Logique et équilibre dans les comportements du sujet. Logique et équilibre (1957) a

Introduction.
Logique et équilibre dans les comportements du sujet 1

La présente étude poursuit deux fins. Il s’agit d’abord de montrer que les structures logiques se manifestant au sein des activités du sujet, ne résultent exclusivement ni de structures innées, ni des propriétés découvertes par expérience dans les objets, ni de structures sociales (ou linguistiques), ni d’une réunion à deux ou à trois de ces seuls facteurs, qui sont irréductibles quoique toujours interdépendants, mais qu’elles relèvent aussi, et, nous semble-t-il, de façon plus fondamentale, d’un quatrième facteur également irréductible : le facteur d’équilibration, plus général que les trois premiers et les conditionnant dans leurs interactions ainsi que chacun respectivement, mais comportant ses modes propres d’explication. Or, s’il existe une telle correspondance entre les structures logiques du sujet et certaines formes d’équilibre (le comportement pouvant présenter un grand nombre de formes d’équilibre dont certaines seules correspondent aux structures logiques), elle devrait se manifester dans le mode de développement propre à ces structures : notre second but est donc de rechercher comment on peut interpréter le développement des structures logiques en termes d’équilibration et en quoi le mécanisme de développement ainsi atteint serait susceptible d’être spécifique eu égard à ces structures.

I. Structures opératoires et équilibre

§ 1. Le langage de l’équilibre

Sans définir encore les termes d’opération, de structure et d’équilibre (voir plus loin § 2-4), disons simplement pour l’instant que les structures opératoires de nature logico-mathématiques reposent sur des coordinations d’actions telles que le résultat de ces coordinations comportent une signification ne dépendant que de celles des actions coordonnées entre elles et non pas des propriétés des objets sur lesquels portent ces actions. Par exemple, réunissant une collection d’objets A à une collection A’ en un ensemble total B, le sujet même à 7-8 ans peut parvenir à comprendre que A + A’ = B ; B − A’ = A ; B — A = A’ ; B — A − A’ = 0 ; A ≤ B et A’ ≤ B, indépendamment des propriétés des objets ainsi réunis. Bien entendu, pour que de telles actions soient possibles, il faut que les objets ne s’anéantissent pas au cours des manifestations, ce qui suppose donc une référence à leurs propriétés physiques de permanence (relative). Mais il se trouve, et c’est là un état de fait fondamental au point de vue psychologique, que la permanence ou conservation de la collection (B, A ou A’) n’est précisément admise par le sujet (vers 7 ou 8 ans) qu’à partir du moment où il y a structure opératoire, tandis qu’auparavant il n’y a ni conservation du tout ni compréhension des égalités et inégalités A = B − A’ ou même A < B 2. La conservation du tout apparaît ainsi comme l’invariant d’un système de transformations opératoires, avant ou en même temps qu’elle acquiert une signification physique. Notons d’ailleurs que quand le sujet ne raisonnera plus sur des objets matériels mais sur des représentations mentales ou sur des symboles, le raisonnement logique supposera également une conservation — mais psychologique et non plus physique — des objets mentaux représentés ou symbolisés.

C’est donc simultanément au sujet des structures opératoires et des notions de conservation constituant leurs invariants qu’il s’agit de poser, en termes d’abord généraux, le problème de l’équilibre.

Ces structures et leurs invariants ne sauraient en premier lieu dériver de mécanismes purement héréditaires, puisqu’elles donnent lieu à une longue construction et que l’achèvement de celle-ci, même si elle dépend de la maturation de certaines coordinations nerveuses, dépend aussi du milieu social et de l’expérience acquise comme en témoignent les variations des moyennes d’âges.

Ces structures ne sauraient résulter non plus exclusivement de l’expérience acquise en fonction des objets, puisqu’elles consistent essentiellement en coordinations des actions du sujet et non pas en propriétés des objets. Quant à leurs invariants, la plupart d’entre eux ne pourraient pas donner lieu, dans l’expérience de l’enfant, à une vérification expérimentale de la conservation. Par exemple, la conservation de la quantité de matière 3, qui apparaît avant celle du poids et celle du volume, ne correspond à aucun « observable » : la « substance » se conservant ainsi indépendamment de son poids et de son volume est une notion toute relative à la coordination des actions ; elle se réduit en fait à un simple postulat de déductibilité même si l’enfant la traduit en termes de quantité de matière mangeable ou buvable.

Les mêmes structures et leurs invariants ne peuvent pas non plus s’expliquer par les seuls facteurs sociaux et linguistiques. Sans insister ici sur leurs racines sensori-motrices, sur lesquelles nous reviendrons, il suffit pour s’en convaincre de constater que l’ensemble des structures opératoires élémentaires ou concrètes (conservation du tout lors de l’emboîtement des parties en un tout, sériation, transitivité des égalités, etc.) qui s’appliquent vers 7-8 ans à la quantité de matière, dans une expérience comme celle des déformations d’une boulette d’argile, ne sont achevées dans le domaine du poids que vers 9-10 ans et dans celui du volume que vers 11-12 ans : malgré l’identité des expressions verbales employées (« on n’a rien ôté ni rien ajouté », « on peut refaire la boulette comme avant », etc.) ces structurations obéissent donc à un ordre de succession qui serait inexplicable par les seuls facteurs d’éducation et de langage 4.

C’est cette triple résistance aux facteurs classiques, invoqués dans les explications habituelles du développement, qui nous contraint de chercher une autre voie d’interprétation, plus intrinsèque aux structures, et qui nous a engagé dans la direction des facteurs d’équilibre. Notre hypothèse consistera donc à supposer que, si les structures logiques élémentaires avec leurs invariants présentent certes toujours simultanément certains aspects innés, d’autres relevant de l’expérience acquise et les troisièmes du milieu social, cependant les caractères propres de ces structures résultent d’un processus d’équilibration portant, il est vrai, toujours sur tous ces aspects réunis, mais excipant par ailleurs de modes spécifiques d’explication.

Seulement, il ne faut pas nous dissimuler qu’un tel mode d’explication comporte presque autant de dangers que d’avantages. Contrairement aux facteurs classiques, qui sont d’ordre causal, le facteur d’équilibre ne relève pas nécessairement d’une causalité simple, mais statistique, et peut être interprété d’une manière « impersonnelle » ou neutre, à la manière dont on invoque, par exemple, les principes de « moindre action » de la mécanique analytique pour « décrire » la trajectoire d’une particule comme étant celle qui correspond à la « moindre action » dans le passage du point de départ au point d’arrivée. Et ceci est vrai d’un équilibre relatif à un groupe de transformations aussi bien que de l’équilibre d’un champ de forces. Mais l’abandon de la causalité stricte pour un tel système d’interprétation nous paraît ne présenter, pour la psychologie elle-même, que des avantages : même en dehors des structures logiques, on n’a jamais pu réduire une conduite donnée à une série causale simple faisant intervenir à titre exclusif la maturation, l’expérience ou la société, et l’analyse de chacun de ces trois facteurs révèle déjà un monde de complexité.

Par contre l’inconvénient d’un langage non causal est le côté nécessairement arbitraire de tout modèle d’équilibre, aussi bien du point de vue du nombre de comportements virtuels que l’on considère, que du critère de choix entre ces comportements. Il est à présumer qu’avec un peu d’imagination on pourra incorporer n’importe quelle structure dans un système par rapport auquel elle serait « en équilibre », tout comme on a pu inventer des douzaines d’« actions » pour tenter d’expliquer certains phénomènes de la mécanique quantique. Cependant le succès historique des méthodes thermodynamiques, dans lesquelles on part également de modèles arbitraires du détail des interactions et au moyen de théorèmes limites du calcul des probabilités, quitte à les choisir les plus simples possibles et à parvenir par leur intermédiaire à des résultats d’une échelle supérieure permettant ensuite de les négliger, montre que l’emploi des modèles arbitraires peut conduire à des résultats appréciables (comme d’ailleurs chacun y insiste aujourd’hui en « mécanophysiologie », en linguistique, en économétrie, etc. 5).

Reste alors une difficulté en apparence plus grave. Le choix des modèles revient toujours, en fin de compte, à des critères d’acceptabilité et de simplicité. Mais ces critères eux-mêmes sont essentiellement relatifs à l’observateur, c’est-à-dire à l’adulte cultivé auquel est comparé l’enfant et qui constituera le prototype de l’équilibre achevé et permanent. N’y a-t-il donc pas là un cercle vicieux ? En effet, les notions qu’élabore l’adulte varient au cours de l’histoire et le déroulement de celle-ci n’a rien de nécessairement linéaire. Le relativisme historique intégral de L. Brunschvicg dans les domaines logico-mathématiques aussi bien que physiques, et le relativisme sociologique de Benjamin L. Whorf et de Cl. Lévi-Strauss sont là pour nous mettre en garde contre les systèmes de références absolus.

Mais sur ce point encore, il est possible d’échapper aux difficultés majeures. Si presque tous les systèmes notionnels sont susceptibles d’évoluer sans direction ou « vections », l’originalité peut-être exclusive des structures logico-mathématiques est que leur construction jamais achevée a présenté jusqu’ici un caractère nettement intégratif. Malgré les adjonctions continuelles en extension et le remaniement perpétuel des points de départ en compréhension, une structure logico-mathématique valable à un moment déterminé du développement de la science, conserve un haut degré de validité lorsqu’elle est dépassée par de nouvelles structures qui l’englobent ou qui, sans l’englober encore, appellent la constitution de coordinations futures et demeurant imprévues. De plus, lorsque de nouvelles structures dépassent les précédentes, les « meilleures » sont celles qui, tout en accentuant leur apport spécifique, coordonnent précisément l’ensemble de l’acquis et ne le contredisent pas. En un mot, la raison n’évolue pas sans raison et l’évolution de ses structures prend ainsi, bien qu’a posteriori, l’allure d’une sorte d’« orthogenèse » 6.

Sans quitter le terrain de la psychogenèse, nous ne croyons donc pas qu’il y ait cercle vicieux à mettre en référence les structures logiques se constituant chez l’enfant avec la logique bivalente usuelle de l’adulte pour cette raison qu’il existe un ensemble d’autres logiques, ni la construction du nombre chez l’enfant avec les nombres « naturels » de l’adulte sous le prétexte qu’il existe des nombres transfinis ou que les entiers ont été réinterprétés à titre de cas particuliers des nombres fractionnaires, par la théorie des couples de Weierstrass et de Hänkel : la logique bivalente et la suite des nombres demeurent de bons exemples de systèmes en équilibre, car leurs propriétés initiales n’ont point été contredites, mais simplement indéfiniment enrichies au cours des intégrations successives (au sens biologique du terme) auxquelles ces systèmes ont été soumis. Ce n’est que dans la perspective d’un conventionalisme intégral — hypothèse sociologiquement concevable sinon légitime, mais psychologiquement impensable dès que l’on reconnaît les racines sensori-motrices et pragmatiques des structures opératoires — qu’il y aurait vice de méthode à comparer les phases successives de l’équilibration des structures logico-mathématiques de l’enfant aux phases relativement « finales » de l’adulte 7, mais toujours ouvertes sur les dépassements et les intégrations ultérieures.

§ 2. Position du problème et signification de la notion d’équilibre

Rappelons d’abord qu’on a recouru à la notion d’équilibre dans tous les domaines de la psychologie et pas seulement dans celui de la perception (théorie de la Gestalt) ou de l’intelligence. Claparède, par exemple, qui soutenait que toute conduite est déclenchée par un besoin et tend à la satisfaction de celui-ci, faisait correspondre le besoin à un déséquilibre (ce qui est bien clair dans le cas des besoins organiques comme la faim et la soif) et la satisfaction à un retour à l’équilibre, le comportement consistant ainsi à subir sans cesse (du dehors ou du dedans) des effets de déséquilibre et à tendre à une rééquilibration continuelle ; il s’y ajoute alors la possibilité d’anticipations, de corrections anticipées, etc. P. Janet, K. Lewin et Freud lui-même ont utilisé de même les notions d’équilibre en psychologie affective. Tout récemment encore T. Parsons, traitant des interactions familiales du point de vue de sa théorie générale de l’action, utilise de même les notions d’équilibre et réserve un appendice de son ouvrage à une formalisation de ces notions due à M. Zelditsch-jun 8.

Il conviendrait alors peut-être de distinguer deux classes de processus d’équilibre selon qu’ils sont relatifs à la vie affective ou aux fonctions cognitives. On pourrait à cet égard invoquer les critères classiques de l’économie des conduites et leur structures (P. Janet), de la dynamique du champ et de sa structure (K. Lewin), etc., ou, d’une manière plus générale encore, les critères de valeur et de constatation. Mais, dans la mesure où nous allons chercher à expliquer les structures logiques élémentaires par l’équilibre du comportement et non par l’inverse, nous ne pouvons pas scinder d’avance en deux les aspects affectifs et cognitifs de la conduite puisque la solution d’un problème, aussi abstrait soit-il, suppose elle-même des intérêts, des besoins, des satisfactions, etc., donc des facteurs affectifs. D’autre part, en recourant à la théorie des jeux, on fait appel aux coûts et aux gains des stratégies, ce qui, même s’il s’agit de gains d’information, constitue un facteur économique se référant classiquement à l’aspect affectif de la conduite (c’est à l’affectivité que l’on doit de préférer un moindre effort à une solution coûteuse, même lorsqu’il s’agit de mathématiques).

Nous renoncerons donc aux divisions de ce genre et nous bornerons à délimiter les questions comme telles, en commençant par nous demander selon quels critères une structure peut-elle être considérée comme étant en équilibre, et en cherchant ensuite comment expliquer cette équilibration des structures.

Nous dirons d’abord qu’il y a structure (sous son aspect le plus général) quand des éléments sont réunis en une totalité présentant certaines propriétés en tant que totalité et quand les propriétés des éléments dépendent, entièrement ou partiellement, de ces caractères de la totalité.

Par exemple deux ou plusieurs segments de droites (en positions quelconques) perçues simultanément constituent une structure, car leurs longueurs respectives sont plus ou moins surestimées ou dévaluées en fonction les unes des autres : il y a donc figure d’ensemble (lois de totalité), dont dépendent en partie certaines propriétés (longueurs, orientation, etc.) des éléments.

De même une classification constitue une structure, car la signification de chaque classe dépend en partie de celle des autres et du système entier.

Cette définition est un peu plus étroite que celle de Russell-Whitehead (ensemble des propriétés communes aux systèmes isomorphes), car elle implique la dépendance des parties par rapport au tout. Elle est par contre un peu plus large que celle de Bourbaki (tables à double entrée, lesquelles impliquent aussi la dépendance des parties eu égard aux lois de totalité), car il existe des structures psychologiques ne pouvant pas être mises sous la forme de telles tables, sinon à titre momentané, faute de détermination suffisante et surtout suffisamment stable des parties (par exemple dans le domaine de la perception) 9.

Cela dit, il est immédiatement visible que certaines structures sont plus résistantes que d’autres. Ces degrés de résistance pourront être évalués à l’occasion, soit à l’adjonction de nouveaux éléments (ou de la suppression d’anciens), soit des manipulations internes que l’on pourra introduire entre éléments ou entre sous-structures. C’est ainsi qu’il suffira d’ajouter ou d’enlever l’un des segments de droites de la structure perceptive citée pour modifier la longueur ou l’orientation apparentes des autres, tandis qu’une classification bien faite n’est pas modifiée si l’on ajoute de nouveaux casiers (l’ancienne structure pouvant par exemple se conserver intégralement à titre de sous-structure d’une nouvelle structure d’ensemble). Il sera ainsi possible de définir les différentes formes d’équilibre selon la résistance aux changements présentée par les différentes structures (y compris leurs sous-structures et leurs éléments).

La marche que nous allons suivre sera donc la suivante. Nous allons d’abord essayer de montrer qu’à chaque variété de structure mentale correspond une ou plusieurs formes spécifiques d’équilibre. Après quoi nous nous demanderons sur quelques cas privilégiés comment on peut expliquer l’équilibre et le mécanisme de l’équilibration. Enfin nous chercherons si la succession même des structures, c’est-à-dire en fait leurs lois de filiation et de développement, pourrait être interprétée grâce à une extension aux différents niveaux de ces mêmes mécanismes d’équilibration.

Mais avant d’aborder le programme, il nous paraît utile de dissiper encore quelques malentendus relatifs au terme même d’équilibre et au choix de la notion d’équilibration pour caractériser ce qui nous paraît être un des aspects fondamentaux des processus d’apprentissage. Ces malentendus, d’ailleurs surtout sémantiques, sont parfois si tenaces qu’on nous a parfois suggéré de renoncer au mot « équilibre » (qui est sans doute plus large en français qu’« equilibrium » ou « balance » en anglais) pour parler plus généralement d’« états stables dans un système ouvert », etc. 10 Nous préférons conserver le terme d’équilibre, mais en précisant les cinq points suivants et en insistant sur le fait qu’il convient de s’y référer systématiquement en tout ce qui suit :

(1) Un corps physique quelconque ne possède pas d’organes particuliers tendant à assurer son équilibre : un caillou, par exemple, peut se trouver en position d’équilibre instable, stable ou indifférent sans que les caractères occasionnels ou pour ainsi dire surajoutés reflètent sa structure interne. Au contraire les propriétés homéostatiques (même si on les interprète comme le résultat non pas d’une « balance » exacte, mais d’un ensemble d’activités pouvant aboutir parfois à certaines surcompensations), les échanges entre l’organisme et le milieu (impliquant un équilibre mobile entre l’assimilation des substances et énergies et l’accommodation aux situations données), etc., etc., ne sont pas des caractères occasionnels mais intrinsèques, car ils correspondent à l’organisation même des êtres vivants. En parlant d’équilibre dans le domaine mental et dans celui de la formation des structures logiques, nous pensons également à des aspects internes d’organisation et non pas simplement à une stabilité ou à une instabilité qui s’ajouteraient comme du dehors aux mécanismes en jeu.

(2) En parlant d’équilibre dans le domaine mental nous ne songeons nullement à des états de repos, mais au contraire à des systèmes d’activités dont l’équilibre ou le déséquilibre traduisent certaines interactions. Au sens courant (mécanique, etc.) du terme, il va de soi qu’un organisme n’est jamais en équilibre et que l’état de repos complet en système clos correspondrait à la mort. Nous supposons au contraire que les états les mieux équilibrés au sens où nous prendrons ce mot correspondent au maximum d’activités et au maximum d’ouverture dans les échanges. C’est pourquoi nous ne considérerons nullement comme contradictoire de chercher à décrire les états d’équilibre en termes de stratégies (théorie des jeux), de probabilité de réactions, etc.

(3) Si nous conservons cependant le vocable d’« équilibre », c’est qu’il correspond à deux caractères essentiels de ces activités : d’une part, elles tendent à une certaine cohérence, malgré leur spontanéité, ce qui signifie une certaine stabilité opposée au désordre ; d’autre part (et c’est sur ce point que le mot « équilibre » est plus expressif que celui de simple « état stable »), cette stabilité implique un jeu de compensations actives, condition nécessaire de la cohérence lorsque celle-ci ne se réduit pas au repos.

(4) Ces compensations sont assurées par des mécanismes très variés de régulations (rétroactions et anticipations ; « feedbacks » dans la terminologie anglo-saxonne, « réafférences » dans la réflexologie soviétique, etc., etc.). Mais il est essentiel de préciser d’emblée, pour comprendre l’essai qui va suivre, que les opérations logiques en formation (une opération étant caractérisée par sa réversibilité rigoureuse) ne se surajoutent pas du dehors à ces régulations, etc., et qu’elles en constituent au contraire le terme d’équilibre final : une opération est une régulation devenue entièrement réversible dans un système entièrement équilibré, et devenue entièrement réversible parce qu’entièrement équilibrée.

(5) D’un tel point de vue, on peut soutenir que, dans le domaine cognitif, seules les structures logiques sont entièrement équilibrées. La notion d’équilibre n’en conserve pas moins son intérêt très général, car, à défaut d’équilibre complet, on retrouve à tous les niveaux des processus d’équilibration obéissant, en tant que processus, à des lois communes. De plus, aux différentes étapes de ces processus correspondent des formes d’équilibre variées, dont les structures logiques constituent une manifestation parmi bien d’autres, mais une manifestation à la fois privilégiée en sa réalisation et solidaire de toutes les autres, en son développement progressif et jusqu’en son achèvement.

§ 3. Les caractères généraux et les différentes formes d’équilibre

Pour distinguer les différentes formes d’équilibre il faut auparavant définir les caractères généraux ou dimensions de toute forme d’équilibre en psychologie :

(1) Nous appellerons champ de l’équilibre l’ensemble des objets ou des propriétés d’objets sur lesquels portent les actions d’une certaine catégorie susceptibles de s’équilibrer entre elles.

Ce champ est délimité par la structure même des actions considérées. Par exemple, pour un effet perceptif visuel primaire, le champ d’équilibre se confond avec le champ visuel en liaison avec une seule centration ; pour un effet perceptif visuel secondaire c’est le champ d’exploration du regard ; pour une classification, c’est l’extension de la classe totale considérée ; etc.

Pour autant que l’on aura à traduire l’équilibre en langage probabiliste, ce champ doit prendre la forme d’un « corps d’événements », tel que, pour deux « événements » quelconques se produisant dans le champ, l’un et l’autre ainsi que l’un ou l’autre, constituent encore des « événements », et que la probabilité de A ou B (si A et B = 0) soit égale à prob. (A) + prob. (B), du moins en principe et si les événements sont indépendants stochastiquement 11.

(2) Il faut ensuite définir la mobilité de l’équilibre, car sauf le cas des formes perceptives primaires relatives à des objets immobiles, les structures dont nous étudierons l’équilibration sont relatives à des actions, des opérations ou en général des transformations. L’équilibre est alors relatif à la compensation des transformations et se trouve ainsi comparable à un équilibre chimique de forme (⇄), ce qui n’exclut pas sa stabilité, etc.

Df. On peut définir cette mobilité par les distances spatio-temporelles entre les éléments du champ, en tant que ces distances sont parcourues, à vitesses supposées égales, par des actions (effectives ou intériorisées) du sujet.

