »

On constate en chacun de ces cas, l’existence d’une certaine intuition Ă©videmment tirĂ©e de l’expĂ©rience propre (glissades, descentes en luges, petits chars, etc.) : plus ça penche, plus le mobile va vite et loin. Mais la hauteur de chute n’est naturellement pas dissociĂ©e de l’inclinaison et le poids (jugĂ© proportionnel Ă  la grandeur) joue un rĂŽle systĂ©matique. Mais ce rĂŽle est variable : en gĂ©nĂ©ral une bille plus lourde va plus loin, mais, s’il le faut ce peut ĂȘtre aussi le cas des plus petites. A cet Ă©gard, une expĂ©rience contraire ne saurait encore dĂ©tromper le sujet et lorsqu’il est dans l’embarras, ou il se contredit ou il en vient Ă  nier les faits (Wag emploie tour Ă  tour les deux procĂ©dĂ©s). La raison en est qu’il n’intervient pas encore d’opĂ©rations de sĂ©riations ni de correspondances susceptibles d’assurer la cohĂ©rence des constatations. Si l’on s’en tient Ă  un sujet peu bavard comme Stu, on peut avoir l’impression d’une correspondance exacte entre l’inclinaison et la longueur du saut, mais si l’on considĂšre un sujet qui dit tout ce qu’il pense, sinon un peu davantage, on constate qu’une telle intuition reste globale parce qu’insĂ©rĂ©e dans un contexte sans opĂ©rations proprement dites.

§ 2. Le stade II :
essais de correspondances opératoires et exclusion ordinaire du poids

DĂšs le niveau II A on assiste Ă  des mises en correspondances correctes, mais non encore systĂ©matiques et sans naturellement les procĂ©dĂ©s destinĂ©s Ă  la dissociation des facteurs. Cependant, selon la maniĂšre dont les billes se prĂ©sentent, le sujet arrive souvent dĂ©jĂ  Ă  exclure le facteur poids, en tant que s’opposant Ă  toute correspondance sĂ©riale

GUI (7 ;2) : pour aller plus loin « il faut mettre plus haut. — Et pour arriver ici (extrĂ©mitĂ©) ? — Tout en haut (expĂ©rience). Ah ! Oui : c’est le dernier (casier). — Et pour ici (premier casier) ? — Il faut baisser au premier (cran) parce que ça glisse moins. — Et ici (vers le milieu) ? — « Plus haut, parce que ça glisse plus vite », etc.

LAU (8 ;2) mĂȘmes correspondances pour les inclinaisons. Quant aux grosseurs, Lau dĂ©clare spontanĂ©ment : « Les billes iront dans les trous (de plus en plus Ă©loignĂ©s) par ordre de grandeurs (sĂ©riation anticipĂ©e !) — Comment par ordre de grandeurs ? — La plus petite va le plus prĂšs, et la plus grosse le plus loin ; celles du milieu au milieu (il fait l’expĂ©rience). — Alors ? — Elles vont n’importe oĂč. La grosseur ne veut rien, dire : elles ont toutes Ă©tĂ© presque la mĂȘme chose ! ». A la fin : « Suivant oĂč on met la gouttiĂšre, ça va dans les trous. On met tout en haut pour que la bille aille plus loin : ça dĂ©pend de la hauteur de la gouttiĂšre. —   Et la grosseur des billes ? — La grosseur ne fait rien. »

SCHI (8 ;8) de mĂȘme : « Il faut monter, baisser, etc. » A la fin : Ça dĂ©pend de la grosseur : « Ah ! non. Elles vont dans n’importe quel casier, et puis on monte pour aller plus loin », etc.

Il y a donc sĂ©riation exacte des inclinaisons, sĂ©riation exacte des longueurs de saut et correspondance approximative entre deux (« plus
, plus ») : approximative parce que le sujet ne pense pas Ă  la hauteur et ne songe mĂȘme pas Ă  dissocier la distance parcourue Ă  la descente et l’inclinaison elle-mĂȘme. Mais comme les Ă©carts ne sont pas considĂ©rables, la correspondance joue dans les grandes lignes.

