De la logique de l’enfant Ă  la logique de l’adolescent : essai sur la construction des structures opĂ©ratoires formelles ()

Chapitre XV.
Les dispersions probables et les corrélations 1 a

Les problĂšmes du hasard intĂ©ressent la pensĂ©e formelle Ă  deux points de vue. D’une façon gĂ©nĂ©rale le propre de cette forme de pensĂ©e est de porter sur le possible et non pas seulement sur le rĂ©el. Or, la probabilitĂ© des Ă©vĂ©nements est prĂ©cisĂ©ment un rapport entre les cas rĂ©alisĂ©s et les cas possibles. D’autre part, l’évaluation de la probabilitĂ© des relations ou des lois suppose certains instruments opĂ©ratoires spĂ©ciaux tel le calcul des « corrĂ©lations » ou des « associations ». Or, sous sa forme la plus simple la notion de corrĂ©lation constitue un schĂšme opĂ©ratoire de nature formelle, parent de ceux que nous venons d’étudier et notamment de celui des proportions. Il nous reste donc Ă  analyser le double problĂšme de savoir comment les sujets de 5 Ă  15 ans rĂ©agiront aux fluctuations fortuites se produisant au cours des expĂ©riences et comment ils construiront le schĂšme des corrĂ©lations.

I. Les dispersions probables

Presque tous les phĂ©nomĂšnes Ă©tudiĂ©s dans les expĂ©riences prĂ©cĂ©dentes donnent lieu des fluctuations fortuites et, comme nous y avons insistĂ© ailleurs, l’une des tĂąches essentielles du raisonnement expĂ©rimental ou de l’induction consiste prĂ©cisĂ©ment Ă  dissocier le dĂ©ductible du fortuit2. Nous avons vu jusqu’ici comment l’enfant et l’adolescent Ă©laborent le dĂ©ductible : il convient maintenant d’examiner comment ils rĂ©agissent au fortuit et l’assimilent mĂȘme indirectement au dĂ©ductible sous la forme des probabilitĂ©s. Nous n’allons pas imaginer Ă  cet Ă©gard de nouvelles expĂ©riences particuliĂšres, ce Ă  quoi nous avons dĂ©jĂ  consacrĂ© tout un volume3, mais simplement analyser les rĂ©ponses

2. Voir PIAGET, Introduction Ă  l’épistĂ©mologie gĂ©nĂ©tique, t. II, chap. VI.

3. PIAGET et INHELDER, La genĂšse de l’idĂ©e de hasard chez l’enfant, Paris

des mĂȘmes sujets Ă  propos des mĂȘmes expĂ©riences, en nous bornant d’ailleurs Ă  deux d’entre elles, particuliĂšrement frappantes de ce point de vue : celle du lancement d’une bille sur un plan horizontal (chap. VIII) et celle de l’équilibre entre la pression d’un piston et la rĂ©sistance des liquides (chap. X).

Tant les points d’arrĂȘt des billes sur le plan horizontal que les niveaux atteints par Ă©quilibre entre une colonne de liquide et un piston posent au sujet des questions de hasard, car ni les uns ni les autres ne sont rigoureusement constants dans les mĂȘmes conditions : il s’agira donc, d’une part, d’assigner une certaine loi de probabilitĂ© Ă  ces fluctuations et, d’autre part, de dĂ©gager les lois ou les causes du phĂ©nomĂšne fondamental (mouvement ou Ă©quilibre) malgrĂ© ces fluctuations. Or, c’est lĂ  prĂ©cisĂ©ment le problĂšme de la probabilitĂ© des Ă©carts et celui des corrĂ©lations.

§ l. Le stade I : ni conservation ni loi de dispersion

Au niveau prĂ©opĂ©ratoire les sujets prĂ©sentent Ă  l’égard du hasard une attitude paradoxale : ils s’attendent Ă  ce que, Ă  conditions semblables, les phĂ©nomĂšnes se rĂ©pĂštent identiquement ou selon une progression, etc., puis, lorsqu’ils constatent l’existence de petites fluctuations, ils nient la conservation des quantitĂ©s en jeu (matiĂšre, etc.) et concluent, d’autre part, Ă  l’arbitraire complet des points d’arrĂȘt :

MEY (6 ;8), pour le plan horizontal, constate que la grande boule d’aluminium s’est arrĂȘtĂ©e en un certain point (Ă  20 cm) : « Et si on la relance elle arrivera oĂč ? — Plus loin (expĂ©rience : 21 cm). — Et si tu relances encore ? — Un tout petit peu plus loin parce qu’elle a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© plus loin. — (ExpĂ©rience 19 cm). Pourquoi elle s’est arrĂȘtĂ©e là ? Parce que le petit drapeau (marque des arrĂȘts) est toujours lĂ . — Et si tu la relances ? Un peu plus loin parce qu’elle va toujours un peu plus loin. »

GROS (5 ;9), pour les liquides, prĂ©voit que si l’on remet la boĂźte rouge (500 g), l’eau retournera « au mĂȘme endroit » en montrant le drapeau rouge. L’eau dĂ©passant de peu, Gros explique « parce que la boĂźte est plus lourde », « ça va plus », etc. On lui montre alors une sĂ©rie de positions en lui demandant s’il les estime possibles ou impossibles pour cette mĂȘme boĂźte rouge : elles sont toutes possibles. De mĂȘme pour les autres boĂźtes.

TAC (6 ;0) : « OĂč ira l’eau si on remet cette boĂźte (1 500 g) ? -LĂ . Elle ira oĂč elle Ă©tait avant. — Pourquoi ? — Parce que c’est la mĂȘme chose. —   (ExpĂ©rience : plus haut). Pourquoi ? — Parce qu’elle est plus lourde (l’eau). »

On retrouve donc ici les rĂ©actions connues des petits, qui nient le hasard, puis en prĂ©sence des fluctuations croient tout possible, ou recherchent un ordre cachĂ© (action du drapeau chez Mey) : ou l’arbitraire, ou un dĂ©sordre momentanĂ© masquant des raisons invisibles qu’il s’agit de deviner. Dans les deux cas, l’attitude du sujet est renforcĂ©e par son dĂ©faut de notions de conservation : la boĂźte peut devenir plus lourde en agissant plus vite, l’eau peut augmenter de quantitĂ© ou de poids, etc.