Par exemple, la forme perceptive visuelle de quelques éléments perçus simultanément en fonction d’une seule centration du regard est de mobilité nulle, car la distance entre les éléments n’est pas parcourue par le regard du sujet pendant les 0,3 ou 0,4 sec. que dure la centration, même s’il s’agit d’étoiles perçues simultanément dans un même champ visuel, alors qu’elles sont à des centaines d’années-lumière les unes des autres ou par rapport au sujet.

Par contre, une classification comporte un équilibre bien plus mobile, car, non seulement chaque classe peut réunir des éléments fort distants les uns des autres, mais encore des opérations telles que A + A’ = B ; B + B’ = C ; etc., et C’ = D — B − B’ comportent, par l’intermédiaire d’un symbolisme formé de signes présents et proches, un brassage d’objets à distances variées.

(3) Il faut encore distinguer du caractère stable ou instable d’un état d’équilibre une autre propriété, qui est la permanence ou la non-permanence des conditions de cet équilibre, ce qui dans le second cas entraîne l’apparition des « déplacements d’équilibre ». Par exemple l’état d’équilibre d’un gaz parfait dépend de la pression et de la température : mais si on le comprime, il s’échauffe et sa pression augmente, d’où une résistance à la compression (déplacement d’équilibre avec tendance à la modération du facteur de perturbation selon le principe de Le Châtelier).

Or, cette distinction est essentielle du point de vue de l’équilibre des actions. Un équilibre perceptif, par exemple, se déplace sans cesse en fonction des modifications du champ, ce qui se constate au fait que les éléments objectivement inchangés prennent de nouvelles valeurs subjectives (surestimations, etc.) en fonction des éléments ajoutés ou des retraits : nous parlerons en ce cas de déplacements d’équilibre. Par contre, l’équilibre des opérations de dénombrement n’est pas modifié si l’on ajoute de nouveaux objets à une collection : les cinq premiers objets, par exemple, seront toujours de nombre 5, qu’on en ajoute 0 ou un nombre quelconque.

Nous pouvons alors définir comme suit le caractère en question : Df. Nous dirons qu’une structure présente un équilibre de conditions permanentes, ou plus simplement un équilibre permanent si, lorsque le champ initial C est modifié en C’, la sous-structure des éléments correspondant à C conserve le même équilibre qu’auparavant ; nous dirons par contre qu’il y a déplacement d’équilibre si la nouvelle forme d’équilibre correspondant à C’ diffère de celle qui correspondait à C.

(4) Quant à la stabilité de l’équilibre (compatible aussi bien avec un équilibre déplacé qu’avec un équilibre permanent), on pourrait être tenté de la définir par analogie avec les critères de la mécanique (l’équilibre est stable si la somme géométrique des forces et la somme géométrique des moments sont nulles, ce qui revient à dire « si la somme algébrique des travaux virtuels compatibles avec les liaisons du système est nulle », ou, en un mot, si les travaux virtuels se compensent entièrement), ou avec les critères plus généraux de la physique (minimum d’énergie potentielle, ce qui entraîne également la compensation exacte des transformations virtuelles). En effet, le physicalisme a une grande tradition en psychologie, notamment depuis la théorie de la Forme (Koehler avait été physicien avant de devenir psychologue), et il est fort possible que quand les concomitants neurophysiologiques des perceptions et des opérations intellectuelles nous seront suffisamment connus, on puisse se servir de tels critères mécaniques en s’appuyant sur des mesures suffisantes des forces et vitesses (ou des énergies). Mais comme nous faisons pour le moment de la pure psychologie (en entretenant même l’espoir très ambitieux que nos modèles explicatifs de certains mécanismes perceptifs et des mécanismes opératoires puissent acquérir, sur le seul terrain psychologique, une généralité suffisante pour être nécessairement retenue, à titre de cadre structural, par les futures analyses causales de la psychophysiologie), il s’agit, non pas d’invoquer des forces ou des énergies qui resteraient tributaires de la seule imagination, mais de retenir exclusivement des définitions physiques usuelles de l’équilibre stable leurs caractères non spécifiquement « physiques », c’est-à-dire les caractères assez généraux pour être appliqués au comportement aussi bien qu’aux états matériels 12. Deux propriétés soulignées par les définitions mécaniques et physiques présentent cette généralité : ce sont, par ordre d’importance, la compensation des transformations virtuelles, et le minimum d’action.

Au minimum d’action correspondront les transformations les plus simples possibles conduisant à un résultat déterminé. Par exemple, dans le cas de la modification de la forme d’un objet, ou du déplacement d’une tige droite, l’enfant peut interpréter l’événement soit comme un simple déplacement (des parties de l’objet entier), soit comme un déplacement s’accompagnant d’un accroissement de matière ou de longueur (d’une longueur objectivement inchangée, etc.) Nous dirons alors que le pur déplacement constitue dans ce cas la transformation minimum (= la plus simple), ce qui est naturellement relatif à l’état d’équilibre de l’adulte, ou du moins à celui du stade final (provisoirement) du processus évolutif en jeu.

Mais nous avons surtout à considérer, car c’est ce caractère qui est fondamental, la compensation plus ou moins complète des transformations en présence. Dans le cas d’un équilibre immobile comme la perception d’une « bonne forme » carrée, nous dirons que la compensation est maximum quand les surestimations, etc., éventuelles partant sur les côtés de la figure se compensent à peu près complètement. Dans le cas d’une moins bonne forme comme un rectangle, il y aura au contraire surestimation persistante du grand côté, donc une déformation (Df. : transformation non compensée) et l’équilibre sera moins stable parce que cette surestimation peut varier d’un moment à l’autre (ou d’un sujet à l’autre, etc.). Dans le cas des formes d’équilibre mobile, comme des systèmes opératoires (classification, etc.), il s’y ajoute cette considération essentielle que, outre les opérations réellement effectuées, il faut tenir compte de l’ensemble des opérations possibles. Or, ces opérations possibles qui correspondent à un ensemble de « transformations virtuelles » (compatibles avec les liaisons du système qui sont ici les données relatives au champ et à la mobilité de l’équilibre) constituent en un tel cas un bel exemple de compensation entière (ou de somme algébrique nulle) puisque, à toute opération +A on peut faire correspondre une inverse −A qui l’annule.

Le caractère de compensation plus ou moins complète des transformations intervenant dans les formes d’équilibre mentales est donc d’importance essentielle. Il est possible que le caractère se confonde avec celui de la simplicité des transformations (minimum), c’est-à-dire que les transformations les plus simples seraient en même temps les mieux compensées (ce qui est vrai si l’on compare les opérations aux représentations préopératoires et aux perceptions), mais cela n’est pas démontré et nous définirons donc la stabilité de l’équilibre par la compensation seule [DP(E). DS(E) = 1 dans les définitions de Mandelbrot], en laissant ouverte la question de savoir si la compensation la plus complète correspond à la transformation la plus simple, ce qui est à déterminer en chaque cas particulier :

Df. : un état d’équilibre est d’autant plus stable que les transformations en jeu se compensent les unes les autres.

(5) Il reste à coordonner les quatre dimensions précédentes pour en tirer une définition générale des degrés hiérarchiques d’équilibre. Il est clair, en effet, que si, pour un champ restreint et une faible mobilité, l’équilibre est plus facile à atteindre, il restera à la merci d’un élargissement du champ ou d’un accroissement de la mobilité. Il peut donc se faire que, par suite de modifications dans le milieu ou dans ses propres activités, le sujet en vienne à considérer comme souhaitable d’élargir un champ ou de le structurer autrement, ou surtout d’accroître les distances spatio-temporelles qui définissent la mobilité de ses actions, et qu’il tende ainsi vers de nouvelles formes d’équilibre considérées comme « meilleures » tout en ayant atteint des formes stables sur le palier antérieur. On peut alors considérer comme d’autant « meilleur » un équilibre qui, pour le champ le plus étendu et la mobilité la plus grande compatibles avec les capacités du sujet, parviendra au maximum de permanence et de stabilité, c’est-à-dire aux transformations les plus simples et les mieux compensées. Or, l’étendue du champ et la mobilité fournissent à elles deux la mesure du nombre des liaisons entre les éléments du champ considéré : ce qui précède revient donc à dire que l’équilibre le « meilleur » est celui qui réalise un compromis, à définir de façon plus exacte en chaque cas particulier, entre le maximum de liaisons construites et le minimum de transformations :

Df. De deux formes d’équilibre, la « meilleure » est celle qui fait correspondre, selon un dosage optimum devant être caractérise en chaque cas d’espèce, au champ le plus étendu et à la mobilité la plus grande donc le maximum de liaisons engendrées) les transformations les plus simples et les mieux compensées.

Il n’est naturellement pas question de transformer cette définition en un postulat ou en un axiome : les problèmes subsistent entiers de savoir si le sujet tend toujours aux formes d’équilibre les meilleures et surtout d’établir par quels mécanismes il est conduit à y tendre lorsque le fait se produit.

§ 4. Classification et définition des principales variétés de structures mentales ; leur correspondance avec les formes d’équilibre

Il s’agit d’abord de caractériser les diverses structures susceptibles d’être équilibrées, de montrer à quelles formes respectives d’équilibre correspondent ces structures et de chercher notamment si les structures logiques ou logico-mathématiques élémentaires répondent à une forme spécifique d’équilibre. Après quoi seulement nous en pourrons venir au problème central qui sera de décider si ce sont les structures qui expliquent l’équilibration ou si au contraire les structures peuvent être interprétées comme le produit ou le résultat d’un processus autonome d’équilibration. Auquel cas il restera à rendre compte de celui-ci.

On pourrait soutenir, il est vrai, qu’il s’agit là d’un pseudo-problème, parce qu’une structure constitue ipso facto une forme d’équilibre (nous nous sommes même parfois exprimés de cette manière). Mais, dans le présent essai, nous nous plaçons essentiellement au point de vue d’une distinction entre la structure (ou organe) et la fonction (au sens biologique du terme) : à cet égard, l’équilibration est un processus fonctionnel distinct de la structure et le problème que nous posons constitue ainsi à un cas particulier de la question sans cesse débattue de savoir si une structure est le produit d’un fonctionnement, ou si celui-ci résulte de celle-là. Par exemple, le correspondant structural d’un mécanisme fonctionnel de compensations complètes n’est autre que la réversibilité : le problème se pose alors, et en un sens très concret, de savoir si l’on peut expliquer la réversibilité opératoire par le jeu progressif des compensations, ou si les compensations complètes qui caractérisent l’équilibre d’une structure opératoire ne sont que le résultat de l’action de cette structure considérée comme donnée (comme innée ou comme imposée par le langage, l’éducation, etc.), et comme donnée y compris sa réversibilité.

Cela dit, il convient au préalable de définir certains termes. Df. Nous appellerons réversibilité la capacité d’exécuter une même action dans les deux sens de parcours, mais en ayant conscience qu’il s’agit de la même action.

Le fait de pouvoir dérouler la même action dans les deux sens correspond ainsi en un sens à la définition physique de la réversibilité (passage de A à B et de B à A mais en repassant par les mêmes états), tandis que la conscience de l’identité de cette action, malgré la différence des sens de parcours, confère à la réversibilité une signification opératoire correspondant au caractère involutif d’une transformation logico-mathématique (par exemple NN = I ou RR = INN est la négation de la négation, RR la réciproque de la réciproque et I la transformation identique).

Df. Nous dirons qu’une action est renversable ou encore qu’il y a retour empirique au point de départ quand le sujet revient à celui-ci sans la conscience de l’identité de l’action exécutée dans les deux sens.

Le renversable psychologique correspond donc en un sens au renversable physique (cf. Duhem : non-identité des états à l’aller et au retour) et l’absence de conscience de l’identité prive le renversable de tout caractère opératoire (par exemple, les figures perceptives dites réversibles parce qu’on peut les voir alternativement en relief ou en profondeur ne sont que « renversables ») 13.

Df. Nous appellerons intériorisée une action exécutée en pensée sur des objets symboliques (voir plus bas), soit par représentation de son déroulement possible et de son application à des objets réels évoqués par images mentales (c’est alors l’image qui joue le rôle du symbole), soit par application directe à des systèmes symboliques (signes verbaux, etc.). Df. Nous nommerons opérations des actions intériorisées ou intériorisables, réversibles et coordonnées en structures totales (voir la Df. de la structure § 2).

Il devient alors possible de distinguer les diverses structures mentales et de leur faire correspondre des formes d’équilibre au sens du § 3.

Df. Nous appellerons d’abord perceptions primaires celles qui peuvent être obtenues au moyen d’un seul acte portant sur des éléments donnés simultanément (une seule centration du regard, etc.) et perceptions secondaires celles qui relèvent d’activités perceptives, c’est-à-dire de comparaisons à distances spatio-temporelles dépassant le champ simultané. Df. Les structures des perceptions primaires peuvent être appelées Gestalt en ce sens qu’elles sont irréversibles et non associatives.

L’irréversibilité des Gestalt se traduit par la présence de « transformations non compensées » ou déformations perceptives (telles que les illusions optico-géométriques, les égalisations illusoires intraliminaires, etc.).

Leur principal caractère est à cet égard l’absence de composition additive 14. Soit, par exemple, une figure rectiligne formée de deux segments A et A’ se prolongeant directement : la longueur perçue (A + A’) est distincte de l’addition des deux longueurs qui seraient perçues pour A et A’ isolés : (A + A’) ≶ (A) + (A’).

Du point de vue de l’équilibre, les Gestalt ne correspondent qu’à des formes d’équilibre à champ très restreint (éléments simultanément perçus) ; à mobilité très faible ; instables dans la mesure où interviennent les transformations non compensées ; et surtout sans conditions permanentes, donc avec « déplacements d’équilibre » lors de chaque modification des facteurs.

Les structures perceptives secondaires sont intermédiaires entre les Gestalt et les schèmes sensori-moteurs (voir plus loin). Elles se caractérisent surtout par leurs régulations correctrices et anticipatrices :

Df. Nous appellerons régulations les compensations partielles ayant pour effet de modérer les déformations (= transformations non compensées), par rétroaction ou par anticipation.

Les structures perceptives secondaires correspondent ainsi à des formes d’équilibre à champ un peu plus étendu que les structures primaires (distances spatio-temporelles du champ d’exploration perceptive) ; à mobilité un peu plus grande (en fonction des activités perceptives) ; elles sont un peu plus stables en fonction de leurs régulations ; mais sont encore à conditions non permanentes (déplacements d’équilibre).

Df. On appelle sensori-motrices les activités ne faisant intervenir que la perception, les attitudes (tonus) et les mouvements, et intelligence sensori-motrice la capacité de résoudre les problèmes pratiques au moyen de telles activités, avant l’apparition du langage.

Df. Nous appelons schèmes sensori-moteurs les organisations sensori-motrices susceptibles d’application à un ensemble de situations analogues et témoignant ainsi d’assimilations reproductrices (répétition des mêmes activités), récognitives (reconnaître les objets en leur attribuant une signification en fonction du schème) et généralisatrices (avec différenciations en fonction de situations nouvelles).

Les schèmes sensori-moteurs correspondent alors à des formes d’équilibre à champ encore plus large que les activités perceptives et à mobilité plus grande, puisqu’ils intéressent l’action du corps propre entier (espace de la préhension et des déplacements proches). Ces formes présentent tous les intermédiaires entre l’instabilité et une stabilité relative. Il se produit toujours des déplacements d’équilibre, sauf dans le cas du schème de l’objet permanent et du groupe pratique des déplacements qui atteignent la frontière des formes d’équilibre à conditions permanentes (ainsi que de la réversibilité en actions matérielles, par delà sans doute les activités simplement renversables).

Df. Nous parlerons de fonction symbolique à partir du moment où les signifiants et les signifiés sont différenciés. C’est le cas des symboles et des signes (par opposition aux indices et signaux perceptifs et sensori-moteurs qui constituent des parties ou aspects peu différenciés du signifié) : l’imitation différée, le jeu symbolique, l’image mentale (ou imitation intériorisée), etc., constituent de tels symboles, tandis que le langage repose sur le système des signes collectifs.

DJ. Nous parlerons de représentation et de pensée à partir du moment où la solution des problèmes (intelligence) utilise la fonction symbolique et surajoute ainsi un système de schèmes conceptuels aux schèmes sensori-moteurs.

De 2 à 7-8 ans il y a déjà représentation, mais préopératoire, c’est-à-dire sans réversibilité entière et surtout sans conservation des ensembles sur lesquels porte la pensée (voir § 5), parce que la pensée naissante consiste surtout, pendant cette période, à traduire en représentations les actions, presque toutes irréversibles, du niveau sensori-moteur et à les prolonger en fonction des nouvelles distances spatio-temporelles que permet d’atteindre la fonction symbolique (espace lointain, récits portant sur le passé et projets sur l’avenir).

Néanmoins, grâce aux régulations représentatives, la pensée préopératoire atteint certaines formes d’équilibre à champ plus étendu et à mobilité plus grande que les schèmes sensori-moteurs, mais encore peu stables et sans conditions permanentes faute de structures réversibles.

Vers 7-8 ans, enfin, apparaissent les premières structures opératoires concrètes (voir § 12) et vers 11-12 ans les premières structures formelles (voir § 13) qui correspondent, comme nous le verrons plus en détail, aux deux paliers essentiels de la construction des structures logiques. À ces deux paliers la pensée parvient alors, et pour la première fois en ce qui concerne le niveau de 7-8 ans, à des formes d’équilibre dont les champs croissent indéfiniment en étendue, dont la mobilité progresse de même ; et surtout à des formes stables susceptibles d’échapper à tout déplacement d’équilibre une fois atteintes les conditions permanentes qui correspondent à ces structures.

On constate, au total, qu’aux phases essentielles de la structuration intellectuelle correspondent des phases également distinctes de l’équilibration.

§ 5. Les notions de conservation en tant que structures résultant d’une équilibration progressive

Il s’agit maintenant de chercher si c’est le processus d’équilibration qui explique la formation des structures, ou si c’est l’inverse, et comment, dans le premier cas, peut être interprétée cette équilibration elle-même, d’une manière qui en fournisse les raisons. Si nous choisissons comme exemple préliminaire les notions de conservation, qui ne correspondent qu’aux invariants des structures opératoires et non pas à ces structures dans leur totalité, c’est que nous réservons celles-ci pour la partie II de cet article (problèmes de développement) et que les invariants constituent déjà à eux seuls un exemple particulièrement typique du point de vue des « stratégies » du sujet.

1. Les faits. — Le caractère le plus frappant de l’avènement des structures logiques, chez l’enfant, est l’attribution de l’invariance aux éléments de ces structures ainsi qu’à leurs ensembles respectifs : par exemple la correspondance biunivoque entre n1 jetons rouges et n2 jetons bleus supposera la conservation de ces ensembles n1 et n2 ainsi que de l’équivalence n1 = n2. On dira que cela tombe sous le sens. Mais ce qu’il y a d’instructif et même d’admirablement suggestif dans les données génétiques est que précisément l’enfant n’est certain ni de l’invariance des collections n1 et n2 ni de la conservation de l’équivalence n1 = n2, tant que la correspondance ne dépasse pas le niveau des relations optiques (auquel cas tout changement de configuration détruit l’équivalence) et n’a pas atteint le niveau d’une opération réversible 15. Il en est de même pour toute collection d’objets discontinus (transvasement d’un ensemble de 10 à 20 perles d’un récipient dans un autre de forme différente), ou pour toute quantité continue (transvasement d’une quantité de liquide, non conservation de la quantité de pâte à modeler lors de la transformation d’une boulette en boudin, en galette, etc., ou lors de la division de la boulette en 2 ou en 4), notamment pour les quantités spatiales (non conservation des longueurs de deux barres dont l’égalité de longueur est constatée par congruence avant que l’une des deux soit décalée par rapport à l’autre, non conservation de la longueur totale de segments de droite se prolongeant en une droite unique puis disposés en ligne brisée), non conservation de l’égalité de deux surfaces lorsque l’une change de forme ou lorsqu’on enlève aux deux une partie égale mais à des places différentes, etc.

II. Les stratégies du sujet. — Dans tous ces exemples, malgré leur diversité, on retrouve certains éléments communs de réaction, et ceci dans un ordre de succession constant. Nous nous limiterons à ces caractères généraux, sans entrer dans les détails particuliers à telle ou telle expérience, ce qui permettra de conférer au vu des centaines de cas examinés dans les différents domaines, une sécurité suffisante aux descriptions qui vont suivre.

Dans tous ces exemples, en effet, le sujet peut hésiter entre les réponses « plus », « moins » ou « égal » en fonction de deux caractères A et B de la configuration, caractères variant simultanément en sens inverse l’un de l’autre. Dans le cas de la boulette d’argile sectionnée en morceaux ou du grand verre plein de liquide ou de perles dont le contenu est réparti en plusieurs petits verres, les deux facteurs antagonistes sont le nombre croissant des éléments et leur grandeur décroissante. Dans le cas de la boulette transformée en saucisse, du verre large et bas transvasé en un bocal allongé ou des surfaces modifiées, la nouvelle configuration gagne en hauteur ou longueur et perd en largeur ou épaisseur. Dans le cas des correspondances optiques entre jetons, altérées par l’allongement de l’une des rangées, la nouvelle rangée gagne en longueur et perd en densité. Dans le cas des nombres répartis en 1 + 6, 2 + 5 ou 3 + 4 l’un des sous-ensembles croît et l’autre décroît. Dans le cas des deux réglettes également l’une est décalée par rapport à l’autre, l’une gagne en longueur d’un côté, mais perd de l’autre côté. Etc.

En de tels cas, les stratégies du sujet, réduites à ce qu’elles présentent de commun, sont uniformément les suivantes, dans l’ordre indiqué :

(1) La stratégie la plus primitive consiste à ne centrer que l’un des deux caractères opposés A de la nouvelle configuration : par exemple, le nombre des parties du tout divisé et non pas leur petitesse ; ou la longueur de la boulette étirée et non pas sa minceur ; ou l’une des extrémités de la réglette décalée et non pas l’autre, etc. Il s’agit là bien entendu d’une centration représentative, et non pas perceptive : d’abord, parce que le sujet perçoit fort bien l’autre caractère (ce qui est facile à prouver par une méthode de reproduction ou par des mesures perceptives directes), mais le néglige simplement, c’est-à-dire en fait abstraction (non pas par un « masquage » perceptif mais par abstraction notionnelle) ; ensuite parce que le caractère centré donne lieu à une inférence immédiate et constitue ainsi un indice perceptif mais immédiatement significatif en fonction d’un schème conceptuel.

