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Cinquième partie.
Les grandes questions de la psychologie a

Engagement des psychologues du comportement dans les luttes sociales - Bons et mauvais usages des concepts de Piaget par les psychologues américains - Ce que pense Piaget de Jérôme Bruner - Comparaison de la conception du langage chez Chomsky et Skinner -Rationalité et irrationalité chez l’homme.

 

Piaget répond ici à des questions sur l’engagement des psychologues du comportement dans les problèmes d’actualité.

Il reparle aussi d’Oppenheimer et donne son avis sur les travaux de Jérôme Bruner et de Noam Chomsky. Il évoque enfin la rationalité et l’irrationalité chez l’homme.

 

R. EVANS : J’aimerais aborder ici une question générale qui préoccupe un grand nombre de psychologues du comportement aux États-Unis et dans le monde entier d’ailleurs. La société semble manifester une impatience croissante à leur égard. On voudrait qu’ils communiquent avec la ^société et qu’ils l’aident dans l’immédiat. Ainsi, aux États-Unis, lors des dernières réunions de Y American Psychological Association, on a vu se constituer un groupe qui se nomme Psychologists for Social Action. On fait pression sur les psychologues du comportement, on leur demande d’aider, de faire quelque chose. A votre avis, les psychologues doivent-ils s’engager pour chercher à résoudre des problèmes sociaux tels que la surpopulation, les moyens d’éviter la guerre ou la pauvreté, ou doivent-ils au contraire se tenir à l’écart afin de garder leur objectivité ? En d’autres termes, pouvons-nous nous offrir le luxe de rester les bras croisés, ou devons-nous prendre position sur des problèmes tels que la pauvreté, la surpopulation et le maintien de la paix ?

J. PIAGET : Lorsqu’un psychologue se lance dans des activités ou des recherches qui visent à des applications possibles, il est de son devoir de s’en préoccuper. Mais je ne crois pas à la nécessité d’un engagement social artificiel. Je ne pense pas qu’on puisse demander

 

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à quelqu’un de s’occuper de problèmes sociaux simplement parce qu’il est psychologue. Il peut en fait tout ignorer de tel ou tel problème social.

R. E. : Vous savez qu’aux États-Unis nous avons vécu certaines situations tragiques : des hommes de science se sont sentis très coupables. Cette culpabilité touchait dans certains cas le succès, dans d’autres, l’échec de la résolution de problèmes sociaux. Robert Oppenheimer en est un exemple frappant. Vous nous avez parlé des contacts privilégiés que vous aviez eus avec lui lorsque vous étiez tous deux à YInstitute for Advanced Studies à Princeton. Voilà un homme de science qui a participé à la solution d’un problème — la mise au point de la bombe atomique — et qui s’en est trouvé culpabilisé pour le restant de ses jours. Il y a quelques années, c’est un peu la situation inverse qui s’est produite. Le Président a déclaré « la guerre à la pauvreté ». Beaucoup de psychologues et de sociologues qui ont participé à cette campagne ont été très troublés parce qu’en dernière analyse, ils n’avaient pas pu résoudre les problèmes de fond. Ne vaudrait-il pas mieux laisser les hommes politiques et les bureaucrates utiliser nos résultats au lieu de nous engager tête baissée dans la solution de problèmes sociaux ?

J. P. : Le problème est beaucoup plus tragique pour les physiciens. Comme je l’ai déjà dit, j’ai bien connu Oppenheimer et il m’a donné vraiment l’impression d’être d’un homme déchiré par ces problèmes-là. Pour les psychologues, je pense qu’il s’agit de vocations personnelles. Malgré les risques d’échec, un psychologue qui se sent une vocation sociale pourrait jouer un rôle plus utile que celui qui ignore tout de la psychologie.

Je crois surtout qu’on aurait tort d’imposer artificiellement une sorte de devoir à des gens qui ne sont pas particulièrement compétents lorsqu’il s’agit de faire des

applications de leur travail. Je serais très gêné si on me faisait un devoir moral de m’occuper des incidences sociales de mon œuvre.

R. E. : En d’autres termes, l’engagement doit être le prolongement naturel du tempérament ou de la personnalité et dans ce cas, c’est bien. Mais en aucun cas, il ne doit s’agir d’un engagement artificiel.

J. P. : Oui.

R. E. : Nous avons abordé la question de la communication interdisciplinaire au sein de l’institut. Pouvez-vous communiquer avec les nombreux groupes et personnes spécialisées en psychologie et épistémologie, en dehors de votre propre groupe. Cela a-t-il ou non de l’importance pour vous ?

J. P. : Il est indispensable de se tenir à jour, mais quelqu’un qui écrit a du mal à lire. A notre première rencontre, Arne Naess, l’épistémologue norvégien, m’a dit : « Il paraît y avoir une certaine parenté entre ce que vous faites et ce que je fais. Mais je ne lirai jamais un mot de vos écrits et vous ne lirez jamais un mot des miens. Il faudra que nous trouvions des collaborateurs qui nous expliquent un peu ce que nous faisons, l’un et l’autre. »

R. E. : Avez-vous jamais envisagé la tenue d’une conférence internationale à laquelle vous pourriez inviter des représentants de diverses disciplines qui se sont intéressés à vos travaux. Ceux-ci ont suscité un important mouvement dans le monde entier et cela permettrait de tenir une grande conférence internationale sur vos travaux et leurs ramifications.