§ 2. Le stade II : réactions probabilistes diffuses (II A)
puis dĂ©termination d’une zone de dispersion (II B)

DĂšs 7-8 ans, la rĂ©action du sujet est toute diffĂ©rente : non seulement il ne s’étonne pas des Ă©carts, mais encore ses prĂ©visions en font souvent la part (« à peu prĂšs Ă  la mĂȘme place »). Comme d’habitude, l’apparition de la notion de hasard se marque d’abord par une attitude surtout nĂ©gative faite de prudence et de sentiment de la difficultĂ© des prĂ©visions :

BOUT (7 ;6) : « Si tu relances (la mĂȘme bille sur le plan horizontal) 10 ou 20 fois ? — (Elle peut arriver) lĂ  (1,60 m), lĂ  (1,79) ou lĂ  (1,80) . Tu crois qu’elle peut arriver une fois jusqu’au bout ? — Non. »

DUB (7 ;5) : « (La bille arrivera) Ă  peu prĂšs la mĂȘme chose. — Elle peut aller jusqu’au bout ? — Non. »

Et dans le cas des liquides :

GUI (8 ;0) : « Pourquoi l’eau est montĂ©e un peu plus bas cette fois ? — Parce qu’il y a un peu d’eau qui est sortie (dans le tube du piston). — Et maintenant, pourquoi un peu plus haut ? — 
 (pas d’explication deux fois de suite). »

DES (8 ;0) fait d’abord l’hypothĂšse que les vis sont plus serrĂ©es pour expliquer les Ă©carts en plus haut, puis « parce que j’ai dĂ©posĂ© (la boĂźte) plus brusquement. »

Mais aprĂšs ces rĂ©actions diffuses, marquant surtout la maniĂšre dont le sujet est dĂ©routĂ© par le fortuit, c’est-Ă -dire par ce qui rĂ©siste Ă  ses opĂ©rations naissantes, les sujets, dĂšs 9 ans en moyenne, ne se contentent plus de caractĂ©riser les fluctuations par la notion essentiellement nĂ©gative de l’« peu prĂšs », mais cherchent Ă  trouver des causes systĂ©matiques de fluctuations et mĂȘme, quand on leur demande de prĂ©voir le rĂ©sultat de 10 50 essais successifs, Ă  dĂ©limiter de vĂ©ritables zones de dispersion.

Dans l’expĂ©rience des liquides (chap. X) on a surtout insistĂ© sur le premier point :

BUC (8 ;5) : « Parfois ça descend plus vite, parfois moins vite. »

ZBI (9 ;4) : « Peut-ĂȘtre j’ai laissĂ© tomber plus fort
 Peut-ĂȘtre j’ai laissĂ© tomber l’eau jusqu’ici (point de dĂ©part diffĂ©rent) et laissĂ© tomber la boĂźte plus fort. »

Quant au plan horizontal (chap. VIII), on a posé la deuxiÚme question :

COR (9 ans) : « OĂč va-t-elle arriver maintenant (grande bille d’aluminium Ă  36 cm) ? — La mĂȘme chose, par lĂ . — Et si on essaie 10 fois de suite, elle pourra arriver ici (1 m) ? — Non. — Et lĂ  (65 cm) ? — Oui. — (ExpĂ©rience : 42, 36, 37 et 38 cm). — Peut-on dire maintenant oĂč elle ira ? — Oui, par lĂ  (montre entre 27 et 47 cm). Elle pourrait arriver jusqu’ici (60 cm) ? — Oui, parfois. — Et lĂ  (1 m) ? — Non, entre ici et lĂ  (de 10 Ă  65 cm). »

WIN (9 ;8). Petite bille d’aluminium Ă  1,80, puis Ă  1,62 m : « Ça t’étonne cette diffĂ©rence ? Non. — Et si on la relance ? — Pas aussi loin que la premiĂšre fois. (ExpĂ©rience : 1,36 ; 1,51 et 1,48 m). — Et si on la lance 50 fois ? Par lĂ  (entre 1,27 et 1,95 m). »

JOS (10 ;2). Petite bille de laiton Ă  27 et 32 cm : « Et si tu l’envoies 50 fois ? — Il y aura de plus grands espaces entre les drapeaux. — Elle ira partout ? — Non, ici (de 20 Ă  40 cm).

LUC (11 ;0). MĂȘme bille : « Pas plus loin que (37 cm) et pas plus prĂšs que ça (20 cm). — Si tu lances 10 fois cette bille oĂč est-ce le plus probable ? — Par ici (28-29 cm). — Pourquoi ? Parce que c’est Ă  peu prĂšs le milieu. »

FRA (11 ;8) : « Si on jouait 50 fois ? — Entre 20 et 50 cm. — Comment fais-tu pour savoir ? — On voit Ă  peu prĂšs oĂč elle va. — Y aura-t-il des rĂ©gions oĂč il y aura plus de drapeaux ? — Oui, ici (35-40 cm) parce que si on lance rĂ©guliĂšrement il y en aura plus au milieu que sur les bords. »

Au cours de ce sous-stade II B le hasard, d’abord conçu comme ce qui rĂ©siste aux opĂ©rations, commence donc Ă  ĂȘtre assimilĂ© Ă  elles par la recherche des causes de fluctuations et par la dĂ©termination de l’amplitude de ces derniĂšres : d’oĂč la dĂ©limitation d’une zone et vers la fin du sous-stade la comprĂ©hension du fait que les Ă©carts constitueront une courbe d’ensemble Ă  frĂ©quence plus grande dans la rĂ©gion mĂ©diane et plus faible aux extrĂ©mitĂ©s. Le sujet Fra a ainsi l’intuition de la courbe de Gauss, dont nous avons Ă©tudiĂ© ailleurs la reprĂ©sentation aux diffĂ©rents niveaux d’évolutionl.

1. La genĂšse de l’idĂ©e hasard chez l’enfant, chap. II.

Il est en outre frappant de constater que ces sujets du niveau II B qui Ă©tablissent ainsi spontanĂ©ment une zone de dispersion sont ceux qui par ailleurs font intervenir d’emblĂ©e deux facteurs au moins dans les causes d’arrĂȘt : poids et volume, ou volume et matiĂšre, etc. (voir chap. VIII, § 3). Mais comme il n’y a pas encore, Ă  ce stade, de dissociation systĂ©matique des facteurs, on ne peut pas traduire leurs affirmations sur la causalitĂ© et sur la zone de dispersion par une structure implicite de corrĂ©lations : la dispersion est simplement due une multiplicitĂ© de causes, sans un effort pour en dĂ©gager les parts respectives.

§ 3. Le stade III : explication de la dispersion
et détermination de la loi sous les fluctuations fortuites

Avec l’expĂ©rimentation active qui caractĂ©rise le stade III, le sujet est conduit Ă  la fois Ă  faire la part des dispersions, dont il recherche la forme, et Ă  dĂ©gager la loi sous les variations fortuites, ce qui suppose tĂŽt ou tard la formation d’un schĂšme de corrĂ©lations.

