Introduction a đź”—
TRADUIT DE L’AMERICAIN PAR DANH3LLB NEUMANN
© by Richard I. Evans, 1973.
et pour la traduction française :
© by Éditions DenoëllGonthier, Paris, 1977.
Au terme de ce long travail, écrit et filmé, concernant mes entretiens avec Jean Piaget, je me dois de remercier ceux qui m’ont aidé. Faute de place, je ne pourrais citer ici tous les noms, mais je tiens à exprimer ma gratitude à ceux qui ont permis de le réaliser.
Dans la phase de la mise en place des dialogues, les précieux conseils du Dr Hans Furth m’ont été d’un grand secours tout comme l’assistance de M™ Alice Bane, étudiante en psychologie pour la préparation du manuscrit.
Je remercie également l’université de Houston pour m’avoir accordé la permission d’utiliser le texte imprimé des dialogues et en particulier M. James Bauer, en tant que conseiller technique.
J’adresse toute ma gratitude à AF* Bette Keatingpour la patience et le soin qu’elle a apportes à la composition définitive du manuscrit.
Je suis infiniment reconnaissant au Dr David EBcind de l’université de Rochester de nous avoir permis de transcrire en ce début d’ouvrage l’article qu’il avait fait paraître dans le magazine Horizon. Nous remercions aussi bien sûr la direction du magazine de nous avoir accordé la reproduction de cet article. Nous avons également énormément apprécié le bon vouloir du Dr Piaget à retranscrire, ici, son autobiographie parue dans
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Boring and Al, History of Psychology through autobiography et son article « Genetic Epistemology » qui parut pour la première fois dans Columbia Forum (nos remerciements également à la Clark University Press et à Columbia Forum de nous avoir permis d’utiliser des documents).
ÀPne Elaonor Duckworth dont la connaissance de l’œuvre de Piagetfait autorité, a accompli un merveilleux travail de traduction. L’intérêt soutenu qu’elle a apporté à ce projet et à sa réalisation, qu’il s’agisse de ce livre ou des films, ne peut que susciter ma gratitude.
Le Dr Guy Cellerier de l’institut Jean-Jacques Rousseau a fait un inappréciable travail de transcription des interviews réalisées auprès du Dr Piaget.
Tous mes remerciements également vont à Harvey Ginsburg, étudiant en psychologie, qui a contribué aux recherches bibliographiques ainsi qu’au Dr J. Krosner Jr. dont la thèse au « Harvard University Center for cogni-tive studies » a largement soutenu mon travail. La synthèse qu’il a réalisée dans la septième partie de cet ouvrage a particulièrement éclairé ma lanterne.
Le Dr Gerald Gratch, qui a pris notamment l’initiative d’inclure l’autobiographie de Piaget dans la huitième partie de ce livre, m’a apporté une aide et une attention non négligeables.
Enfin je ne peux qu’insister sur la merveilleuse coopération des professeurs Jean Piaget et Barbel Inhelder. Leur participation active au travail écrit et filmé, leur bonne humeur et leur bonne volonté ont seules rendu possible ce travail et je ne suis pas prêt de l’oublier.
Introduction
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R. I. EVANS
Professeur de psychologie, université de Houston.
A) Observations sur le style adopté le dialogue. contenu des autres parties du livre🔗
Pour éviter tout malentendu à propos de la forme dialoguée utilisée ici, nous commencerons par apporter quelques éclaircissements.
Ce livre est le septième d’une série d’ouvrages consacrés aux plus éminents chercheurs en psychologie. Ces ouvrages ont tous été réalisés sur la base de dialogues.
Cette série a débuté en 1957 par les dialogues de Cari Jung et Ernest Jones. Cette initiative a été largement soutenue par le Fond pour le progrès de l’Éducation et continue de l’être par la National Science Fondation. Notre propos est avant tout de fournir aux enseignants une suite de films constituant une introduction à ceux qui contribuèrent le plus à l’investigation du champ psychologique de la personnalité et du comportement. Ces films sont également des documents qui participent à l’histoire de la psychologie.
Les ouvrages appartenant à cette série sont donc
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établis à partir de dialogues retranscrits auxquels s’ajoute le texte des entretiens enregistrés, indépendants de ceux utilisés pour les films. Ces entretiens n’ont pas seulement pour but de contribuer à faire connaître les idées maîtresses d’un chercheur, mais, à travers l’improvisation et l’inattendu du dialogue de se rapprocher davantage de lui et mieux pénétrer sa personnalité.
Tandis que nous achevions le premier livre de cette série (dialogues entre Jung et Jones ; Evans, 1964), nous avons pensé que le terme « conversation » correspondait le mieux au processus et au contenu de notre expérience. Nous ne voulons pas toutefois qu’il y ait malentendu, que le lecteur y voie à travers une forme plus relâchée, une tendance à un certain laisser-aller, au superficiel. En effet, bien que nous ayons insisté sur la spontanéité apportée par le dialogue, nous ne voudrions pas que cela soit au détriment de son contenu.
Nous espérons qu’au contraire, un entretien relativement informel ait autant de signification qu’une présentation traditionnelle. On trouvera une description plus détaillée de la philosophie et des techniques de cette expérience dans un ouvrage ultérieur (Evans, 1969 c).
Cependant, nous éclaircirons ici quelques points. Tout d’abord dans la mesure où les questions font référence à un certain nombre d’ouvrages de la personne interviewée, un résumé de son œuvre a été prévu.
Toutefois les questions étant sélectives, les réponses à ces questions sont fatalement limitées dans le temps. Il serait donc injuste de dire que les résultats de ces entretiens constituent à eux seuls de manière exhaustive, le fondement et le résumé d’une œuvre.
De manière plus gĂ©nĂ©rale, nous offrons ici un enseignement technique qui vient s’ajouter et complĂ©ter une connaissance fondĂ©e sur des informations secondaires. Le rĂ©sultat d’une telle expĂ©rience est de fournir Ă
travers le dialogue une nouvelle « source » de connaissance sur tel ou tel chercheur. Nous espérons qu’en retour, ce projet ne fera que stimuler le lecteur à aller vers l’œuvre intégrale. Ainsi le terme de « dialogue » nous a finalement semblé mieux s’adapter au contenu et à la méthode adoptée pour cette expérience. Le terme de « dialogue » implique une recherche plus organisée que celui de conversation. Il y a dans ce terme une notion de défi, de confrontation avec l’individu. Il peut aussi apparaître pour certains comme un simple prétexte à projeter son propre enseignement.
Mon but est ici d’éviter tout malentendu. Ce que je vise à travers ces dialogues c’est avant tout apporter une méthode nouvelle d’enseignement, une méthode constructive. Il ne s’agit nullement ni de me mettre moi-même au centre du débat ni de soutenir un défi critique.
Je considérerais être parvenu au véritable but de cette expérience si, à travers le simple message véhiculé, il est rendu possible à nos interlocuteurs d’exprimer leurs opinions. Je dois témoigner ici de leur bonne volonté. En consacrant une partie de leur temps à répondre à nos questions, ils ont ainsi révélé l’importance qu’ils accordaient aux buts pédagogiques de ce type d’expérience. C’est ce qui a été clairement affirmé dans une lettre de Cari Jung, que nous avons reproduite dans le premier chapitre de Conversations with Cari Jung and reactions front Ernest Jones (Evans, 1964).
Qui plus est, utiliser de telles séances comme terrain critique conviendrait à un autre type de projet, car même s’il était question de porter l’accent sur la matière critique de l’entretien, il serait difficile dans un laps de temps aussi réduit de transmettre au lecteur à la fois les observations de la personne interviewée, et les critiquer.
En fait, je ne crois pas me tromper en disant que ceux
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qui ont accepté de participer à une telle expérience, ne l’auraient fait s’il ne s’agissait que de prélirninaires à l’attaque critique de leur œuvre.
De même que dans nos précédents ouvrages : Jung and Jones (Evans, 1964); Fromm (Evans, 1969 a); Skinner (Evans, 1968); Arthur Miller (Evans, 1969 b); Gordon Allport (Evans, 1970), nous espérons que cet entretien permettra au lecteur de prendre connaissance ou pénétrer plus avant certaines théories de Piaget, tout au long de cette approche peu conventionnelle et du développement de certaines questions clefs de l’entretien. Nous insisterons toutefois sur le fait que dans ses écrits, Piaget s’exprime en un style qui lui est propre, qu’il peut réécrire et reprendre son texte, le polir, jusqu’à ce qu’il en soit pleinement satisfait. Dans cet entretien, au contraire, c’est à travers la spontanéité et l’intemporalité qu’il est amené à développer son propos et à se trouver « gainé » dans une traduction. J’espère toutefois que cette spontanéité ne fera que confirmer cette vision de « l’homme derrière le livre ».
Pour sauvegarder cette spontanéité si essentielle, nous avons pris quelques libertés quant au contenu des réponses de Piaget à nos questions, dans la mesure où traduites par Elaonor Duckworth il fallait en les retranscrivant, se soumettre aux exigences du texte écrit : précision, lisibilité, clarté, rigueur grarnmaticale. Le dialogue avec Piaget, tel que nous l’avons présenté ici traduit aussi fidèlement que possible la tonalité des échanges entre Piaget et moi-même.
