Sixième partie.
Apprentissage, curiosité et créativité
a
đź”—
Apprentissage - Renforcement du comportement de reniant - L’enfant expérimental : curiosité - Travaux antérieurs à Piaget - Comportement universel contre relativisme culturel - Créativité.
Â
Dans cette partie de notre entretien, Piaget examine l’apprentissage, les renforcements, l’enfant face à l’expérience et la curiosité chez l’enfant. Nous parlerons également des travaux antérieurs de Piaget, du comportement universel dans son opposition au relativisme culturel et en dernier lieu, de la créativité.
Â
R. EVANS : Comme nous l’avons dit plus haut les psychologues américains accordent beaucoup d’impor-| tance à la notion et la théorie de l’apprentissage » notamment l’apprentissage comme facteur extérieur de | consolidation ainsi que le souligne Skinner. Cependant, il est évident, et vous l’avez dit vous-même tout à l’heure, que vous ne privilégiez pas l’apprentissage comme le font les psychologues américains. Cela veut-il dire que pour vous cet élément n’est pas important ou que dans le cadre de votre pensée, il s’agirait plutôt de redéfinir l’apprentissage ?
J. PIAGET : Il faut redéfinir l’apprentissage ou du moins essayer de l’envisager différemment. L’apprentissage dépend tout d’abord du niveau de développement ou de la compétence comme se plaisent à dire les embryologistes. Et le développement n’est pas uniquement la somme de ce que l’individu a appris.
En deuxième lieu, si l’on étudie le renforcement, il ne faut pas l’envisager uniquement comme un phénomène externe mais également comme un processus interne à travers l’autorégulation. Dans les recherches sur l’apprentissage, une nouvelle approche est nécessaire. C’est justement ce à quoi ont travaillé Barbel Inhelder, Hermine Sinclair, et Magali Bovet. Tous trois ont recherché les processus d’apprentissage, fondés sur les
Â
112
MES IDÉES
MES IDÉES
113
Â
facteurs évolutifs, que nos études psychogénétiques ont révélés.
R. E. : Ce qui est fascinant dans votre approche, c’est que vous semblez voir dans Fépistémologiste en psychologie génétique, un expérimentateur qui, à son tour, voit l’enfant comme un expérimentateur, et le premier expérimentateur (le psychologue) favorise les conditions qui permettront au second expérimentateur de poursuivre ses propres expériences. N’est-ce pas une façon claire de concevoir une grande partie de vos travaux ?
J. P. : C’est tout à fait ça.
R. E. : Lorsqu’on se promène dans votre laboratoire et que l’on observe vos étudiants au travail, comme je l’ai fait moi-même, on est frappé de ce très grand respect accordé au potentiel expérimental naturel à l’enfant, et l’on voit des étudiants créer les conditions qui leur permettront d’observer ce comportement expérimental. Vous enseignez réellement à vos étudiants le respect de l’expérimentateur naturel qu’est l’enfant.
J. P. : C’est tout à fait ça.
R. E. : On pourrait faire un parallèle entre cet enfant expérimentateur et la notion de curiosité telle qu’on la trouvait dans la littérature psychologique antérieure, où elle était généralement considérée comme une notion clé. Peut-on dire que cette curiosité naturelle est en fait la chose qui compte le plus dans le processus de développement humain ?
J. P. : Oui, bien sûr, mais c’est une curiosité qui passe par différentes étapes. Résoudre un problème consiste à poser de nouveaux problèmes. Il y a là de nouvelles aventures pour la curiosité, et nous devons suivre la progression des problèmes, en évitant toutefois de lâcher complètement la bride à l’enfant mais sans pour autant l’orienter de façon trop restrictive.
R. E. : Pour faire un parallèle, Freud voit un
organisme animal, cherchant avant tout à satisfaire des besoins biologiques, souvent inconscients. Pour vous aussi, l’organisme cherche à satisfaire un besoin. Or si Ton privilégie la curiosité, on traite d’un besoin en apparence plus rationel.