Cette première stratégie donne alors lieu à un jugement de non-conservation : en plus ou en moins, selon le caractère choisi.

(2) La seconde stratégie consiste à centrer l’autre des deux caractères B, jusque-là négligé. Mais il importe ici d’examiner trois points : le moment d’apparition de cette seconde stratégie, ses relations de filiation avec la première et les coordinations que le sujet lui-même établit ou n’établit pas entre elles.

(a) Aux niveaux les plus élémentaires, le sujet ne parvient pas spontanément à cette seconde stratégie et reste accroché à la première, malgré les modifications multiples qu’on introduit dans la configuration, mais il adopte d’emblée la seconde stratégie si l’on attire son attention sur le caractère négligé jusque-là. (b) Au niveau un peu plus élevé, le sujet est amené à la seconde stratégie par un changement brusque ou continu de la configuration, mais ce changement d’attitude du sujet dépend alors de cet ordre de succession des présentations (contrastes, comme lors du passage d’une division en deux de la boulette à une division en huit ou davantage ; ou exagération de la modification, comme lorsque la boulette mise en saucisse est étirée de plus en plus jusqu’à devenir une sorte de fil dont la minceur finit par frapper, etc.), (c). À un niveau encore supérieur, le sujet peut passer de lui-même de la première stratégie à la seconde, pour une même configuration donnée. Ce dernier cas (c) marque la transition entre les stratégies (2) et (3).

Dès le cas (b), d’autre part, il y a déjà une filiation indirecte entre la stratégie (2) et celle qui précède : sans passer encore de lui-même de la première stratégie à la seconde, le sujet n’en vient néanmoins à celle-ci que parce qu’il a perçu certaines configurations antérieures à propos desquelles il avait choisi la première solution et par rapport auxquelles les configurations actuelles créent un effet de contraste ou d’excès dans un même sens. Avec le cas (c) la filiation devient plus directe.

Mais le propre de cette stratégie (2) comparée à la suivante (3) est que le sujet n’établit dans sa pensée aucune coordination entre les stratégies (1) et (2) : lorsqu’il passe de la centration sur le premier caractère à la centration sur le second, il oublie le premier, soit parce qu’il est en présence d’une nouvelle configuration qui lui semble sans rapport avec ce qui précède (cas b), soit parce qu’il change simplement d’avis (cas c). Il y a donc dans les deux cas deux réponses opposées, compatibles entre elles ou incompatibles, mais entre lesquelles le sujet ne cherche pas de conciliation.

(3) Avec la troisième stratégie, nous en arrivons au contraire à un nouveau type de conduite, où le sujet hésite entre les réponses « plus », « moins » ou « égal » et qui marque ainsi un début de coordination entre les deux stratégies (1) et (2) ou un début de composition entre les deux caractères opposés à la configuration. Cette troisième stratégie pourrait être subdivisée en plusieurs variétés, mais comme nous voulons nous en tenir aux caractères les plus généraux, nous la compterons comme une seule unité comprenant tous les cas intermédiaires entre la non-conservation franche (stratégies 1 et 2) et la conservation jugée évidente ou nécessaire (stratégie 4). Voici les principaux cas particuliers :

(a) Le sujet ayant passé de l’un des caractères opposés A (stratégie 1) à l’autre B (stratégie 2) à propos de configurations successives, mais sans coordinations entre elles, se met à hésiter, en présence d’une nouvelle configuration, entre ces deux solutions, avant de se décider 16.

(b) Le sujet a conscience dès le départ, de l’existence des deux caractères mais n’en choisit qu’un, parce qu’il lui paraît prédominer, et relègue l’autre à l’arrière-plan ; en présence d’une configuration différente, il renverse la situation, quitte à hésiter en de nouveaux cas.

(c) Le sujet se réfère explicitement aux deux caractères, mais n’en conclut pas à une compensation exacte. Par exemple, dans le cas des deux réglettes décalées, il dira que l’une dépasse d’un côté et l’autre de l’autre, sans pouvoir décider si l’une est plus longue ni laquelle.

(d) Le sujet admet la compensation pour les petites modifications et non pour les grandes, donc une conservation de fait (mais non nécessaire) pour certains cas, mais pas pour tous.

(e) Le sujet en vient parfois à effectuer un retour à l’état initial, mais sans conclure que les boulettes ou réglettes, etc., redevenues égales l’étaient durant la modification présentée (il s’agit donc d’un retour empirique au point de départ et non pas encore d’une réversibilité opératoire).

Le caractère commun à ces divers cas particuliers est donc qu’au lieu de se limiter à une seule centration représentative (1) ou à une seconde éliminant la première (2), le sujet se livre à une sorte de décentration, c’est-à-dire de mise en relation entre les deux centrations. Il y a donc dorénavant non seulement filiation entre les deux solutions possibles au départ, mais effort à des degrés divers de coordination entre elles.

(4) La quatrième stratégie consiste à considérer la conservation comme nécessaire. Le sujet invoque trois sortes d’arguments (qui sont toujours les mêmes dans toutes les expériences) : « On n’a rien ôté ni ajouté », « on n’a fait que changer la forme, mais on peut tout remettre en place comme avant », « on gagne ici (premier caractère) ce qu’on perd là (deuxième caractère) ». En fait les deux premières de ses trois raisons sous-entendent, comme l’exprime explicitement la troisième, la coordination compensatrice des deux caractères opposés de la modification présentée.

III. L’équilibre atteint par les stratégies. — Pour juger de l’équilibre atteint par les stratégies du sujet, de même que, comme nous le ferons plus loin, pour juger de la probabilité du choix de ces stratégies, il faut d’abord déterminer aussi précisément que possible et pour chacun des cas envisagés, la nature du champ de l’équilibre (dont le dernier correspondra au corps d’événements du point de vue des probabilités) et son degré de mobilité. Or, il est essentiel de constater que ce champ et cette mobilité ne sont pas les mêmes au cours des quatre types de stratégies : tandis que l’enfant commence par ne raisonner que sur des configurations sans s’occuper des transformations ou actions (stratégies 1, 2 et début de 3) il parvient à la fin à subordonner les configurations aux transformations ou actions (4).

(1) Le champ initial est donc formé simplement par les diverses configurations présentées, avec leurs couples de caractères opposés (donc A ou B ainsi que A et B) mais à l’exclusion des actions qui transforment ces configurations les unes dans les autres. Cela revient à dire que, conformément à une loi d’ailleurs générale, l’enfant commence par ne prendre conscience que des résultats de l’action en jeu (étirer la boulette, décaler les réglettes, etc.) et non pas de l’action en tant que processus. La mobilité de l’équilibre est donc limitée aux activités de comparaison éventuelle entre un aspect et un autre des configurations par opposition aux activités de transformation.

D’autre part, malgré le caractère restreint de ce champ initial, la stratégie (1) n’en recouvre qu’une partie seulement, c’est-à-dire qu’elle a elle-même pour champ d’équilibre le sous-champ formé soit par les caractères A soit par les caractères B selon que la première centration (représentative) porte sur l’une ou sur l’autre de ces propriétés.

Il est donc clair que la stratégie (1) n’aboutit pas à l’équilibre : la centration unilatérale sur l’un des deux caractères seulement donne lieu à une transformation non compensée qui se traduit par la non-conservation.

(2) Il en est de même de la stratégie (2), puisqu’elle ne donne pas lieu à une coordination entre les caractères A et B.

(3) Avec la stratégie (3) par contre, nous atteignons certaines formes d’équilibre momentanées. On assiste d’abord, au cours des stratégies que nous avons classées sous (3), à la formation d’un processus de rétroaction : partant d’une centration sur le caractère A le sujet centre ensuite B puis revient à A, etc. : en d’autres termes, sa première tendance (direction A) donne lieu à une correction l’orientant dans la direction B, avec nouvelle correction dans la direction A, etc. (= rétroaction à boucle authentique avec corrections au cours des essais pour juger une seule configuration). Ou bien, ayant dès le départ conscience des caractères A et B, le sujet choisit A pour certaines configurations et renverse son jugement et adoptant B à partir d’un certain point (= rétroaction avec fermeture sur les actions suivantes par l’intermédiaire de nouvelles configurations) 17.

En de telles stratégies le sujet parvient en fin de compte à certains états d’équilibre, mais peu stables et à conditions non permanentes.

Mais l’apparition des processus de rétroactions dans le passage de la centration sur A à la centration sur B et réciproquement, donc l’accroissement de mobilité que constitue cette décentration a pour effet de modifier le champ de l’équilibre dans la direction des transformations elles-mêmes. En effet, les deux caractères A et B n’étaient pas jusqu’ici assimilés par le sujet en tant que résultat des actions de transformation (étirer la boulette, décaler des tiges, espacer une rangée d’éléments, etc.), mais simplement en tant que caractères statiques de configuration. Au contraire le processus de rétroaction aboutit tôt ou tard à considérer comme champ, non seulement les caractères A0 ; A1 ; A2 successifs (par exemple la longueur croissante de la boulette qu’on étire), ni seulement les caractères B0 ; B1 ; B2 successifs (par exemple l’épaisseur décroissante), mais encore leurs liaisons :

Ces liaisons (A0 et B0 à la fois, etc.) étaient déjà incluses dans le champ initial, mais non remarquées par le sujet. Une fois qu’elles le sont, celui-ci en vient alors tôt ou tard à interpréter les couples successifs comme les résultats d’une transformation (dans cet exemple : de l’action d’étirer), de telle sorte que les actions elles-mêmes de transformation vont être incorporées dans le champ sous l’effet des stratégies (3).

C’est pourquoi, en fin de compte (voir stratégie 3 sous e) le sujet en vient souvent à des actions proprement dites (par opposition à la simple exploration des configurations), consistant à remettre les éléments dans la situation initiale. Mais, même ce contrôle ne suffit pas encore à conduire aux compensations entières : le sujet peut fort bien comprendre qu’une action modifie A et B simultanément et admettre cependant que l’un des changements l’emporte sur l’autre, et il peut fort bien constater à nouveau l’égalité des éléments dans la situation initiale tout en niant la conservation au cours des modifications. Il peut même admettre (stratégie 3 sous d) la conservation pour les petites modifications et la nier pour les grandes.

En bref, l’équilibre atteint par les stratégies (3) est, ou non stable, ou relativement stable, mais avec déplacements d’équilibre lors de nouvelles modifications (donc à conditions non permanentes).

(4) Avec la stratégie (4) par contre l’équilibre atteint est à la fois stable et permanent. Notons d’abord que le champ comprend dorénavant l’ensemble des caractères (A ou B) et (A et B) mais avec en plus l’ensemble des transformations possibles reliant entre eux ces termes et perçues ou conçues à titre de processus donc d’événements particuliers. La mobilité de l’équilibre est donc complète pour le champ considéré, c’est-à-dire que les mises en relation reliant entre eux les A ou les B ou les couples AB correspondent dorénavant à des transformations réelles ou possibles par actions matérielles ou intériorisées.

Or, malgré cette mobilité maximum les transformations considérées sont minimum puisqu’elles se réduisent dès ce niveau à de simples déplacements sans accroissements de matière, de nombre, de longueur absolue, etc. Ce qui revient par ailleurs à une compensation maximum puisque les seules transformations retenues (= déplacements) se compensent exactement, chaque déplacement pouvant être annulé par le déplacement inverse, tandis que les dilatations ou contractions admises jusque-là ne comportaient pas d’inverse nécessaire.

§ 6. Essai d’interprétation des mécanismes précédents d’équilibration

Rappelons que les notions de conservation constituent les invariants des structures opératoires correspondantes. L’équilibre permanent atteint par la stratégie (4) correspond donc au début de la réversibilité opératoire et marque la constitution des premières structures logiques appliquées à la manipulation des objets concrets. Il importe donc de chercher à rendre compte de cette équilibration pour introduire à l’analyse des structures opératoires en général, dans l’hypothèse selon laquelle ces structures constituent essentiellement les formes permanentes de la coordination des actions du sujet.

I. Coût et rendement des stratégies. — Pour comprendre comment le sujet en arrive au comportement d’équilibre, il convient d’abord d’examiner du point de vue objectif (indépendamment des appréciations du sujet, par exemple des probabilités subjectives) le coût et le rendement des stratégies en jeu. Ce rendement pourrait être évalué par le gain absolu (G), par le gain moins le coût C (soit G − C) ou par leur rapport (G : C). Nous nous placerions au point de vue du rapport en raison du rôle essentiel des proportions dans les structures préopératoires (perceptives, etc.), si nous étions en possession d’une métrique proprement dite. Mais du point de vue ordinal auquel nous nous limiterons, la convention (G − C) suffit 18.

Ia. On constate en premier lieu que les stratégies sont de plus en plus coûteuses à construire, si leur coût est mesuré (ordinalement) par leur complexité graduelle dans toute échelle « raisonnable » de complexité.

(1) La stratégie 1 est la moins coûteuse, ne requérant qu’une seule centration, donc un acte d’attention représentative sur un seul caractère.

(2) La stratégie 2 est à peine plus coûteuse, mais elle l’est cependant, car il faut un effort légèrement supérieur pour échapper à une persévération et changer de point d’attention.

(3) La ou les stratégies 3 supposent une mise en relation, donc une décentration, ainsi qu’un ajustement avec rétroactions, et représentent ainsi des conduites plus complexes que (1-2), donc plus coûteuses.

(4) Les opérations réversibles de la stratégie 4 correspondent à la conduite la plus complexe parce que portant sur les transformations comme telles et non plus seulement sur leurs résultats. Une telle conduite suppose donc la constitution d’une structure d’ensemble, dont les formes de conservation considérées ne sont que les invariants.

Ib. Mais, d’autre part, le rendement brut des stratégies est d’autant meilleur qu’elles sont plus coûteuses à combiner :

(4) Le rendement de la stratégie 4 est meilleur que celui des précédentes pour les deux raisons suivantes :

(a) Gain de sécurité : cette stratégie évite une multiplicité d’estimations arbitraires à valeurs indéterminables pour le sujet (dilatations et contradictions des objets, mais en tant que transformations non compensées). Cette suppression des équivocations qui correspond à la réversibilité est due, du point de vue de l’information, à l’intervention des redondances correspondant aux équivoques possibles (par exemple dans le cas des tiges décalées le dépassement à l’une des extrémités équivaut au dépassement observable à l’autre extrémité).

(b) Gain de prévisibilité : le système des transformations exactement compensées permet la prévision d’une série de positions, de distance de relations de grandeur, etc., et en de nombreux cas la constitution d’une mesure (la mesure linéaire apparaît, par exemple, vers 8 ans en moyenne tôt après l’acquisition de la conservation des longueurs, celle-ci conduisant à celle-là sans la supposer).

(3) La stratégie 3 bien que de rendement nettement inférieur à celui de la précédente (la conservation n’est prévue au mieux que pour les petites modifications) rapporte cependant davantage que les stratégies 1 et 2 puisqu’elle comporte un processus d’ajustements à la fois rétroactifs et anticipateurs qui permet certaines approximations.

(2) La stratégie 2 comporte encore une légère supériorité par rapport à la première, en tant que conduisant à la comparaison entre les caractères A et B (1). La stratégie 1 est la moins productive de toutes en tant que reposant sur un choix arbitraire.

II. La matrice d’imputation. 19 — Il reste maintenant à comprendre de façon plus numérique pourquoi le comportement d’équilibre (4), qui est donc à la fois le plus coûteux et le plus productif, finit par s’imposer et par supplanter les stratégies moins coûteuses, mais moins productives.

Il serait peut-être possible de construire à cet égard une matrice d’imputation sur le modèle de celles qu’utilise la théorie des jeux et de chercher si la stratégie 4 correspond bien au point d’équilibre (selon le critère de Bayes, mais même, si l’on voulait, selon le critère minimax en considérant les configurations présentées comme induisant systématiquement le sujet au maximum d’erreurs à cause de leurs apparences trompeuses). Il resterait certes à démontrer que le rendement G − C augmente des stratégies 1 à 4, ce qui ne résulte naturellement pas de l’accroissement des G et des C, mais ce qui supposerait une analyse de chacune des stratégies en termes simultanés de coût et de gain d’information, donc en termes de rendement net.

Mais, si faute de précisions, l’emploi d’une telle matrice n’aboutit en l’occurrence qu’à des considérations triviales, il soulève par contre un certain nombre de questions qui sont en elles-mêmes d’un intérêt réel pour la solution de notre problème général. Comment, en effet, concevoir les imputations dont nous avons donné le résultat sous I, si l’on se place au point de vue du sujet et non pas de l’observateur ? Autrement dit, si le sujet tend effectivement à atteindre une stratégie fournissant un maximum de rendement, défalcation faite du coût, comment imaginer la manière dont s’effectue dans son comportement le calcul des profits et pertes ?

Il va de soi, en effet, que le sujet ne se livre pas à un calcul conscient, d’autant plus que, parvenu à la stratégie 4 il perd en général, et en tous cas très rapidement, le moindre souvenir des stratégies 1-3. D’autre part, avant d’atteindre le niveau de la stratégie 4, il lui faudrait, pour supputer ses avantages, utiliser dans son calcul et dans chacune de ses imputations, toute la logique des opérations concrètes qui, dans notre hypothèse, résultera de l’équilibre final des actions en jeu dans chaque domaine de structuration exploré par le même sujet. Il y aurait donc cercle vicieux à vouloir expliquer la marche à l’équilibre par un système d’imputations explicites émanant de ce sujet, si ces imputations devaient utiliser des inférences de niveau trop élevé.

Par contre, rien ne nous empêche de concevoir les imputations comme s’effectuant : (a) par couples successifs et non pas par comparaisons simultanées portant sur l’ensemble 20 ; et (b) au moyen d’une simple orientation des conduites du sujet vers les solutions les plus probables pour un corps déterminé d’événements, et non pas au moyen d’un choix conscient entre toutes les possibilités confrontées entre elles. La matrice d’imputation sera ainsi à remplacer par l’analyse probabiliste de la série historique des comportements, et l’équilibre de la stratégie finale 4 s’expliquera en fonction des contrôles séquentiels corrigeant les stratégies successives, et retenant d’elles de quoi stabiliser enfin les rétroactions compensatrices en un système de transformations réversibles.

Il est à noter qu’en remplaçant ainsi la matrice d’imputations simultanées par une suite de stratégies se déroulant dans le temps et s’expliquant chacun par les échecs ou les insuffisances de la précédente, nous retrouvons un problème théorique concret de la théorie des jeux et nous nous facilitons en même temps la solution de la question soulevée par la victoire finale de la stratégie dont le coût est maximum mais dont les gains qu’elle assure le sont également sans que l’on puisse déterminer d’avance si le rendement G − C correspond lui-même à un tel maximum.

Sur le terrain théorique, Schutzenberger s’est en effet, demandé si, du point de vue de l’observateur, on parvient au même point d’arrivée par une solution globale de la stratégie ou par une série de pas d’approche. Il est, en particulier, difficile d’expliquer en certains cas les sauts brusques qui correspondraient, en termes de solution globale, à la possibilité d’une approche détournée par petits pas successifs.

Or, en termes psychologiques, il est clair qu’un sujet reculant devant le coût, c’est-à-dire l’effort correspondant à la stratégie la plus difficile, tant qu’elle est à accepter ou à rejeter en bloc, peut fort bien y parvenir par une série de détours en fonction du résultat des approches successives. En d’autres termes, on peut hésiter devant le coût élevé actuel d’une stratégie, sans céder à la perspective d’un haut rendement futur, tandis que, par étapes, les coûts antérieurs ne comptent plus (les efforts passés dont on se souvient ne laissent même qu’un souvenir positif) et les gains immédiatement réalisables facilitent l’acceptation d’un coût supplémentaire. C’est pourquoi l’accroissement de G qu’il est facile d’établir d’un point de vue ordinal en correspondance avec la succession des stratégies suffit à expliquer l’arrivée au rendement G − C final lorsqu’il s’agit d’approches successives, tandis qu’il serait peut-être difficile d’expliquer le choix de la stratégie (4) en termes d’imputations simultanées, c’est-à-dire de solution globale, car elle impliquerait une sorte de saut brusque (de ces sauts qu’il vaut mieux réserver aux intuitions exceptionnelles du génie que de les attribuer sans nécessité aux étapes du développement normal).

III. Remarques préalables sur l’emploi des probabilités dans l’interprétation des choix successifs du sujet. 21 — De façon générale nous considérons donc que le « pas à pas » en quoi consiste la série génétique (1) à (4) est encore une stratégie ou une succession de stratégies (on peut parler ici indifféremment de stratégie d’ensemble avec ses tactiques successives particulières, ou d’une succession de stratégies) ; et que le passage d’une stratégie à la suivante s’expliquera par des raisons probabilistes. Le schème explicatif du comportement serait donc : à chaque niveau le comportement adopté est le plus probable. Mais que signifie alors le terme de probable ?

On peut distinguer trois définitions courantes de la probabilité (sans compter l’interprétation causaliste ou logiciste) et elles sont fondées sur : (1) la limite des fréquences ; (2) la probabilité subjective ou (3) le rapport des cas favorables à l’ensemble des cas possibles.

Si l’on adopte la première de ces définitions, l’explication revient à dire en particulier : « à chaque niveau, le comportement adopté est celui qui sera à la limite le plus fréquent pour une population de plus en plus grande de ce stade. » Mais il va de soi qu’une telle interprétation manque de toute vertu explicative et qu’elle se borne à mettre en évidence le critère même du stade ou du niveau considéré.

Selon la deuxième interprétation, l’explication devient : « le comportement adopté est celui dont le sujet escompte que le résultat correspond le plus probablement à la solution vraie. » Mais nous ne savons que très peu de choses sur la probabilité subjective chez l’adulte et absolument rien de cette notion chez l’enfant (notre ouvrage avec B. Inhelder sur L’Idée de hasard chez l’enfant porte sur la probabilité de fait chez l’enfant, c’est-à-dire sur la probabilité attribuée par lui aux événements — si subjective soit-elle au sens vulgaire du terme — et non pas sur les probabilités de croyance).

Il ne reste donc que la troisième interprétation, mais elle soulève deux difficultés. Il faut d’abord échapper au cercle connu qui lui est propre, selon lequel le possible ne se détermine que par le probable. Il s’agit, d’autre part, de déterminer l’ensemble des actions possibles, mais sans avoir le droit (en psychologie génétique) d’effectuer cette détermination d’une manière a priori.