Voici d’abord un cas relatif aux liquides :

BOI (14 ;6) : « OĂč ira l’eau ? — Au mĂȘme niveau qu’avant. — (Plus haut). Que dites-vous de ça ? — Ça dĂ©pend du frottement de l’appareil. Il a peut-ĂȘtre frottĂ© plus. ? — SĂ»r ? — Non. On peut avoir bouchĂ© en haut. Non ce serait montĂ© moins haut ; l’air serait comprimĂ©. — Si on la remet ? — Si l’expĂ©rience est exacte, l’eau ira au mĂȘme niveau, la fois oĂč le cylindre glisse le mieux. —   OĂč ça monte quand ça glisse le mieux ? — En faisant plusieurs fois le systĂšme on verra un endroit. — Si on le met 5 fois ? — On fera la moyenne entre les 5. — Quand ça glisse le mieux, c’est la moyenne ? — Ce sera le meilleur point obtenu. »

Et quelques exemples pour la bille sur le plan horizontal :

CHAP (13 ;3) : « Elle arrivera Ă  peu prĂšs lĂ  (0,9 Ă  1 m). — Elle peut arriver jusque-lĂ  (1,60 m) ? — Non, parce qu’elle est trop lourde. —   Et celle-lĂ  (plus grosse et plus lĂ©gĂšre) ? — Par ici (1,50 Ă  1,70 m). — (ExpĂ©rience : 1,60 m). — Pourquoi ? — Parce qu’elle est moins lourde que celle-lĂ . »

RAY (14 ;6) constate une dispersion de 1,10 Ă  1,55 m : « Peut-ĂȘtre la façon de lancer diffĂšre (il essaie de lancer avec une force constante). Je vois que c’est la force du ressort qui varie. ThĂ©oriquement ça devrait aller au mĂȘme endroit. Il faudra rĂ©duire le frottement. —   Vous pouvez prouver le frottement ? — ThĂ©oriquement la petite devrait aller plus loin : la rĂ©sistance de l’air fonctionne avec le volume (il confond maintenant ce facteur avec le frottement). Si on prend deux boules de mĂȘme poids avec volume diffĂ©rent, on peut prouver que frottement joue un rĂŽle. » Il fait

l’expĂ©rience et vĂ©rifie la chose malgrĂ© la dispersion, le nombre des cas favorables lui paraissant suffisant.

LEV (15 ;5) veut prouver le rĂŽle du volume : « Ces deux billes ont le mĂȘme poids et pas le mĂȘme volume. (ExpĂ©rience). Elles vont (Ă  peu prĂšs) Ă  la mĂȘme distance et le volume ne joue pas le rĂŽle principal. — Un petit rĂŽle ou pas du tout ? — Il joue un petit rĂŽle parce que la petite en bois va plus loin que la grande. » Il tient donc compte des cas favorables et dĂ©favorables (sans les calculer) malgrĂ© le faible Ă©cart. Quant Ă  la dispersion elle est due au lancer : « Il y a des fois que je lance plus fort que d’autres. — Quelle zone ? — Ici et lĂ  (9 Ă  20 cm). C’est Ă  peu prĂšs le trajet que je fais quand je lance normalement. Les exceptions vont sur les bords. Ça frotte un petit peu, on voit des traĂźnĂ©es : c’est la preuve que ça freine. »

NIC (15 ans) veut montrer que la lĂ©gĂšre va plus loin que deux billes plus lourdes de mĂȘme poids, mais il constate des fluctuations : « Mon hypothĂšse serait juste mais seulement avec les petits Ă©lans. — Alors l’hypothĂšse est fausse ? — Si mon hypothĂšse est fausse, alors je ne sais pas comment raisonner. Je n’ai pas pensĂ© que les Ă©lans n’ont pas la mĂȘme force. » Il maintient donc le facteur lĂ©gĂšretĂ© malgrĂ© l’interfĂ©rence des champs de distribution.

La nouveautĂ© de ces rĂ©ponses par rapport Ă  celles du stade II est bien claire. Les sujets du stade II, se bornant Ă  dĂ©crire l’expĂ©rience brute par opĂ©rations concrĂštes, sans dissocier mĂ©thodiquement les facteurs, dĂ©couvrent les fluctuations comme tout ce qui est donnĂ© dans l’expĂ©rience brute, et ils en construisent mĂȘme les lois de dispersion (courbe en cloche avec frĂ©quence maximum au milieu) ; mais ils ne font pas plus, parce qu’ils ne cherchent qu’à atteindre ce qui est, sans dissocier les facteurs du rĂ©el selon les combinaisons possibles. Les sujets du stade III, qui veulent au contraire atteindre les lois avec une dissociation prĂ©cise des facteurs selon toutes les combinaisons possibles, se heurtent Ă  la dispersion des rĂ©sultats comme Ă  un obstacle qu’il s’agit Ă©galement d’analyser avec mĂ©thode. En quoi consiste alors celle-ci ?

A nous en tenir Ă  ces rĂ©actions spontanĂ©es et sans chercher encore (comme nous le ferons tout Ă  l’heure) Ă  faire prĂ©ciser aux sujets ce qu’ils considĂšrent comme des cas favorables ou des cas dĂ©favorables Ă  une hypothĂšse, nous constatons que la mĂ©thode employĂ©e par les sujets nous rapproche du problĂšme des corrĂ©lations.

Nous voyons en premier lieu que la simple statistique des cas (la détermination de la zone de dispersion avec son « milieu » à fréquence supérieure) ne suffit pas à résoudre les problÚmes posés.

Ainsi Boi propose de faire la moyenne des points d’arrĂȘt de l’eau pour juger du niveau normal pour un poids donnĂ©, mais reconnaĂźt que cette moyenne sera distincte du « meilleur point obtenu » correspondant au cas oĂč le cylindre glisse le mieux. Nic, surtout, qui veut prouver qu’une bille lourde va moins loin qu’une lĂ©gĂšre, se trouve en prĂ©sence d’une interfĂ©rence des champs de dispersion et constate que son hypothĂšse n’est dĂ©montrĂ©e que pour les « petits Ă©lans », c’est-Ă -dire pour les trajets les plus courts obtenus avec les lourdes et les lĂ©gĂšres.

Il en rĂ©sulte, en second lieu, la formation d’une nouvelle attitude intellectuelle, spĂ©ciale Ă  ce stade III : la distinction des cas favorables et des cas dĂ©favorables Ă  l’hypothĂšse qu’il s’agit de vĂ©rifier et la nĂ©cessitĂ© de dĂ©cider si les premiers l’emportent sur les seconds ou l’inverse. Nous voyons ainsi Ray et Nic maintenir leur hypothĂšse malgrĂ© les dispersions qu’ils constatent (et pour le second malgrĂ© les exceptions dues aux « grands Ă©lans »), tandis que Lev ramĂšne le rĂŽle du volume, qu’il voulait dĂ©montrer, aux proportions d’un petit rĂŽle (par opposition au « rĂŽle principal ») Ă  cause du nombre des cas dĂ©favorables.