Ce qui est par contre remarquable, c’est l’exclusion du poids, exclusion non gĂ©nĂ©rale sans doute, mais facile Ă  obtenir comme le montrent les cas si nets de Lau et de Schi. Or, pour ce qui est du pendule, on se rappelle que le poids est exclu seulement au niveau III B et que les sujets de 12-14 ans (III A) n’y parviennent pas encore. D’autre part, l’hypothĂšse suivant laquelle le poids joue un rĂŽle dans la chute est trĂšs naturelle et demeure courante

jusque chez les adultes qui ont oubliĂ© leurs leçons de physique. L’exclusion de ce facteur au niveau II A, sans emploi possible d’aucune opĂ©ration propositionnelle formelle, pose donc un problĂšme. La solution en tient d’abord, nous semble-t-il, au fait que, dans le cas particulier, les facteurs poids et inclinaison se dissocient d’eux-mĂȘmes sans que le sujet ait Ă  fournir Ă  cet Ă©gard aucune activitĂ© opĂ©ratoire. En effet, lorsque Lau veut vĂ©rifier son anticipation d’une correspondance entre la grosseur des billes et la longueur de leurs sauts, il ne lui vient pas Ă  l’idĂ©e de faire varier en mĂȘme temps les inclinaisons, puisque la glissiĂšre est immobile si on ne la dĂ©place pas intentionnellement. Dans le cas du pendule, au contraire, oĂč la question est d’évaluer le nombre des oscillations et oĂč le sujet doit ajuster ses poids Ă  ses ficelles, il sera toujours tentĂ© pour obtenir des rĂ©sultats plus clairs (plus « diffĂ©rents » comme disait Bau) de changer Ă  la fois le poids et la ficelle et il lui faudra user d’une mĂ©thode systĂ©matique pour dissocier les facteurs. Les facteurs inclinaison et poids se dissociant donc d’eux-mĂȘmes, dans le cas du plan inclinĂ©, il est alors facile Ă  l’enfant de constater que, contre toute attente, les billes de grosseurs variĂ©es arrivent Ă  peu prĂšs au mĂȘme endroit. La seconde raison de cette exclusion du poids tient donc Ă  l’évidence d’une non-correspondance entre le poids et la longueur du saut. Au contraire, dans le cas du pendule, le sujet peut toujours se demander, en cas de constatation nĂ©gative, si le poids ne joue pas malgrĂ© tout un certain rĂŽle, et il faut les expĂ©riences systĂ©matiques du niveau III B, aboutissant Ă  un triage des combinaisons probantes parmi l’ensemble des combinaisons possibles, pour exclure dĂ©finitivement ce facteur.

Le sous-stade II B est marquĂ©, outre ses sĂ©riations et correspondances plus systĂ©matiques, par un dĂ©but de dissociation entre la hauteur de chute et l’inclinaison. Il est intĂ©ressant de noter que c’est Ă  ce mĂȘme niveau qu’en d’autres expĂ©riences aussi (cf. le wagonnet du chap. XII) la hauteur commence Ă  devenir un facteur Ă  la fois diffĂ©renciĂ© et traduisible en termes homogĂšnes aux autres. Mais cette diffĂ©renciation naissante ne va pas jusqu’à permettre une exclusion de l’inclinaison au profit de la hauteur seule, ce qui supposerait une vĂ©rification systĂ©matique et active destinĂ©e Ă  Ă©tablir si ces deux facteurs sont indĂ©pendants ou simplement liĂ©s.