Or, il est une solution simple pour tourner ces deux obstacles simultanément : c’est de ne considérer comme comportements possibles que les comportements réalisables et de choisir comme critère du réalisable ce qui a pu être réalisé en fait à l’un quelconque des stades du développement envisagé jusqu’au dernier inclusivement (le dernier étant celui de l’adulte moyen).

Or, comme dans le cas particulier, c’est dès le niveau de 7 à 12 ans que l’enfant atteint les diverses notions de conservation qui caractérisent dans nos civilisations la pensée de l’adulte moyen, le tableau des comportements possibles est aisé à construire et coïncide avec l’ensemble des actions observées aux niveaux caractérisés par les stratégies (1) à (4).

Nous pouvons donc raisonner sur la probabilité d’adoption des comportements en définissant cette probabilité comme le rapport des cas favorables à l’ensemble des cas possibles 22. Pour ce fait, nous allons réunir les champs successifs d’équilibre, distingués jusqu’ici, en un corps d’événements unique, que nous circonscrirons comme suit : appartiennent à ce corps la considération par le sujet des caractères A ou B, avec leurs valeurs A1 A2, etc., et B1 B2, etc., celle des caractères A et B, celle des actions modifiant An en A+ 1 ou Bn en Bn + 1 ainsi que celle des actions modifiant An et Bn en An + 1 et Bn + 1. Nous employons le terme neutre de « considération par le sujet » pour désigner des prises de connaissances possibles s’effectuant soit par centration représentative sur un caractère ou une action isolés soit par construction de relations portant sur les caractères A et B à la fois ou sur les transformations ou actions qui les modifient simultanément.

IV. Les probabilités attachées aux stratégies successives. — Le principe de notre essai d’explication va donc consister à attribuer le choix de la première stratégie à sa plus grande probabilité (pour un ensemble de sujets ou parmi les conduites possibles d’un même sujet, en liaison avec un corps déterminé d’événements) ; puis à interpréter le choix de la seconde stratégie comme dicté par des considérations probabilistes analogues, mais en fonction des résultats obtenus par la première stratégie ; puis à interpréter le choix de la troisième en fonction des résultats de la seconde ; etc. Il s’agira enfin de chercher à interpréter l’équilibre final (en tant que système réversible, à compensations complètes) comme résultant des rétroactions ou régulations compensatrices rendues de plus en plus probables au cours du déroulement historique précédent.

(1) Le choix de la première stratégie s’explique facilement par son caractère le plus simple 23. Pour un corps d’événements constitué par les centrations possibles sur les caractères A ou B et les liaisons possibles entre les caractères A et B, il va de soi que chez un sujet déterminé (autant que chez un ensemble de sujets), la réaction la plus probable sera la centration sur l’un seulement de ces deux caractères opposés. En effet, la succession même des quatre stratégies observées montre que les caractères A et B commencent par être indépendants du point de vue d’un sujet qui ne comprend pas leur liaison nécessaire : si donc la probabilité d’une centration sur A est de p et d’une centration sur B est de p’, la probabilité d’une liaison entre les deux, c’est-à-dire d’une attention portée sur les deux à la fois sera de pp’ < p et pp’ < p’. Comme, d’autre part, le choix de A ou de B est indifférent, puisque la première stratégie consiste simplement à raisonner, sur l’un des deux caractères (quel qu’il soit) à l’exclusion de l’autre, on peut, semble-t-il, admettre que le choix de cette première stratégie s’explique par des raisons simplement probabilistes, étant admis, bien entendu, le peu d’« informations » du sujet sur les liaisons objectives des caractères A et B.

Quant à expliquer pourquoi le sujet va s’attacher d’abord aux caractères A ou B plutôt qu’aux actions qui les transforment, il est facile d’en rendre compte par les mêmes considérations probabilistes. En premier lieu, une transformation ou une action transformante suppose le repérage d’au moins deux états successifs, dont les plus frappants sont l’état initial a et l’état terminal c avec éventuellement un état intermédiaire b. Or, même si ces états ne sont repérés qu’au moyen d’un seul caractère A (par opposition à B), tel que a corresponde à A, b à A’ et c à A”, un raisonnement analogue au précédent montrera alors que la centration sur l’état c seul (caractérisé par A” et actuellement donné, tandis que les états a et b ont cessé d’exister à cause de la transformation même) est plus probable que la considération de a et c à la fois ou que celle de a, b et c à la fois 24. Mais il y a plus. Une transformation n’est pas seulement une succession d’états discontinus : c’est un passage continu et la considération de la transformation supposerait une centration représentative sur le passage comme tel. Or, même si celui-ci est perceptible (comme dans le cas du mouvement d’un mobile qui est suivi du regard ou dans celui d’une boulette de plasticine dont l’étirement est également visible), cela n’est pas encore une raison pour que ce passage donne lieu, en tant que passage, à une centration représentative distincte, car celle-ci exige alors une assimilation plus complexe que ce n’est le cas pour une configuration statique (un état de repos) 25. En effet, tandis que la centration représentative sur une configuration statique ne comporte qu’un acte simple d’attention intellectuelle, sans autre activité du sujet (cette attention utilisant bien entendu des indices perceptifs ou imagés), la centration sur un passage en tant que tel réclame en plus l’intervention d’activités permettant de conférer la continuité à un tel passage, c’est-à-dire permettant de le parcourir ou de le reparcourir mentalement. Or, tandis que sur le plan perceptif ce parcours continu peut être assuré par de simples « transports » oculaires, etc., (malgré ce qu’ont soutenu v. Weizsäcker et Auersperg de la nécessité d’une « prolepsis » 26), la représentation distincte de la transformation comme telle, en tant que passage continu, suppose un jeu de rétroactions et d’anticipations représentatives nécessaires pour permettre au sujet de parcourir lui-même ou de reparcourir ce passage. Or, ces mécanismes rétroactifs et anticipateurs sont plus complexes que l’attention statique simple et ne pourront s’amorcer, verrons-nous à l’instant, qu’à propos de la stratégie 3, pour ne s’achever qu’avec la stratégie 4.

Ces deux raisons suffisent sans doute à rendre compte du fait si général (dans les domaines les plus variés et pas seulement dans celui des notions de conservation) que les petits raisonnent sur les configurations et leurs caractères statiques bien plus que sur les transformations et que, lorsqu’ils sont obligés de tenir compte de celles-ci, c’est précisément à leur phase terminale qu’ils s’attachent d’abord, c’est-à-dire à ce qui caractérise leur seul résultat.

(2) Admettons qu’un sujet ait centré d’abord le seul caractère A et qu’on puisse justifier que la probabilité p de cette centration sur A l’emporte quelque peu sur la probabilité p’ d’une centration sur B : par exemple, s’il s’agit de deux tiges décalées, la centration sur le dépassement en surplombement (à gauche comme à droite) est un peu plus probable (pour des raisons perceptives orientant l’attention représentative) que la centration sur le dépassement inférieur situé de l’autre côté ; de même dans le cas d’une rangée de jetons qu’on espace ou qu’on resserre, la centration sur la longueur de la rangée est un peu plus probable que sur sa densité ; etc. Par contre, avec la modification progressive des configurations, il viendra un moment où, après avoir constamment centré le caractère A en vertu de l’inégalité p > p’ le sujet sera frappé par le fait que le changement de A n’est pas seul en jeu, mais s’accompagne (sans encore d’idée de liaison nécessaire ni même de corrélation plus ou moins vague) d’un autre changement : en comparant certaines figures extrêmes ou les phases d’une modification continue, l’attention du sujet est, en effet, attirée par le changement de B.

Comme les centrations sur les caractères A et B sous leurs diverses valeurs A0 B0 ; A1 B1 ; A2 B2 ; etc., appartiennent dès le départ au corps des événements possibles, on peut donc interpréter le passage de A à B (de la stratégie 1 à 2) par un changement de valeur des probabilités attachées à A et à B, (jusque là p > p’ et dorénavant p < p’), mais sans changement du corps. En d’autres termes, pour un corps comprenant des A et des B, le sujet peut débuter par des A et s’y attacher un certain temps, mais, même si pA > p’B il y a peu de chances pour qu’il n’aperçoive jamais les B s’il est actif et explore réellement les configurations présentées : la probabilité d’une centration sur B s’accroît donc au cours même du déroulement des conduites, soit parce que le sujet se trouve tôt ou tard insatisfait de porter toujours le même jugement (sans pouvoir contrôler l’augmentation ou la diminution continuelles de quantité, etc., qu’il attribue à l’objet), soit parce que la succession des présentations crée des effets de contraste ou des effets sériaux qui attirent l’attention sur l’autre caractère négligé jusque-là.

De ces deux raisons qui expliquent le passage de pA > p’B à pA < p’B, la seconde est sans doute la plus importante : il n’est guère possible que le sujet assiste à une série de transformations successives, après n’avoir remarqué que les variations du caractère A, sans être frappé tôt ou tard (ce qui signifie après quelques instants, quelques jours ou quelques semaines suivant les cas) par les variations objectives du caractère B. Mais si ce rôle des effets sériaux (ou de contraste, etc.) est probablement le principal, il ne faut pas négliger pour autant celui de l’insatisfaction subjective. Celle-ci peut tenir à la situation d’interrogation : le fait que l’expérimentateur posera plusieurs fois les mêmes questions tout en faisant varier le dispositif, peut pousser le sujet au doute et l’amener à centrer le caractère B jusque là négligé. Mais, indépendamment même de ce facteur supplémentaire, les variations du dispositif, surtout quand elles sont extrêmes, peuvent conduire le sujet à se demander si la solution qu’il a choisie, et qui lui paraît évidente pour les quelques configurations initiales, reste aussi certaine dans le cas de multiples configurations nouvelles et imprévues : la centration sur B acquiert alors, pour cette raison également, une probabilité plus grande qu’au départ.

(3) Le passage des stratégies 1 et 2 à la stratégie 3 correspond par contre au passage de A ou B à la conjonction A et B et soulève le problème global suivant : après une centration indépendante sur A (en 1) et une autre centration, en partie indépendante, sur B (en 2), il y a dorénavant décentration croissante, c’est-à-dire développement de régulations compensant en partie les déformations fondées sur A par les déformations fondées sur B et réciproquement. Qu’est-ce alors que cette décentration compensatrice ou que ce jeu de régulations ?

Sans changer le corps des événements, on peut concevoir en principe cette décentration comme résultant du fait que la mise en relation A et B acquiert une probabilité nouvelle. La raison générale en est que, les centrations sur A ou sur B, étant dorénavant toutes deux acquises (bien que chacune soit indépendante de l’autre au moment où elle se produit), elles vont tôt ou tard alterner, suivant les configurations. On vient de voir comment la centration sur B peut succéder à celle sur A en raison des contrastes, etc. Mais la marche réciproque est ensuite possible, pour des raisons du même ordre, ce qui créera un début d’alternance. Lorsque cette alternance, d’abord lente, deviendra plus rapide, ce fait seul diminuera progressivement l’indépendance des centrations représentatives sur A ou sur B et renforcera la probabilité de la conjonction A et B (à la fois). Le problème spécial que pose cette stratégie 3 est en un mot, d’expliquer l’apparition de la dépendance A et B et nous ne venons d’y répondre que de façon générale.

Une solution plus spéciale, et qui semblerait la plus simple, consisterait à dire que, puisque les variations des caractères A et B sont liées objectivement, le sujet associe peu à peu ces deux caractères par un apprentissage inconscient du type Hull ou Bush-Mosteller. Mais deux difficultés nous empêchent de nous engager dans cette voie trop facile. La première est que cette stratégie 3 est tardive (vers 6-7 ans en général), tandis qu’un mécanisme associatif élémentaire devrait imposer la conjonction A et B de façon très précoce : on comprend au contraire ce caractère tardif si elle résulte d’une alternance entre les stratégies antérieures 1 et 2, alternance qui prélude elle-même aux rétroactions et anticipations conduisant aux « opérations » réversibles de la stratégie 4. La seconde difficulté tient à la notion d’association : nous n’avons jamais vu un sujet « comprendre » réellement la relation entre deux caractères ou deux variations sur la base d’une simple « association », car cette compréhension suppose toujours une assimilation proprement dite, s’effectuant au moyen d’instruments intellectuels qui permettent de reconstruire la relation en question.

Or, dans le cas particulier, la compréhension de la dépendance complète de A et B supposera la considération des transformations elles-mêmes, et nous avons déjà vu (à propos de la stratégie 1) que cette considération, contrairement à la simple centration sur des configurations statiques, suppose la mise en action d’un jeu de rétroactions et d’anticipations permettant de reconstituer le passage en tant que tel qui caractérise les transformations. Nous croyons donc que c’est dans la mesure où s’élaborent ces rétroactions et anticipations que la conjonction A et B acquiert une probabilité croissante, en opposition avec les probabilités antérieures des centrations, d’abord isolées, sur A ou B. Cette mise en relation A et B va donc prendre différentes formes en liaison avec la constitution des rétroactions et anticipations, et selon les variétés de la stratégie 3 que nous avons distinguées sous a-e (§ 5, II, 3, a-e) :

Cas (a) et (b). — On peut d’abord avoir une simple alternance (avec périodes variables), telle que le sujet réponde « plus » en centrant A puis « moins » en centrant B (ou l’inverse). On est alors, comme on l’a vu (§ 5), en présence d’un processus de rétroaction, à boucle authentique (avec correction au cours d’une seule action 27) ou avec fermeture sur la répétition suivante (par l’intermédiaire des configurations successives) 28. Or, du point de vue du modèle probabiliste, on peut concevoir ces alternances de centrations sur A et sur B conduisant aux jugements alternés « plus » ou « moins » sans encore de compensation ou conservation, comme le simple prolongement, mais à un rythme plus rapide, du processus qui a conduit le sujet à substituer la stratégie 2 à la première : en d’autres termes, le changement initial de pA > p’B en pA < p’B se poursuit en un processus alternatif p > p’ et p < p’ sans stabilisation de la relation A et B.

Cas (c) et (d). — Mais la rétroaction d’abord entière tend naturellement à ne devenir que partielle, avec des origines progressivement repoussées, ce qui diminue les larges oscillations initiales et rapproche le processus rétroactif d’une compensation graduelle. En effet, plus le sujet aperçoit de couples A et B, mieux il remarque que les variations de l’un des caractères sont solidaires de celles de l’autre : en d’autres termes, la rétroaction ramenant du jugement porté sur A au jugement porté sur B s’accompagne tôt ou tard, comme toutes les rétroactions, d’un processus anticipateur en même temps que rétroactif, permettant d’appréhender simultanément les variations de A et de B.

Toujours sans changer le corps des événements possibles, ce passage de la rétroaction à la compensation naissante se marquerait alors par une diminution de la probabilité des centrations privilégiées sur A ou sur B au profit d’un accroissement progressif de la probabilité des conjonctions A et B (= A et B à la fois = A . B) ce qui signifie que A et B cessent d’être indépendants.

Cas (e). — Mais en fusionnant en une même relation les modifications conjointes des caractères A et B jusque là dissociés, et en atteignant cette relation par un processus simultanément rétroactif et anticipateur, le sujet renonce par cela même à ne raisonner que sur des configurations statiques et s’oriente dans la direction des transformations comme telles. C’est alors qu’apparaît fréquemment (mais sans constituer un intermédiaire nécessaire entre les stratégies 3 et 4) la conduite que nous avons classée sous (3 e) et qui consiste à remettre les éléments en leur état initial pour contrôler qu’ils retrouvent leur égalité. En un tel cas, grâce aux rétroactions et anticipations reliant A et B le sujet conçoit leurs transformations en fonction de l’action même consistant à modifier les éléments ou à les remettre en place. Sans aboutir d’emblée à la réversibilité et à la compensation entières de la stratégie 4, ce comportement y conduit naturellement : tirant sa probabilité du primat (déjà établi sous c-d) de la conjonction A et B par rapport à la disjonction A ou B, ce retour au point de départ annonce, en effet, l’intervention des transformations comme telles (actions) qui caractérisent la stratégie 4.

(4) Pour atteindre les raisons qui expliquent la victoire finale de la stratégie 4 (laquelle s’observe chez plus de 75 % des sujets à partir de 7-8 ans), il s’agit de comprendre pourquoi l’enfant considère dorénavant, en plus des caractères A et B, les actions mêmes transformant un couple An Bn en un autre An + 1 Bn + 1. Le passage des régulations avec compensations incomplètes de la stratégie 3 aux opérations réversibles, à compensations complètes, de la stratégie 4 tient, en effet, à la manière dont le sujet renouvelle la position même des questions qu’il est appelé à résoudre.

Auparavant le sujet raisonnait en termes de configuration. Qu’il ait assisté du dehors aux actions modifiant le dispositif ou qu’il les ait exécutées lui-même, il les négligeait totalement pour ne considérer que leurs résultats : modifications des caractères A ou B et finalement des deux à la fois. Mais en cas de modification des deux caractères à la fois, il restait la possibilité que l’un l’emportât sur l’autre : d’où les oscillations avec rétroactions caractérisant la stratégie 3. Seulement dans la mesure où les rétroactions, devenues anticipatrices, permettaient d’imaginer les variations conjointes de A et de B, l’accent était déplacé sur ces variations mêmes. En d’autres termes, le passage continuel d’un point de vue à un autre (augmentation de A entraînant une non-conservation en « plus » ou diminution de B entraînant une non-conservation en « moins », ou réciproquement) a conduit le sujet à ne plus raisonner en termes purement statiques, mais en termes de variations en partie compensées dès l’instant où le couple A × B commençait à l’emporter sur les caractères dissociés. C’est pourquoi le champ de l’équilibre se modifie à ses yeux : ce champ ne comprend plus seulement des valeurs statiques variées, mais les variations comme telles et par conséquent les actions elles-mêmes qui constituent la source de ces transformations (nous avons donc incorporé dès le départ la considération de ces actions ou transformations dans le corps des événements possibles : voir sous III).

Le problème est donc d’expliquer pourquoi la considération de ces transformations comme telles acquiert une probabilité qu’elle n’avait pas jusque là et même une probabilité finalement si grande qu’elle rend compte du caractère nécessaire des opérations. L’acquisition propre à la stratégie 3, sous ses diverses variétés, est la probabilité croissante de la conjonction A et B, du fait qu’avec les alternances de centrations sur A ou sur B. puis les rétroactions, puis les anticipations, A et B cessent d’être indépendants. Or, une fois considérée la conjonction A et B, il ne reste plus qu’à découvrir que les caractères A et B sont solidaires, ce qui revient à mettre en relation un état An et Bn à un autre état An 1 et Bn 1. Or cette conjonction de deux conjonctions est précisément ce qui caractérise la transformation comme telle, dont il est alors facile d’expliquer pourquoi sa considération acquiert une probabilité croissante à partir du moment où la conjonction A et B élimine les disjonctions A ou B. Nous avons vu, à propos de la stratégie 1, que pour une action modifiant A (ou B) la considération simultanée des points de départ a, d’arrivée c et des intervalles b est moins probable que celle du point d’arrivée seul, ce qui revient à dire que la considération de l’action comme telle est moins probable que celle de son seul résultat. Mais dès le moment où les conjonctions A et B priment les disjonctions A ou B, la situation change : A et B n’étant plus indépendants, An et An + 1 ne le sont plus non plus ni Bn et Bn + 1 ; il en résulte alors que la conjonction de conjonctions (An et Bn) et (An + 1 et Bn + 1) s’impose faute d’indépendance entre ses termes. Autrement dit la probabilité de considérer les transformations comme telles croît à partir du moment où celle de la conjonction AB l’emporte sur leur disjonction, et elle croît de plus en plus rapidement au fur et à mesure des mises en relation entre les différentes valeurs constatées de AB.

De plus, en vertu même du mécanisme simultanément rétroactif et anticipateur qui a conduit à ce primat des conjonctions AB, les actions auxquelles celles-ci sont liées sont conçues comme pouvant se dérouler dans les deux sens : il en résulte que pour un champ où toute lecture d’événement est dorénavant rattachée à chacun des autres en raison précisément du rôle attribué aux transformations, la probabilité de la compensation complète l’emporte définitivement, en vertu de sa simplicité sur celle des semi-compensations qui conduiraient à des complications inextricables en cette nouvelle situation. C’est pourquoi, sitôt conçue, la conservation générale A0 B0 = A1 B1 = … An Bn, s’impose avec la nécessité du tout ou rien, comparée aux estimations simplement probables auxquelles conduisait la stratégie précédente.

Au total, on peut concevoir l’équilibration progressive des comportements relatifs à la conservation, comme due aux modifications successives de la probabilité des événements dans un même corps, comprenant un champ d’équilibre d’abord délimité par les caractères des configurations statiques initiales, puis élargi par l’intervention des actions elles-mêmes dans le champ : du seul fait de la probabilité croissante acquise par la considération de ces transformations ou actions, les liaisons deviennent si simples que l’équilibre permanent et stable entre les actions, interprétées en tant qu’opérations réversibles, s’impose finalement en vertu non plus seulement d’une probabilité relative, mais d’une sorte de tout ou rien correspondant aux valeurs 1 et 0 des jugements inhérents aux structures logiques naissantes.

IV. Déroulement historique et indépendance par rapport au passé. — L’apparition de la stratégie 2 à la suite de la stratégie 1 constitue le résultat d’un processus historique, puisque c’est l’exagération de l’erreur à laquelle conduisait la première stratégie appliquée à des configurations présentées en ordre sérial, ou les effets de contrastes dus à un autre ordre de présentation, etc., qui ont conduit au renversement d’estimation qui caractérise la stratégie 2. Avec la stratégie 3, qui marque une hésitation entre les deux sortes de réponses précédentes et un début de compensation entre ces deux erreurs contraires, la dimension historique prend une importance plus grande encore, sous la forme d’une influence croissante des expériences et réactions antérieures sur l’estimation actuelle, et cela en partie selon l’ordre suivi et non pas uniquement en fonction des fréquences. Au niveau préopératoire l’ordre de présentation des configurations joue, en effet, un rôle considérable sauf au début (stratégie 1) lorsqu’une même réponse est appliquée indifféremment à tout.