Il importe donc d’essayer de reconstituer les raisonnements de l’adolescent eu Ă©gard Ă  cette question des cas favorables et dĂ©favorables ; et, de mĂȘme que nous avons vu sans cesse le schĂšme opĂ©ratoire qualitatif des proportions (fondĂ© sur les liaisons interpropositionnelles) prĂ©cĂ©der le calcul mĂ©trique de ces mĂȘmes proportions, de mĂȘme nous allons constater combien l’estimation simplement qualitative des champs de dispersion en prĂ©sence rapproche le sujet du schĂšme opĂ©ratoire des corrĂ©lations.

Supposons par exemple que le sujet veuille dĂ©montrer que les billes les plus petites sont celles qui vont le plus loin. Appelons p la proposition Ă©nonçant le fait que la bille considĂ©rĂ©e est plus petite que la bille tĂ©moin et p̅ l’énoncĂ© du fait qu’elle est plus grande ; appelons q l’énoncĂ© du fait que la petite bille va plus loin que l’autre et q̅ l’énoncĂ© du fait qu’elle va moins loin. La constatation des fluctuations conduit alors le sujet Ă  admettre la vĂ©ritĂ© des 4 combinaisons possibles, soit (oĂč * est le signe de l’« affirmation complĂšte ») :

(1) (p . q) ⋁ (p . q̅) ⋁ (p̅ . q) ⋁ (p̅ . q̅) = (p * q)

Or, on reconnaĂźt d’emblĂ©e dans ces 4 possibilitĂ©s les 4 casiers des tables d’« associations », telles qu’elles sont utilisĂ©es dans le calcul de ces formes simplifiĂ©es de corrĂ©lations qu’on appelle les « coefficients d’association » (formules de Yule ou de Bravais-

Pearson). Dans le cas particulier, les sujets ne dĂ©nombrent pas les cas correspondant aux 4 possibilitĂ©s ni ne font le calcul des rapports existant entre les nombres ainsi trouvĂ©s. Mais Ă  dĂ©faut de cette quantification numĂ©rique, ils se livrent une quantification intensive (en > ou <) et s’en contentent. Or, cette

 

petite (p)

grande (p̅)

loin (q)

a = p . q

c = p̅ . q

prĂšs (q̅)

b = p . q̅

d = p̅ . q̅

 

quantification revient, semble-t-il, Ă  Ă©valuer les cas a et d de la table (soit p . q ⋁ p̅ . q̅ ainsi que les cas b et c (soit p . q̅ ⋁ p̅ . q), et Ă  comparer les deux ensembles. En effet, les cas a + d sont les cas favorables (Ă  l’hypothĂšse qu’il s’agit de vĂ©rifier) et les cas b + c sont les cas dĂ©favorables : or, c’est cette comparaison que paraissent faire les sujets prĂ©cĂ©dents. On peut donc l’écrire comme suit (le symbole E reprĂ©sentant l’ensemble qui vĂ©rifie les propositions en jeu) :

(2) E [(p . q) ⋁ (p̅ . q̅) ≷ E [(p . q̅) v (p̅ . q)) soit (a + d) ≷ (b + c)

Il suffirait donc que, au lieu de se contenter de cette comparaison en > ou <, les sujets dĂ©terminent numĂ©riquement la diffĂ©rence (a + d) — (b + c) et son rapport eu Ă©gard au tout (a + d) + (b + c), pour que l’on soit en prĂ©sence d’une notion explicite de corrĂ©lation. Celle-ci se constitue-t-elle rĂ©ellement au cours du stade III ? Telle est la question que nous allons maintenant chercher rĂ©soudre par une mĂ©thode plus directe.

II. Les corrélations

Le schĂšme implicite de corrĂ©lation dont nous venons de supposer l’existence chez les adolescents du stade III mĂ©rite une analyse plus dĂ©taillĂ©e. Nous avons donc imaginĂ© un dispositif tel que le sujet puisse facilement dĂ©nombrer les cas favorables et les cas dĂ©favorables, pour voir quelles sont les relations qu’il Ă©tablira entre eux et si ces relations tendent Ă  se rapprocher de l’une quelconque des formules d’« associations » utilisĂ©es dans le calcul des corrĂ©lations. Le problĂšme posĂ© est simplement celui de la corrĂ©lation entre la couleur des yeux et celle des cheveux. Nous disposons d’une

quarantaine de cartes sur lesquelles sont dessinés des visages avec yeux et cheveux colorés, selon les 4 associations suivantes :

a = yeux bleus et cheveux blonds (= p . q)

b = yeux bleus et cheveux bruns (= p. q̅)

c = yeux bruns et cheveux blonds (= p̅ .q)

d = yeux bruns et cheveux bruns (= p̅ . q̅)

On donne alors au sujet un certain nombre de figures en lui demandant s’il estime y avoir ou non une relation entre la couleur des yeux et celle des cheveux, non pas en gĂ©nĂ©ral mais d’aprĂšs ces seules donnĂ©es. On peut procĂ©der au dĂ©part de deux maniĂšres distinctes : laisser le sujet faire sa classification (construire les 4 casiers d’une table Ă  double entrĂ©e) ou lui prĂ©senter dĂ©jĂ  classĂ©es les cartes selon les 4 possibilitĂ©s, ce qui permet en ce cas d’insister davantage sur les combinaisons numĂ©riques possibles. On prĂ©sentera, par exemple, des combinaisons abcd de 4, 0, 0, 4 individus ; ou de 4, 4, 4, 4 ; ou de 6, 6, 2, 2 ; ou encore de 13, 8, 3, 8 ; etc. en demandant chaque fois d’apprĂ©cier les rapports en jeu. On peut, en outre, fournir au sujet deux collections distinctes, par exemple 6, 4, 2, 4 et 4, 4, 4, 4 en demandant dans laquelle des deux la corrĂ©lation est la plus nette. On peut enfin prier le sujet d’enlever des cartes de maniĂšre Ă  renforcer la corrĂ©lation et examiner sur lesquelles des 4 associations porte son Ă©limination.

Cela dit, une sĂ©rie de rĂ©actions intĂ©ressantes sont Ă  examiner du point de vue de la logique des propositions — le seul qui nous concerne ici par opposition Ă  ceux du calcul ou de l’induction proprement dite. Si l’on traduit par p l’énoncĂ© qui constate la prĂ©sence des yeux bleus et par q la prĂ©sence des cheveux blonds, les cas favorables Ă  la corrĂ©lation correspondront, en effet, Ă  l’équivalence (p . q) √ (p̅ . q̅) et les cas dĂ©favorables Ă  l’exclusion rĂ©ciproque (p . q̅) √ (p̅ . q). Prouver une corrĂ©lation supposera donc au prĂ©alable la constitution de deux classes d’individus satisfaisant respectivement Ă  ces deux sortes de liaisons (p = q) et (p vv q), puis une mise en relation dĂ©terminĂ©e entre ces deux classes.