JEA (8 ;10) sĂ©rie systĂ©matiquement ses inclinaisons : « Maintenant 3 parce que je viens de faire 2 », etc., puis dit : « Plus elle descend, plus ça va vite. » AprĂšs quoi il constate que, avec une inclinaison moindre (4 au lieu de 7), « si on met plus loin (= plus haut), c’est comme si on

bougeait d’un cran ». L’essai de sĂ©riation systĂ©matique lui fait donc dĂ©couvrir le facteur hauteur comme distinct du facteur pente.

MID (9 ;9) : « C’est combiné : si on monte ça (il a Ă©levĂ© successivement la glissiĂšre Ă  3, 4 et 5), ça fait un plus grand saut ici. Je vais voir l’élan (il prend une bille plus petite et recommence 3, 4, 5, 6, 7 et 8). C’est la mĂȘme chose pour la grande et les petites : c’est la hauteur qui fait ça (la longueur du saut), la lĂ©gĂšretĂ© ne veut rien dire. » Mais il ne dissocie pas davantage la hauteur et l’inclinaison.

BLI (10 ;2) varie les inclinaisons : « Si c’est plus inclinĂ©, la bille va plus loin. — Et les grandeurs ? — Toutes les billes iront dans le mĂȘme trou, les choses ne pourraient pas se passer autrement d’un coup (il vĂ©rifie sur une petite, puis revient aux inclinaisons et, aprĂšs une erreur de prĂ©vision il dit) Je l’ai mise trop en arriĂšre (= trop haut), donc il faut que je la mette plus bas (expĂ©rience). C’est trop en bas (nouvelle expĂ©rience, toujours sans changer l’inclinaison), il faut la mettre plus haut parce qu’elle a moins d’élan quand c’est moins inclinĂ© (= il compense la faible inclinaison par un point de dĂ©part plus Ă©loignĂ© donc plus Ă©levĂ©). » AprĂšs quelques nouveaux essais : « Je sais maintenant : ça arrive toujours derriĂšre la mĂȘme porte (= dans le mĂȘme casier) Ă  hauteur Ă©gale. » Il essaie de faire une correspondance entre les inclinaisons et la longueur des trajets de descente pour arriver chaque fois dans le mĂȘme trou (3) : 25 cm pour l’inclinaison 10 ; 30 cm pour 8 ; 35 cm pour 6 et 40 cm pour l’inclinaison 4. L’expĂ©rience confirme et il conclut : « Plus on monte haut, plus il y a de trous (= plus le saut est long). »

On voit donc que, au lieu de se contenter de correspondances en « plus
 plus », ces sujets prennent intĂ©rĂȘt Ă  construire des correspondances systĂ©matiques, en suivant par exemple l’ordre ascendant 1, 2, 3
 des inclinaisons pour constater un ordre progressif des longueurs de saut (or, ni l’une ni l’autre de ces sĂ©ries ne sont numĂ©rotĂ©es sur le dispositif, les inclinaisons Ă©tant dĂ©terminĂ©es par une succession de trous dans lesquels on met la fiche fixant la glissiĂšre et les casiers Ă©tant distinguĂ©s au moyen de dessins variĂ©s : maison, sapin, etc.).

Mais la correspondance ainsi Ă©laborĂ©e par le sujet ne se vĂ©rifie pas entiĂšrement, et cela pour trois raisons. D’abord, les trous dĂ©terminant les inclinaisons ne correspondent pas exactement (et cela intentionnellement) aux casiers. En second lieu, il y a des fluctuations possibles (frottements, etc.). En troisiĂšme lieu le sujet, s’il n’y prend pas garde, peut varier ses distances : Ă  l’intĂ©rieur de la glissiĂšre se trouve une Ă©chelle en cm, de telle sorte que, pour une inclinaison donnĂ©e, on peut encore mettre la bille Ă  25, 30, 35 cm, etc., en faisant ainsi varier la hauteur : d’oĂč de nouveaux Ă©carts possibles dans la correspondance de dĂ©part.