Par contre, sitôt l’équilibre atteint (compensations assurées par les opérations réversibles), tout se passe comme si le sujet cessait de dépendre de son passé et comme si la structure acquise constituait un instrument extemporané susceptible d’être appliqué ou non, selon les cas à de nouveaux problèmes, ou d’être intégré ou non en de nouvelles structures, mais tel que son emploi ne dépende que de son état actuel et non pas du passé antérieur à son achèvement (et encore moins de l’ordre de succession des étapes qui ont caractérisé ce passé).

Il y a là, comme nous l’a suggéré B. Mandelbrot, un critère possible de l’équilibre opératoire par opposition aux phases préopératoires non encore équilibrées : tandis que celles-ci relèvent d’un modèle de déroulement historique ou « héréditaire », les structures équilibrées se comporteraient dans la dimension temporelle selon un modèle qui correspondrait au principe de Huyghens en mécanique et aux chaînes ou processus de Markoff du point de vue statistique.

II. L’équilibre et le développement des structures logiques

Il reste deux questions à examiner. L’une est de savoir si le mécanisme d’équilibration proposé pour la constitution des notions de conservation vaut aussi pour les structures opératoires en général, dont ces conservations constituent les invariants. L’autre est de comprendre comment l’assimilation à des structures antérieures plus simples peut, par suite des modifications imposées du dehors au champ de l’équilibre, conduire à la construction et à l’équilibration de structures nouvelles plus complexes. Ces deux questions se rejoignent naturellement à partir du moment où ces dernières structures prennent la forme de structures opératoires logico-mathématiques. Mais il est utile, pour comprendre la signification psychologique de celles-ci, de les situer brièvement dans l’ensemble du développement.

§ 7. Assimilation et accommodation sensori-motrices et perceptives

Le point de départ du développement mental n’est pas à chercher dans la perception, mais dans le fonctionnement de schèmes sensori-moteurs ; ceux-ci englobent certes des perceptions, mais en les subordonnant d’emblée à des totalités d’échelles supérieures comprenant aussi des postures et des mouvements. En un schème comme celui de la succion, par exemple (qui consiste en un montage entièrement héréditaire, composé par un ensemble complexe de réflexes absolus coordonnés entre eux, avec rôle consolidateur de l’exercice, mais sans incorporation d’éléments nouveaux tirés de l’expérience), il intervient bien un ensemble de perceptions à la fois extéro- et proprio-ceptives (contact avec le mamelon, mouvements des lèvres, déglutition, etc.) ; mais celles-ci ne préexistent pas au schème d’ensemble et sont dès le départ subordonnées à son fonctionnement total, puisque c’est ce dernier qui leur confère leur signification.

Les premiers tableaux perceptifs ne comportent ainsi de signification que par assimilation aux schèmes réflexes correspondants : ces tableaux se répartissent par exemple en choses 29 à sucer (schème précédent), à saisir (préhension réflexe en cas de contact avec la paume de la main), à suivre des yeux (réflexe oculocéphalogyre), etc.

C’est à partir de ces conduites initiales que se dessinent deux mouvements complémentaires, l’un de différenciation des schèmes innés par assimilation ou incorporation d’éléments nouveaux découverts grâce à l’expérience (début des apprentissages), l’autre de coordination des schèmes par assimilation réciproque (coordinations encore innées au début, comme entre la vision et la préhension, mais se doublant ensuite de coordinations acquises).

En effet, les premières formes d’apprentissage résultent de rencontres entre les schèmes réflexes et certains objets susceptibles d’être assimilés à eux (par exemple, dès le second mois, sucer son pouce entre les repas, etc.). Les schèmes ainsi élargis par incorporation d’éléments nouveaux se différencient à leur tour selon le même mécanisme assimilateur et accommodateur jusqu’à constituer des ensembles d’unités de comportements (telles que tirer, pousser, balancer, frotter, frapper, etc.).

Réciproquement, l’extension progressive des assimilations caractérisant chaque schème ou ensemble de schèmes conduit à des assimilations réciproques avec interférence des domaines correspondants : d’où les coordinations entre la préhension et la succion, la vision et l’audition, la préhension et la vision, etc., et, de proche en proche, les coordinations entre schèmes particuliers (tirer une couverture pour saisir l’objet posé dessus, etc.), lesquelles constitueront les débuts de l’intelligence sensori-motrice.

Or, c’est au sein de ce contexte d’activités qu’il convient de situer la perception. La perception ne constitue donc pas, répétons-le, le point de départ des comportements, même sous leur aspect cognitif, mais elle se situe au point d’intersection entre l’assimilation des objets à des schèmes antérieurs et l’accommodation de ces schèmes aux particularités de ces objets : c’est entre autres en fonction de la préhension, par exemple, que le bébé évaluera la grandeur de l’objet à saisir, sa distance par rapport à lui, etc. En particulier toutes les perceptions des données dites « significatives » (par exemple d’une main, d’un bâton, etc.) se réfèrent à des assimilations aux schèmes de l’action en général.

Mais comme la plupart des champs perceptifs ou sensoriels (le champ visuel, ou sonore, etc.) débordent largement les frontières de l’action en cours, et comme les diverses espèces de perception fonctionnent, à l’état de veille, de façon quasi ininterrompue (deux propriétés qui résultent sans doute de la fonction générale de signalisation propre à la perception, et utiles en vue des anticipations nécessaires au déroulement normal des actions actuelles, ainsi que du choix de celles-ci parmi les comportements possibles), il en résulte que la perception est souvent interprétée abusivement comme une sorte de connaissance désintéressée et surtout comme le point de départ des connaissances plus complexes. En réalité la perception des données parfois appelées (à tort) « non significatives », comme la perception des formes, des grandeurs, etc. (telle qu’on l’étudie par exemple en laboratoire) ne constitue que le cas limite des accommodations du sujet à un ensemble d’événements fortuits, par rapport à lui ou ne présentant que des caractères non utilisables actuellement du point de vue de ses schèmes d’assimilation.

Par contre, les mécanismes propres à ces effets perceptifs primaires (ou « effet de champ ») sont, dès le départ, encadrés par des activités perceptives plus complexes, se développent en corrélation avec les schèmes sensori-moteurs dont ils ne constituent qu’un secteur spécial, différencié en fonction des diverses sortes de perceptions. À tous les points de vue, la perception ne constitue ainsi qu’un cas particulier des activités sensori-motrices dans leur ensemble : la jonction entre les activités proprement perceptives et les activités sensori-motrices en général est particulièrement claire dans le cas des constances perceptives, qui représentent divers aspects particuliers de la construction d’ensemble de l’objet permanent (de 6 à 12 mois environ) ; et aussi dans les cas de la coordination des mouvements oculaires et manuels en fonction de la construction d’ensemble du groupe des déplacements (mêmes dates).

Pour décrire les phases du développement et les diverses formes d’équilibration aboutissant à la constitution des structures logiques nous devrions donc, pour être complets, partir de la construction des schèmes sensori-moteurs dans leur ensemble, et ne situer qu’après coup parmi eux les structures perceptives. Mais ces dernières constituant, sous leur forme primaire, un cas limite particulièrement simple (tout est relatif…) 30, nous nous bornerons, pour abréger, à partir de celui-ci pour ne rejoindre les schèmes sensori-moteurs en général qu’au niveau de l’objet permanent et du groupe des déplacements.

§ 8. Structures et équilibres perceptifs

Étant donc entendu que la perception primaire constitue le cas limite des accommodations du sujet avec le minimum d’organisation préalable, il est d’un certain intérêt de comparer même très sommairement les structures et équilibres perceptifs aux structures et équilibres opératoires, pour dégager de cette comparaison les analogies possibles, mais aussi les différences, celles-ci conduisant alors à saisir l’originalité propre aux mécanismes opératoires, sources des structures logiques.

I. Centration et décentration perceptives. 31 — Dès les effets de champ, et en ne considérant que la variété la plus simple des activités perceptives (l’activité d’exploration au moyen des « grands » mouvements du globe oculaire, par opposition aux petits mouvements oscillatoires ou micronystagmus), on se trouve en présence d’un beau problème d’équilibre et de compensation partielle. Cette équilibration se présente déjà sous une forme analogue à celle des régulations représentatives aboutissant à la réversibilité opératoire (cf. § 5 et 6), mais à une échelle inférieure et en partant de déformations (Df. : transformations non compensées) qui ne se compensent en principe jamais ou ne le font qu’exceptionnellement et approximativement (bonnes formes) mais sans la mobilité ni la stabilité des équilibres opératoires. Ce problème est, en effet, de comprendre comment le sujet procède d’une centration perceptive, nécessairement déformante à une décentration active et correctrice (qui constitue déjà une sorte de régulation semi-réversible ou de semi-réciprocité) en passant par l’intermédiaire de changements automatiques de centration.

Rappelons d’abord qu’une centration perceptive conduit par son mécanisme même à une déformation consistant en une surestimation de l’élément centré (par opposition aux éléments périphériques du champ visuel ou du champ d’attention). Étant donné qu’il s’agit ici d’un compromis entre une accommodation maximale et un minimum d’assimilation à des structures antérieures 32, on peut réduire en ce cas le mécanisme de cette surestimation par centration à un processus stochastique de « rencontres », dont voici le modèle le plus compatible avec les données de l’expérience : pour un nombre (arbitraire) N de points ou de segments de « rencontres » possibles répartir de façon homogène sur un élément donné (une droite, par exemple), supposons que pour une unité x (de temps, etc., ou d’éléments rencontrants : groupe de cellules, etc.) le sujet rencontre une fraction ∝ seulement des N éléments rencontrables : il restera donc (1 − ∝) N éléments non rencontrés, soit N1. De ces N1, pour une seconde unité x, seule la fraction a sera de nouveau rencontrée, et ainsi de suite 33. Il en résulte alors un accroissement des rencontres présentant une forme logarithmique et correspondant qualitativement aux courbes expérimentales, la surestimation de l’élément centré étant à concevoir en ce cas comme fonction du nombre des rencontres effectives 34.

Quant au freinage de ces déformations, notons d’abord que la surestimation absolue due à la centration sur un seul élément (surestimation absolue que nous appellerons « erreur élémentaire I ») peut être considérée comme durable pendant toute les comparaisons en cours (ce que nous admettrons ici pour simplifier) ou comme diminuant par le fait que les premières rencontres cessent d’être actives quand commencent celles d’ordre nx. Mais si tous les éléments étaient surestimés de façon homogène (proportionnellement à leurs longueurs) on ne s’en apercevrait pas. Par contre, lorsque l’on compare entre eux, deux éléments linéaires L1 et L2, l’un des deux éléments peut être surestimé davantage que l’autre : d’où une surestimation relative (= erreur élémentaire II), qui sera renforcée ou freinée par le jeu des centrations. C’est ce freinage particulier, que nous appellerons « décentration », dont nous allons maintenant proposer un modèle fondé sur les liaisons (ou « couplages ») entre les points de rencontres sur L1 et L2. Nous désignerons par le terme de « couplage » les correspondances 1 à n entre les points de rencontre n1 sur L1 et n2 sur L2, soit n1 n2. Considérons maintenant l’élément L1 ou L2 sur lequel le nombre des rencontres est le plus grand relativement à sa longueur (c’est le cas en principe du plus long des deux éléments). Nous appellerons « couplage homogène » le couplage n1 n2 qui résulterait des correspondances 1 à n entre les deux éléments, si tous deux présentaient le même nombre relatif de rencontres par unité de longueur. Nous appellerons enfin « couplage réel » le couplage n1 n2 résultant des rencontres supposées effectives (et pouvant être hétérogènes), « couplage complet » celui pour lequel le couplage réel égale le couplage homogène et nous mesurerons le caractère incomplet des couplages au moyen du rapport entre le couplage réel et ce couplage homogène.

En adoptant ce modèle — le plus simple parmi bien d’autres concevables — il est alors facile de décrire schématiquement en quoi consiste l’équilibre perceptif des effets de centration, étant admis que le freinage ou la compensation des surestimations relatives seront fonction du caractère complet des couplages et que la décentration consistera par conséquent à assurer de façon toujours plus active les couplages les plus complets possibles. Nous allons retrouver à cet égard des « stratégies » très analogues, fonctionnellement parlant, à celles des § 5-6, mais aboutissant structuralement à des formes d’équilibre de niveau bien inférieur à celles des structures opératoires, faute précisément de liaisons ou « couplages » suffisamment complets.

II. Les phases de l’équilibration. 35 — Soit deux éléments linéaires A et B assez proches pour que l’un des deux reste visible quand l’autre est centré. Le champ de l’équilibre est constitué par l’ensemble des centrations possibles sur l’un ou l’autre et ces éléments ou des centrations les englobant tous deux. Ce champ correspondra à un corps d’événements composé à partir des rencontres n1A ou n2B ainsi que des couplages n1A et n2B. La mobilité de l’équilibre, d’autre part, s’accroît au cours des stratégies ou débutant par de simples déplacements des centrations et en s’acheminant vers des explorations avec transports oculaires toujours plus systématiques. Cela dit, les stratégies successives seraient les suivantes : (il vaudrait mieux parler ici de tactiques au sein d’une même stratégie, bien que le point terminal de celui-ci évolue avec l’âge, mais nous garderons le terme de stratégie pour faire pendant à la description du § 5, étant entendu qu’il s’agit de conduites pouvant se succéder très rapidement) :

(1) La première stratégie consiste à centrer l’un des deux éléments A ou B ou son voisinage, d’où une déformation momentanée (surestimation) de cet élément, désignée par Ct(A).

(2) La seconde stratégie consiste à centrer le second élément ou son voisinage, d’où une déformation Ct(B) qui atténue Ct(A).

(3) Dans la mesure où le sujet devient plus scrupuleux et ne se contente plus d’une ou deux centrations, il tend alors à comparer A et B plus activement, c’est-à-dire en « transportant » par le regard A sur B et B sur A, avec correction alternée ou progressive des estimations.

(3 bis). Il reste enfin une quatrième possibilité, mais qui, dans le cas de ces effets perceptifs, ne constitue pas une dernière stratégie indépendante et demeure au mieux à l’état de simple différenciation de la troisième : c’est que le sujet au lieu de mettre fin aux fluctuations de ses estimations par un simple arrêt (arbitraire) de la comparaison, distingue lui-même entre une phase de fluctuation (3) et une phase de stabilisation relative ; en particulier le sujet, après des fluctuations avec centrations alternées sur A et B, peut choisir un point de fixation à mi-distance, etc., à titre de contrôle ultime.

On constate donc que ces phases d’équilibration sont à la fois très semblables aux phases décrites à propos des conservations opératoires (§ 5 sous II) et cependant bien différentes du point de vue de la forme d’équilibre à laquelle elles aboutissent. L’isomorphisme partiel tient au fait que les deux processus d’équilibration constituent essentiellement, l’un aussi bien que l’autre, un passage de la centration (1 et 2) à la décentration (3 et 3 bis) : centration sur l’un des deux caractères A ou B en jeu, ou sur l’un des deux éléments A ou B, et centration déformante soit par surestimation perceptive (dans le cas des éléments) soit par surestimation représentative (dilatation ou contraction attribuées à l’objet parce que l’un seulement de ses caractères est considérée à l’exclusion de l’autre) ; décentration ensuite, en ce sens que les deux éléments étant reliés par des couplages perceptifs ou les deux caractères par une correspondance représentative, les déformations (surestimations perceptives ou représentatives) s’atténuent par le fait même.

Mais la différence, également essentielle, entre ces deux processus d’équilibration, tient à ce que le processus représentatif aboutit, avec sa stratégie (4), à une forme stable et permanente d’équilibre, à cause des compensations complètes entre les transformations virtuelles (réversibilité opératoire), tandis que le processus perceptif n’aboutit qu’à des formes instables d’équilibre, sans conditions permanentes, à cause du caractère incomplet des compensations obtenues (régulations semi-réversibles par opposition aux opérations) : c’est pourquoi on ne saurait distinguer dans le processus perceptif, de stratégie équivalant à (4) mais seulement des stabilisations incomplètes (3 bis).

III. Coût, rendement et probabilité des stratégies. — L’isomorphisme partiel que nous venons de constater se retrouve, quoiqu’un peu affaibli, dans le domaine des coûts et des rendements. Il va de soi qu’une seule centration (1) est moins coûteuse que deux successives (2), et que ces dernières le sont moins qu’une exploration active (3) et que la recherche du point de comparaison donnant les estimations les plus stables (3 bis). Quant au rendement, il se mesurera par définition à la diminution des erreurs systématiques ou déformations, c’est-à-dire, dans notre hypothèse, au caractère plus ou moins complet des couplages 36. On constate en effet, que l’erreur (mesurée en vision libre) est maximale dans le cas d’une seule centration polarisée (1) parce que les couplages sont alors peu nombreux et très hétérogènes. Dans le cas d’un changement de centration (2) l’erreur diminue quelque peu parce que les couplages sont rendus automatiquement un peu plus homogènes. Avec les comparaisons actives des stratégies (3) et surtout (3 bis) les couplages atteignent enfin la plus grande homogénéité compatible avec les procédés imparfaits de la perception, c’est-à-dire que l’erreur devient minimum (en vision libre) sans être en général nulle.

Les phases de l’équilibration perceptive présentent donc les deux mêmes caractères de coût et de rendement croissants que celle de l’équilibration représentative ou opératoire (§ 6) bien que l’équilibre atteint soit incomplet (compensations non entières) et bien moins stable dans le premier cas que dans le second.

Quant aux probabilités successives des diverses stratégies, on retrouve également le même mécanisme dû à des contrôles séquentiels fonctionnellement analogues (malgré les différences de structures et d’échelles). Pour le montrer, nous ne considérerons pas le nombre des centrations, qui n’est pas intéressant en lui-même (d’autant plus qu’il faut distinguer les centrations du regard, en liaison avec la topographie du champ visuel, et celles de l’attention perceptive, sans oublier les durées de centration et leur ordre de succession), mais le nombre des rencontres n1A ou n2B et des couplages n1et n2B (comme il a déjà été dit sous II), c’est-à-dire le produit des diverses centrations ou explorations, etc.

De ce point de vue, dire que la première stratégie (centration privilégiant l’élément A) est la plus probable au départ revient donc à affirmer que le couplage le plus incomplet est initialement le plus probable 37. Or, la chose va de soi dans la mesure où les couples demeurent indépendants les uns des autres, c’est-à-dire dans la mesure où il n’intervient pas au début d’activité proprement dite (exploration, transports, etc.) précisément orientée vers le couplage. Tant qu’une telle activité n’entre pas en jeu on peut, en effet, admettre qu’il y a indépendance stochastique entre les rencontres 38, donc que, si la probabilité pour qu’une rencontre se produise en A en même temps qu’une rencontre en B est de p, cette probabilité sera de p’ pour une rencontre en A couplée avec deux rencontres en B, etc. Il en résultera que la probabilité de couplages complets diminuera en fonction de l’augmentation des nombre n1 et n2, puisqu’elle sera de pn1n2.

(2) Le passage de la première à la seconde stratégie s’explique alors comme suit. Dans la mesure où la première centration aboutit à privilégier l’un des éléments, les déplacements automatiques du regard aboutissent ensuite à des estimations légèrement différentes : il en résulte une tendance à compléter et en même temps à contrôler l’estimation de départ, ce qui, par un effet de simple succession et sans qu’il intervienne encore de décentration systématique (c’est-à-dire de recherche de la compensation), diminue l’indépendance des rencontres sur A et B en augmentant la probabilité des rencontres sur l’élément jusque là insuffisamment centré, donc la probabilité des couplages n1A et n2B.

(3) La succession (1) et (2) aboutit alors à un processus rétroactif : d’une centration sur A le sujet passe à une centration sur B et vice-versa dans la mesure où il a l’impression de gagner en précision, c’est-à-dire que la simple succession des centrations devient mise en relation (« décentration »), avec régulation active. Du point de vue probabiliste, cette nouveauté revient donc à dire que, sans changement du corps des événements, les rencontres n1A ou n2B cessent d’être indépendantes et que les couplages n1A et n2B acquièrent une probabilité d’autant plus grande qu’ils sont dorénavant recherchés pour eux-mêmes.

(3 bis) La comparaison perceptive entre A et B prend fin quand le gain de précision ne compense plus le coût de l’exploration, c’est-à-dire quand le sujet estime avoir trouvé les centrations les plus avantageuses pour aboutir à une évaluation stable (position médiane, etc.). Mais rappelons que cet équilibre final reste peu stable et surtout non permanent, c’est-à-dire qu’il pourrait donner lieu à de nouveaux « déplacements d’équilibre » lors de chaque nouvelle modification des facteurs en jeu de centration ou de transport, etc.

La raison de ce caractère imparfait de l’équilibre perceptif est, répétons-le, que des déformations subsistent, c’est-à-dire des « transformations, non compensées », et qu’ainsi la compensation n’atteint jamais le maximum effectif des équilibres opératoires : selon la loi des centrations relatives au moyen de laquelle nous avons cherché à expliquer les illusions optico-géométriques en nous appuyant sur le schéma précédent 39, l’erreur est fonction de la différence entre les éléments A et B, ce qui revient à dire que pour deux longueurs inégales le couplage ne saurait être complet que très improbablement (effets dits de « contraste »).

§ 9. « Bonnes formes » et constances perceptives

Il est cependant deux cas où l’équilibre perceptif semble au premier abord rejoindre en stabilité et en compensation les formes opératoires ou logiques d’équilibre et il importe donc que nous montrions encore brièvement que tel n’est pas le cas.

Les « bonnes formes » donnent, en effet lieu à une compensation maximale des déformations par centration, mais c’est dans la mesure où leurs éléments (côtés du carré, diamètre du cercle, etc.) sont égaux entre eux et où les couplages peuvent ainsi être relativement homogènes et complets. Mais l’étude des seuils, etc., montre que la résistance des bonnes formes n’est pas identique à tout âge mais s’accroît 40 en fonction de mécanismes analogues à ceux de la stratégie 3.

Quant aux constances perceptives, leur équilibre qui est d’une permanence relative remarquable, semble presque atteindre la stratégie 4 des conservations opératoires et constitue ainsi l’intermédiaire le plus frappant entre les processus perceptifs et les structures logiques, mais avec le paradoxe que les constances perceptives se constituent dès la seconde moitié de la première année tandis que les conservations opératoires ne s’élaborent qu’à partir de 7-8 ans ! Notons d’abord que pour chacune des constances, le champ de l’équilibre ou le corps des événements est formé par les différentes valeurs d’un caractère A (par exemple la grandeur, la forme ou la couleur apparentes), par celles d’un caractère B (la distance, l’angle de rotation ou l’éclairement), et par les possibilités A ou B et A et B : la qualité constante est alors celle qui correspond au produit A et B (par exemple la grandeur réelle correspond à une certaine grandeur apparente An située à une certaine distance Bn).