Mais la constitution mĂȘme de ces classes ou de ces liaisons soulĂšvera dĂ©jĂ , comme nous allons le voir, un certain nombre de difficultĂ©s : encore au niveau III A le sujet commencera souvent par envisager Ă  part l’association a (soit p . q), sans comprendre que les cas d (correspondant Ă  p̅ . q̅) sont Ă©galement probants. Et, lorsqu’il cherchera Ă  mettre les cas a (soit p . q) en relation avec une autre association, il pensera parfois d’abord

au cas b (soit p . q̅) plutĂŽt qu’au cas d, procĂ©dant ainsi verticalement (yeux) ou horizontalement (cheveux) dans la table Ă  double entrĂ©e, avant de comprendre qu’il faut comparer en diagonale.

Le problĂšme est ensuite, une fois dĂ©passĂ©es ces difficultĂ©s initiales, de comprendre que la corrĂ©lation ne consiste pas en une probabilitĂ© simple, c’est-Ă -dire en un rapport Ă©lĂ©mentaire entre les cas favorables (a + d ) et l’ensemble des cas possibles (a + b + c + d ). C’est sans doute lĂ  qu’est le vrai problĂšme de la corrĂ©lation, et c’est ce qui explique pourquoi la corrĂ©lation n’est acquise qu’au niveau III B, bien que la probabilitĂ© simple le soit dĂ©jĂ  au niveau III A sous sa forme multiplicative (rapport)1. En effet, sous sa forme la plus Ă©lĂ©mentaire, qui est additive, le coefficient d’association R rĂ©pond Ă  la formule suivante :

   (a + d) — (b + c)

R = — 

   (a + d) + (b + c)

Si nous dĂ©signons par E les ensembles d’objets vĂ©rifiant telle ou telle liaison interpropositionnelle, cette expression peut alors s’écrire comme suit :

(3) { E [(p . q) ⋁ (p̅ . q̅)] — E [(p . q̅) ⋁ (p̅. q)] }/{ E [(p . q) ⋁ (p̅. q̅)] + E [(p . q̅) √ (p̅. q)] }

La dĂ©couverte de la corrĂ©lation consiste donc en ceci que, aprĂšs avoir trouvĂ© les probabilitĂ©s (a + d)/(a + b + c + d) et (b + c)/(a + b + c + d ), le sujet doit encore comprendre que la corrĂ©lation est fonction de la diffĂ©rence (a + d ) — (b + c), rapportĂ©e au tout. Il ne faut naturellement pas s’attendre Ă  ce que nos sujets rĂ©inventent ces formules ou fassent un calcul complet qui leur corresponde. Mais, du point de vue qui nous intĂ©resse ici, qui est celui des raisonnements qualitatifs effectuĂ©s Ă  propos des combinaisons numĂ©riques prĂ©sentĂ©es, la diffĂ©rence (a + d ) — (b + c) interviendra lorsque le sujet, aprĂšs avoir construit les deux classes (a + d ) et (b + c), correspondant aux deux liaisons (p . q √ p̅ . q̅) = (p = q) et (p . q̅ ⋁ p̅ . q) = (p ⋁⋁ q), comprendra que, si elles sont de probabilitĂ©s Ă©gales, la corrĂ©lation est nulle ; et que rĂ©ciproquement, la corrĂ©lation est forte dans la mesure oĂč l’inĂ©galitĂ© (a + d ) > (b + c) est grande. Or, ainsi interprĂ©tĂ©e indĂ©pendamment de toute formule explicite, nous allons constater que la notion de corrĂ©lation est

1. Voir La genĂšse de l’idĂ©e de hasard chez l’enfant, chap. V, § 3 et chap. VI, § 6.

bien dĂ©couverte, au cours du sous-stade III B, grĂące au recours Ă  la logique des propositions. Il est inutile de revenir ici sur les rĂ©actions non-probabilistes du stade I et sur les premiers schĂšmes probabilistes du stade II : nous commencerons donc d’emblĂ©e par l’analyse du niveau III A, car c’est seulement Ă  partir de ce niveau que le sujet est capable de raisonner sur les seuls ensembles de cartes qu’on lui fournit sans faire appel au rĂ©el (raisonnement hypothĂ©tico-dĂ©ductif).

§ 4. Le niveau III A : l’interprĂ©tation probabiliste
des fréquences considérées isolément mais sans mise en relation entre les cas (a + d) et les cas (b + c)

ConformĂ©ment Ă  ses rĂ©actions probabilistes habituelles, le sujet du niveau III A devient capable d’estimer des probabilitĂ©s simples en tant que rapports des cas favorables positifs et des cas possibles relatifs au caractĂšre considĂ©ré : il saura par consĂ©quent juger des chances qu’un individu possĂšde d’avoir des yeux bleus quand il a des cheveux blonds, en comparant le nombre des cas a au nombre des cas b ou des cas a + b. Mais il ne parvient pas encore, pour autant, Ă  rĂ©unir l’ensemble des cas favorables positifs et nĂ©gatifs (a + d ) pour les mettre en relation avec les cas dĂ©favorables (b + c) ainsi qu’avec l’ensemble de tous les cas possibles. Voici des exemples :

LYN (12 ; 4) : « Voyez-vous sur ces cartes (6, 0, 0, 6)1 un rapport entre la couleur des cheveux et celle des yeux ? — Oui. Ceux-ci (d) ont la mĂȘme couleur des yeux et des cheveux. — Mais pour tout ce groupe en gĂ©nĂ©ral (on montre l’ensemble des cartes), y a-t-il un rapport entre les couleurs des cheveux et des yeux ? — Non. — Ici (d ) ? — Ici c’est seulement brun. — Et ici (a) ? — C’est bleu. Ils sont tous bleus. » « Et ici (6, 2, 4, 4) y a-t-il un rapport ? — Non. Oui les quatre (sous-ensembles) sĂ©parĂ©ment, mais pas quand ils sont ensemble. — Pourquoi ? — Parce que quelques-uns sont jaunes (blonds) et bleus, et quelques-uns jaunes et bruns. — Et comme ça (4, 4, 4, 4) ? — On a plus de chances ici : ils sont tous de 4. LĂ , si on dit faux, il y en a 2 (b) tandis que ici c’est 4 et 4 (montre a et b). — Combien de chances avez-vous de trouver des cheveux blonds si vous voyez seulement des yeux bleus ? — 4 et 4 : il y a les mĂȘmes chances (a et b). »

On lui donne toutes les cartes Ă  classer, ce qu’elle fait immĂ©diatement selon les 4 associations. Puis on lui demande de construire deux groupes

1. Les nombres de figures correspondant aux quatre combinaisons possibles sont indiquĂ©s dans l’ordre a, b, c, d.

tels qu’on ait plus de chances dans l’un que dans l’autre de trouver un rapport entre les couleurs des cheveux et des yeux : elle donne (3, 3, 4, 4) et (3, 6, 6, 4) : « On a plus de chances ici (3, 3, 4, 4) parce qu’on a 3 et 3, et 4 et 4 tandis que lĂ  6 et 4 et 6 et 3. » Autrement dit, tout en ayant constituĂ© des ensembles corrects, Lyn les a construits et justifie son opinion en raisonnant par relations a/b et c/d et non pas par relations diagonales (a + d) /(b + c).