En dehors du fait que nous ayons conservé tout ce qui était nécessaire à la compréhension, tant dans nos questions que dans les réponses de Piaget, notre travail commun de révision du contenu de l’entretien, nous fournit l’agréable surprise de n’y apporter que de rares modifications.
Nous espérons que notre projet aidera le lecteur à prendre connaissance de certaines réactions de Piaget difficiles à dégager dans des présentations traditionnelles et didactiques. Nous avons donné en fin d’ouvrage une synthèse sur le modèle du développement intellectuel selon Piaget, cette synthèse a été écrite en collaboration avec le Dr William J. Krossner, Har-vey Ginsburg, candidat aux recherches de l’université de Houston, et moi-même. Le but d’une telle synthèse est de « désincamer » et fournir plus de détails sur certains passages de nos entretiens, définir également certains concepts clefs utilisés par Piaget. De plus, dans la mesure où Piaget et moi-même avons fait référence à Freud, Erikson, et Skinner, j’y ai inclus une rapide analyse de possibles rapprochements.
En conclusion, une autobiographie de Piaget s’imposait. On trouvera une liste de ses nombreuses publications en fin d’ouvrage.
B) Mesurer l’intelligence des jeunes enfants : une introduction aux idées de jean piaget🔗
par David Elkind
A soixante-quatorze ans ’, il reste une figure familière des rues de Genève, marchant lentement, ou pédalant sur sa bicyclette. La taille haute, les épaules voûtées, quelque chose de majestueux dans le maintien, tout entier au nouveau problème posé par ses recherches ou par le mystère de l’évolution de l’intelligence chez l’enfant, une pipe entre les dents, une masse de cheveux blancs ondoyant sous son béret bleu.
Chez lui, en gros plan : plus de béret, mais toujours la pipe et l’écume du fourneau brûlée avec cette couleur d’ambre profond. Il tire sur sa pipe, l’index enserrant le tuyau, ses yeux bleus se rétrécissant derrière ses lunettes à monture de corne. Lorsqu’on lui pose une question, il répond — en français — en un langage clair
1. Le texte américain, paru en 1973, était un peu antérieur. J. Piaget est né le 9 août 1896.
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qui ne laisse place à aucune ambiguïté, se permettant parfois une petite plaisanterie. Ses façons ont le charme du vieux monde (à moins qu’il ne sente qu’on lui fait perdre son temps, si précieux), alors il devient direct et cassant. Il semble entouré d’une aura de présence intellectuelle semblable à l’aura dramatique qui émane d’un grand acteur.
Est-ce là l’image qu’on se fait d’un révolutionnaire ? J’en doute. Le fameux psychologue suisse Jean Piaget ressemble plus à un patriarche paisible, quoique toujours alerte. (De façon plus significative, il possède une empathie et une capacité de communiquer avec les enfants, qualités qui l’ont considérablement aidé au cours de son travail.) Ainsi, ses découvertes, et la théorie qu’il a bâtie après plus de quarante ans d’étude sur le développement de l’intelligence, réalisent une véritable révolution copernicienne dans notre compréhension de la croissance et du fonctionnement de l’esprit humain.
Jean Piaget, montra tout jeune sa vocation scientifique : à l’âge de dix ans, il observa un spécimen rare de moineau partiellement albinos et écrivit une note qu’il envoya à un journal scientifique. Le journal la publia et ce fut le premier d’une longue série d’articles et de plus d’une trentaine de livres que Piaget a écrits et publiés. Peu de temps après, il devint l’assistant du conservateur du musée de Neuchâtel, sa ville natale. Ce dernier ayant une belle collection de mollusques, Piaget se mit à observer les mollusques et publia à nouveau le résultat de ses observations dans un journal scientifique suisse. A l’âge de seize ans, sa bibliographie était déjà très respectable, si respectable d’ailleurs qu’on lui offrit, fait
sans précédent, le poste de conservateur de la collection de mollusques du musée de Genève, offre qu’il dut refuser, n’ayant pas achevé ses études secondaires. Bien que la biologie fût la première passion de Piaget et la discipline dans laquelle il obtint son doctorat (une thèse sur les mollusques), elle ne le satisfaisait pas entièrement. D était intéressé d’une part, par certaines questions philosophiques concernant le « comment nous connaissons » et son travail de biologiste ne le menait pas directement à la résolution de ce problème. D’autre part, il s’aperçut qu’il n’avait pas assez de dextérité — et peut-être pas assez d’estomac — pour des activités comme la dissection.
Après son doctorat, Piaget s’essaya à de nombreuses activités qu’il espérait mieux adaptées à ses talents et à ses intérêts. Il flirta avec la psychanalyse et passa six mois à la clinique psychiatrique Burgolzi à Zurich (Jung y avait travaillé). Piaget, quoique intrigué par la théorie freudienne (il présenta un mémoire sur les rêves à une conférence à laquelle assistait Freud), était assez peu attiré par la pratique en clinique. Il alla ensuite à Paris travailler là où Alfred Binet mit au point ses tests d’intelligence.
C’est en faisant des tests avec des enfants dans le laboratoire de Binet, que Piaget découvrit ou inventa sa propre discipline scientifique. Il constata qu’en appliquant des tests mentaux aux enfants, 0 pouvait, non seulement répondre à son intérêt pour la biologie et la philosophie mais, qu’en plus, Û était possible de se livrer à des expériences qui n’exigeaient pas une grande dextérité. L’enfant est avant tout un organisme en croissance auquel s’appliquent tous les principes du développement biologique. C’est un organisme pensant qui, d’une manière ou d’une autre, apprend à connaître la réalité sociale et physique au sein de
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laquelle il fonctionne en éprouvant la compréhension qu’a un enfant du monde physique, biologique et social, à des niveaux d’âge successifs. Piaget espérait trouver une réponse à cette question : Comment acquiert-on le savoir ? En effet, Piaget a créé une philosophie expérimentale qui, à travers des tests empiriques, cherche à répondre à des questions philosophiques. Il a appelé cette nouvelle discipline : « L’épistémologie génétique. » Afin de restituer l’entreprise de Piaget dans son contexte, il faudrait en dire plus sur la Zeitgeist scientifique et sur l’esprit de l’époque. Dans les années 20 et au début des années 30, les sciences sociales aux États-Unis et en Angleterre étaient devenues résolument environnementalistes par opposition au vernis de toutes ces théories sur l’hérédité qui marquaient encore en Europe, les discussions sur l’arriération mentale et le comportement criminel. Les environnementalistes insistaient sur les conditions impitoyables dans lesquelles les criminels et les arriérés mentaux avaient été élevés.
Cette insistance sur les facteurs d’environnement se reflétait aux États-Unis par un intérêt presque exclusif pour l’apprentissage, défini alors par les psychologues comme une modification du comportement obtenue par l’expérience. Les manuels de psychologie enterraient à longueur de pages les fantômes de prétendus instincts, modèles innés du comportement. L’animal a des instincts apprenait-on à l’étudiant, mais l’homme presque pas. Même le concept de maturation, conçu comme le développement de modèles de comportements génétiquement déterminés (du moins en partie), n’était pas considéré comme scientifique. De ce fait, il ne faut pas ’trop s’étonner de voir des maturationistes comme Arnold Gesell, dont les observations attentives étaient un modèle de psychologie descriptive, n’obtenir que peu
de crédit dans les milieux scientifiques. Contrairement à l’environnementalisme des sciences sociales aux États-Unis, la psychologie en Europe reposait sur le nativisme.
* Le nativisme, la conviction que les caractéristiques sociales et personnelles sont déterminées par l’hérédité, autant de théories qui furent plus tard perverties dans la doctrine raciste du nazisme en Europe. Cette doctrine découlait de la psychologie de la Gestalt, selon laquelle l’expérience n’est jamais perçue de façon brute, mais toujours de façon organisée. Ainsi par exemple, les notes d’une mélodie ne sont-elles jamais perçues comme une suite de notes, mais comme une mélodie. Selon les psychologues gestaltistes, cette organisation est déterminée par des « agents » organisateurs ou structures mentales innés. Lorsque ces psychologues émigrèrent aux États-Unis pour fuir l’hitlérisme, ils se heurtèrent de iront à l’environnementalisme. Le combat fut dur : nature contre culture.
Piaget refusa de prendre parti. Il se considérait entre les deux camps, voyant la nature et la culture perpétuellement en rapport l’une avec l’autre. Ses premières expériences avec les mollusques suggéraient que l’influence du milieu et de l’hérédité étaient réciproques, mais que ni l’une ni l’autre, n’était absolue. Ses premières expériences avec les enfants achevèrent de le convaincre : ce relativisme nature/culture s’appliquait aussi bien au développement de l’intelligence humaine.
Il découvrit chez les enfants des notions sur la nature et le monde physique dont ils n’avaient pas hérité, et qu’ils n’avaient pas non plus appris au sens habituel du terme. Il découvrit par exemple, que les jeunes enfants croyaient que la lune les suivait lorsqu’ils faisaient une promenade la nuit, ou que lorsqu’ils dormaient, les rêves entraient par la fenêtre et que tout ce qui bougeait,
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même les vagues ou les rideaux agités par le vent, était vivant.