Cela dit, les faits indiquent que les stratégies 1 et 2, ou bien ne se manifestent presque pas dans le cas des constances ou bien sont dépassées dès les premiers six à douze mois de l’existence, ce qui signifie que les caractères A et B sont très peu indépendants et que la probabilité A et B est précocement très forte. D’autre part, la stratégie 4 (réversibilité ou compensation entières) n’est jamais atteinte car les constances ne sont que bien exceptionnellement exactes (pour celle des grandeurs, la « surconstance » est de règle chez l’adulte, c’est-à-dire une surcompensation due à l’exagération des régulations ou rétroactions, tandis que l’enfant présente une légère sous-constance par défaut de compensation).

Le problème est alors d’expliquer la faible probabilité des A ou B, la grande probabilité des A et B et la probabilité quasi nulle de la stratégie 4 : autrement dit de comprendre pourquoi les constances perceptives sont si précoces et demeurent imparfaites alors que les conservations opératoires sont tardives et complètes. Or, la raison en est simplement que le champ et la mobilité de l’équilibre sont différents dans les deux cas, étant donné que la conservation opératoire porte sur les caractères d’un objet ou d’une collection se transformant objectivement entre un état e1 et un état e2, tandis que la constante perceptive porte sur les qualités d’un objet ne se transformant pas objectivement. Il en résulte (même dans le cas où l’enfant ne raisonne pas d’emblée sur la transformation comme telle, mais seulement sur les résultats de cette transformation : cf. stratégie 1-3 opposés à 4 au § 5 et 6) que le champ de l’équilibre est nécessairement représentatif, c’est-à-dire inférentiel, dans le cas des conservations opératoires (à cause de la nécessité de raisonner sur les transformations ou sur leurs résultats), tandis que le champ de l’équilibre demeure perceptif et n’englobe donc aucune inférence dans le cas des constances. D’où alors la troisième différence, qui est la plus importante : lorsqu’il y a inférence, il y a choix et abstraction possibles, ce qui permet au sujet de raisonner sur le caractère A en négligeant B ou l’inverse (stratégie 1-2), tandis que dans un champ perceptif où les caractères A et B sont donnés simultanément, il n’y a ni choix ni abstraction possibles d’où la haute probabilité de la conjonction A et B (il y a tout au plus possibilité de centrations privilégiées sur A ou sur B ; seulement comme A et B sont, non pas deux éléments distincts, mais deux qualités réunies d’un même objet en fonction de son cadre, les stratégies perceptives 1 et 2 ne présentent dès un niveau précoce qu’une probabilité faible).

On voit ainsi que, malgré l’analogie fonctionnelle des processus d’équilibration, les structures perceptives n’atteignent en fait jamais, même dans le cas des bonnes formes et celui, plus impressionnant encore, des constances classiques, la compensation et la réversibilité exactes des structures opératoires. La raison en est que ces structures perceptives ne parviennent jamais à la stratégie (4) faute d’une considération des transformations comme telles, opposées aux configurations. On peut bien incorporer ces transformations ou actions dans le corps des événements possibles, mais la probabilité qui leur est attachée demeure extrêmement faible de par les limitations mêmes inhérentes à la perception.

§ 10. Le groupe des déplacements sensori-moteurs et le schème de l’objet permanent

Il existe tous les intermédiaires entre les activités perceptives (explorations, comparaisons et transports, transpositions, anticipations perceptives, etc.) et les activités sensori-motrices proprement « intelligentes », puisque les premières sont déjà de nature sensori-motrice et non pas exclusivement sensorielle ou perceptive, et que toutes deux aboutissent à la formation de schèmes de stabilité relativement élevée. La conjonction entre les deux sortes d’activité se marque en particulier à propos du schème de l’objet permanent, qui devient le support des constances perceptives tout en se trouvant consolidé par elles en retour.

La seule différence entre les activités perceptives et sensori-motrices tient au fait que les premières sont spécialisées en fonction des divers organes sensoriels (mouvements oculaires, etc.), tandis que les secondes portent sur des réalités poly-sensorielles et font intervenir l’action entière, par coordination notamment de la vision et des activités manuelles. Le champ d’équilibre à considérer pour les secondes est donc quelque peu élargi par rapport à celui des premières, ce qui leur permet d’atteindre des structures plus mobiles et d’un isomorphisme plus poussé eu égard aux structures opératoires. C’est le cas en particulier du groupe sensori-moteur des déplacements qui, bien que ne portant que sur des actions successives et n’atteignant pas le niveau des représentations coordonnées en un tout simultané, préfiguré d’assez près un groupe d’opérations.

Prévu par H. Poincaré (qui le considérait comme une condition a priori de toute organisation des mouvements), mais constituant en réalité une forme d’équilibre finale des structures sensori-motrices préverbales, le groupe pratique des déplacements (allers, retours, déplacements nuls et détours, correspondant aux opérations directes inverses, identiques et à l’associativité) est, en effet, le plus bel exemple d’une organisation équilibrée dans le domaine des actions successives sans représentation d’ensemble. Il s’agit donc de chercher à l’expliquer en fonction des hypothèses précédentes.

Tant qu’il s’agit des déplacements du sujet lui-même par rapport à un cadre immobile (déplacements de la main ou du corps entier), le schème d’un mouvement réversible n’est que le prolongement du processus de décentration décrit à l’instant (§ 8 sous I et II) et ne soulève pas de nouveau problème de principe, puisqu’il ne s’agit que d’une extension à d’autres mouvements de ce que nous avons vu de ceux du regard.

Par contre, dès qu’il s’agit des déplacements des objets par rapport au sujet autant que de l’inverse, une difficulté systématique surgit, que Poincaré avait résolue trop sommairement en considérant comme primitive la distinction des changements de position (annulables grâce à un mouvement inverse de l’objet ou réciproque du corps propre) et les changements d’état (irréversibles). En réalité, pendant les premiers mois de l’existence, tout est changement d’état, pour ces deux raisons solidaires qu’un objet sortant du champ perceptif semble disparaître sans retour (par résorption, etc., sa réapparition éventuelle résultant alors d’un nouveau changement d’état et non pas d’un déplacement) et que le mouvement d’un mobile n’est pas encore compris comme indépendant des actions propres. Il en résulte qu’il ne saurait y avoir, au départ, de groupe des déplacements ni en translations ni en rotations 41, et que la construction de ce groupe est inséparable de celle du schème de l’objet permanent, condition de la distinction des changements de position et d’état.

Nous pouvons alors distinguer les quatre stratégies successives, qui correspondent aux quatre stratégies des § 5 et 6 (notions de conservation) et parviennent ainsi à un équilibre meilleur que les structures perceptives :

(1) Centration sur le caractère A, c’est-à-dire sur le mouvement de départ de l’objet, avec localisation dans le seul écran). Pas de recherche de l’objet disparu, sa disparition étant interprétée comme une évanescence.

(2) Début de recherche de l’objet disparu, donc centration sur le caractère B (retour) 42. Mais cette recherche n’est pas, au début, coordonnée avec les mouvements de départ de l’objet, c’est-à-dire que, si à un départ A1 correspond bien un retour B1, à un départ A2 (avec point de disparition 2, différent de 1) peut correspondre la même recherche de B1 (comme si l’objet était à nouveau en 1 parce que c’est le point de disparition où une première action de recherche a réussi antérieurement !)

(3) Coordination progressive entre les caractères A et B, c’est-à-dire qu’à chacun des trajets An correspond un des Bn, qui est bien son inverse dans les cas simples, mais avec encore tâtonnement dans les cas complexes et manque de généralisation à tous les cas (il conviendrait donc de subdiviser cette troisième stratégie en fonction des progrès de la composition associative) (4) coordination entière dans l’espace de l’action proche.

L’équilibre est donc atteint quand le sujet adopte un système de transformations minimum (= déplacements seuls avec conservation du mobile au lieu du système primitif qui ajoutait aux déplacements la série des changements d’états, sous forme d’annihilations et des reformations) mais fournissant le maximum de relations utilisables avec compensation des équivocations par les redondances appropriées.

Du point de vue du rendement des stratégies, il est donc atteint pour celle qui parvient au maximum de « gains moins pertes ». À comparer les stratégies successives il est clair, en effet, qu’en (1) l’action du sujet ne coûte presque rien (simples localisations perceptives) mais ne rapporte rien (l’objet disparu n’est plus ni localisable ni retrouvable), tandis qu’au coût progressif des coordinations spatio-temporelles correspond le rendement des localisations et des récupérations possibles, et cela dans toutes les situations nouvelles malgré l’uniformité des procédés employés.

Du point de vue de la probabilité des stratégies successives eu égard au corps habituel An ou Bn et An et Bn plus les actions, 43 le problème est de comprendre le passage d’un état initial où tout est centré en fonction de la perception et de l’action propres à un état final de décentration dans lequel le corps propre devient un objet parmi les autres, au sein d’un espace unique tel que tous les mouvements, extérieurs ou propres, se coordonnent entre eux. En fait le passage des An aux Bn et vice-versa, puis aux diverses conjonctions An × Bn, qui correspond d’abord à une modification des probabilités attachées aux événements A ou B et A et B puis à celle de la probabilité attachée aux actions (avec les déplacements réversibles de la stratégie 4), peut être décrit, en ce cas comme dans les autres, en termes d’actions d’abord isolées, puis oscillant entre elles, puis reliées par des rétroactions devenant ensuite anticipatrices, jusqu’aux actions à coordinations réversibles (voir § 6 sous III).

§ 11. Les « groupements élémentaires » d’opérations « concrètes »

Dès l’apparition de la fonction symbolique (symboles imagés et signes verbaux), le champ de l’équilibre ne se limite plus aux perceptions et aux mouvements, c’est-à-dire à l’espace et au temps de l’action propre, mais englobe en outre les représentations portant sur des objets situés à des distances spatio-temporelles plus considérables telles que celles dont dispose l’image mentale et le langage du niveau considéré. Toutefois, jusqu’au niveau des opérations que nous appellerons « formelles » (11-12 ans), il ne s’agit en fait que d’objets manipulables, soit perceptibles soit aisément imaginables (d’où le qualificatif de « concrètes » appliquées aux opérations du présent niveau).

Nous avons déjà cherché à expliquer aux § 5 et 6 comment se constituent par équilibrations successives les notions de conservation qui représentent les invariants des structures opératoires dont nous allons parler maintenant. Le moment est venu de chercher si ces structures elles-mêmes peuvent être considérées comme le résultat d’une telle équilibration ou si au contraire celle-ci suppose au préalable l’existence des structures que nous appellerons « groupements élémentaires ».

Partons d’abord d’un exemple particulier de groupement, dont nous connaissons spécialement bien les étapes génétiques : celui de la « sériation » ou enchaînement des relations asymétriques transitives 44. Nous savons, en effet, que les enfants de 3-4 à 7-8 ans, à qui l’on demande de sérier une dizaine de réglettes de longueurs distinctes (mais peu différentes les unes des autres sans quoi la perception supplée au raisonnement), commencent par construire des couples x < y (ou de petites séries x < y < z), mais sans parvenir à les ordonner entre eux ; puis ils procèdent de même, mais avec réordination après coup ; puis ils construisent toute la série, mais par tâtonnements successifs et enfin seulement trouvent une méthode permettant de construire la série sans aucun tâtonnement (chercher le plus petit élément parmi tous, puis le plus petit de tous ceux qui restent, etc., etc.). Or, il est immédiatement visible que nous retrouvons en ce cas les quatre stratégies successives décrites au § 5 (sous II), à cette seule différence près que la stratégie (2) ne s’oppose pas à la stratégie (1) d’une manière aussi indépendante, c’est-à-dire avec un renversement si complet, qu’à propos des notions de conservation, mais qu’elle s’en différencie d’une manière plus continue.

Appelons d’abord, par analogie avec les caractères A et B des § 5 et 6, caractère An les diverses relations A < B, B < C, etc., et caractère Bn les diverses relations B > A, C > B, etc., qui, quoique converses des premières, sont loin d’être d’emblée conçues comme aboutissant à la même sériation, mais dans l’autre sens de parcours. Le champ de l’équilibre (ou corps des probabilités) est donc formé par l’ensemble des relations An, Bn (An ou Bn) et An et Bn. Les stratégies successives sont alors les suivantes :

(1) Centration (représentative) sur une seule des relations An ou Bn, par exemple la relation An : l’enfant construit ainsi un couple x1 < y1 plus un autre x2 < y2, mais sans mise en relation entre x1 et x2 ou y2 ni entre y2 et x2 ou y2 ; après quoi il ne sait plus comment réunir ces couples en une sériation unique faute de faire intervenir la relation converse.

(2) Ce sujet débute comme en (1) mais utilise ensuite la relation converse lorsqu’il permute après coup les éléments voulus pour réunir deux couples (ou trios) en une série unique. En effet permuter A < C > B en A < B < C implique l’utilisation de la relation C > B, qui, coordonnée avec les relations A < C et A < B, aboutit à la conversion B < C.

(3) Le sujet débute par une courte série, puis ajoute des éléments au hasard en corrigeant par tâtonnements successifs les irrégularités qui résultent de ces adjonctions ; il passe ainsi périodiquement des relations An aux relations Bn et réciproquement par un processus d’oscillations d’abord, puis de rétroaction et finalement d’anticipation partielle.

(4) Le sujet coordonne dès le départ les relations An et Bn donc < et > : en effet en posant le plus petit de tous les éléments, puis le plus petit de tous ceux qui restent, etc., il considère comme évident qu’un élément quelconque tel que E soit à la fois plus petit que les suivants (E < F, G, H, etc.) et plus grand que les précédents (E > D, C, B, A).

On constate donc à nouveau qu’après centration sur l’une seulement des relations en jeu (1), puis intervention de la seconde (2), on observe une série de corrections rétroactives avec oscillations entre les deux (3) et enfin une compensation exacte avec réversibilité entière (4). Il serait facile, d’autre part, de reprendre une à une ces quatre stratégies pour montrer que, si leur coût augmente de la première à la dernière, leur rendement s’accroît également. Mais le problème essentiel, pour juger des relations entre la structuration et l’équilibration, est d’examiner si le jeu des probabilités intervenant lors de ces quatre étapes est le même que dans le cas des caractères A et B considérés à propos des conservations.

En première approximation il est sans doute permis de l’admettre : on montrera ainsi que la centration sur une seule des deux relations An ou Bn est plus probable que sur les deux réunies (1) ; on constatera ensuite que les erreurs commises selon cette méthode imposent tôt ou tard la centration sur la seconde relation (2) ; les deux relations cessant d’être indépendantes, on admettra que, pour un même corps d’événement, une probabilité plus grande s’attachera à partir de cette phase à la conjonction An × Bn (3) ; enfin, les oscillations et rétroactions devenant anticipatrices, la conjonction An × Bn finira par s’imposer, non plus en cours de route, mais dès la méthode même de départ (4), cette quatrième stratégie acquérant ainsi, en fonction des résultats de la troisième, une probabilité maximale, du fait que la conjonction des conjonctions An et Bn constitue le schème anticipateur d’une action susceptible d’ordonner n éléments selon la double relation < dans un sens et > dans l’autre.

Mais, à présenter les choses ainsi, on semble faire intervenir, pour expliquer la stratégie (4), l’opération elle-même en tant que schème anticipateur, au lieu d’expliquer la structure opératoire par l’équilibration comme telle. Le nœud de la question est donc dans le passage des oscillations du début de la phase (3) aux rétroactions et anticipations de la fin de cette phase, car c’est la compensation progressive, assurée par ces régulations toujours plus mobiles qui aboutit à l’équilibre stable de la phase (4). Le schème anticipateur qui intervient dans la stratégie (4) et qui annule les probabilités de An ou Bn au profit de An et Bn est en effet le résultat direct de l’équilibration qui s’effectue au cours de la phase (3). Quant à cette équilibration, elle s’explique alors dans le détail par la probabilité qu’acquiert chaque rétroaction et chaque anticipation en fonction de l’ensemble des précédentes (selon un processus historique qui prend fin sitôt découverte la méthode qui caractérise la stratégie 4). Nous reviendrons sur cette question centrale au § 12.

Il serait maintenant facile de montrer comment le groupement élémentaire de la classification 45 donne lieu à des stratégies analogues, qui trouvent leur équilibre lorsque le sujet parvient à coordonner en un seul système les deux sortes d’actions consistant soit à réunir des collections par additions successives soit à les dissocier par soustractions successives. L’expérience psychologique centrale porte ici sur l’inclusion A < B et permet de constater qu’au niveau préopératoire (jusque vers 7-8 ans), le sujet, en présence d’une collection nB entièrement visible (comprenant par exemple 18A et 2A’) ne parvient pas à comparer le tout B et la partie A sous la forme nB > n’A parce que, quand il raisonne sur les parties, le tout n’existe plus comme tel, et que, quand il pense à celui-ci, les parties ne sont plus isolables. La relation d’inclusion n’est ainsi comprise que lorsque le sujet parvient à coordonner en un seul système les deux opérations B = A + A’ et A = B − A’, donc à promouvoir de telles actions en opérations réversibles, faute de quoi la classification apparente ne consiste qu’en juxtaposition sans emboîtements réels.

De même, dans le cas des groupements multiplicatifs, les deux caractères à coordonner sont, d’une part, l’action multiplicative elle-même (par exemple B1 × B2 = A1A2 + A1A’2 + A’1A2 + A’1A’2) et, d’autre part, l’action inverse que nous appellerons abstraction (B1B2 abstraction faite de B2 équivaut à B1 soit B1B2 : B2 = B1 : par exemple les carrés rouges abstraction faite de la classe des rouges sont à classer comme carrés). Ici encore, il serait facile de montrer comment les stratégies aboutissant à la coordination équilibrée se conforment au schéma général d’une équilibration par paliers successifs à partir de l’un des caractères puis de l’autre, avec ensuite oscillations entre deux, rétroaction anticipatrice et finalement réversibilité.

Il en est ainsi des huit groupements d’opérations « concrètes » que l’on peut distinguer entre 7-8 et 11-12 ans (classes et relations, additions et multiplications, symétrie et asymétrie : 2 × 2 × 2 = 8).

§ 12. Réversibilité opératoire et équilibre

Nous pouvons alors reprendre, à propos des opérations concrètes, le problème général auquel il a été déjà fait allusion : peut-on « expliquer » la genèse des opérations par le mécanisme de l’équilibration ou au contraire l’achèvement de celle-ci suppose-t-elle l’intervention de celles-là, à titre de données nouvelles émergeant indépendamment du processus même de cette équilibration ? Pseudo-problème en apparence, cette question est en réalité au centre de nos préoccupations, car, ou bien les structures logiques constituent les formes d’équilibre vers lesquelles tend la coordination des actions du sujet, ou bien elles relèvent nécessairement, soit de montages héréditaires, soit des propriétés des objets découvertes par expérience, soit de structures sociales particulières (linguistiques, etc.).

Constatons d’abord, de manière à mieux poser le problème, que, contrairement aux structures perceptives, dont l’équilibre est instable et non permanent faute de compensations complètes, et aux structures sensori-motrices dont l’équilibre n’est atteint sous une forme plus stable que dans le cas de quelques structures limitées comme le groupe des déplacements dans l’espace proche (avec son invariant, la conservation de l’objet ; voir § 10), les structures opératoires concrètes parviennent à la seule forme stable en général d’équilibre, à conditions permanentes, avec compensations entières entre transformations virtuelles relativement mobiles, que l’on rencontre jusqu’au niveau des opérations formelles (11-12 ans). Il y a donc bien correspondance univoque et nécessaire entre cette forme spécifique d’équilibre à compensations complètes et les premières structures logiques se constituant chez l’enfant, caractérisées par leur réversibilité opératoire.

D’où alors le problème : étant admis que le caractère constitutif de ces premières structures logiques consiste en leur réversibilité, faut-il considérer celle-ci comme le résultat des compensations de plus en plus complètes qui caractérise les phases successives de l’équilibration, ou faut-il considérer les compensations entières propres à la dernière phase comme le résultat de l’apparition des opérations réversibles ? Il ne sert de rien d’objecter qu’en nous donnant des « stratégies » nous nous sommes donné l’opération réversible, et qu’en attachant des probabilités à ces stratégies nous nous la sommes redonnée sous une autre forme (sous les espèces d’une conjonction des conjonctions A et B). Le problème n’est pas là : il est d’établir si la réversibilité apparaît d’un bloc en fonction de la présence ou de l’absence d’une structure toute faite, ou si elle est l’expression d’un processus à croissance continue (ou par paliers multiples), avec changement qualitatif au niveau d’achèvement, du fait de la fermeture d’une structure jusque-là incomplète. En ce second cas, mais en ce second cas seulement, il est alors légitime d’interpréter la réversibilité, en tant que structure, comme le résultat des compensations qu’un fonctionnement global des conduites établit peu à peu, ce qui revient à subordonner l’aspect structural du processus à son aspect fonctionnel et à interpréter ces ajustements successifs en termes d’équilibration.

Or, le caractère progressif de la réversibilité ne laisse aucun doute, car la réversibilité complète des opérations (stratégie 4) est préparée par la semi-réversibilité propre aux régulations (stratégie 3), avec leur caractère de rétroaction anticipatrice semi-opératoire. L’opération ne surgit donc pas ex nihilo : le vocable d’« opérations » désigne simplement le système des actions jusque-là partiellement compensatrices, dès le moment où elles parviennent à la compensation entière. La structure de groupe (ou de « groupement », etc.) qu’elles acquièrent alors n’est pas une structure préformée, ni dans l’organisme, ni dans les objets (bien que les transformations de ceux-ci se laissent assimiler à une telle structure et peuvent alors, mais après coup, être dites obéir à ses lois) : elle n’est que l’expression de la forme que prennent les actions coordonnées entre elles lorsque cette coordination atteint un état d’équilibre stable, et, même si l’on définit l’équilibre par référence au groupe, on ne peut, psychologiquement parlant, considérer cette forme d’équilibre comme résultant de l’existence préalable de ce groupe, puisqu’au contraire le groupe n’apparaît, en tant que structure, qu’au moment où la coordination des actions a trouvé son mode particulier de stabilité mobile 46.