MOR (13 ; 6) en prĂ©sence de l’ensemble (10, 2, 3, 9) rĂ©pond qu’« on risque de se tromper » : il montre les cas dĂ©favorables b et c, mais ne calcule pas les rapports. « Et ici (12, 0, 0, 12) ? — C’est les mĂȘmes couleurs, on ne risque pas de se tromper. — Et comme ça (8, 4, 6, 5) ? — On peut se tromper. — Que faire pour ĂȘtre sĂ»r ? — (Il enlĂšve les cas b et c). — Et si on a ces deux groupes (8, 4, 4, 8) et (11, 1, 7, 5), oĂč est-on le plus sĂ»r ? — Ici (11, 1, 7, 5) on a moins de chances de se tromper parce qu’il y a moins d’exceptions (il montre le rapport de a Ă  b soit 11 Ă  1, mais sans s’occuper des 7 cas c). »

BON (14 ; 3) en prĂ©sence de l’ensemble (5, 1, 2, 4), prĂ©tend qu’« il n’y a aucun rapport » entre les couleurs des yeux et des cheveux. « Pourquoi ? — Justement parce qu’il y a des cartes diffĂ©rentes (il montre b et c). — Et lĂ  (3, 0, 0, 3) ? — Oui, parce que les yeux bruns sont avec les cheveux bruns et les cheveux blonds avec les yeux bleus
 Il y a un rapport maximum. — Et dans ces deux ensembles (4, 2, 2, 4) et (3, 3, 1, 5) ? — Le rapport est tout Ă  fait nul parce qu’on a un nombre diffĂ©rent de gens dans chaque partie. — Mais c’est la mĂȘme chose dans les deux groupes ? — Non, ici (4, 2, 2, 4) on a 4 et 4 et 2 et 2 (dĂ©but de la relation en diagonale), mais lĂ  (3, 3, 1, 5) on a 3 et 3 (= a et b) c’est le mĂȘme nombre de chaque cĂŽtĂ© (d’oĂč il conclut qu’on ne peut rien prĂ©voir). »

Ces cas suffisent Ă  mettre en Ă©vidence les deux difficultĂ©s principales qui arrĂȘtent les sujets du niveau III A. La premiĂšres qui est bien visible chez Lyn, est que, en prĂ©sence des 4 combinaisons a (= p . q), b ( = p . q̅), c (= p̅ . q) et d (= p̅ . q̅), le sujet comprend bien qu’il y a un rapport entre les cheveux brun et les yeux bruns (d ) ou entre les cheveux blonds et les yeux bleus (a) mais il ne comprend pas que c’est le mĂȘme rapport ou le rapport rĂ©ciproque (p . q et p̅ . q̅) : il oppose les cas a aux cas b et les cas d aux cas c, sans voir que les cas a et d s’appuient les uns sur les autres et forment un seul tout qui est celui des cas favorables Ă  la relation d’ensemble entre les couleurs des yeux et des cheveux.

D’oĂč une seconde difficultĂ©, qui procĂšde de la mĂȘme source mais qui dure davantage (cas de Mor et de Bon, qui ne prĂ©sentent plus la premiĂšre mais sont arrĂȘtĂ©s par la seconde) : une fois admis que les cas a et d sont favorables Ă  la relation cherchĂ©e et que les cas b et c sont dĂ©favorables, ils ne calculent pas le rapport des cas favorables aux cas dĂ©favorables, ou aux cas possibles

en comparant la somme (a + d ) Ă  la somme (b + c) mais ils comparent seulement a Ă  b et d Ă  c, quand ils ne se bornent pas Ă  l’un de ces couples (ab ou cd en nĂ©gligeant le second) : par exemple pour les deux rapports Ă©gaux (8 + 8 contre 4 + 4 et 11 + 5 contre 1 + 7), Mor trouve plus favorable le second parce qu’il compare sans plus 1 contre 11 Ă  4 contre 8. De mĂȘme Lyn se borne aux relations entre a et b et entre d et c.

Un aspect intĂ©ressant de ce raisonnement par relations ab ou cd et non par diagonales ad et bc est la rĂ©action des sujets Ă  l’égalitĂ© des cas favorables et dĂ©favorables ad = bc. Loin de comprendre qu’en un tel cas la corrĂ©lation est exactement nulle les sujets de ce niveau sont portĂ©s Ă  y voir un cas privilĂ©giĂ© parce qu’en raisonnant sur a et b seuls (ou d et c seuls) il y a Ă©galitĂ© des chances positives et nĂ©gatives. Ainsi Lyn prĂ©fĂšre l’ensemble (4, 4, 4, 4) Ă  l’ensemble (6, 2, 4, 4) parce qu’il y a « 4 et 4 : il y a les mĂȘmes chances » ; elle en conclut aussi, et cette fois avec raison que (3, 3, 4, 4) est plus favorable que (3, 6, 6, 4, mais pour le mĂȘme motif erronĂ© qu’il y a Ă©galitĂ© a = b et c = d ) « parce qu’on a 3 et 3 et 4 et 4 ». Seul Bon, parmi les sujets citĂ©s, comprend que dans le cas (3, 3, 1, 5) on ne peut rien tirer de a = 3 et b = 3 ( « parce que c’est le mĂȘme nombre de chaque cĂŽté »), mais c’est encore en vertu d’un raisonnement portant sur a et b seuls.

