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Sur un certain front unique (15 février 1933)a b

Ce n’est pas, Nizan, une querelle de personnes que je veux vous faire. Vous parlez au pluriel, en ce qui vous concerne, et vous n’attaquez qu’au pluriel les « sergents recruteurs » et les « ramasseurs de disciples ». Ne perdons pas notre temps à polémiquer sur des épithètes passe-partout. Je voudrais simplement vous rendre attentif à ceci : que ces généreux pluriels n’ont pas empêché certains lecteurs d’Europe — j’en ai reçu maints témoignages — de voir dans le début de votre article du 15 janvier une mise en question de ma bonne foi. Vous parlez en effet d’une « manœuvre trop claire… qui vise à établir… une confusion propice, etc. ». Ces termes, venant après votre solennelle répudiation de toute solidarité entre « vous » et « nous », sont de nature à induire en erreur un lecteur qui ignorerait — ce dont vous vous souvenez sans doute aussi bien que moi — que la composition et l’esprit du Cahier de revendications vous furent exposés par moi le jour même où nous convînmes de votre collaboration. (Le « certain front unique » semblait alors vous sourire plus qu’à moi, je l’avoue, et je n’en persistai pas moins à souligner sa rupture dans mes conclusions. NRF p. 838). Bref, s’il y eut, à votre sens, « manœuvre » elle fut, comme vous le dites, « trop claire » pour qu’un esprit tel que le vôtre pût un seul instant s’y tromper : c’est en pleine connaissance de cause que vous avez collaboré avec les révolutionnaires dont vous répudiez aujourd’hui avec horreur la prétendue « solidarité ». [p. 304] Je crois d’ailleurs avoir indiqué nettement, à la fin de l’enquête, pourquoi cette solidarité nous paraissait encore plus indésirable qu’impossible.

Je ne répondrai pas ici à votre accusation de fascisme, je sais trop bien que, sous la plume d’un stalinien de Paris, elle exprime le désir de déconsidérer à peu de frais l’adversaire, plutôt que de porter un jugement objectif sur ses doctrines. Ce que je veux dissiper, c’est le malaise créé chez vos lecteurs, — que vous l’ayez ou non voulu, par la première partie de votre étude. Pour le reste, je ne puis mieux faire que de renvoyer ces lecteurs à l’article de Jean-Richard Bloch, que l’on trouvera vingt pages avant le vôtre, et qui sauvegarde dans ce numéro à la fois la précédence et la primauté du véritable réalisme révolutionnaire.

Cordialement à vous,

Denis de Rougemont.