D’où leur venaient ces idées ? Ds n’étaient sûrement pas nés avec. Ce qui est acquis à la naissance est immuable et la plupart des enfants abandonnent ces idées avec l’âge. Ils n’avaient pas non plus pu les apprendre des adultes, car les adultes ne croient pas ce genre de choses et n’iraient certainement pas les enseigner aux enfants. De plus, ces idées se retrouvent chez des enfants d’origines très différentes.
A cette énigme, Piaget répondit que les idées que les enfants se font sur le monde, sont des constructions mettant en jeu à la fois les structures mentales et l’expérience. Suivant les psychologues gestaltistes, Piaget affirmait que l’expérience n’est pas perçue telle quelle, qu’elle est organisée par notre intelligence. Mais il se sépare d’eux, en affirmant que ces structures d’organisations, ne sont pas fixées à la naissance, mais se développent à travers une succession régulière d’étapes en rapport avec l’âge. Alors que les changements en fonction de l’âge impliquent le rôle de l’expérience, leur régularité traduit une interaction entre nature et culture. Piaget se proposa alors de découvrir les principes qui régissent cette interaction.
L’un des principes de développement mis au jour par le travail de Piaget, est que l’intelligence évolue par intégration et substitution et non seulement par l’addition de faits nouveaux. Un enfant de trois ou quatre ans possède déjà le concept élémentaire de la quantité : si on lui présente deux verres identiques remplis, au même niveau, d’orangeade, il dira que dans les deux verres « il y a autant à boire ». Mais si l’on transvase devant lui le
contenu de l’un des deux verres, dans un récipient haut et étroit, Piaget constate que l’enfant trouve qu’il y a plus à boire dans le verre haut et étroit que dans l’autre. Ce n’est que vers six ou sept ans que l’enfant comprend que la quantité reste identique si l’on change la forme qui la contient. Le jeune enfant conçoit la quantité, mais son concept n’est pas le même que celui d’un enfant plus âgé ou d’un adulte. Pour ce jeune enfant, le niveau de liquide dans le verre suffit pour en savoir la quantité : il ne tient pas compte de sa largeur. Les enfants plus âgés et les adultes estiment la quantité en tenant compte à la fois de la hauteur et de la largeur du récipient. La formation d’une idée plus élaborée fia quantité est déterminée par la hauteur et la largeur), passe par l’intégration de deux idées d’un stade moins élevé (la quantité est déterminée par la hauteur ou par la largeur). L’intelligence progresse par intégration. Ceci suggère que le développement intellectuel est une spirale ascendante où les mêmes problèmes sont affrontés à des niveaux d’âge successifs. Ces problèmes se résolvent parfaitement avec de plus en plus de succès, à chaque étape. Dans le domaine de la science en général, les anciens Grecs parlaient d’atomes, mais leur concept d’atomes était totalement différent de celui des physiciens modernes. Malgré cela, certaines de leurs idées sur les atomes co’mcident ou s’intègrent dans les nôtres. L’évolution par l’intégration signifie la progression d’un concept primitif à un concept plus mûr, plus différencié et plus élaboré. Ce principe a particulièrement d’importance dans ses conséquences face à l’éducation. Notre système éducatif est essentiellement concerné par l’accumulation des faits. Mais certains faits seulement : la capitale de la Grèce, le nombre de jours dans une semaine, la signification de l’abréviation C.O.D., sont vrais ou faux. Athènes est la capitale de la Grèce et il
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n’y a pas d’autre réponse correcte. Un enfant qui pense que la quantité ne dépend que d’une seule dimension, n’a pas d’idée « fausse », son idée est seulement différente de la nôtre. L’œuvre de Piaget montre que nous devons élargir notre conception de la connaissance, de façon à y inclure non seulement des faits « corrects », mais aussi des concepts différents des nôtres, différents, sans pour cela être vrais ou faux.
L’évolution intellectuelle procède aussi par substitution. Dans des domaines comme le jugement moral ou les idées sur la nature, les idées primitives des jeunes enfants sont tout simplement remplacées par des idées plus mûres au fur et à mesure que l’enfant vieillit. Piaget a constaté par exemple, que les jeunes enfants jugent une personne d’après les dommages qu’elle commet, plutôt que d’après ses intentions. Il se mit à raconter aux enfants deux histoires : dans la première, un enfant en aidant sa mère à mettre la table, trébuche et casse douze tasses ; dans la seconde, un enfant à qui l’on a interdit de le faire, grimpe sur le buffet pour prendre de la confiture et casse une tasse. Pour les plus jeunes, il fallait punir très sévèrement celui qui avait brisé les douze tasses, mais les plus âgés trouvaient que le second enfant méritait d’être puni plus durement pour avoir sciemment désobéi à sa mère.
En interrogeant des enfants sur le mensonge, Piaget obtint des résultats identiques. A nouveau, on propose deux histoires aux enfants : dans la première, un petit garçon raconte à sa mère qu’il a vu un éléphant rose danser dans la rue et qu’un singe raccompagnait à l’orgue. Dans la seconde histoire, un enfant déclare qu’il a eu vingt sur vingt à une composition de mathématiques, alors qu’en réalité, il n’a eu que treize. Pour les plus jeunes, le garçon qui avait raconté l’histoire de l’éléphant était plus à blâmer parce que son mensonge
est « plus énorme ». Pour les plus âgés, le premier garçon voulait faire rire sa mère, et par conséquent était moins coupable que l’autre, qui lui, avait menti sur ses résultats pour tromper sa mère.
Dans ces études, et dans d’autres études du même type, Piaget constata que les jeunes enfants ont une conception objective de la moralité, fondée sur l’ampleur des dommages commis, et les enfants plus âgés ont une conception subjective de la moralité, fondée sur les intentions du sujet. Cette progression évolutive d’une moralité objective à une moralité subjective n’est toutefois que relative, et il nous arrive souvent à nous, adultes, de retomber dans une conception objective de la moralité, notamment lorsque nous avons à faire à des enfants. Si, par exemple, un enfant casse délibérément un vieux disque sans grand intérêt, il subira un reproche verbal moindre que l’enfant qui, sans le faire exprès, a cassé le disque favori de son père. Dans ce genre de cas, nous en revenons à juger un acte « mauvais » en fonction des dommages matériels subis, plutôt que sur tes intentions. Par conséquent, l’évolution intellectuelle par substitution permet toujours la régression à un stade antérieur du fonctionnement intellectuel.
Les découvertes initiales de Piaget concernant l’évolution de la croissance intellectuelle et les principes d’intégration et de substitution, furent mal accueillies. Sa méthode consistant à parler aux enfants d’un sujet particulier, fut largement critiquée. On remit en cause ses résultats, on ridiculisa et on rejeta ses interprétations. Il y a dix ans encore, Piaget passait aux Etats-Unis pour un vieil original qui parlait aux enfants de la nature et du monde physique, sur les berges des lacs suisses. Piaget persévéra, en dépit de ces réactions défavorables et étendit ses recherches à l’étude des nourrissons (en particulier ses trois enfants), et des
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adolescents. Dans ce travail, qui fut effectué entre 1930 et 1940, il s’attacha surtout à l’étude du phénomène de « conservation » qui, dans sa terminologie désigne la capacité de l’enfant à concevoir qu’une quantité demeure identique. En d’autres termes, que la quantité est « conservée » malgré un changement de son apparence. Dans l’exemple de l’orangeade que l’on transvase d’un récipient à un autre de dimensions différentes, on dit que l’enfant, qui s’aperçoit que la quantité n’a pas
,\ ; changé, est « doué » de conservation. Piaget découvrit ç dans cette seconde phase de son œuvre, que la conser-
s ] vation quantitative était largement ignorée par les jeunes enfants. Jusqu’à l’âge de cinq ou six ans, par exemple, la plupart des enfants croient que six pièces de monnaie empilées, sont moins nombreuses que six pièces mises côte à côte. Quant à deux boules de glaise identiques, si l’une est roulée en cylindre, ils pensent que sa masse, son poids et son volume s’en trouvent accrus. Vers l’âge de six à sept ans, toutefois, l’enfant s’aperçoit que la modification de l’apparence ne signifie pas modification de la quantité. Pour Piaget, la découverte de la conservation quantitative reflète de nouvelles structures intellectuelles et de nouveaux modes d’organisation de l’expérience acquis par l’enfant. Durant cette période, un second principe de la croissance intellectuelle devient évident, à savoir que l’émergence de nouvelles structures intellectuelles d’organisation de l’expérience s’accompagne d’une capacité accrue à discerner l’apparence et la réalité, ce que les choses semblent être et ce que réellement elles sont. Autrefois, l’homme croyait que le soleil tournait autour de la terre et que la terre était plate. Ce genre d’idées nous viennent d’une acceptation dénuée de critique et des informations que nous transmettent nos sens. Le soleil semble tourner autour de la terre, et la terre tout autour de nous semble plate.