En prĂ©sence de ces variations de la correspondance entre les inclinaisons et les longueurs de saut, le sujet cherche alors Ă  dĂ©terminer les facteurs qui interviennent de la sorte. Il y a d’abord le poids, auquel pensent Ă  peu prĂšs tous les sujets sauf de rares exceptions (comme Bli). Mais ce facteur est Ă©cartĂ© en cours d’expĂ©rience pour la mĂȘme raison qu’au niveau II A : absence de toute correspondance (voir Mid).

Il reste alors la hauteur elle-mĂȘme, et c’est ce facteur que dĂ©couvrent en gĂ©nĂ©ral les sujets de ce sous-stade sous l’influence de la prĂ©cision plus grande de leurs essais de correspondance. Par exemple Jea, en prĂ©sence des irrĂ©gularitĂ©s de sa correspondance s’aperçoit du fait que « si on met plus loin (donc plus haut), c’est comme si on bougeait d’un cran », c’est-Ă -dire que pour une inclinaison de 4, en faisant partir la bille de plus haut, on obtient le mĂȘme rĂ©sultat qu’avec une inclinaison de 7 en faisant partir la bille de plus bas. Quant Ă  Bli il en vient Ă  Ă©tablir une sĂ©rie d’équivalences mĂ©triques selon la formule logique : « plus haut × moindre inclinaison = plus bas × plus forte inclinaison », en arrivant ainsi chaque fois dans le mĂȘme casier.

Seulement, ce que ces sujets ne dĂ©couvrent encore nullement, c’est que, en rĂ©alitĂ©, la hauteur est le seul facteur en jeu, par opposition Ă  l’inclinaison et Ă  la distance et bien que cette hauteur puisse ĂȘtre calculĂ©e comme une rĂ©sultante de l’inclinaison et de la distance combinĂ©es (selon la formule de Bli). Le problĂšme de l’exclusion du facteur inclinaison au profit du facteur hauteur se posera donc tout diffĂ©remment, pour les sujets des niveaux II B, III A et III B, que celui de l’exclusion du poids ou de l’amplitude au profit de la longueur, dans le cas du pendule, puisqu’il ne s’agira pas d’exclure un facteur indĂ©pendant au profit d’un autre, mais une certaine relation au profit d’une autre dont elle fait partie. En effet, Ă  hauteurs Ă©gales, ni l’inclinaison ni la distance ne jouent de rĂŽle, si on les fait varier : il n’y a pas, d’un cĂŽtĂ© un facteur inclinaison et de l’autre un facteur distance ou hauteur, mais de la multiplication logique « inclinaison × distance = hauteur » seul le produit compte (la hauteur), les deux multiplicandes n’intervenant donc pas Ă  titre de facteurs sĂ©parĂ©s. Or, c’est ce dont le sujet ne se doute pas encore et ce qu’il ne comprendra que difficilement au niveau III. Autrement dit, le sujet du sous-stade II B raisonne sur l’inclinaison et la distance comme s’il s’agissait de deux facteurs indĂ©pendants, l’un dont le rĂŽle lui paraĂźt Ă©vident dĂšs le dĂ©part, l’autre qu’il vient de dĂ©couvrir, et de deux facteurs qui peuvent se compenser Ă  l’occasion (cf. Bli). Ce qui lui reste Ă  Ă©tablir, c’est que la hauteur

seule compte et que pour faire une correspondance entre la longueur des sauts de la bille et le facteur causal dĂ©terminant cette longueur, il suffit de considĂ©rer cette hauteur sans s’occuper des inclinaisons, ni des distances parcourues. Il est vrai que l’enfant paraĂźt parfois avoir compris (« c’est la hauteur qui fait ça », Mid), mais il ne s’agit que d’énoncĂ©s insuffisamment diffĂ©renciĂ©s.