J. P. : Oui, mais pour moi il y a une transition entre la satisfaction biologique et la satisfaction intellectuelle. Lorsque les organes sensori-moteurs élargissent le champ d’activité d’un organisme, les besoins biologiques prennent un aspect de curiosité implicite, qui croît et qui prospère : Nous voyons cela chez les primates par exemple. Les chimpanzés font preuve de curiosité intellectuelle. Une fois, par exemple, l’un de mes enfants était dans son parc (il était au stade sensori-moteur, c’est-à -dire avant tout langage) et je lui ai tendu un objet en le tenant à l’horizontale, de façon que, s’il se contentait de le tirer à soi, les barreaux de son parc l’empêcheraient de passer. Il a essayé toutes sortes de positions et a fini par y arriver. Mais il y était arrivé par hasard et cela ne le satisfaisait pas. Il a ressorti l’objet du parc et s’est mis à chercher de nouveau, jusqu’à ce qu’il ait compris comment l’orienter pour qu’il passe à travers les barreaux. La réussite seule ne le satisfaisait pas : Il n’était content que quand il avait compris comment ça marchait.
R. E. : Est-ce que ce n’est pas là un point très important de toute cette théorie : le fait que, en un sens, l’enfant est intrigué autant par l’opération que par son résultat. L’enfant veut étudier le processus opératoire : il ne se contente pas du résultat final.
J. P. : Oui, mais à un certain stade.
R. E. : Une autre question qui est tout à fait fascinante lorsque l’on pense à votre œuvre, monsieur Piaget. Comment avez-vous commencé à travailler avec les enfants ? Bien sûr tout à l’heure, vous avez men-
Â
114
MES IDÉES
MES IDÉES
115
Â
tionné vos observations sur vos propres enfants, mais si vous pensez aux tout premiers débuts de vos travaux avec des enfants, et à vos premières tentatives de développements théoriques, comment cela s’est-il passé ?
Il est évident que votre méthodologie s’est constituée peu à peu, qu’elle n’est pas apparue comme ça, tout d’un coup. En fait développer cette méthodologie a dû vous prendre pas mal de temps. Quand vous repensez à tout cela, quelles sont les erreurs que vous avez commises lorsque vous avez commencé à travailler avec les enfants ?
J. P. : Oh ! mes erreurs… Je croyais trop au langage, je faisais parler les enfants au lieu de leur faire faire des expériences.
R. E. : Cela me semble très important. En d’autres mots, pratiquement dès le début, vous avez compris les limites d’un travail qui privilégie trop le langage.
J. P. : Je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite, je ne l’ai compris que quand j’ai moi-même eu des enfants et lorsque j’ai vu ce qu’ils faisaient avant de pouvoir parler.
R. E. : Revenons à vos débuts. Vous aviez une formation d’entomologiste, et de grandes connaissances en biologie et en mathématiques, puis vous avez sauté le pas et vous avez commencé à travailler avec des enfants en chair et en os. Il ne s’agissait plus de rester assis dans un fauteuil ; vous ne travailliez plus sur des animaux et des théorèmes, vous commenciez à faire des expériences avec des enfants. Quelle a été la réaction de vos collègues ? N’ont-ils pas trouvé curieux ce comportement de la part d’un philosophe en chambre et d’un scientifique de laboratoire ?
J. P. : Ils furent troublés. Un vieil ami botaniste me disait : « Toi, tu es perdu pour la science. » Mais quand je lui ai expliqué ce que je faisais, il s’est tout à coup
animé et m’a dit : « Ah ! si seulement j’étais psychologue… »
R. E. : Avez-vous connu le découragement à ce stade ? Vous abordiez un sujet d’une nouveauté révolutionnaire, vous preniez des problèmes d’épistémologie qu’on avait toujours analysés du seul point de vue intellectuel et vous essayiez de les soumettre à des tests empiriques. Aviez-vous conscience dès le début que les résultats de ce travail en valaient la peine, n’avez-vous jamais été découragé ?