Cest avec l’aide de la raison que nous surmontons ces trompeuses apparences. L’apparition de la raison chez l’enfant lui permet de découvrir la conservation de la quantité, du nombre et de la longueur. Afin de démontrer à quel point le raisonnement est réellement impliqué, prenons un exemple : on montre à un adulte une boule et un cylindre de glaise et on lui demande s’ils sont du même poids. Il ne pourra pas répondre avant de peser les deux objets. Mais s’il sait que le cylindre était auparavant une boule et que cette boule pesait le même poids que l’autre, il pourra en déduire facilement que la boule et le cylindre sont du même poids.
Ce n’est qu’au moment de l’émergence des structures élémentaires du raisonnement, à l’âge de six ou sept ans, que l’enfant commence à distinguer l’apparence et la réalité des choses. A cet âge, cette capacité ne s’applique qu’aux choses matérielles : la conservation de la longueur des bâtons, du nombre d’éléments dans un groupe, ou de la quantité de liquide transvasée d’un récipient à un autre. Mais il reste un stade où l’enfant ne perçoit pas encore cette différence entre apparence et réalité : c’est le niveau symbolique, le niveau de la métaphore, de l’illusion, du double sens.
Piaget a découvert que ce n’est qu’au moment de l’adolescence que l’être humain est capable de ce genre de distinctions. Les enfants, par exemple, sont incapables de saisir le sens satirique des caricatures politiques ou la signification métaphorique des proverbes. Ce n’est que pendant la période de l’adolescence, avec l’apparition de nouvelles structures et de nouveaux schémas d’organisation intellectuels, que les jeunes gens commencent à apprécier le double sens, la signification sociale de livres comme Les Voyages de Gulliver ou
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Alice au pays des merveilles. Les adolescents savent user de l’ironie et de la métaphore pour rabaisser leurs ennemis. Ils deviennent experts dans l’art de remarques apparemment innocentes et cependant blessantes.
Les découvertes de Piaget montrent donc bien l’existence de deux niveaux de distinction entre apparence et réalité : le niveau concret, là où la raison permet à l’enfant de découvrir que les quantités ne changent pas, même si les apparences changent, et le niveau symbolique où l’adolescent découvre les nombreux aspects du sens des mots et apprend que le sens apparent des mots peut cacher le sens que réellement on leur donne. Bien que cette recherche ait eu lieu principalement durant les années 1930 et 1940, elle ne fut bien connue que dans les années cinquante, lorsque la Zeitgeist une fois de plus, influença l’accueil réservé à l’œuvre de Piaget.
Bien avant l’ère du spoutnik, des critiques de l’éducation, aux États-Unis, avaient commencé à exiger que les éducateurs abandonnent l’idée de réaliser « l’adaptation personnelle de l’enfant comme totalité » et qu’ils se consacrent à enseigner aux enfants « comment penser ». Cette exigence déboucha sur la recherche de nouveaux programmes. Les auteurs de ces programmes se tournèrent vers la psychologie afin de s’informer des processus de développement de l’esprit et de la pensée de l’enfant. Us s’aperçurent que les psychologues n’avaient pas grand-chose à leur offrir. Dans leur ardeur à maintenir la psychologie dans son strict statut de science expérimentale, les psychologues avaient porté leurs recherches sur l’apprentissage à partir d’organismes inférieurs, et leurs résultats pouvaient difficilement s’appliquer au type d’apprentissage que les enfants
vivaient à l’école. C’est grâce aux efforts de chercheurs comme Jérôme Bruner à Harvard et du regretté David Rapaport au centre Austen Riggs de Stockbridge, que ceux qui réalisèrent les programmes prirent connaissance de l’œuvre de Piaget. Les éducateurs découvrirent que les ouvrages de Piaget traitaient de la perception chez l’enfant, de l’espace, du temps et des nombres, des processus de raisonnement des enfants et de leur capacité à classifier et à mettre en rapport les choses. Ils découvrirent que Piaget avait étudié comment les enfants apprennent, et qu’il en était venu à définir l’apprentissage d’une manière nouvelle, manière qu’ils essayèrent (pas toujours avec bonheur) d’incorporer dans leurs nouveaux programmes.
La psychologie traditionnelle a toujours défini l’apprentissage comme une « modification du comportement résultant de l’expérience ». Une telle définition fait de celui qui apprend, un bénéficiaire plus ou moins passif des accidents de son environnement. Cela est peut-être vrai pour les rats, certainement pas pour les enfants. Piaget renversa la définition ; l’apprentissage, c’est notamment : « la modification de l’expérience résultant du comportement. » Il démontra que les actions de l’enfant sur le monde transformaient la nature de son expérience. C’était, d’une autre manière, poser la relativité de la nature et de la culture. Si l’expérience est toujours un produit (dans une certaine mesure) du comportement de l’enfant, toute modification de ce comportement par suite d’une expérience doit être relative aux actions de l’enfant. Ainsi, l’expérience humaine doit-elle être relative à l’action humaine. C’est cette théorie que les éducateurs et les psychologues américains, même favorables aux conceptions de Piaget, eurent le plus de mal à admettre. Cette difficulté tenait notamment à leur connaissance insuffisante du troi-
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sième principe de la croissance intellectuelle de Piaget. Nous étions empiristes de tradition, ce qui suppose une séparation complète de l’esprit et de la réalité. L’empirisme implique, en ce qui concerne l’apprentissage, une « théorie » de la copie selon laquelle notre esprit se contente de copier ce qui existe dans le monde extérieur un peu comme une photographie copie les structures lumineuses qui impressionnent le film. Piaget démontre que l’esprit ne copie jamais la réalité, mais qu’il l’organise et la transforme. La réalité en soi et pour soi ne pouvant, comme l’a montré Kant, être connue.
Tout le monde a fait cette expérience : regarder les nuages passer dans le ciel et y voir des châteaux, des chevaux, des avions, etc. Puisque des gens différents voient des choses différentes à travers les mêmes formes, il apparaît que ce que chacun voit est le produit de son propre processus d’organisation. Ceci est le principe sur lequel se fonde le test de la tache d’encre de Rorschach : les taches d’encre réalisent des configurations ambiguës, qui permettent aux individus de révéler les structures d’organisation de leur esprit.
Ce qui apparaît caractéristique de toutes les activités d’organisation de ce type, c’est que la personne est inconsciente quant à sa participation à construire ce qu’elle voit. Ceci est le troisième principe de Piaget concernant la croissance intellectuelle. Maintes fois, un patient auquel on montrait une tache d’encre, a accusé le médecin de lui montrer des « images obscènes ». Piaget a montré que la part que nous prenons à l’organisation de l’expérience est beaucoup plus grande que nous ne le réalisons, et qu’elle a une large part de responsabilité dans l’incompréhension entre les enfants et les adultes. Lorsqu’un adulte regarde le transvasement d’un liquide d’un récipient bas et large, dans un récipient haut et étroit, ses processus d’organisation et
de déduction sont si rapides que littéralement il « voit » que la quantité de liquide n’a pas varié. L’égalité lui semble être une propriété du liquide, comme sa fluidité ou son humidité, et il lui semble que tout cela n’a rien à voir avec ses propres processus mentaux. Toutefois, la difficulté remontrée par un jeune enfant face à ce problème, montre que cette conscience trouve son origine dans les capacités raisonnantes du sujet, et non pas dans les attributs apparents de l’objet.
Effectivement, l’adulte voit le monde qui l’entoure d’une manière très différente de celle d’un enfant qui ne possède pas l’opération de conservation, mais l’adulte n’en a pas conscience. Nous, adultes, nous tenons pour acquit, le fait que les enfants voient le monde comme nous le voyons — nous sommes souvent irrités et en colère devant leur comportement — . C’est aussi pour cette raison que les enfants trouvent souvent les adultes imprévisibles et incompréhensibles. Il en va de même pour l’éducation. Souvent, les enseignants font des suppositions erronées sur la manière dont les enfants voient le monde.
Le quatrième principe de Piaget, quant à la croissance intellectuelle, commence juste à être apprécié aux États-Unis, et concerne la motivation. Se fondant sur leur travail sur l’apprentissage chez les animaux, que l’on entraîne à avoir certains comportements à l’aide de récompenses externes, les psychologues en ont conclu qu’il en allait de même pour tout apprentissage. L’une des principales raisons de l’existence de notes à l’école, par exemple, c’est qu’elles constituent pour l’enfant, une récompense de sa réussite. Les enfants, particulièrement les enfants des classes moyennes, travaillent dur pour avoir de bonnes notes.
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Cependant, tout apprentissage ne nécessite pas une récompense extérieure, et les structures décrites par Piaget mènent à une sorte d’apprentissage spontané qui se passe de récompenses spéciales. Si, un jour donné, on demande à un adulte ce qu’il a fait depuis qu’il a pris son petit déjeuner, il sera capable de rendre compte tout à fait correctement de ses activités ; bien qu’il ne se soit pas occupé de « se souvenir » de celles-ci, comme il aurait pu le faire par exemple à propos d’un poème, et bien qu’il ne reçoive aucune récompense pour s’être souvenu de ce qu’il a fait. Ici, l’apprentissage a manifestement suivi son cours. Toutefois, cet apprentissage n’est pas de même nature que celui qui consiste à apprendre par cœur un poème ou des dates historiques.