Vers la fin du sous-stade III A on trouve par contre une Ă©tape intermĂ©diaire entre III A et III B, oĂč le sujet, tout en commençant par les mĂȘmes genres de raisonnements, en vient peu Ă  peu aux relations en diagonales et Ă  la considĂ©ration des probabilitĂ©s combinĂ©es (a + d ) et (b + c). En voici des exemples :

BAB (14 ; 3) en prĂ©sence de l’ensemble (5, 2, 1, 4) dit : « Il y a plusieurs cheveux blonds Ă  yeux bleus, mais il y en a encore d’autres (montre dans l’ordre les cas b, d et c). — Y a-t-il un rapport ? — Il y a quand mĂȘme un rapport : ceux qui ont des yeux bleus ont la plupart des cheveux blonds et ceux qui ont des yeux bruns ont la plupart des cheveux bruns. — Combien de chances y a-t-il de tomber juste ? — Dans ce groupe-lĂ  (a) 5 chances et ici (d et c) 4 chances de tomber juste et 1 de tomber faux. — Et dans l’ensemble ? — 3 chances sur 12 de tomber faux [donc (b + c) /(a + b +c + d)]
 3 chances sur 12. »

« Et ici (6, 0, 0, 6) ? — On a un nombre Ă©gal de chances
 Non, toutes les chances de tomber juste. — Et lĂ  (5, 1, 3, 3) ? — Une chance sur 12 de tomber faux, non, il y a encore ceux-lĂ  (c) : non, 4 chances sur 12. — Dans lequel de ces deux groupes (5, 2, 1, 4) et (5, 1, 3, 3) a-t-on le plus de chances de tomber juste ? — C’est la mĂȘme chose : 5 et 5 (compte les a) ; c’est pareil. — Et combien de chances de tomber faux ? — 3 chances sur 12 et 4 chances sur 12. »

Et dans ces deux groupes (4, 2, 2, 4) et (3, 3, 1, 5) ? — (Il classe les cartes, puis compare les cas a entre eux et les cas d entre eux, puis compte le tout) : 4 sur 12 de tomber faux ici et là ! » On lui demande enfin de construire un ensemble tel qu’on ne puisse rien prĂ©voir : il construit (1, 1, 1, 1), puis (2, 2, 2, 2), etc. comprenant ainsi qu’il y a en de tels cas corrĂ©lation nulle.

VEC (14 ; 6) classe correctement l’ensemble (5, 1, 2, 4) : « Y a-t-il un rapport ? — Pas spĂ©cialement : il y a ceux-lĂ  (il met de cĂŽtĂ© des a et les d). — Pour qu’il y ait un rapport que faut-il Ă©liminer ? (Il montre b et c). Il ne peut y avoir une loi que dans certaines proportions. — Lesquelles ? — Il y a une moitiĂ©, non 2/6 et 4/6 (calcule c sur c + d, et d sur c+ d) et dans les yeux bleus 5/6 et 1/6 (il calcule a sur a+b, et b sur a+b). — Mais si tu considĂšres tout le groupe ? — A peu prĂšs les 9/10, non les 9/12 qui sont Ă  peu prĂšs dans la loi et les 3/12 qui sont en dehors de la loi. »

« Et comme ça (6, 0, 0, 6) ? — La loi est exacte : il n’y a point d’exceptions. — Et ici (4, 2, 3, 3) ? — LĂ  la proportion est assez faible, c’est Ă  peu prĂšs moitiĂ©-moitiĂ©. — Exactement ? — 7/12 dans la rĂšgle et 5/12 exceptions. — Peut-on parler de loi ? — Moins. Pour les cheveux bruns on ne peut pas parler de loi : c’est moitiĂ©-moitiĂ©. Pour les cheveux blonds, ça va mieux. — Et ensemble ? — On peut en parler mais ce n’est pas trĂšs rĂ©gulier. »

On demande un groupe Ă  relation nulle : il construit aussitĂŽt (3, 3, 3, 3) : « Ça s’annule. On ne peut pas parler de loi : 3/6 qui sont dans la rĂšgle et 3/6 qui en sortent pour les cheveux bruns et pour les cheveux blonds. »

On fait enfin comparer les ensembles (4, 2, 2, 4) et (3, 3, 1, 5) : il compare d’abord a Ă  (a + b) et d Ă  (c + d). « Mais dans l’ensemble ? — Il y en a 4/12 qui sont hors la loi et 8/12 qui sont dans la loi. Ça revient au mĂȘme. Ça serait la mĂȘme chose dans l’ensemble. »

On voit le grand progrĂšs accompli depuis les dĂ©buts du niveau III A. Si Bab commence par raisonner sur les yeux bleus (a) indĂ©pendamment des bruns (cas d) il en vient rapidement Ă  comprendre (ce que Vec saisit dĂ©jĂ  immĂ©diatement) que les cas a et d forment un seul tout favorable Ă  une mĂȘme loi, par opposition aux cas b et c. D’autre part, il subsiste une tendance plus ou moins forte Ă  raisonner sur les cas a et b isolĂ©ment ou d et c isolĂ©ment (voir le calcul de Vec pour l’ensemble initial 5, 1, 2, 4), mais, dĂšs que l’on fait appel Ă  la totalitĂ© des cas possibles, ces sujets de niveau intermĂ©diaire en arrivent Ă  comparer les cas (a + d ) rĂ©unis aux cas (b + c) ou (a + b + c + d ), ce qui marque le dĂ©but de l’idĂ©e de corrĂ©lation proprement dites. Le propre des sujets du niveau III B sera d’en arriver d’emblĂ©e et spontanĂ©ment Ă  ce calcul d’ensemble.

 

§ 5. Le sous-stade III B : la mise en relation spontanĂ©e des cas favorables (a + d) avec les cas dĂ©favorables (b + c) et avec l’ensemble des cas possibles

Nous avons trouvĂ© dĂšs l’ñge de 10 ; 4 des sujets exceptionnels rĂ©agissant selon le schĂ©ma final du niveau III B, mais c’est habituellement vers 14-15 ans que ces cas prĂ©sentent une frĂ©quence suffisante pour caractĂ©riser un stade. En voici deux exemples :

DAN (14 ; 0) classe l’ensemble (5, 1, 2, 4) : « Si vous regardez les cheveux, pouvez-vous trouver la couleur des yeux ? — C’est sĂ»r
 Il y a des exceptions, mais elles sont rares : 3 exceptions sur 9 naturels. Dans un tel cas on dit qu’il n’y a pas de loi absolue, mais une loi certaine. — Et ici (3, 0, 0, 3). — Ici c’est une loi absolue. — Et lĂ  (4, 2, 3, 3) ? — Les exceptions sont rares par rapport au nombre (des cas favorables). — C’est pareil au premier groupe ? — Non, les exceptions sont moins rares : avant c’était 3 sur 9, ici c’est 5 sur 7. » On lui demande un cas de relation nulle : il donne (1, 1, 1, 1). Puis on lui fait comparer (4, 2, 2, 4) Ă  (3, 3, 1, 5) : « Il y a plus de chances de tomber juste ici (second groupe). Non, c’est exactement la mĂȘme chose. » On lui fait enfin constituer un groupe oĂč il y ait plus d’irrĂ©gularitĂ©s que dans l’autre : il construit alors une corrĂ©lation inverse (1, 2, 2, 1) et (1, 1, 1, 3) : « LĂ  c’est 2 (favorables) et 4 (dĂ©favorables), ici c’est 4 (favorables) et 2 (dĂ©favorables). »