§ 3. Le stade III :
compensations nĂ©cessaires entre l’inclinaison et la distance (III A) puis dĂ©couverte de la hauteur comme facteur unique (III B)

Le niveau III A (12 Ă  14 ans) ne diffĂšre guĂšre du niveau II B, dans le cas prĂ©sent, sinon par la mĂ©thode employĂ©e. Tandis que les sujets du sous-stade II B dĂ©butent par des correspondances systĂ©matiques entre les inclinaisons et la longueur des sauts pour ne dĂ©couvrir que secondairement le rĂŽle de la distance, les prĂ©adolescents du sous-stade III A sont plus fertiles en hypothĂšses rapides et cherchent dĂšs le dĂ©part Ă  inventorier les facteurs, de telle sorte qu’ils arrivent plus vite Ă  distinguer l’inclinaison et la distance Ă  titre de facteurs coexistants. Mais ils ne dĂ©couvrent pas davantage le rĂŽle de la hauteur Ă  titre de facteur unique et suffisant, et cela faute de procĂ©der selon la mĂ©thode habituelle du niveau III B : dissociation des facteurs par variations sĂ©parĂ©es, « toutes choses Ă©gales d’ailleurs ». Il s’ensuit que, Ă  lire les rĂ©ponses du niveau III A, on est surtout frappĂ© par la gĂ©nĂ©ralitĂ© de l’idĂ©e de la compensation entre l’inclinaison et la distance, idĂ©e dĂ©jĂ  dĂ©gagĂ©e au niveau II B :

ROU (12 ;1) : « Le plus haut possible et ça arrivera ici (le plus loin). » Mais l’inclinaison continue de jouer un rĂŽle sĂ©paré : « J’ai cru que ça irait moins fort parce que ça tomberait Ă  pic. » Il dĂ©couvre alors la compensation : « Quand c’était plus haut (inclinaison), il fallait mettre plus bas (distance), et quand c’est plus bas (inclinaison), il faut mettre plus haut (distance) » et « si on monte (distance), il faut descendre (la glissiĂšre) de 5 ou 10 degrĂ©s et quand on monte (la glissiĂšre), il faut descendre (distance). » Il prend alors une inclinaison de 4 et descend de 5 en 5 cm pour arriver aux casiers de plus en plus proches : « Quand ça reste fixe (inclinaison), il faut que ça descende de 5 en 5. » Conclusion : « Chaque fois que l’angle devient plus petit de 5° il faut descendre de 5 cm. »

STRO (12 ;6) : « Plus le barre (glissiĂšre) est horizontale (= peu inclinĂ©e), plus il faut mettre la bille de cĂŽtĂ© (= augmenter la distance). » Il fait alors des calculs compliquĂ©s : « On peut se baser d’aprĂšs les points (incli-

naison) et les intervalles (distances) ; on multiplie chaque trou. — Comment ? — Un peu plus, un peu moins (en fait il ne dĂ©passe pas l’idĂ©e qualitative de compensation). »

HER (13 ;6) vĂ©rifie d’abord le rĂŽle des poids et conclut : « Ça ne fait pas beaucoup ça fait comme si elles Ă©taient pareilles. — SĂ»r ? — Tout Ă  fait. » Puis il constate comme les sujets prĂ©cĂ©dents qu’augmenter la distance Ă©quivaut Ă  lever la glissiĂšre.

On voit qu’il suffirait Ă  ces sujets de procĂ©der Ă  une Ă©tude systĂ©matique des facteurs, comme Rou commence de le faire en analysant le rĂŽle des distances Ă  inclinaison Ă©gale pour que jointe Ă  la notion de compensation, qui est gĂ©nĂ©rale Ă  ce niveau, cette analyse les conduise Ă  l’hypothĂšse de la hauteur comme facteur unique. C’est ce que l’on constate au niveau III B :