Il faut noter trois aspects dans cette forme d’apprentissage. Premièrement, l’organisation des matériaux en séquences spatiales, temporelles ou causales. Deuxièmement, la personne n’a pas conscience de traiter et d’organiser les matériaux. Troisièmement, et cela est d’importance, l’objet de cet apprentissage est toujours la propre activité du sujet. Ces caractéristiques (ce que nous pourrions appeler « apprentissage structurel ») se retrouvent non seulement lorsque nous nous souvenons de ce que nous avons fait le matin, mais aussi dans l’acquisition par l’enfant de l’opération de conservation de la quantité des nombres et dans sa compréhension des groupes et des relations logiques. Dans tous ces cas, l’apprentissage suppose un agencement logique de l’information. Celui qui apprend n’en a pas conscience. L’apprentissage concerne les activités propres de celui qui apprend, y compris ces activités intellectuelles, comme le raisonnement. En conséquence, demander pourquoi un enfant a acquis l’opération de conservation, comme on pourrait lui demander pourquoi il fait tomber son frère par terre, n’est pas réellement appro-
prié. La deuxième question présuppose une intention consciente et exige une réponse en termes dynamiques : la réponse pourrait être « son frère l’a frappé » ou « son frère lui a pris son jouet » ou quelque chose de ce genre. Mais lorsqu’on demande pourquoi un enfant n’a pas acquis l’opération de conservation, il s’agit de tout à fait autre chose. C’est un peu demander : « pourquoi les poissons ne marchent-ils pas ? » Dans les deux cas, la réponse ne peut porter sur les intentions. Dire qu’un enfant n’a pas acquis l’opération de conservation parce qu’il est trop paresseux ou parce qu’il est préoccupé par d’autres choses, reviendrait à dire qu’un poisson ne marche pas parce qu’il préfère nager. A ces deux questions, la réponse appropriée doit être faite en termes de structure et de fonction. Pour expliquer pourquoi un poisson nage, il faut décrire l’histoire naturelle du poisson, la structure et la forme de son corps et de ses ouïes, le fonctionnement de son appareil respiratoire. De la même manière, afin d’expliquer pourquoi un enfant acquiert l’opération de conservation, il faudrait décrire ses structures mentales et leur fonctionnement. Si un poisson ne peut pas marcher, c’est qu’il est dépourvu des structures physiques nécessaires à la marche, et si un enfant n’a pas acquis l’opération de conservation c’est que, toutes les autres choses étant égales, il doit manquer des structures mentales nécessaires. Aussi, l’opération de conservation est-elle une fonction des capacités élémentaires de raisonnement naturel, tout comme le fait de nager est une fonction naturelle des organes et de la conformation physique du poisson.
C’est pour souligner cette sorte de « motivation » que Piaget a consacré une bonne partie de sa carrière à formuler en des termes plus spécifiques les structures mentales qui caractérisent le développement de l’intelli-
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gence de la première enfance à l’adolescence. Piaget a décrit quatre étapes de croissance mentale, qu’il résume à chaque fois en termes de fonction cognitive, plus importante que l’étape destinée à accomplir ne le semble.
Durant les deux premières années de sa vie (période sensorimotrice), les structures mentales de l’enfant sont essentiellement occupées à maîtriser les objets concrets. La seconde période, qui va de deux à six ou sept ans, (période préopératoire) concerne la maîtrise des symboles, y compris ceux que l’on trouve dans le langage, dans l’imagination, dans le jeu et les rêves. Au cours de la troisième période, qui va de six ou sept ans jusqu’à douze ans (la période opératoire concrète), les enfants apprennent à maîtriser les classes, les relations, les nombres et la manière de raisonner sur ces concepts. De douze à quinze ans, enfin (période opératoire formelle), les adolescents s’attachent à maîtriser la pensée, et peuvent réfléchir sur leur propre réflexion et celle des autres.
Ces étapes de la croissance intellectuelle et les principes qui se manifestent dans leur développement, s’imposent graduellement à la psychologie américaine, mais pas toujours sous leur forme authentique. A présent que Jean Piaget est célèbre, il est souvent invoqué pour soutenir des points de vue et des pratiques qui vont à l’encontre du sens réel de son œuvre. On le cite souvent par exemple pour défendre une instruction préscolaire formelle pour les jeunes enfants ; et en même temps pour défendre la valeur du jeu et des méthodes éducatives informelles pour les jeunes enfants. Piaget est critiqué pour des opinions qu’il ne professe pas et admiré pour des positions qu’il n’a jamais défendues.
En 1969, Y American Psychology Association a offert un prix à Piaget pour sa remarquable contribution à la psychologie. Malgré cette reconnaissance formelle, la situation de Piaget est celle, ambiguë, d’un esprit novateur. Il faudra des années encore avant que ses idées ne s’enracinent profondément dans les canons de la psychologie, et lorsque ce jour viendra, Piaget, comme Freud, sera congédié, parce que ce qui comptera dans son œuvre fera alors partie des modes établis de la pensée psychologique. Piaget le sait, mais il a toujours cette même indifférence envers la célébrité, cette indépendance de l’esprit, cette constance quant à ses buts et cette passion de la vérité qui sont la marque d’un esprit novateur. Bien que ses collègues aient parfois manqué de générosité à son égard, il garde un remarquable sens de l’humour, l’amour du travail, l’émerveillement devant le monde et une joie auprès des êtres humains.
L’exemple qu’il donne à ses étudiants et à tous les jeunes d’une vie bien employée au service de la science et de l’humanité, n’est pas la moindre de ses contributions.
C) L’épistémologie génétique🔗
par Jean Piaget
L’épistémologie génétique traite du développement et de la signification de la connaissance, des moyens dont l’esprit se sert pour aller du plus bas niveau de la connaissance à son étape jugée la plus achevée. Il ne s’agit pas pour les psychologues de déterminer tel ou tel niveau de connaissance, mais d’expliquer plutôt comment se fait le passage de l’un à l’autre. La nature même de ces transitions est une question de facteurs. Et ces facteurs peuvent être historiques, psychologiques, ou parfois même biologiques.
L’hypothèse fondamentale sur laquelle se base l’épistémologie génétique est d’établir un parallèle entre le progrès perçu dans l’organisation logique et rationnelle de la connaissance et les processus de formation psychologiques. Cette hypothèse étant admise, l’une des toutes premières études, l’une des plus fructueuses sans doute, serait de se reporter à l’histoire de l’homme, à l’histoire de la pensée de l’homme au cours de la préhistoire. Malheureusement, la psychologie de
[p. 38]l’homme primitif nous est peu connue. Par contre, c’est en étudiant le comportement des enfants qui nous entourent que nous aurons le plus de chances d’observer le développement de la connaissance logique, mathématique, physique, etc. Pour étudier la nature de la connaissance, il nous paraît indispensable d’avoir recours à des données psychologiques. Tous les épisté-mologues se réfèrent à des facteurs psychologiques, mais dans la plupart des cas, il s’agit de références théoriques qui ne s’appuient pas sur une véritable recherche. Aujourd’hui, tout le monde a tendance à se dire psychologue, et cela ne rend malheureusement pas service à la psychologie.
Lorsqu’un épistémologue considère l’aspect psychologique d’un problème, il ne se fonde pas sur la recherche, il ne fait pas appel aux psychologues, il ne s’appuie que sur ses propres réflexions. Il assemble certaines idées mises en relation, à l’intérieur de son propre raisonnement. Les positivistes logiciens en particulier n’ont jamais tenu compte de la psychologie dans leurs recherches épistémologiques. Ils affirment que la logique et la réalité mathématique sont dérivées du langage. C’est ici qu’il devient nécessaire de jeter un regard sur les recherches s’appuyant sur les facteurs, sur le comportement logique de l’enfant avant le langage.
Avant de commencer mon analyse du développement des structures logiques chez l’enfant, j’aimerais faire au préalable une distinction entre deux aspects complémentaires de la pensée : le figuratif et l’opératoire. L’aspect figuratif est une imitation des états passagers et statiques. Dans le champ de la connaissance, les fonctions figuratives sont avant tout la perception, l’imitation et l’image mentale qui s’intériorise dans l’imitation. L’aspect opératoire se réfère non aux états, mais aux transformations d’un état à l’autre. L’aspect opératoire
[###] mes idÉes 39concerne les actions elles-mêmes qui transforment les objets ou les états, et les opérations intellectuelles qui sont essentiellement systèmes de transformations. Le figuratif est toujours subordonné à l’opératoire. Aucun état ne peut être compris que comme le résultat de certaines transformations, ou comme point de départ d’autres transformations. Quant à moi, je considère comme essentiel l’aspect opératoire de la pensée. La connaissance humaine est une connaissance active. Connaître, c’est assimiler la réalité en systèmes de transformations. Connaître, c’est transformer la réalité afin de comprendre comment un certain état se produit.