COG (15 ; 2). Ensemble (5, 1, 2, 4) : « Les personnes qui ont des cheveux bruns ont la plupart des yeux bruns et celles qui ont des cheveux blonds ont la plupart des yeux bleus. — Quel est le rapport ? — Pas maximum mais pas faible
 9 personnes sur 12 ont des cheveux qui tirent sur la mĂȘme teinte (que les yeux). — Et (6, 0, 0, 6) ? — C’est le maximum. — Et un groupe oĂč il n’y ait pas de rapport ? — Alors il faut mĂ©langer (il fait 1, 1, 1, 1). — Et comparez ces deux groupes (4, 2, 2, 4) et (3, 3, 1, 5). — Les rapports sont Ă©gaux : il y a le mĂȘme nombre de cartes ( !). — Vous avez compté ? — Oui, dans les deux groupes il y a 8/12 (favorables) et 4/12 (dĂ©favorables). — Quelle est la bonne maniĂšre pour voir s’il y a rapport ? — Il faut comparer (a) et (d) avec (b) et (c) (il dĂ©crit les 4 combinaisons en les groupant ainsi par diagonales). »

On discerne aisĂ©ment dans ces rĂ©actions du niveau III B, la notion qualitative des corrĂ©lations que nous annoncions au dĂ©but de cette section II. En premier lieu le sujet reconnaĂźt d’emblĂ©e, aprĂšs avoir classĂ© lui-mĂȘme les 4 possibilitĂ©s selon le schĂ©ma (p . q) √ (p . q̅) √ (p̅ . q) √ (p̅ . q̅), (prop. 1) que les cas a (= p . q) et d (= p̅ . q̅) sont liĂ©s entre eux (couleur des cheveux correspondant Ă  celle des yeux), mais par un lien de rĂ©ciprocitĂ© et non pas d’identitĂ© (la rĂ©ciprocitĂ© Ă©tant ici comme toujours,

le mĂȘme rapport mais en nĂ©gatif : blond × bleu et pas blond × pas bleu) :

(4) p̅ . q̅ = R (p . q)

D’oĂč l’équivalence (qui ne signifie pas non plus l’identitĂ© mais la correspondance rĂ©ciproque nĂ©cessaire) :

(5) (p = q) = (p . q) √ (p̅ . q̅)

Ces deux prop. (4) et (5) dĂ©finissent ainsi, aux yeux du sujet, les caractĂšres propres aux cas favorables Ă  la loi. En effet, la prop. (5) Ă©nonce la loi (correspondance entre p qui affirme la prĂ©sence des yeux bleus et q celle des cheveux blonds ou entre p̅ qui affirme la prĂ©sence des yeux bruns et q̅ celle des cheveux bruns), tandis que la prop. (4) Ă©nonce la relation unissant les deux couples de caractĂšres qui interviennent dans la loi.

De mĂȘme le sujet comprend la rĂ©ciprocitĂ© entre les cas b (= p . q̅) et c (= p̅ . q) :

(6) p̅ . q = R (p . q̅)

D’oĂč l’équivalence nĂ©gative1 propre aux cas b et c :

(7) (p = q̅) = (p . q̅) √ (p̅ . q) oĂč (p = q̅) = (p √√ q) (exclusion rĂ©ciproque de p et de q).

Mais ce que comprend aussi immĂ©diatement le sujet, c’est que les cas b et c constituent l’inverse des cas a et d, c’est-Ă -dire l’ensemble des cas dĂ©favorables :

(8) (p = q̅) = (p √√ q) = [(p . q̅) √ (p̅ . q)] donc (p √√ q) = N (p = q).

En d’autres termes, sitĂŽt comprise la rĂ©ciprocitĂ© entre les cas favorables a et d (soit p . q √ p̅ . q̅), le sujet comprend celle des cas dĂ©favorables b et c et le rapport d’inversion (prop. 8) existant entre les deux classes ainsi caractĂ©risĂ©es. Le sujet du niveau III B raisonne ainsi dĂšs le dĂ©part selon les diagonales et cherche les rapports numĂ©riques entre les ensembles a + d, vĂ©rifiant la prop. (4), les ensembles (b + c), vĂ©rifiant la prop. (6), et l’ensemble des cas possibles. Or, Ă  cet Ă©gard, la nouveautĂ© de ces cas francs du niveau III B par rapport aux cas intermĂ©diaires (Bab et Vec au § 4) est que, au lieu de chercher les rapports (a + d)/(a + b + c + d ) et (b + c)/(a + b + c + d ) le sujet met directement

1. On sait que l’équivalence nĂ©gative ou exclusion rĂ©ciproque (p √√ q) peut aussi s Ă©crire p = q̅.

en relation les cas (a + d) avec les cas (b + c) pour juger du degrĂ© de corrĂ©lation. Ainsi Dan compare 3 (b + c) Ă  9 (a + d ) et 5 (b + c) Ă  7 (a + d ) pour juger que la premiĂšre corrĂ©lation est meilleure et Cog dit explicitement : « Il faut comparer (a + d ) avec (b + c). » Il en rĂ©sulte la dĂ©couverte des trois cas suivants (si E est l’ensemble vĂ©rifiant les propositions considĂ©rĂ©es) :

(9) E [(p . q) √ (p̅ . q̅)] = E [(p . q̅ √ p̅ . q)] = corrĂ©lation nulle

C’est ce que Dan et Cog comprennent en construisant les ensembles (1, 1, 1, 1), etc., jugĂ©s correspondant Ă  un rapport nul.

(10) E [(p . q) √ (p̅ . q̅)] > E [(p . q̅ √ p̅ . q)] = corrĂ©lation positive d’autant plus forte que l’inĂ©galitĂ© est plus grande

C’est ce qu’expriment les sujets en comparant deux distributions pour juger de leurs corrĂ©lations respectives inĂ©gales ou Ă©gales.

(11) E [(p . q) √ (p̅ . q̅)] < E [(p . q̅ √ p̅ . q)] = corrĂ©lation nĂ©gative

C’est ce qu’entrevoit Dan à la fin de son interrogation.

Comme ces diffĂ©rences entre les deux ensembles E [(p . q) √ (p̅ . q̅)] et E [(p . q̅) √ (p̅ . q)] sont en outre toujours Ă©valuĂ©es relativement au nombre total des cas possibles, il n’est donc pas exagĂ©rĂ© de considĂ©rer ces sujets comme utilisant les diverses liaisons en jeu dans la prop. (3), c’est-Ă -dire comme possĂ©dant une notion implicite de la corrĂ©lation.