Carl Koch, Søren Kierkegaard (1934)a
Je serais bien en peine de faire l’éloge de ce livre. Parfois, je le voudrais tout autre. Tel qu’il est cependant, on n’en peut désirer de plus utile. Expliquons-nous.
Carl Koch s’est inspiré surtout des Stades sur le chemin de la vie, c’est-à-dire d’un ouvrage qui est à la fois le plus paradoxal, le plus autobiographique et le plus artificiel de tous les ouvrages de Kierkegaard. Et il en a tiré la monographie la plus logique, la plus objective et la plus touchante qu’un honnête homme pût espérer. De ce mélange d’humour et d’angoisse insondable, qui nous bouleverse à la lecture des Stades, on va trouver ici l’exposé judicieux, parfois même bonhomique. Ce n’est pas le moindre intérêt du livre.
Kierkegaard a personnifié dans les Stadestrois attitudes possibles en face de la vie. Le fougueux Victor Erémita symbolise la morale du jeune fou de l’Ecclésiaste : in vino veritas ! L’assesseur Wilhem, c’est la sagesse bourgeoise appuyée sur la religion. Et [p. 8] le Jeune Homme perdu d’inquiétude, qui ne découvre sa joie que dans le risque extrême de la foi, c’est le chrétien tel que le veut Kierkegaard. Je soupçonne un peu Carl Koch d’intelligence avec l’assesseur Wilhelm. Mais voilà justement ce qu’il nous faut.
Du personnage complexe de Kierkegaard, on nous a présenté jusqu’ici deux aspects seulement, et les plus propres à créer des malentendus : celui du philosophe abstrus, désespéré, voire nihiliste1 du Traité du désespoir ; et celui du psychologue lyrique et retors à la fois du Journal du Séducteur. Mais Kierkegaard est surtout un chrétien, et c’est ce qu’il eût fallu montrer d’abord. Un chrétien peu rassurant, certes, et d’une trempe exceptionnelle ; mais non tant qu’il ne puisse « édifier » — pour user d’un vocable auquel il sut rendre un sens énergique — le croyant le moins fait aux mystères dialectiques. Le livre de Koch est la démonstration de l’emprise que peut exercer Kierkegaard sur un chrétien sincère, peu suspect de complaisance pour les subtilités du « Séducteur », et qui n’a pas la tête philosophique. J’ai peut-être tort de penser qu’on aurait pu s’y prendre autrement. Après tout, il ne faut pas souhaiter à Kierkegaard une [p. 9] introduction systématique et qui épuise tous les thèmes de son œuvre. Kierkegaard est un événement. Voici un homme qui vient nous dire, en toute simplicité, qu’il a vu l’événement, et qu’il en est encore tout remué. On le croira sans peine : il n’a pas l’air d’avoir pu inventer ce qu’il raconte. Cela donne envie d’aller voir. Or, je tiens qu’il n’y a rien de plus urgent pour nous que d’aller voir ce qui se passe dans l’œuvre du Danois prophétique, ressuscité par l’angoisse moderne.
Le mérite décisif de ce livre, c’est que peut-être il fera faite la moue aux spécialistes de l’histoire des systèmes, aux amateurs d’élégances formelles, mais qu’il saura certainement émouvoir ceux qui cherchent à vivre leur pensée. « Non point l’admiration, mais l’acte ! », répète inlassablement Kierkegaard. C’est de toi, lecteur, qu’il s’agit, et non pas d’un auteur nouveau.
Koch n’a pas simplifié ce qui n’est pas simple chez Kierkegaard, mais il a su le décrire sans pédantisme et sans littérature. Tant de biographes brillent aux dépens de leur modèle. Modeste et sûr, celui-ci nous aidera.
Mais une fois rétablie la perspective hors de laquelle il est impossible de rien comprendre [p. 10] à Kierkegaard — j’entends la perspective chrétienne, que Carl Koch met si bien en lumière —, nous pourrons nous montrer plus exigeants sur l’interprétation théologique qu’on nous propose au dernier chapitre. Prenons garde de laisser s’instituer ici un nouveau malentendu, d’autant plus grave qu’il porterait cette fois sut le centre même de l’œuvre, et non plus sur les avatars de sa présentation en France.