A la lumière de cette constatation, je m’oppose à cette analyse de la connaissance qui la réduit à la copie inerte de la réalité. Cette analyse est un cercle vicieux : pour copier, il faut connaître le modèle que l’on copie, et le seul moyen de connaître le modèle est de le copier. Je crois qu’en fait, connaître l’objet, c’est agir sur lui, construire des systèmes de transformations qui s’exercent sur l’objet ou participent de l’objet. Connaître la réalité, c’est construire des systèmes de transformations qui correspondent plus ou moins idéalement à la réalité. Ces systèmes sont plus ou moins isomorphes aux transformations de la réalité. Les structures de transformations qui s’intègrent dans la connaissance, ne sont pas des copies des transformations de la réalité ; elles sont de simples modèles isomorphes au sein desquelles notre expérience nous permet de choisir. La connaissance, enfin, est un système de transformation qui progressivement devient adéquat.
Il est convenu d’accorder que les structures logiques et mathématiques sont abstraites tandis que la connaissance physique qui est fondée sur l’expérience est concrète. Mais essayons de comprendre par quel biais la connaissance logique et mathématique peut-elle être
[p. 40]abstraite ? Nous nous trouvons face à deux possibilités : La première est que lorsque nous agissons sur l’objet, notre connaissance est dérivée de l’objet lui-même. Un enfant, par exemple, peut soulever des objets dans sa main et se rendre compte qu’ils sont de différents poids, qu’en général les grands objets pèsent plus lourd que les petits objets, mais que parfois, c’est l’inverse qui se passe. Il découvre tout cela par l’expérience, et sa connaissance lui vient des objets eux-mêmes. Ceci est le point de vue de la pensée empirique en général, et elle s’avère vraie dans la majeure partie des cas s’appliquant à la connaissance expérimentale ou empirique.
Mais il y a une seconde possibilité. Lorsque nous agissons sur l’objet, nous pouvons également tenir compte de l’action elle-même ou de l’opération, en tant qu’elle se fait mentalement. Dans cette hypothèse, l’abstraction ne vient pas de l’objet sur lequel on agit mais de l’action elle-même. J’aimerais citer ici en exemple ce que nous avons expérimenté avec attention auprès d’un grand nombre d’enfants. Cet exemple me fut suggéré par un ami mathématicien qui déclare que sa propre expérience a été le point de départ de l’intérêt qu’il porta aux mathématiques. Tout jeune enfant, il était en train de compter des cailloux. Il les aligna et les compta en commençant par la gauche, et il en trouva dix. Puis, pour s’amuser, il commença par les compter de droite à gauche juste pour voir, et il fut tout étonné d’en compter également dix. Il forma alors un cercle avec les cailloux et se mit à nouveau à les compter, il y en avait toujours dix. Il fit le tour du cercle de l’autre côté et trouva à nouveau dix cailloux. De quelque manière dont il les disposait, il retrouvait sans cesse le même nombre. C’est ainsi qu’il découvrit ce qu’en mathématique, on appelle la commutativité : c’est-à -dire que la somme est indépendante de l’ordre. Mais comment l’avait-il décou-
[###] mes idÉes 41vert ? La commutativité était-elle une propriété des cailloux ? Il est vrai que sa découverte venait de la nature même de son expérience, expérience qu’il n’aurait pu faire à partir de gouttes d’eau. Aussi, en un sens, l’aspect physique entrait en jeu. Mais la question de l’ordre n’appartenait pas aux cailloux c’était lui, le sujet qui avait d’abord aligné les cailloux puis avait fait un cercle. Bien plus, l’idée d’additionner en une somme totale ne résidait pas dans l’objet. C’était lui qui avait additionné les cailloux. La connaissance que ce matin-là ce futur mathématicien venait d’avoir, provenait non des propriétés physiques des cailloux, mais des actions qu’il avait entreprises sur eux.
J’appellerai le premier type d’abstraction, celle venue des objets : l’abstraction simple ou empirique et le second type l’abstraction réfléchissante, en utilisant ce terme en un double sens. Réfléchissant, prend ici à la fois la signification que lui donne la psychologie et celle que lui donnent les sciences physiques. Dans son sens physique, la réflexion se réfère à des phénomènes tels que la réflexion d’un rayon de lumière qui s’étend d’une surface à une autre surface. Prise dans ce sens, l’abstraction est une réflexion qui va du stade de l’action au stade représentatif de l’opération. D’autre part, la réflexion fait appel aux processus mentaux de réflexion ; c’est ainsi qu’au stade de la pensée, une réorganisation s’impose.
A présent, j’aimerais faire une distinction entre deux types d’actions. Il y a d’une part, les actions individuelles— jeter, pousser, toucher, effacer — c’est ce type d’action qui donne lieu à l’abstraction à partir des objets. Il s’agit là de l’abstraction simple dont j’ai parlé plus haut. L’abstraction réfléchissante en revanche, ne se fonde pas sur les actions individuelles, mais sur les actions coordonnées. Cette coordination des actions
[p. 42]peut se faire de différentes manières. Les actions peuvent se réaliser conjointement (coordination addi-tive) ; elles peuvent se succéder chacune dans un ordre temporel, (coordination ordinale ou séquentielle) ; on peut établir une correspondance entre une action et une autre ; ou encore des intersections entre les actions. Toutes ces formes de coordination trouvent leurs parallèles dans les structures logiques et c’est cette coordination au niveau de l’action qui me semble être la base des structures logiques telles qu’elles se développent ultérieurement dans la pensée. Voici en fait mon hypothèse : les racines de la pensée logique ne se trouvent pas dans le seul langage, même si les coordinations du langage sont importantes. Elles se trouvent de façon bien plus générale dans la coordination des actions, qui sont la base de l’abstraction réfléchissante.
Ceci n’est que le commencement d’une analyse régressive qui pourrait aller beaucoup plus loin. Il n’y a pas en épistémologie génétique, pas plus qu’en psychologie évolutive, de commencement absolu ; nous ne pouvons jamais retourner à un point où nous dirions : d’ici véritablement commencent les structures logiques. Dès que nous abordons la coordination générale des actions, nous nous trouvons engagés plus loin encore dans des problèmes de biologie, ce qui n’est pas mon propos ici. Je veux juste mener cette analyse régressive vers son point d’origine en psychologie, et souligner une fois de plus que le langage seul ne saurait expliquer la formation des structures logiques et mathématiques dans l’esprit humain. Il faut chercher les racines de cette formation dans la coordination générale des actions.
L’argument décisif contre la position qui veut faire dériver les structures mathématiques logiques des seules
[###] mes idÉes 43formes linguistiques est que, dans le cours du développement intellectuel de n’importe quel individu, les structures mathématiques logiques préexistent à l’apparition du langage. Le langage apparaît vers la moitié de la seconde année, après la naissance. Mais auparavant déjà , vers la fin de là première année, ou au début de la seconde année, une intelligence sensori-motrice se constitue intelligence pratique douée d’une logique propre, une logique de l’action. Les actions qui forment l’intelligence sensori-motrice peuvent être répétées et généralisées. L’enfant apprend à tirer sur une ficelle pour attraper ce qui est attaché au bout de la ficelle, ou à se servir d’un bâton pour déplacer un objet qui est hors de son atteinte. J’ai appelé « schéma » tout ce qui dans une action est susceptible de répétition ou de généralisation, et je maintiens qu’il y a une logique des schèmes pris isolément. N’importe quel schème n’a pas de composante logique, mais les schèmes peuvent être coordonnés entre eux, ce qui implique une coordination générale des actions. Ces coordinations forment une logique des actions : point de départ des structures mathématiques logiques. Un schème, par exemple, peut se composer de sous-schèmes ou de sous-systèmes. Si je bouge un bâton pour déplacer un objet, il y a au sein de ce schème, un sous-schème : celui de la relation entre la main et le bâton ; un second sous-schème : celui de la relation entre le bâton et l’objet ; un troisième sous-schème : celui de la relation de l’objet à sa position dans l’espace, etc. C’est le début de la relation d’inclusion. Les sous-schèmes sont inclus dans le schème total tout comme, dans les structures logiques, les mathématiques de la classification, les sous-ensembles sont inclus dans les ensembles. Dans une phase ultérieure, cette relation d’inclusion des ensembles donne naissance à des
[p. 44]concepts. Au stade sensori-moteur, un schème est une sorte de concept pratique.
Un autre type de logique que nécessite la coordination des schèmes est celui de la logique de l’ordre : pour atteindre un but, par exemple, nous devons employer certains moyens. Ainsi, y a-t-il un ordre entre les moyens et le but. Une fois de plus, ce sont ces relations d’ordre pratique qui forment la base de la structure mathématique logique de l’ordre. Il y a aussi une correspondance primitive du type de un à un. Lorsqu’un nourrisson imite un modèle, il y a correspondance entre le modèle d’une part et son imitation de l’autre. Même lorsqu’il s’imite lui-même, c’est-à -dire lorsqu’il répète une action, il y a correspondance entre l’action, telle qu’il 1l’avait accomplie avant, et telle qu’il la répète.
En d’autres termes, nous trouvons dans l’intelligence sensori-motrice, une certaine logique de l’inclusion, une certaine logique de la classification, une certaine logique des correspondances qui sont, selon moi, les fondements des structures logiques mathématiques. Ce ne sont certainement pas des opérations, mais des ébauches de ce qui plus tard se transformera en opérations. Nous trouvons aussi dans cette intelligence sensori-motrice, l’ébauche de deux caractéristiques essentielles des opérations : une forme de conservation et une forme de réversibilité.