SAL (13 ;3) commence par l’hypothĂšse de la masse : « La petite ira forcĂ©ment plus vite. » Mais les faits ne confirment pas : « La grosseur a une influence ? — Non, je ne crois pas. La grande irait naturellement plus loin, mais la petite, Ă©tant donnĂ© qu’elle va plus vite Ă  la descente, elles s’équilibrent. » Il passe alors aux variations d’inclinaison, puis se propose « de prendre la mĂȘme inclinaison en faisant partir (la bille) de plus haut ». AprĂšs quoi il fait varier les deux simultanĂ©ment et dĂ©couvre la compensation : « Maintenant je varie la hauteur (= inclinaison) et la distance ça s’équilibre ! — Et avec des variations trĂšs fortes, vous arriverez Ă  quelque chose ? — Oui (essais). Ça me fait penser qu’elle doit partir toujours Ă  la mĂȘme hauteur, Ă  la mĂȘme horizontalitĂ© (= donc la hauteur indĂ©pendamment de l’inclinaison et de la distance !) — Etes-vous sĂ»r, ou c’est une hypothĂšse ? — Quelle que soit la pente, une bille grande ou petite arrive (au mĂȘme casier en partant) Ă  la mĂȘme hauteur. » L’expĂ©rience qu’il imagine comme contrĂŽle consiste Ă  prendre la mĂȘme hauteur pour des inclinaisons de 3 et 9 : « VoilĂ  vraiment des extrĂȘmes ! »

HOW (16 ;4) commence par Ă©carter l’hypothĂšse du poids : « J’aurais pensĂ© que la diffĂ©rence de poids aurait changĂ© la distance (= la longueur du saut) ! » Puis il Ă©tudie le rĂŽle de l’inclinaison, et ensuite de la distance (« il faut faire partir la bille de moins haut », etc.). AprĂšs quoi il constate la compensation possible : « Si on lĂšve (la glissiĂšre) il faut partir de plus bas. » Enfin on lui demande de formuler la loi : « Ça dĂ©pend d’oĂč on fait partir la bille. La ligne est constante, mais l’angle bouge. — Quelle ligne ? — (Il montre les repĂšres permettant de dĂ©terminer horizontalement les hauteurs communes pour les diffĂ©rentes inclinaisons.) Ce point de dĂ©part de la bille est constant. — Quoi donc ? — La hauteur. »

La diffĂ©rence initiale qui sĂ©pare des cas du niveau intermĂ©diaire III A ces sujets du sous-stade III B tient comme d’ordinaire Ă  l’effort pour dissocier les facteurs. Les sujets du niveau III A, outre les causes habituelles, manquent cette disso-

ciation dans le cas particulier pour deux raisons supplĂ©mentaires. La premiĂšre est que, Ă  inclinaison Ă©gale, la distance et la hauteur varient concurremment : ils ne diffĂ©rencient donc pas ces deux facteurs l’un de l’autre et appellent en gĂ©nĂ©ral « plus haut » ou « plus bas » ce qu’ils mesurent en rĂ©alitĂ© en distance de parcours sur le plan inclinĂ© (cf. Rou et Stro). Ils croient ainsi tenir compte de la hauteur alors qu’ils n’en font pas une relation distincte. En second lieu constatant que la distance et l’inclinaison se compensent, ils se bornent Ă  constater leur covariance, au sein de cette compensation, sans chercher l’invariant qui en rĂ©sulte puisque cet invariant de hauteur se confond en partie pour eux avec la distance elle-mĂȘme. Au contraire, les sujets du niveau III B cherchent Ă  dissocier les facteurs par leur mĂ©thode habituelle de variation successive de chacun, les autres demeurant inchangĂ©s. Dans le cas particulier oĂč il y a compensation de l’inclinaison et de la distance, ils font varier l’une et l’autre relation Ă  part avant de les faire varier ensemble (cf. Sal : « prendre la mĂȘme inclinaison en faisant partir de plus haut », puis « maintenant je varie la hauteur et la distance »). C’est ce qui leur permet enfin de dissocier nettement trois facteurs et non plus seulement deux comme jusqu’ici : l’inclinaison, la distance et la hauteur comme telle. De plus, comme les deux premiĂšres se compensent, ils cherchent immĂ©diatement l’invariant qui suppose ce mĂ©canisme compensatoire, et ne se satisfont plus de simples covariances.