Carl Koch reproche à Kierkegaard ce qu’il baptise, d’un terme impressionnant, son ascétisme antivital. Cet ascétisme serait la défaillance secrète d’une pensée par ailleurs authentiquement chrétienne. Et cette défaillance expliquerait pourquoi Kierkegaard ne devint pas lui-même le « témoin de la vérité » qu’il annonçait, mais resta simplement « un poète ». Double reproche, plus grave que Koch ne veut le croire. C’est en vain qu’il s’efforce tardivement d’en limiter la portée. La thèse extrême2 de Kierkegaard est si peu séparable de l’ensemble de ses conceptions, qu’en vérité, celui qui la rejette, rejette aussi sa raison d’être et sa vocation prophétique.
Il existe, dira Karl Barth, dont la théologie procède ici de Kierkegaard, « une différence [p. 11] qualitative infinie » entre Dieu et l’homme. Le tout de l’homme est négation de Dieu. C’est pourquoi l’homme n’arrive à Dieu et à la Vie qu’en mourant totalement à soi-même. Periissem nisi periissem ! La devise de Kierkegaard fait écho à ce cri de Thérèse d’Avila : « Je meurs de ne pas mourir. » Qu’un humanisme religieux, qui trop souvent exprime la croyance courante de bien des églises modernes, vienne maintenant qualifier d’ascétisme la doctrine de la mort au monde et à soi-même, bien plus, qu’il la déclare antichrétienne ; cela ne prouve rien que l’on ne sût déjà : à savoir que le sens de la vérité est en train d’abdiquer parmi nous devant le culte de la vie. « Le christianisme tel que Kierkegaard le représentait, ne peut être réellement adopté et assimilé par la vie humaine ; il reste pour elle un paradoxe étrange et effrayant », s’écrie Carl Koch, visiblement scandalisé. Mais où est le critère, et qui juge ? Nicodème aussi estimait qu’une telle doctrine est impensable, et ne peut être utilement intégrée à notre patrimoine moral, culturel, social, national et même religieux.
Kierkegaard en tant que chrétien sait que la vie de l’homme est au péché. Il sait aussi [p. 12] que le contraire du péché « ce n’est pas la vertu, mais la foi ». C’est une étrange confusion que de baptiser ascétisme une attitude qui se fonde dans la foi. (Schopenhauer n’est pas un argument. Ou alors Freud en serait un, dans l’autre sens !)
Oui, cette foi est « impensable », comme l’éternité pour le temps. Oui, c’est un « paradoxe étrange » qui veut que l’homme soit sauvé par sa perte. Mais que vient faite ici cette ardeur de durer, de penser, de trouver des raisons ? Ne sent-on pas qu’elle est trop tiède, et propre au plus à écœurer celui qui veut non la durée mais l’éternel, non la raison mais la révélation, non la pensée qui s’arrête à l’utile mais celle-là seule qui mène au terme extrême : car « la plus haute passion de la pensée, c’est de découvrir quelque chose qu’elle ne puisse pas penser ».
Il est curieux que les esprits moyens reprochent aux grands de mépriser l’esprit. Curieux aussi de voir avec quelle facilité des incroyants ont fait grief à Kierkegaard de n’avoir pas incarné sa doctrine. Mais quelle était son exigence ? Nos vérités nous justifient, parce qu’elles nous sont accessibles ; mais la vérité nous accuse, parce que nos désirs sont menteurs.
N’est pas « témoin de la vérité » qui veut. Ce n’est pas là un choix de l’homme. [p. 13] Kierkegaard a choisi d’être « un poète et un penseur particulier ». Mais ce poète, ce penseur, dont on peut dire qu’il mourut en martyr3 d’avoir défendu contre tous l’impossibilité humaine du témoignage, — n’a-t-il point, par sa mort justement, témoigné de la vérité ?