La caractéristique de la conservation prend dans l’intelligence sensori-motrice la forme de la notion de la permanence de l’objet. Ce schéma fondamental n’apparaît que vers la fin de la première année. Si lorsqu’un bébé de sept ou huit mois cherche à saisir un objet qui l’intéresse, on interpose soudainement un écran entre l’objet et lui, non seulement l’objet aura disparu, mais il lui semblera aussi inaccessible. Il retirera sa main et n’essaiera pas d’écarter l’écran, même s’il ne s’agit que
[###] mes idÉes 45d’un mouchoir. A la fin de la première année cependant, il écartera l’écran et continuera à essayer de saisir l’objet. Il sera même capable de suivre un nombre de changements successifs dans la position de l’objet. Si l’on place l’objet dans une boîte que l’on met derrière une chaise par exemple, l’enfant sera capable de suivre les changements successifs de position de l’objet. Cette notion de la permanence de l’objet est, pour l’intelligence sensori-motrice, l’équivalent de la notion de conservation qui se développe plus tard, au stade opératoire. De la même manière, nous pouvons voir des ébauches de réversibilité dans la compréhension des positions spatiales et des changements de position. Au début de sa seconde année, l’enfant acquiert la notion pratique de l’espace (ce que les géomètres appellent le groupe des déplacements), c’est-à -dire qu’un mouvement dans une direction donnée peut être annulé par un mouvement dans une autre direction ou qu’un point dans l’espace peut être atteint par différentes trajectoires entre autres. Il s’agit là du comportement du détour, que les psychologues ont étudié très en détail chez les chimpanzés et chez les bébés.
A nouveau, il s’agit ici d’intelligence pratique. Cette intelligence ne se situe pas au niveau de la pensée. Elle n’est donc pas de nature représentative, mais elle permet à l’enfant d’agir dans l’espace. De plus, cette organisation existe dès la seconde moitié de la première année, avant tout usage du langage à des fins d’expression. Voici donc mon premier argument.
Mon second argument a trait aux enfants dont la pensée est logique, mais qui ne peuvent se servir du langage : les sourds-muets par exemple. Avant d’aborder les découvertes expérimentales sur l’intelligence chez les enfants sourds-muets, je voudrais rapidement parler de la nature de la représentation, dans une période
[p. 46]comprise entre dix-huit mois et sept à huit ans. Lorsque apparaissent les opérations, la logique pratique de l’intelligence sensori-motrice passe par une période d’intériorisation où elle prend forme dans la pensée au niveau de la représentation, plutôt que dans les seules actions. Je voudrais insister ici sur un point qu’on oublie trop souvent. Il y a de nombreuses formes de représentation. Les actions peuvent être représentées de bien des façons, le langage n’étant que l’une d’elles. Ce n’est qu’un aspect de la fonction générale que certains appellent fonction symbolique. Je préfère utiliser un vocabulaire plus large et l’appeler fonction sémiotique. Cette fonction est la capacité de représenter un objet par un signe, un symbole ou encore un autre objet. En plus du langage, la fonction sémiotique comprend les gestes, qu’ils soient épisodiques ou, et c’est le cas pour le langage des sourds-muets, systématisés. Ici s’ajoute aussi l’imitation différée, c’est-à -dire, une imitation qui n’a lieu qu’une fois le modèle disparu. Cette imitation se traduit par le dessin, la peinture, le modelage, l’imagerie mentale, l’imitation intériorisée. Dans tous ces cas, nous avons un signifiant qui représente ce qui est signifié, et tous ces moyens sont utilisés par les enfants pour passer d’une intelligence agie à une intelligence pensée. Le langage n’est que l’un des nombreux aspects de la fonction sémiotique, même si dans la plupart des cas c’est l’aspect le plus important.
Cette position est confirmée par le fait que chez les enfants sourds-muets, nous trouvons la pensée sans le langage et les structures logiques sans le langage. En France, le professeur Pierre Oléron a fait un travail intéressant dans ce domaine. Aux États-Unis, je voudrais tout particulièrement mentionner le travail de Hans Furth et son excellent ouvrage La Pensée sans le langage. Furth constate un certain retard dans le
[###] mes idÉes 47développement des structures logiques chez les enfants sourds-muets, par rapport au développement des enfants normaux. Cela n’a rien de surprenant si l’on considère combien sont limités les stimuli sociaux des enfants sourds-muets, mais en dehors de ce retard, le développement des structures logiques est similaire. Furth trouve une notion de classification du type discuté plus haut, une notion de correspondance, une notion de quantité numérique, une représentation de l’espace. En bref, il y a chez ces enfants qui n’ont pas l’acquisition du langage, une pensée logique bien développée.
Un autre point intéressant à noter est le suivant : si les enfants sourds-muets ont un retard par rapport aux enfants normaux, ce retard est beaucoup moins important que celui des enfants aveugles de naissance comme l’a montré Yvette Hatwell. Les enfants aveugles ont le grand désavantage de ne pouvoir jouir de la même coordination dans l’espace que les enfants normaux, au cours de la première et la deuxième année. Ainsi, le développement de l’intelligence sensori-motrice et de la coordination des actions se trouve chez les enfants aveugles, à ce stade, sérieusement handicapé. C’est la raison pour laquelle nous constatons des retards encore plus importants dans leur développement au stade de la pensée représentative — le langage n’étant pas suffisant pour suppléer à la déficience dans la coordination des actions. En fin de compte ce retard se résorbera, cela va de soi, mais il est signifiant, plus encore que celui du développement des enfants sourds-muets.
Mon dernier argument s’appuiera sur le travail de Hermine Sinclair qui s’est penchée sur les rapports entre les stades opératoires et linguistiques chez les enfants de cinq à huit ans. Hermine Sinclair était linguiste avant de venir étudier la psychologie à Genève. Lors de son
[p. 48]premier contact avec nos travaux, elle était convaincue de la justesse de la position logique positiviste, qui voit dans le stade opératoire de l’enfant un simple reflet de son accession au langage. Je lui ai suggéré d’étudier cette question puisqu’on ne l’avait jamais fait sérieusement, et de voir quelles relations existaient entre les deux niveaux. Le résultat de ses recherches aboutit à l’expérience suivante. Elle forma, tout d’abord, deux groupes d’enfants : les « conservants », ceux qui réalisent que lorsque l’on transvase un liquide d’un verre de forme donnée, dans un verre différent de forme, sa quantité ne change pas, malgré les apparences, et les « non-conservants » : ceux qui jugent de la quantité du liquide d’après son apparence, sans tenir compte de la corrélation entre la hauteur et la largeur du récipient, ni du fait que l’on n’ait, ni enlevé, ni ajouté de liquide.
Hermine Sinclair a fait une étude détaillée du langage de chaque groupe, en donnant aux enfants des objets très simples à décrire. Elle présentait les objets par paire, pour permettre aux enfants de les décrire en les comparant aussi bien qu’en désignant leurs caractéristiques individuelles (elle leur donna par exemple des crayons de grosseur et de longueur différentes). Elle constata, dans le langage utilisé par les enfants pour décrire ces objets, des différences notables selon que l’enfant appartenait ou non au groupe des « conservants ». Les « non-conservants » avaient tendance à décrire les objets dans des termes que les linguistes appellent « scalaires », c’est-à -dire qu’ils décrivaient un objet à la fois et une caractéristique à la fois — « ce crayon est long, ce crayon est gros » — « il est court », etc. Les « conservants », en revanche, avaient recours à ce que les linguistes appellent des « vecteurs ». Ils gardaient présents à l’esprit les deux objets en même
[###] mes idÉes 49temps, et plus d’une caractéristique en même temps. Ils disaient : « ce crayon est plus long que celui-là , mais celui-là est plus gros que celui-ci », etc. Jusque-là , l’expérience semblait indiquer une relation entre le niveau opératoire et le niveau linguistique, mais sans indiquer le sens de cette influence. Le niveau linguistique influençait-il le niveau opératoire ou était-ce l’inverse ? Pour répondre à cette question, Hermine Sinclair aborda une autre partie de l’expérience. Elle donna un enseignement linguistique au groupe des « non-conservants ». Grâce aux méthodes classiques d’apprentissage, elle apprit aux enfants à décrire les objets dans les mêmes termes que ceux qu’utilisaient les conservants. Puis, elle les soumit à des tests afin de déterminer si cela avait affecté leur niveau opératoire. (Elle fit cette expérience à partir de plusieurs opérations, non seulement la conservation, mais aussi la sériation et d’autres.) Pour chaque cas, elle constata que les progrès consécutifs à l’entraînement linguistique étaient minimes : dix pour cent seulement des enfants passaient d’un sous-stade à un autre. Ce pourcentage est si petit qu’on peut se demander si ces enfants n’avaient pas déjà atteint une étape intermédiaire, prêts à passer au sous-stade suivant. Hermine Sinclair conclut que sur la base de ces expériences, les opérations intellectuelles semblaient susciter des progrès linguistiques et non l’inverse.