Ce n’est donc pas jouer sur les mots que d’expliquer la genèse des structures logiques élémentaires par un processus d’équilibration : c’est la seule manière valable d’échapper simultanément à l’apriorisme des structures innées, à l’empirisme des structures acquises et au conventionnalisme des structures qui seraient d’origine purement verbales.

Il s’ajoute à cela une raison qui nous paraît fondamentale pour concilier les caractères propres des structures logiques avec les règles de l’explication psychologique. Les structures logico-mathématiques présentent, en effet, en propre ce caractère de dépasser constamment le réel et de porter sur l’ensemble des possibles. Toutes les fois qu’en mathématiques on introduit trois points de suspension (1, 2, 3, …) ou le signe « etc. », on se réfère à une suite indéfinie d’opérations possibles. Or, ce caractère est extrêmement paradoxal dans la perspective psychologique, car le possible dont il s’agit, ne correspond pas à une simple absence de réalité (comme dans l’énoncé « il aurait été possible à Napoléon de gagner la bataille de Waterloo »), mais au contraire à quelque chose de très réel au point de vue mental : il correspond parfois, mais nullement toujours (on ne rejoint jamais l’infini…) au fait qu’on atteindra ce possible tôt ou tard, et il correspond surtout au fait que les opérations réellement effectuées dépendent d’une structure portant sur un ensemble cohérent d’opérations possibles (dont beaucoup ne sont cependant jamais réalisées). Cette action des structures englobant le possible est ce que nous avons appelé ailleurs 47 le caractère causal du possible en psychologie. Or, ce caractère, qui est inexplicable en termes d’hérédité et d’expérience physique ou sociale, va de soi si l’on se place au point de vue de l’équilibre, puisque le possible correspond alors directement aux transformations virtuelles du système. À partir d’un certain niveau, en effet, (qui est celui auquel nous en arrivons au § 13), tant les perturbations DP (E) que les compensations DS (E) peuvent être non seulement imaginées par le sujet, mais déduites et construites par lui, ce qui leur confère le rang de transformations possibles. D’un tel point de vue, toute opération directe d’un groupe peut être considérée psychologiquement comme un DP (E) et toute inverse comme un DS (E) qui l’annule, que ces opérations (ou l’une seulement des deux) soient réelles ou possibles, et cela peut aussi être le cas pour des DP (E) entre eux ou des DS (E) entre eux. De façon plus générale, toute structure réversible aussi vaste soit-elle constitue un système en équilibre dont les compositions directes et inverses constituent les transformations virtuelles se compensant entièrement. Comme il est de la nature même des modèles d’équilibre de faire intervenir de telles transformations virtuelles, expliquer les structures logico-mathématiques par un schéma d’équilibration fournit la solution de ce problème de l’action du possible au sein de la pensée sans s’enfermer dans les paradoxes.

§ 13. Les structures opératoires « formelles » (ou interpropositionnelles)

Vers 11-12 ans (avec palier d’équilibre vers 14-15 ans) apparaissent un certain nombre d’opérations nouvelles s’organisant en structures plus complexes que précédemment. On peut décrire ces nouvelles opérations en se servant de différents langages formels plus ou moins adéquats (selon que les isomorphismes obtenus sont plus ou moins complets). On peut les considérer comme un achèvement de la logique des classes (par opposition aux « groupements élémentaires » du § 11 qui ne recouvrent ni toute la logique des classes, notamment du point de vue de la loi de dualité, ni toute celle des relations). On peut les exprimer dans le langage de la logique des fonctions du premier ordre (mais sans isomorphisme complet en ce qui concerne quelques-uns des axiomes), ou simplement dans celui de la logique des propositions (même remarque). Nous adopterons par convention, et pour simplifier cette dernière notation. L’important, du point de vue psychologique, n’est d’ailleurs pas le langage choisi (car la logique du sujet réel est isomorphe à une algèbre en tant que calcul plus qu’à un langage formalisé), mais le fait de l’apparition des structures nouvelles de « réseau » (lattice) et de groupe de quatre transformations, qui débordent largement des « groupements élémentaires » du niveau précédent.

Le premier problème qui se pose est de comprendre pourquoi les structures équilibrées du niveau antérieur ne suffisent plus au sujet, à un moment donné et comment surgissent de nouveaux déséquilibres en fonction de problèmes non encore résolus (déséquilibres qui ne se manifestent naturellement pas à l’intérieur des champs d’équilibre correspondant aux structures précédentes, mais à la frontière ou à l’extérieur de tels champs). La raison en est simplement que tous les problèmes rencontrés par un préadolescent ne se réduisent pas à des problèmes de classification, de sériation ou de correspondance et que, en présence de certaines questions nouvelles, il devient nécessaire de considérer un nouveau champ ou un nouveau corps d’événements et de construire de nouvelles structures qui n’aboliront pas les précédentes, mais les intégreront ou les dépasseront sans les modifier pour autant en ce qui concerne leur champs particuliers.

Un exemple particulièrement clair de cette situation est fourni par les expériences de B. Inhelder sur l’induction des lois physiques, lorsque le sujet se trouve en présence de plusieurs facteurs non dissociés (tels la longueur, l’épaisseur, la forme de section, etc., de tiges dont il s’agit d’expliquer les différences de flexibilité). Le sujet du niveau précédent se borne alors à classer les observables, à les sérier et à les mettre en correspondance, mais sans se douter que de telles correspondances ne prouvent rien tant que l’observation ne porte pas sur les variations d’un seul facteur, les autres étant maintenus inchangés. Pour découvrir la preuve fondée sur un tel principe (découverte qui se généralise seulement vers 14-15 ans, les sujets plus jeunes faisant au contraire varier plusieurs facteurs à la fois « pour qu’on voie mieux les différences » 1), il faut donc que le sujet renonce à l’emploi exclusif des groupements élémentaires utilisés par lui jusque là et qu’il recourt à une combinatoire, c’est-à-dire à une nouvelle structure.

Cette nouvelle structure consiste en ceci que, les données une fois élaborées au moyen des groupements élémentaires, il devient possible de les grouper à nouveau au moyen de ce que l’on pourrait appeler des opérations à la seconde puissance, c’est-à-dire qui portent sur les résultats des opérations précédentes. En partant du plus complet des groupements précédents (correspondances multiplicatives), on aura par exemple les quatre associations de base : (a . b) + (a . non b) + (non a . b) + (non a . non b) ; il suffira alors de classer ces quatre associations de toutes les manières possibles pour aboutir à seize sous-ensembles, le combinatoire ne constituant pas autre chose que cette classification de toutes les classifications possibles partant sur des données déjà élaborées grâce aux opérations concrètes de classifications multiples ou correspondances.

Autrement dit, la nouveauté propre à ce nouveau palier du développement est l’apparition des « ensembles de sous-ensembles » se superposant aux simples ensembles dichotomiques établis jusque-là et cette apparition est due à une généralisation directe de la classification, mais à la seconde puissance, c’est-à-dire portant sur le résultat des classifications multiplicatives du niveau précédent.

Le problème principal est alors d’expliquer, en fonction du schéma qui nous a servi jusqu’ici, pourquoi cette structure d’« ensemble de sous-ensembles » est si tardive et comment elle se forme. Étant admis que cette nouvelle structure présente toujours à la fois le caractère d’un réseau lattice) et celui d’un groupe de quatre transformations (inverse N, réciproque R, corrélative C = NR et identique I) il convient de faire porter l’analyse sur ces deux aspects simultanément.

Soit donc un champ d’équilibre constitué par les résultats des opérations du niveau précédent et se résumant en un ensemble de correspondances ; et partons, pour simplifier des quatre associations données se correspondant deux à deux : (a . b) ∨ (a . non b) ∨ (non a . b) ∨ (non a . non b), que nous nommerons 1, 2, 3 et 4 (on en pourrait choisir de même huit pour a, b et c ; seize pour a, b, c et d ; etc.). De telles associations peuvent alors être groupées sous la forme 1 + 2 (que nous désignerons par 12) ; 1 + 3 (= 13), etc., ou sous la forme 12 × 13 = 1 (partie commune), etc., selon toutes les combinaisons. Le corps des événements possibles porte en ce cas, non pas seulement sur deux caractères A et B (A ou B ainsi que A et B), mais sur deux couples de caractères A et B ainsi que A’ et B’, tels que la relation entre B’ et A’ soit la même qu’entre B et A, mais que la relation entre B’ et A (ou entre A’ et B), soit différente. Si nous désignons par x et par y deux quelconques des ensembles 1, 2, 3, 4 ou 12, 13, 14, etc., ou 123, etc., on peut avoir, en effet :

A = toute réunion d’un x et d’un y, soit x  y.

B = la négation de cette réunion, c’est-à-dire l’élimination de non-x et de non-y à la fois, soit (non x) . (non y).

A’ = toute conjonction d’un x et d’un y, soit x . y.

B’ = la négation de cette conjonction, soit (non x (non y).

On constate alors que ces quatre possibilités satisfont simultanément aux lois du réseau et à celles du groupe des quatre transformations INRC. Du premier de ces deux points de vue le caractère A se réfère à la borne supérieure (x  y) deux termes quelconques x ou y choisis parmi les ensembles 1…4, 12… ; 123… etc., et le caractère A’ à leur borne inférieure (x . y), étant entendu que ces liaisons sont commutatives et associatives. Au second de ces deux points de vue, le caractère B se réfère à la négation ou inversion N de A et le caractère B’ à celle de A’, tandis que B’ se réfère à la réciproque (R) de A, et B à la réciproque R de A’ (d’où il résulte que A’ correspond à la corrélative C de A). Enfin, comme tout élément x ou y peut être envisagé en lui-même (ou n’être réuni qu’à lui-même ou à O), il comporte sa propre négation N, sa propre réciproque N et sa propre corrélative C, ce qui généralise les transformations possibles ainsi que l’application des caractères A, B, A’ et B’. Le corps des événements considéré englobe donc bien simultanément la construction possible du réseau 48 ainsi que celle du groupe INRC dans toute leur généralité.

Cela dit, il est facile de montrer que, dans l’un quelconque des innombrables problèmes qui comportent ces quatre sortes d’événements, la solution n’est trouvée qu’au niveau de 12 à 15 ans parce que le sujet ne parvient à la double coordination (A et B) et (A’ et B’) qu’après des séries de centrations représentatives incomplètes telles que (A ou B), (A ou B’) et surtout (A et B) ou (A’ et B’).

Bornons-nous à l’un des exemples les plus simples, qui est celui des déplacements groupés en fonction de deux systèmes de références à la fois, tels que ceux d’un escargot allant et venant sur une planchette, elle-même susceptible de mouvements qui renforcent ou annulent ceux de l’escargot. En étudiant le problème (au moyen d’un dispositif matériel représentant réellement les mouvements en question et en demandant au sujet de déduire le résultat de deux déplacements qu’on exécute séparément devant lui), on observe une série de stratégies successives, dont nous ne considérerons que celles des débuts du niveau considéré en ce § . Au cours du stade précédent (§ 11) l’enfant arrive, en effet, à considérer simultanément les mouvements d’aller et de retour soit de l’escargot (A’n et B’n) soit de la planchette (A’n et B’n) après avoir centré séparément soit les allers soit les retours (An ou Bn et A’n ou B’n), mais cette découverte progressive de la réversibilité de chacun des deux systèmes à part n’ajoute rien à ce que nous avons vu aux § 11-12. Par contre la question se pose de savoir par quelles stratégies le sujet en viendra à coordonner ces deux systèmes réversibles, dont chacun à part ne présente pas de difficulté particulière, en un seul système total. Or, c’est sur ce point que le problème est nouveau, car une telle coordination suppose que le sujet distingue et cependant relie entre elles deux formes différentes de réversibilité : le mouvement de l’escargot peut, en effet, être soit annulé par un retour de celui-ci (N), soit compensé et non pas annulé par un mouvement en sens inverse de la planchette (R). D’où les stratégies suivantes :

(1) Le sujet centre l’un des deux systèmes, déjà réversible à ses yeux : (A et B) ou (A’ et B’), mais sans s’occuper de l’autre : par exemple, il constate que l’escargot avance par rapport au système de référence constitué par la planchette, mais ne met pas les déplacements de celle-ci en relation avec des références extérieures.

(2) Il tient compte de l’autre système, mais sans coordonner les déplacements du second mobile avec ceux du premier : il s’occupe, par exemple, des mouvements de la planchette par rapport à un repère extérieur, mais ne peut les mettre en relation avec ceux de l’escargot.

(3) Le sujet découvre que les deux systèmes sont solidaires, mais il ne parvient pas d’emblée à comprendre la composition des mouvements : il se borne alors à tâtonner en présentant les oscillations, rétroactions et anticipations habituelles, en passant de l’un à l’autre des deux termes intervenant dans les compositions mixtes de type (A et B’, B et A’, A et A’ ou B et B’).

(4) Il parvient enfin à coordonner les quatre types de mouvements possibles en un seul système (A et B) et (A’ et B’).

Il est donc clair que l’on retrouvera, ici encore, le même schème qu’en tous les exemples précédents en ce qui concerne le rendement des stratégies et leurs probabilités successives en fonction des résultats des précédents. Notons d’abord que le caractère tardif de telles structures va de soi du point de vue de la possibilité des conjonctions (A et B), puisqu’il ne s’agit pas seulement en ce cas de deux conjonctions séparées mais de la conjonction entre les deux conjonctions 49 (A et B) et (A’ et B’). Il est donc clair qu’au point de départ, la stratégie (1) est la plus probable puisqu’elle ne fait intervenir que l’une de ces deux conjonctions (A et B) ou (A’ et B’). Mais, l’emploi exclusif de cette première méthode ne mettant le mobile en relation qu’avec l’un des systèmes de références et pas avec l’autre, ces secondes relations s’imposent tôt ou tard à l’attention du sujet avec une probabilité renforcée par ces échecs de la première stratégie. Les échecs de la seconde (2) aboutissent à leur tour à une oscillation entre les deux (3), c’est-à-dire à un renforcement de la conjonction (A et B) et (A’ et B’) jusque là peu probable. Enfin, sitôt la double conjonction amorcée il se produit, conformément au même schéma général, un changement de la probabilité attachée aux transformations comme telles, en ce sens que le sujet ne raisonne plus seulement sur les mouvements considérés par couples isolés (A et son inverse B ou A’ et son inverse B’) mais sur les transformations reliant entre eux les ternies de ces couples (A et A’ ou B’ et B et B’ ou A’). Autrement dit, le groupe des quatre transformations INRC qui constituait la structure la moins probable au début de ce processus évolutif finit par s’imposer comme devenant la plus simple une fois ébauchées en (3) les coordinations dont la forme d’équilibre est constituée par cette structure de groupe.

III. Conclusion : Équilibre et apprentissage. Les trois échelles de structuration

Des structurations les plus simples, telles que les formes perceptives (qui, rappelons-le, sans constituer le point de départ de la connaissance, présentent cependant une simplicité privilégiée due au maximum d’accommodation) aux structures les plus complexes, telles que celles des opérations formelles, nous retrouvons ainsi à tous les niveaux le même schème général d’équilibration. Cette convergence est d’autant plus remarquable qu’en deçà du niveau des premières opérations réversibles (niveau des opérations concrètes de 7-8 ans), l’équilibre n’est jamais atteint complètement, sauf en ce qui concerne le schème de l’objet permanent et le groupe sensori-moteur des déplacements qui préfigurent sur le plan de l’action les futures structures logiques, correspondant aux formes définitives d’équilibre.

Cette généralité du même schéma d’équilibration montre, d’autre part, que le développement des fonctions cognitives, tout en témoignant d’une extension et d’un progrès continuels, est également caractérisé par une série de recommencements, puisqu’à chaque nouveau palier se répète avec un décalage dans le temps le même processus d’équilibration, mais relativement à de nouveaux champs et à une nouvelle échelle de comportements.

Il nous reste donc deux problèmes à examiner dans cette conclusion. Le premier est de chercher quelles relations peuvent exister entre le schéma de l’équilibration et les lois de l’apprentissage, car, dans la mesure précisément où un tel schéma semble général, il faut le concevoir ou comme s’accordant avec ceux de l’apprentissage ou comme conduisant à les retoucher. Le second problème est celui des changements d’échelle ainsi que du mode d’abstraction lié à ces changements, question qui, d’un autre point de vue, rejoint elle aussi l’un des aspects du problème de l’apprentissage.

§ 14. Équilibration et apprentissage 50

Pour expliquer, d’abord les notions de conservation, puis les structures opératoires de la pensée, nous avons commencé par montrer que leur développement passe par un certain nombre de phases que l’on peut caractériser par leur équilibration graduelle. Nous avons alors décrit ces phases en termes de stratégies et essayé de rendre compte du choix et de la succession de celles-ci par une suite de changements dans la probabilité des conduites. L’essentiel d’un tel schéma tient donc, en fin de compte, à un ensemble de lois sur les évolutions des probabilités des conduites : or, c’est justement le cas d’une théorie de l’apprentissage comme, par exemple, celle de Bush-Mosteller.

Mais, il ne suffit pas d’énoncer de telles lois : il faut les expliquer, et ici encore l’on peut se demander si les mécanismes couramment invoqués pour rendre compte de l’apprentissage ne devront pas être finalement retenus à titre de soubassement nécessaire de l’interprétation par la notion d’équilibre. Plus précisément, il nous reste à chercher si cette dernière notion conserve en définitive la vertu explicative que nous lui supposions, ou si, de proche en proche, elle n’aboutit pas à un statut simplement descriptif, l’explication réelle se réduisant à une interprétation probabiliste de l’apprentissage. Nous allons naturellement essayer de montrer qu’il n’en est rien et que, à vouloir rendre compte des lois mentionnées d’évolution des probabilités des conduites par les facteurs habituels d’apprentissage, ou bien l’on rencontre quelques difficultés, ou bien l’on doit au contraire assouplir le schéma de l’apprentissage jusqu’à y incorporer celui de l’équilibration.

Rappelons d’abord les lois en question, synchroniques comme diachroniques :

1 Il va de soi que le but de ce § n’est pas de discuter de manière approfondie les théories, déjà si élaborées, de l’apprentissage, mais exclusivement de soulever le problème des relations entre l’apprentissage et l’équilibration dans la perspective de la présente étude.

2. La considération des caractères A ou B en telle ou telle de leurs valeurs statiques (An ou Bn) est initialement plus probable que la considération de leurs transformations (An en An + 1 ou Bn en Bn + 1) (loi synchronique).

3. Les considérations respectives de An ou Bn sont indépendantes au stade initial. Leur conjonction (An et Bn) est donc moins probable que l’une d’entre elles (loi synchronique).

4. Lorsque l’un des deux (An) a été considéré, la probabilité pour que l’autre le soit à son tour est non nulle et s’accroît avec le temps, jusqu’à considération de Bn seul et négligence de An (loi diachronique).

5. À la suite de cette substitution de Bn à An une alternance entre An et Bn devient probable (loi diachronique).

6. À la suite de cette alternance, la conjonction An et Bn acquiert une probabilité croissante (loi diachronique).

7. Les conjonctions (An et Bn) une fois réalisées, la mise en relation ou conjonction des conjonctions (An et Bn) et (An + 1 et Bn + 1) devient probable, ce qui signifie une considération des transformations comme telles et non plus seulement des configurations statiques comme en 2 (loi diachronique).

Ces lois étant rappelées, demandons-nous donc alors si l’explication que nous avons cherché à en donner, et que nous allons préciser à l’aide de la confrontation qui va suivre, se réduit au schéma classique de l’apprentissage ou demeure au contraire nécessairement et dès le départ liée à la notion d’équilibration, ce qui conduirait à un élargissement du schéma de l’apprentissage. Dans la première hypothèse, tout le problème serait naturellement déplacé et le modèle de l’équilibration demeurerait dépendant d’une théorie préalable de l’apprentissage, qui rendrait compte de la formation des conduites ou stratégies, le facteur d’équilibre n’intervenant qu’à la suite ou en marge de cette formation : le mécanisme de l’apprentissage constituerait donc la condition préalable et le soubassement indispensable des mécanismes d’équilibration. Dans la deuxième hypothèse, au contraire, équilibration et apprentissage ne représenteraient que les deux faces complémentaires d’un seul et même processus caractérisant aussi bien la construction des conduites les plus élémentaires (structures perceptives, schèmes sensori-moteurs, etc.) que les structures supérieures, de telle sorte que, pour expliquer les lois d’évolution des probabilités de conduites que nous venons de rappeler, on n’aurait pas à sortir du domaine de l’équilibration ; d’autre part, on ne parviendrait à traduire cette explication en termes d’apprentissage qu’en complétant l’aspect d’acquisition extérieure (sur lequel a surtout insisté Hull) par un appel plus poussé aux conditions d’organisation interne. En d’autres termes, l’étude de l’équilibration pourrait et devrait se prolonger en une analyse de l’apprentissage réunissant en un même tout ces deux sortes de mécanismes, mais, pour ce faire, un certain nombre de retouches seraient sans doute à introduire dans les conceptions classiques de l’apprentissage.

La première de ces retouches est l’économie des facteurs de renforcement externe, qui n’interviennent pas dans les lois synchroniques ou diachroniques rappelés à l’instant. L’acquisition des notions de conservation, en particulier, montre que ces facteurs ne sont nullement nécessaires à cette forme d’apprentissage 51 cependant authentique, mais sans doute plus spontanée que celles dont on s’est servi dans les études de laboratoire (le seul renforcement en jeu dans les conservations est dû au plaisir fonctionnel de la recherche et de la découverte des solutions).

La seconde est plus essentielle et concerne la notion d’association et la manière d’interpréter le rôle de la répétition. Il est immédiat que quand une conduite x a été exécutée n fois il existe une certaine probabilité pour qu’elle le soit n + 1 et que cette probabilité est entre autres fonction de n. Mais est-ce au moyen de lois de cette forme que nous parviendrons à expliquer les lois d’évolution des probabilités des conduites, en discussion maintenant ? Nous ne croyons pas qu’elles puissent nous suffire car la question centrale n’est pas le nombre des répétitions mais les raisons de la répétition (ou de la non répétition) : de l’inertie ou de la persévération à la généralisation intentionnelle et intelligente, il existe toute une gamme de situations dans lesquelles la répétition est fonction plus ou moins simple du nombre d’exécutions antérieures de la conduite, mais sans qu’il s’agisse des mêmes mécanismes ; et seule la connaissance de ce mécanisme nous apprendra si une conduite est reproduite par répétition automatique (parce qu’elle a déjà été exécutée n fois et qu’il n’y a pas d’inhibition, etc.) ou s’il intervient dès cette répétition une tendance à la compensation donc un facteur d’équilibration.