J. P. : Je n’y ai jamais pensé et cela me ferait très peur. Je préfère les contacts individuels.

R. E. : Puisque nous parlons des travaux d’autres chercheurs, j’aimerais savoir ce que vous pensez des

 

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théories de Jérôme Bruner (1966). Sont-elles compatibles avec les vôtres ?

J. P. : Les idées de Bruner étaient très proches des miennes lorsqu’il a écrit son livre avec Goodnow et Austin (Bruner, Goodnow, Austin, 1952), consacré aux problèmes de la pensée vue sous forme de stratégies. Là, nous étions très proches, mais vous savez que Bruner est très mouvant. Il change beaucoup. Il adopte de nouvelles idées chaque année. Il s’est lancé dans des travaux sur les interprétations, sur les phénomènes de la conservation, en se fondant sur l’imagerie mentale, le langage, etc. A mon sens, ses explications sont insuffisantes.

R. E. : En somme, vous pensez que les travaux de Bruner (1966) ont évolué : autrefois, il travaillait plus précisément dans le domaine de développement de la connaissance et il allait dans le même sens que vous. Aujourd’hui, il s’intéresse plus au domaine du langage, peut-être fait-il même trop appel à la linguistique ?

J. P. : Je pense qu’on a parfaitement le droit de dépasser la psychologie et de faire de la linguistique. En revanche, j’aimerais qu’il me concède le même droit : dépasser la psychologie et utiliser la logique. L’usage de la linguistique lui semble tout naturel, mais la logique l’effraie. Je pense qu’il faudrait s’intéresser aux deux.

R. E. : Iriez-vous jusqu’à dire que Bruner n’est pas assez éclectique ?

J. P. : Non, ce n’est pas ça. Le fait est qu’il est réticent devant la logique. Il pense qu’elle appartient à la philosophie et non à la science. Mais surtout, il ne croit pas aux opérations. Il les utilise tous les jours, mais il n’y croit pas.

R. E. : L’insistance de Bruner sur le langage s’explique, peut-être par l’importance que le langage revêt pour les psychologues américains. Par exemple, B. F.

Skinner a eu énormément de difficultés dans ses travaux lorsqu’il s’agissait de traiter de l’expérience ou des processus cognitifs. Mais dans son livre Verbal Behavior (Skinner, 1968), il est plus ou moins prêt à intégrer le langage dans le système parce qu’il peut le catégoriser comme une réponse. Si je comprends bien votre pensée, vous voulez dire qu’un psychologue qui s’attache trop au langage, tend à s’enfermer dans ce domaine et à ignorer les autres.

J. P. : Certainement. A chaque niveau, nous devons garder présent à l’esprit, le rapport existant entre le langage et la pensée. Ici, à Genève, nous avons la chance d’avoir parmi nous une excellente linguistique et psycholinguiste, Hermine Sinclair. Elle a pu démontrer les rapports étroits entre le développement des opérations et celui du langage. Le point clé de sa recherche est d’avoir démontré que le développement du langage n’entraîne pas un développement parallèle des opérations, alors que l’inverse a bien lieu.

R. E. : C’était une découverte exemplaire. Vous aviez postulé cette notion bien avant, et Mme Sinclair a pu la vérifier. N’est-ce pas ?

J. P. : Oui, ce fut une importante vérification. Mais je crois aussi que les tendances actuelles de la linguistique, depuis Chomsky, sont plus proches de ma pensée que la linguistique de l’époque de Bloomfield.

R. E. : Vous venez de parler de Chomsky (1968). Sa linguistique fonctionnelle est non seulement plus proche de vos propres conceptions, mais elle s’oppose nettement à celle de Skinner. Avez-vous suivi la controverse Skinner-Chomsky ?

J. P. : Oui, bien sûr. Je pense que Chomsky a raison et de loin.

R. E. : Dans un tout autre domaine, un des grands problèmes que se pose la psychologie américaine est

celui de la rationalité ou de l’irrationalité de l’organisme humain. Si l’on reprend la théorie freudienne, on a l’impression que l’organisme humain est avant tout irrationnel, avec une faible capacité de rationalité. Dans vos travaux, on trouve un organisme humain presque entièrement rationnel avec une petite part d’irrationalité. Cette comparaison vous paraît-elle valable ?

J. P. : Vous n’êtes pas gentil pour Freud. Mais je pense que ni Freud ni moi-même ne devrions faire autorité dans ce domaine. Mieux vaudrait s’adresser aux biologistes tels que Cannon (1934) et d’autres qui ont montré à travers leur conception de l’homéostasie — dont nous parlions tout à l’heure — qu’on peut parler d’une sagesse du corps.