Mais comment parviennent-ils alors Ă  dĂ©cider que cet invariant est constituĂ© par la hauteur et non pas par les deux autres facteurs ? A cause de l’expĂ©rience sans doute, mais comme le montre Sal, il y a dĂ©duction prĂ©alable, et prĂ©cisĂ©ment Ă  partir de la compensation : en conservant une mĂȘme inclinaison, la distance et la hauteur augmentent ou diminuent simultanĂ©ment ; en conservant une mĂȘme distance, c’est l’inclinaison et la hauteur qui varient l’une et l’autre dans le mĂȘme sens ; en conservant la hauteur, au contraire, l’inclinaison augmente et la distance diminue, ou rĂ©ciproquement, de telle sorte que la hauteur, produit de la compensation, est en mĂȘme temps l’invariant postulĂ© pour rendre compte des identitĂ©s d’effets malgrĂ© les modifications des deux autres facteurs. « Quelle que soit la pente », dit ainsi Sal, il faut chercher « la mĂȘme hauteur », et, plus Ă©nergiquement encore « la ligne (de hauteur) est constante », dĂ©clare How, tandis que « l’angle bouge ». Telles semblent donc les raisons de la dĂ©couverte du facteur hauteur, et du mĂȘme coup celles de son caractĂšre tardif.

Si nous cherchons à dégager les raisonnements de ces ado-

lescents, nous constatons d’abord comme d’habitude un triage des combinaisons vraies parmi les combinaisons possibles. De plus, comme le sujet ne fait pas de calcul trigonomĂ©trique, mais se borne Ă  observer les co-variations des facteurs entre eux comme celles des facteurs et du rĂ©sultat expĂ©rimental, ces combinaisons porteront autant sur ces co-variations que sur l’effet produit (c’est mĂȘme lĂ  l’originalitĂ© de la prĂ©sente situation par rapport Ă  celles des chap. III et IV).

Appelons p0 l’énoncĂ© d’une conservation d’inclinaison et p̅0 celui du changement de ce facteur ; appelons q0 et q̅0, les mĂȘmes Ă©noncĂ©s portant sur la distance ; r0 et r̅0 les mĂȘmes portant sur la hauteur ; dĂ©signons enfin par x0 et par x̅0 les Ă©noncĂ©s affirmant ou niant l’invariance dans le rĂ©sultat obtenu (longueur du saut de la bille).

Les combinaisons vraies que constate le sujet, du point de vue de l’invariance ou des variations des facteurs les uns par rapport aux autres, sont alors les suivantes :

(1) (p0 q0 r0) ⋁ (p0 q̅0 r̅0) ⋁ (p̅0 q0 r̅0) ⋁ (p̅0 q̅0 r0) ⋁ (p̅0 q̅0 r̅0)

Sont, en effet, exclues : p̅0 q0 r0 (quand l’inclinaison varie, mais pas la distance, la hauteur ne reste pas constante), p0 q̅0 r0 (rĂ©ciproquement si la distance varie sans l’inclinaison, la hauteur change aussi) et p0 q0 r̅0 (car si l’inclinaison et la distance ne changent pas, la hauteur ne saurait varier).

Or, de ces combinaisons (1) résulte une double conséquence, que le sujet tire correctement grùce à un jeu de disjonctions :

(2) [ r̅0 ⊃ (p̅0 ⋁ q̅0)] ⋁ [r0 ⊃ (p0 q0) ⋁ (p̅0 q̅0)]

c’est-Ă -dire qu’une modification de la hauteur (du point de dĂ©part de la bille) suppose une modification de l’inclinaison, de la distance ou des deux, tandis que le maintien de la mĂȘme hauteur suppose soit un changement simultanĂ© d’inclinaison et de distance soit une conservation de la mĂȘme inclinaison et de la mĂȘme distance.