Le problème se précise encore en ce qui concerne l’association. Toute théorie de l’apprentissage est obligée de se donner au départ un mécanisme élémentaire d’acquisition. On peut ainsi postuler un pouvoir d’association : le stimulus A déclenche A’ et B’ si les stimulus A et B ont été associés après avoir déclenché respectivement A’ et B’. Mais, ici à nouveau, tout est dans le mécanisme et le fait global ainsi décrit est susceptible d’au moins deux interprétations bien différentes, selon que la soi-disant association résulte d’un enregistrement cumulatif simplement passif (à supposer que ce processus existe) ou que le stimulus B ait été assimilé au schème AA’, c’est-à-dire incorporé activement à une organisation : mais en ce second cas, il se pourrait que l’assimilation comporte nécessairement ces facteurs de compensation (ne serait-ce qu’à titre de satisfaction d’un besoin), donc d’équilibration dès le départ, et c’est ce que nous allons voir maintenant.

En un mot, rien ne prouve qu’il existe un mécanisme d’apprentissage indépendant de l’équilibration, ni qu’en nous donnant quatre stratégies, avec leurs lois de probabilité ou d’évolution des probabilités, nous sortions du domaine des mécanismes de l’équilibre pour faire appel à des processus qui leur seraient préalables. Que les stratégies en question dépendent de l’expérience antérieure du sujet, cela tombe sous le sens : elles consistent alors en l’application à une situation nouvelle des schèmes d’assimilation déjà construits, en tout ou en partie, mais cette construction a consisté elle aussi en une équilibration progressive (selon les paliers ou échelle des comportements considérés, avec les recommencements dont il sera question dans la suite aux § 15 et 16) ; en effet, le jeu des assimilations du donné à des schèmes antérieurs et des accommodations de ces schèmes à ce donné est précisément un mécanisme d’équilibre.

Si nous nous référons aux définitions de l’équilibre qu’a élaborées B. Mandelbrot en vue d’une utilisation psycho-génétique aussi bien que physique 52, nous dirons qu’un équilibre est localement stable si, lorsqu’un état E est perturbé de DP (E) petit, il suffit d’un DS (E) spontané également petit pour le remettre dans une nouvelle position d’équilibre, qui peut être différente de la première mais de peu.

Tout le problème de l’acquisition des stratégies, donc des lois de probabilité, ou d’évolution de probabilités, rappelées au début de ce § 14, peut donc être énoncé comme suit, du point de vue des relations entre l’équilibration et l’apprentissage : les conduites adoptées par le sujet constituent-elles à des degrés divers des compensations à des perturbations, et tendent-elles donc, à des degrés divers, à constituer des DS (E) compensant des DP (E), ou bien leur acquisition est-elle indépendante de telles tendances pour ne constituer que le résultat de n répétitions ou d’associations diverses ?

Or, c’est en présence d’une telle question que la notion d’assimilation prend toute sa signification et s’avère différer de celle d’association non pas comme un langage diffère d’un autre langage, mais comme un mode général d’interprétation se distingue d’un autre mode général d’interprétation. Là où l’associationnisme expliquera la solution d’un problème par l’effet cumulatif des expériences antérieures, l’hypothèse de l’équilibration consiste à voir dans le problème posé (s’il y a vraiment problème) une perturbation introduite dans le système des schèmes antérieurs du sujet : la double réaction de celui-ci consistera alors à assimiler dans la mesure du possible les données perturbatrices à ces schèmes antérieurs, et à modifier dans la mesure où cela est nécessaire ces mêmes schèmes aux données par une accommodation qui différenciera ceux-là. Du point de vue de l’assimilation, il y a donc un problème d’équilibre dès le départ — d’équilibre entre l’assimilation et l’accommodation — et la succession des stratégies n’est pas autre chose que la série des phases de cette équilibration, série orientée par conséquent dès le début par les exigences mêmes de l’assimilation et de l’accommodation (ce qui implique donc nécessairement, répétons-le, une exigence d’équilibre).

Dans une telle perspective, l’explication que nous avons cherché à donner (§ 6) de la formation des stratégies, ainsi que des modifications diachroniques des probabilités qui leur sont attachées, va donc de soi et ne nécessite aucun recours à une théorie extrinsèque de l’apprentissage (sauf bien entendu si l’on substitue le point de vue associationniste à celui de l’assimilation).

Pourquoi, par exemple, la considération des caractères A ou B est-elle initialement plus probable que celle des autres aspects (loi 1) et la considération de leurs valeurs statiques plus probable que celle de leurs transformations (loi 2), et pourquoi y a-t-il initialement indépendance entre A et B (loi 3) ? Bien entendu, à cause des réactions antérieures du sujet, qui est habitué, dans le contexte ordinaire de ses actions, à raisonner sur des états qui ne se conservent pas et à caractériser ceux-ci par des qualités isolées sans mises en relations ; etc. Mais toute la question est de savoir s’il faut interpréter le rôle de ces expériences passées dans le sens d’une tendance à la répétition ou dans celui d’une assimilation des données nouvelles et perturbatrices au système des schèmes jusque là satisfaisants et simples, donc dans le sens de l’association ou dans celui de la généralisation assimilatrice ? Dans la première hypothèse la modification ultérieure des probabilités pose un problème plus grave, tandis que dans la seconde, il est plus naturel qu’une assimilation outrancière soit freinée tôt ou tard par les difficultés mêmes de cette généralisation.

Autrement dit, le passage aux lois diachroniques (modification des probabilités attachées aux stratégies initiales) va soulever le problème réciproque, donc le problème de la non-répétition, et l’on peut aussi le résoudre de deux manières, soit, en termes d’associations négatives (inhibitions), soit en termes de refus de généralisation (accommodation des schèmes remplaçant l’assimilation immédiate). Pourquoi, par exemple, le sujet passe-t-il de la centration sur A à celle sur B (loi 4), puis à une alternance entre les deux (loi 5) aboutissant en fin de compte à une conjonction (loi 6) ? En termes de simples associations positives et négatives, la question est d’une difficulté croissante, tandis que le point de vue de l’équilibre ajoute tout au moins une dimension nouvelle : l’adoption de la stratégie 1 (considération exclusive de A) assure-t-elle à la longue l’équilibre de la conduite, ce qui revient à dire est-elle susceptible de satisfaire indéfiniment le sujet ? Or, à une assimilation déformante il est compréhensible à la fois que les données résistent et que le sujet ne s’en aperçoive pas de sitôt (ce qui caractérise la double destinée de toute théorie insuffisante en sciences naturelles). Le changement de probabilité qu’exprime la loi 4 tiendra donc, d’une part, à l’insécurité du sujet (précarité des assimilations trop faciles) et, d’autre part, mais corrélativement, à la résistance des aspects négligés des données : d’où l’accommodation nécessaire, qui peut prendre la forme d’un changement de schèmes ou d’une différenciation nouvelle. Mais alors, par le fait même que le changement de stratégie est résulté d’un conflit entre deux tendances à équilibrer (assimilation au schème antérieur et accommodation aux données nouvellement remarquées), il va de soi que la victoire de la seconde stratégie ne saurait être définitive et que l’antithèse ne saurait être plus stable que la thèse : l’alternance entre les centrations sur A et sur B puis leur conjonction avec le jeu habituel des rétroactions et anticipations (lors des modifications des valeurs An et Bn) sont conformes à un modèle de feedback devenu si banal que, sans contester naturellement l’immense complexité du détail de ces mécanismes encore pleins de mystère, l’évolution des probabilités globalement énoncée par les lois 5 et 6 ne saurait laisser de doute au degré d’approximation dont nous devons nous contenter.

La considération des transformations réversibles elles-mêmes (ou conjonction des conjonctions de la loi 7), apparaît ainsi, non pas simplement comme une forme d’équilibre obtenue en fin de compte, à la suite d’une construction de conduites ou stratégies indépendante, en tant que construction, des facteurs d’équilibration, mais comme la seule méthode dont dispose le sujet pour équilibrer l’assimilation des données à son système de schèmes et l’accommodation de ceux-ci à tous les états que peuvent présenter ces données au cours de leurs variations. En d’autres termes, la stratégie finale constitue bien l’aboutissement d’un processus d’équilibration amorcé dès le départ, et tel que les modifications diachroniques des probabilités attachées aux stratégies successives ne relèvent pas d’un mécanisme d’apprentissage étranger à ce processus, mais en marquent pas à pas les étapes selon un système de contrôles séquentiels. Comme nous l’avons vu au § 6, si la probabilité attachée à chaque nouvelle stratégie est autre que ce qu’elle était au point d’origine du processus d’ensemble, c’est parce qu’elle a été modifiée en fonction des résultats de la stratégie précédente. Nous pouvons ajouter maintenant que ces modifications successives sont elles-mêmes dues à un jeu de compensations graduelles, dans le cadre de ce processus global qui s’avère donc comme le déroulement d’un effort entrepris dès le départ pour équilibrer l’assimilation des données aux schèmes et l’accommodation des schèmes aux données. Et ce cadre n’est pas spécial à la formation (ou apprentissage) des structures logiques, car toute conduite est, dans notre hypothèse, essentiellement compensatrice ; mais seules les structures logiques parviennent à un jeu de compensations tel qu’il assure une forme permanente d’équilibre.

§ 15. Le mécanisme des recommencements avec décalages 53 et la poursuite de l’équilibre le « meilleur »

Sans que naturellement les processus d’équilibration expliquent l’apparition de fonctions mentales nouvelles, (telles que, par exemple, la fonction symbolique y compris le langage), puisque chacune de celles-ci suppose en plus certains mécanismes innés, certaines expériences physiques et certaines influences sociales, c’est cependant en raison de considérations d’équilibre que ces mécanismes, ces expériences et ces influences s’organisent et fonctionnent, et que le sujet s’oriente sans cesse vers un « dépassement » de son niveau actuel d’action.

Deux tournants sont à cet égard particulièrement remarquables : l’un est celui qui sépare les conduites opératoires (ou préopératoires mais représentatives) des comportements sensori-moteurs et perceptifs, et l’autre celui qui conduit des opérations concrètes aux opérations formelles. Sur le premier point nous avons étudié jadis avec B. Inhelder la manière dont les enfants de 4 à 8 ans, pour construire une tour C de même hauteur qu’un modèle A (mais à une certaine distance) se contentent d’abord de simples estimations perceptives (transport visuel), puis cherchent à rapprocher la copie du modèle (transport manuel), puis utilisent un moyen terme B à titre de commune mesure (début de la transivité A = B, B = C donc A = C) et enfin en viennent à une métrique spontanée (report d’une unité A = nB, etc.) 54. Sur le second point nous avons vu plus haut (§ 13) comment, en cas de facteurs multiples, l’indétermination où laissent les sériations, correspondances, etc., appliquées aux phénomènes à facteurs non dissociés, conduit le sujet aux méthodes combinatoires nouvelles qui caractérisent le niveau formel.

En ces deux cas, nous assistons à ce que l’on peut appeler un changement d’échelle, ce que nous caractériserons comme suit. Dans le premier cas, le sujet prenant conscience du manque de stabilité de l’équilibre perceptif 55 ne retient de la perception que les indices certains (congruence avec vérification de la coïncidence des extrémités de A et B puis de B et de C) pour insérer ces indices dans un système d’inférences (cf. la transitivité dans l’emploi de la commune mesure), qui constitue alors un champ plus étendu mais à conditions plus limitatives parce que plus abstraites. Dans le second cas, le sujet utilise les correspondances, etc., dues aux opérations concrètes, comme point de départ d’une nouvelle structuration qui correspond de nouveau à un champ élargi, mais à conditions également plus limitatives parce qu’encore plus abstraites.

On constate ainsi que le changement d’échelle consiste (1) à étendre davantage le champ d’application des actions, donc le champ de l’équilibre (2) à utiliser des actions nouvelles qui rendent l’équilibre plus mobile et (3) à rechercher une stabilité plus grande et des conditions permanentes d’équilibre, mais au prix d’une abstraction plus poussée qui néglige certains des caractères de la réalité au profit exclusif de ceux sur lesquels porte la structuration. Le changement d’échelle s’effectue donc dans la direction d’un « meilleur équilibre », selon la définition du § 3.

Or, tout le développement conduisant aux structures logiques et toute l’évolution de celles-ci des plus concrètes aux plus formelles, peut être caractérisé par de tels changements d’échelle et une telle poursuite d’un meilleur équilibre. En passant à la perception primaire aux activités perceptives, de celles-ci aux activités sensori-motrice intéressant la préhension et les mouvements du corps entier, de celles-ci aux représentations préopératoires dont les régulations aboutissent aux opérations concrètes et de celles-ci aux structures formelles, on retrouve en chaque passage d’une échelle à la suivante un même élargissement du champ de l’équilibre, un même assouplissement dans le sens de la mobilité et une même recherche de formes d’équilibre stables et permanentes. Mais dans chaque cas aussi, ces progrès de l’équilibration se caractérisent par une abstraction plus grande des structures élaborées.

Il importe à cet égard (et bien qu’en reconnaissant donc que les lois de l’équilibre n’expliquent pas à elles seules tout le développement mental) d’analyser encore le processus de cette abstraction, car c’est par lui que se manifeste une fois de plus, mais maintenant dans le passage d’une échelle à une autre et non plus seulement à l’intérieur de chaque champ, le schéma ou équilibration dont nous nous sommes servis pour expliquer chacune des structures particulières.

§ 16. Le mode d’abstraction lié aux changements d’échelles

Notons d’abord, que cette abstraction qui permet le passage d’une structure moins générale à une structure plus générale consiste toujours à extraire du système d’actions précédemment utilisé, l’une de ses actions composantes, puis à la développer de manière à obtenir par son moyen un ensemble de liaisons susceptibles d’une composition plus complète, mais dans le secteur délimité grâce à elle (par opposition aux autres secteurs possibles). En un mot, il s’agit donc toujours de ce que nous avons appelé ailleurs l’« abstraction à partir des coordinations de l’action » et non pas d’une « abstraction à partir des propriétés de l’objet » 56.

C’est ainsi que le développement des activités perceptives repose sur une extension des mouvements de décentration, déjà à l’œuvre dans les perceptions primaires, mais qui sont ensuite abstraits de ce contexte initial limité ; ou que l’avènement de la fonction symbolique repose sur une extension des pouvoirs d’imitation (terme de passage entre le sensori-moteur et le représentatif et condition d’acquisition de langage social), déjà à l’œuvre dans les activités sensori-motrices, mais qui sont ensuite abstraits de l’action immédiate et actuelle ; ou que la formation des opérations concrètes repose sur l’extension des régulations représentatives préopératoires se prolongeant dans le sens des transformations par opposition aux configurations statiques (§ 11-12); et enfin que l’élaboration de la combinatoire formelle prolonge en les généralisant les classifications concrètes (comme on l’a vu au § 13). Bref, aucune structure n’est jamais radicalement nouvelle, mais chacune se borne à généraliser telle ou telle forme d’action abstraite de la précédente.

Cela dit, il est clair qu’une telle abstraction à partir des coordinations antérieures de l’action consiste elle aussi en une sorte de stratégie, mais portant sur le choix d’une méthode nouvelle 57 plus que sur celui d’un acte particulier à exécuter ; et que, en tant que stratégie, cette abstraction sera soumise elle aussi à des considérations de gains et de pertes et à une détermination probabiliste qui commanderont en fin de compte son orientation vers une nouvelle forme d’équilibre.

Du premier de ces deux points de vue, on peut admettre que l’abstraction en jeu ne conduit à une structure nouvelle que dans l’espoir d’un double gain de prévisibilité et de sécurité 58, mais au prix, non seulement d’un plus grand effort lié à cette abstraction, mais encore d’une sélection parmi les caractères à coordonner. Il est remarquable à cet égard que les compositions opératoires constituent toujours des méthodes exhaustives, par opposition aux compositions perceptives, etc. (gain de prévisibilité et de sécurité), mais portant sur un aspect délimité seulement des objets considérés (exemple le nombre, qui néglige les qualités des unités individuelles, etc., tandis que la perception ne peut écarter aucun des aspects donnés).

Du second de ces deux points de vue, l’abstraction conduisant à une structure nouvelle est toujours liée à une modification du champ de l’équilibre. C’est ce que nous avons constaté en analysant la formation de chaque structure particulière : dans le cas où deux caractères A ou B ainsi que A et B sont donnés au départ, la probabilité acquise par la conjonction A et B après que les centrations sur A ou sur B aient épuisé leurs effets, conduit tôt ou tard après une phase de régulations ou de rétroactions anticipatrices à l’émergence d’un nouvel événement qui est l’action conduisant à cette conjonction.

L’abstraction généralisatrice dont il est maintenant question n’est pas autre chose que la prise de conscience du rôle déterminant de cette action. Or, comme nous l’avons vu en détail à propos de chaque structuration particulière, c’est à la suite des modifications successives des probabilités attachées aux événements du corps primitif que le champ des conduites en jeu finit par s’élargir. Il est donc permis de considérer l’avènement de l’action nouvelle qui est au point de départ d’un changement de structure comme lié à la succession des phases antérieures, dont chacune était déterminée par son jeu respectif de probabilités, quand bien même cet avènement inaugure une méthode destinée à devenir indépendante de son mode de formation (§ 6 sous V).

Ainsi la succession des structures, en fonction des changements d’échelle, obéit elle-même aux mêmes lois d’équilibration que la constitution de chaque structure particulière. Aucune structure n’est donc due à une création ou à une émergence radicalement nouvelles, mais chacune constitue l’achèvement des régulations du système précédent, lorsque celui-ci n’atteignait pas une forme complète d’équilibre, ou le prolongement des opérations du système précédent lorsque celui-ci était parvenu à une structuration équilibrée mais relative à un champ restreint et pouvait ainsi s’intégrer sans changement dans des structures nouvelles portant sur un champ plus étendu.

En conclusion, les structures logiques, quoique tardives en leur achèvement, ne comportent pas dans le développement mental de commencement absolu, puisqu’elles procèdent de proche en proche de la coordination des actions du sujet. Mais elles ne deviennent logiques, et ne parviennent donc à leur état sui generis de composition nécessaire et formalisable, qu’à partir du niveau où elles atteignent ces formes à la fois mobiles et permanentes d’équilibre, dont les compensations entre transformations réelles et virtuelles constituent l’équivalent psychologique de la réversibilité opératoire caractéristique de leur fonctionnement algébrique.

Du point de vue des relations entre la logique et le hasard, on peut se représenter comme suit ce processus d’équilibration qui aboutit aux structures opératoires réversibles de la logique. Les conduites initiales du sujet consistent en actions de tous genres tendant à assimiler le milieu ambiant à leurs schèmes, mais obligées de s’accommoder sans cesse aux objets et événements de ce milieu. On peut appeler « rencontres » au sens le plus large (quitte naturellement à préciser la définition en chaque cas particulier, comme nous l’avons fait au § 8 pour la perception), les points de jonction entre l’accommodation des schèmes et les objets, et « couplages » au sens le plus large (même remarque), les relations introduites entre les rencontres par l’assimilation aux schèmes. Les rencontres sont donc ce qui est découvert des objets à l’occasion d’une action quelconque et les couplages la manière dont ces découvertes sont structurées par le sujet. Il va donc de soi que les rencontres peuvent être plus ou moins complètes ou incomplètes par rapport à un ensemble donné de propriétés (ou relations) d’un ensemble donné d’objets ; et que pour un ensemble donné de rencontres complètes ou incomplètes, les couplages peuvent être eux-mêmes complets ou incomplets du point de vue d’un système donné de relations. Il est en outre évident que les caractères complet ou incomplet comportent un aspect aléatoire et peuvent être traités de façon probabiliste pour des corps d’événements définis en chaque cas d’espèce. Cela dit, on peut alors concevoir les relations entre le hasard, l’équilibre et la logique de la façon très générale qui suit :

(1) Dans la mesure où les rencontres sont incomplètes, il y a d’autant moins de chances que les conduites parviennent à l’équilibre, d’une part parce que les nouvelles rencontres exercerons un effet perturbateur, et, d’autre part parce que le nombre insuffisant des rencontres s’oppose à une composition suffisante des couplages (exemple : les premières des quatre stratégies des § 5 et 6, où A seul ou B seul est rencontré, etc.).

(2) D’où une tendance (se manifestant par les réactions compensatrices qui visent à assurer l’équilibre) à compléter les rencontres, soit directement, soit par un choix (abstraction) délimitant en secteur de rencontres sélectionnées mais susceptibles d’être complètes (cf. les changements d’échelles du § 15).

(3) Dans la mesure où les couplages sont incomplets ils n’aboutissent qu’à la construction de structures irréversibles (structures perceptives, régulations représentatives préopératoires, etc.).

(4) D’où la tendance à les compléter : les structures opératoires réversibles constituent ainsi finalement les diverses formes de composition des couplages complets portant (lorsqu’elles s’appliquent à des objets) sur des rencontres sélectionnées par abstraction mais également complètes dans le secteur considéré.

(5) Les structures logiques ne sont donc ni expression d’un anti-hasard organisé dès le départ (seule étant alors donnée l’activité assimilatrice, mais à titre de fonctionnement et non pas de structures toutes faites), ni le résultat le plus probable des conduites initiales, mais elles acquièrent une probabilité croissante au cours du développement par une suite de contrôles séquentiels orientant les conduites vers l’équilibre et la réversibilité.

N.B. Le présent essai ne se rattache à aucun modèle physiologique ou mécano-physiologique particulier. Mais il va de soi qu’il s’accorde spécialement bien avec le schéma développé par W. R. Ashby (Dynamics of the cerebral cortex automatic development of equilibrium in self-organizing Systems, Psychometrika, t. 12, 1947, pp. 135-140), selon lequel les processus nerveux d’équilibration (sources de l’habituation pour les petites compensations et de l’adaptation pour les compensations plus actives et plus complexes) relèveraient d’une probabilité croissant indéfiniment en un système commutatif (= le système nerveux et le milieu).