J. P. : Non, jamais.
R. E. : Pour changer de sujet, je pense que l’un des problèmes de la psychologie en général est l’opposition chez l’individu des schémas universels et des schémas développés culturellement. D’après moi, vos étapes de développement traitent de schémas universels, caractéristiques des structures cognitives de tous les organismes humains, et je suppose que vous diriez que dans chaque culture on retrouve ces mêmes schémas.
J. P.: Oh ! oui.
R. E. : Donc quand nous parlons de relativisme culturel, de l’impact de la culture sur la forme que prennent les propriétés d’un individu, vous accepteriez cette notion de relativisme culturel mais en situant cet impact des cultures au sein des structures universelles du développement.
J. P. : C’est effectivement ce que j’aurais tendance à croire. Comme Durkheim (1953) je crois que toutes les sociétés reposent sur « la Société », c’est-à -dire sur certains mécanismes d’échange et de coopération que l’on retrouve dans toutes les sociétés.
R. E. : Ce que vous dites, en fait, c’est que toutes les sociétés ont certains traits qui leur sont propres et que tous les individus, en ce qui concerne leur développement cognitif, ont des traits en commun, de sorte que
Â
MES IDÉES
MES IDÉES
117
Â
nous nous retrouvons en ce qui concerne les effets d’une culture donnée sur un individu, avec un nombre fini de permutations et de combinaisons.
J. P. : Je ne sais pas si ce nombre est fini, je pense qu’il y a toutes les transitions entre le noyau commun et les variations mais au moins ce noyau commun existe.
R. E. : Si l’on observe, par exemple, un enfant de trois ans dans une société illettrée du Congo, étant bien entendu que cet enfant est dans une forme physique et intellectuelle normale, et si l’on compare cet enfant avec un enfant du même âge et dans des conditions physiques et intellectuelles identiques, qui vit à Genève ; l’enfant congolais aura subi une stimulation verbale du langage bien moins importante que celui de Genève, qui, dès le début, aura été exposé au langage de façon très intensive. Quelle différence établiriez-vous entre ces deux enfants ?
J. P. : Je pense que l’on constaterait une différence de rapidité dans leur évolution. La succession des étapes serait la même, mais le rythme de la progression serait différent, il y aurait certaines accélérations.
R. E. : En d’autres termes vous dites que la culture aurait pour effet d’accélérer ou de ralentir les étapes ?
J. P. : Elle peut avoir certainement au moins cet effet-là , mais on peut constater aussi des phénomènes de diversification.
R. E. : Si l’on pousse cette idée plus loin, et à supposer qu’on puisse stimuler le progrès des étapes cognitives de façon à obtenir un processus de développement idéal, arriverait-on, par là , à développer des individus d’un potentiel créatif élevé ? Nous ne savons pas grand-chose de la créativité. Pouvons-nous intervenir dans le système du développement cognitif en nous appuyant sur certains aperçus tirés de vos recherches et
augmenter ainsi nos chances de faire progresser la créativité ?
J. P. : Je pense que oui.
R. E. : Comment définiriez-vous un individu créatif ?
J. P. : C’est celui qui construit des structures qui ne sont pas données par le milieu héréditaire, social ou physique.
R. E. : Le fait qu’en 1920 un certain Piaget, épisté-mologjste ait commencé à s’intéresser aux enfants, serait-il considéré comme créatif ?
J. P. : Non, là il s’agit uniquement de mettre au jour de nouvelles possibilités et de nouvelles combinaisons.
R. E. : Les nouvelles combinaisons ne sont-elles pas créatives ?
J. P. : Elles ne sont pas créatives si elles sont contenues dans des possibilités immédiatement antérieures.
R. E. : Sur ce point je ne suis pas d’accord. Je pense que non seulement votre travail est créatif, mais qu’il est également générateur de créativité si l’on en juge par la quantité de nouvelles recherches que vous avez stimulées.
En dernier lieu, docteur Piaget, je me demandais comment vous ressentiez le fait d’être pris en quelque sorte, entre deux disciplines : d’une part les philosophes et les épistémologistes qui ne comprennent pas le sens que prennent vos travaux, d’autre part les psychologues qui ne comprennent pas pleinement vos travaux. Que faites-vous face à cela ?
J. P. : J’attends.
[p. 118]