J’aimerais poursuivre à présent en examinant le type de pensée dont sont capables les enfants parvenus au stade préopératoire, c’est-à -dire, vers quatre, cinq et six ans, avant que ne se développent les opérations logiques. Bien que les structures logiques ne soient pas
[p. 50]pleinement développées à ce stade, nous nous trouvons ici en présence de ce que j’appelais autrefois des « intuitions articulées » et que j’appellerai maintenant, d’une façon très littérale, « sémiologiques ». La pensée des enfants de cet âge est caractérisée par une demi-logique, où les préopérations demeurent dénuées de réversibilité et ne fonctionnent que dans une seule direction. Cette logique consiste en fonctions que les mathématiciens notent ainsi : y = (f)x. Une fonction dans ce sens représente un couple ordonné, ou une application mais n’implique pas encore, entre quatre et sept ans, de composition opératoire. Cette façon de penser mène déjà à la découverte des relations de dépendance et des covariations : la corrélation des variations dans un objet avec les variations dans un autre objet. Mais ce qui est remarquable dans ces fonctions élémentaires est qu’elles ne suffisent pas à constituer des notions de conservation. En voici un exemple : un bout de ficelle attaché à un ressort part à l’horizontale, passe autour d’un pivot et est tendu verticalement. Si l’on accroche un poids, ou si l’on augmente le poids existant au bout de la ficelle, la traction qui s’exercera sur la ficelle aura pour effet de rallonger sa partie verticale par rapport à sa partie horizontale. Certains enfants de cinq ans sont capables de saisir que plus le poids sera lourd, plus longue sera la section verticale et plus courte la section horizontale, et que plus la partie verticale raccourcit, plus la partie horizontale rallonge. Mais ils n’en acquièrent pas pour autant la notion de conservation, car, pour eux, la somme de la partie verticale et de la partie horizontale ne reste pas la même.
D’une façon plus générale, ce qui rend les fonctions intéressantes, c’est qu’elles nous montrent clairement l’importance des relations d’ordre dans la pensée pré-
[###] mes idÉes 51opératoire. De nombreuses relations qui pour nous sont métriques, sont pour les enfants simplement ordinales : la mesure n’entre pas dans leur appréciation. Une bonne illustration en est donnée par la conservation des longueurs. Si deux bâtons sont de même longueur lorsqu’ils sont côte à côte, nous estimons qu’ils sont de la même longueur une fois séparés, parce que nous tenons compte des deux bouts du bâton et que nous savons que ce qui compte, c’est la distance qui sépare l’extrémité gauche de l’extrémité droite du bâton. Dans la phase préopératoire parcourue, les enfants ne fondent pas leur jugement sur l’ordre des extrémités. S’ils regardent un bout du bâton, leur estimation de la longueur se fondera sur le fait de savoir quel bâton va plus loin dans cette direction.
Une autre caractéristique de la semi-logique est la notion d’identité qui précède la notion de conservation. Nous avons déjà vu, que l’intelligence sensori-motrice n’est pas dépourvue d’une certaine notion d’identité : l’enfant réalise qu’un objet a une certaine permanence. Il ne s’agit pas là de conservation au sens où nous avons utilisé ce terme, dans la mesure où l’objet ne change pas de forme, mais uniquement de position. Il s’agit toutefois du concept d’identité qui constitue le point de départ de la notion de conservation à venir. Dans nos recherches sur la notion d’identité dans la pensée préopératoire, vers environ quatre ans, nous avons constaté que cette notion était très variable. La signification de l’identité d’une chose se modifie suivant l’âge des enfants et le contexte dans lequel le problème est posé. Ce dont il faut se souvenir avant tout, c’est que l’identité est une notion qualitative et non quantitative. Un enfant opératoire par exemple, qui maintiendra que la quantité d’eau varie en fonction de la forme de son récipient, affirmera néanmoins que c’est la même eau,
[p. 52]que seule la quantité a changé. Mon collègue Jérôme Bruner pense que la notion du principe d’identité est une base suffisante pour la notion de conservation. Je trouve sa position contestable. Pour acquérir le principe d’identité il suffit de distinguer dans une transformation donnée, ce qui change et ce qui ne change pas. Dans le cas du transvasement des liquides, il suffit que l’enfant distingue la forme de la substance. Pour la notion de conservation, il faut plus que cela. La quantification est beaucoup plus complexe, notamment parce que les notions ordinales les plus primitives ne sont pas toujours adéquates pour des comparaisons quantitatives. Ce n’est que lorsque l’enfant développe également l’opération de compensation et de réversibilité, que la notion quantitative de conservation est bien établie.
Je voudrais à présent donner de nouveaux exemples de changements que connaît la notion d’identité au cours du développement. Nous avons fait plusieurs expériences différentes, et nous avons trouvé un premier niveau, là où l’identité est semi-individuelle et semi-générique. Un enfant croira que des objets sont identiques dans la mesure où l’on peut s’en servir de la même manière. Des perles sur une table, par exemple, seront identiques aux perles d’un collier, parce qu’on peut les séparer en petits tas ou en faire d’autres colliers. De même, un bout de fil de fer tordu en arc, sera pour l’enfant aussi identique que lorsqu’il est droit, parce qu’il peut être tordu en arc ou au contraire redressé. Plus tard, cependant, l’enfant acquerra des critères d’identité plus sévères. Il ne lui suffira plus de pouvoir assimiler l’objet à un certain schème, le principe d’identité devenant plus individualisé. Au cours de cette étape, il dira qu’il ne s’agit plus du même bout de fil de fer, lorsqu’il verra le fil de fer tordu en arc, car sa forme
[p. 53]ne lui apparaîtra plus identique. Une autre expérience intéressante illustre cette question.
Des enfants rangeaient des carrés en fonction de leur taille. Au cours de cette activité, un enfant mit un carré sur sa pointe au lieu de le mettre sur le côté. Il l’élimina ensuite, en disant que ce n’était plus un carré. Nous avons alors commencé une autre expérience, au cours de laquelle nous avons étudié ce problème de plus près, en montrant aux enfants un carré découpé, dans différentes positions et en leur posant ce type de questions : — Est-ce le même carré — est-ce encore un carré — est-ce le même bout de carton — les côtés ont-ils la même longueur — et les diagonales ? Nous nous exprimions évidemment en des termes accessibles aux enfants. Nous avons trouvé, que, jusqu’à l’âge de sept ans environ, les enfants niaient l’identité. Ils maintenaient que ce n’était plus le même carré, que ce n’était plus du tout un carré, que les côtés n’avaient plus la même longueur, etc.
On peut effectuer des expériences semblables dans le domaine de la perception. On connaît bien le phénomène du mouvement apparent ou stroboscopique par exemple. Un objet apparaît et disparaît, et lorsqu’il disparaît, un autre objet apparaît, lorsque le second disparaît, le premier réapparaît. Si la vitesse est correcte, on a l’impression qu’il s’agit d’un seul et même objet, allant et venant entre deux positions. J’ai pensé qu’il serait intéressant d’étudier le phénomène de l’identité à travers le phénomène du mouvement stroboscopique en prenant un cercle comme premier objet et un carré pour le second, de sorte qu’en allant d’un côté, l’objet semble se transformer en cercle et de l’autre en carré. L’impression générale est qu’un objet change de forme en changeant de position. Je dois souligner que les enfants perçoivent plus facilement le mouvement apparent que les adultes. Mais ce qui est intéressant dans notre
[p. 54]expérience, c’est que malgré leur facilité à percevoir le mouvement strobôscopique, les enfants ont tendance à nier l’identité de l’objet. Ils disent que c’est un cercle jusqu’à ce qu’il atteigne l’autre côté, et qu’ensuite il est remplacé par un carré ; ou qu’il ne s’agit plus du même objet, l’un se substituant à l’autre. Les adultes, au contraire voient un cercle se transformer en carré et un carré se transformer en cercle. Ils trouvent cela étrange, mais c’est néanmoins ce qu’ils voient. C’est le même objet qui change de forme. Selon cette expérience, la notion d’identité se renforce avec l’âge, et ce n’est qu’une des nombreuses expériences qui nous amènent à la même conclusion.
Une dernière expérience que j’aimerais mentionner fut effectuée par Voyat sur la croissance des plantes. Voyat commença avec une plante de haricot mais cela prenait trop de temps et il finit par prendre un composé chimique qui en quelques minutes prend une forme arborescente semblable à une algue. On demande à un enfant qui regarde cette plante croître, de dessiner les moments de cette croissance. Ensuite, avec ses dessins comme aide-mémoire, il doit dire si, à différentes phases de sa croissance, il s’agit toujours de la même plante. Ensuite, on lui demande de se dessiner lorsqu’il était un bébé, puis un peu plus grand, encore plus grand, enfin tel qu’il est et se voit aujourd’hui. Ensuite, on lui demande si tous ces dessins représentent la même personne, s’il s’agit toujours de lui. Les enfants relativement jeunes diront que leurs dessins ne représentent pas la même plante. En ce qui concerne leur autoportrait, ils reconnaîtront cependant qu’il s’agit du même personnage. C’est une expérience amusante qui montre que les changements qui ont lieu dans la pensée logique des enfants au cours de leur croissance, affectent la notion d’identité elle-même. En un mot l’identité elle-même est soumise au changement.