Mais il est clair que l’on a Ă©galement :

(3) [p̅0 ⊃ (q̅0 ⋁ r̅0)] ⋁ [p0 ⊃ (q0 r0) ⋁ (q̅0 r̅0)]

et (3 bis) [q̅0 ⊃ (p̅0 ⋁ r̅0)] ⋁ [q0 ⊃ (p0 r0) ⋁ (p̅0 q̅0)]

Or, le sujet fait l’hypothĂšse que c’est la hauteur (r0 ⋁ r̅0) et non pas les deux autres facteurs possibles qui joue le rĂŽle causal. La raison en est que les trois implications r0 ⊃ (p0 q0) ⋁ p̅0 q̅0) ; p0 ⊃ (q0 r0) ⋁ (q̅0 r̅0) et q0 ⊃ (p0 r0) ⋁ (p̅0 r̅0) contenues dans les expressions (2) Ă  (3 bis) ne sont plus isomorphes si l’on tient

compte de la direction (du signe) des changements en jeu. DĂ©composons donc les propositions p̅0 ; q̅0 et r̅0 en deux couples de propositions que nous appellerons : p, q et r lorsqu’elles Ă©noncent respectivement une augmentation d’inclinaison, de distance et de hauteur ; p̅, q̅ et r̅ lorsqu’elles Ă©noncent respectivement des diminutions de ces facteurs. On a alors :

(4) p0 ⊃ [(q.r) ⋁ (q̅.r̅) ⋁ (q0 r0)]

q0 ⊃ [(p. r) ⋁ (p̅.r̅) ⋁ (p0 r0)]

r0 ⊃ [(p. q̅) ⋁ (p̅.q) ⋁ (p0 q0)]

c’est-Ă -dire que la conservation de la hauteur r0 peut ĂȘtre assurĂ©e par les compensations (p. q̅) ou (p̅.q) aussi bien que par l’absence de changement (p0 q0), ce qui n’est pas le cas de p0 ni de q0.

Le sujet fait alors l’hypothùse (voir Sal) :

(5) r ⫔ x ou (r̅0 ⫔ x̅0)

ce qui revient Ă  dire que l’on a toujours ou r̅0 x̅0 ou r0 x0 (changement de hauteur et de rĂ©sultat ou conservation des deux).

L’expĂ©rience donne alors les combinaisons vraies :

(6) (p0 q0 x0) ⋁ (p0 q̅0 x̅0) ⋁ (p̅0 q0 x̅0) ⋁ (p̅0 q̅0 x0) ⋁ (p̅0 q̅0 x̅0)

En effet, les combinaisons suivantes sont exclues : p̅0 q0 x0 puisque le changement d’inclinaison sans modification de la distance transforme la hauteur et n’aboutit pas au mĂȘme rĂ©sultat x0 ; p0 q̅0 x0 (car rĂ©ciproquement p0 q̅0 entraĂźne un changement de hauteur) et p0 q0 x̅0 (car la conservation de l’inclinaison et de la distance ne saurait entraĂźner le changement x̅0).

Les combinaisons vraies (6) coĂŻncidant ainsi avec les combinaisons (1), le rĂŽle de la hauteur Ă  titre de facteur unique, nĂ©cessaire et suffisant, est donc vĂ©rifiĂ©. En effet, il est Ă  noter que les sujets citĂ©s ne se contentent pas de contrĂŽler le rĂ©sultat des variations de hauteur (p̅0 q̅0 x̅0) ou (p̅0 q0 x̅0) ou (p0 q̅0 x̅0), mais Ă©tablissent Ă  titre de contre-Ă©preuve la validitĂ© de la combinaison (p̅0 q̅0 x0). Le sujet Sal varie mĂȘme ses inclinaisons de 3 Ă  9, en concluant : « VoilĂ  vraiment des extrĂȘmes ! »