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Jeune Europe (4 décembre 1933)a

Que le visage de l’Europe ait changé, depuis dix ans, plus qu’il ne l’avait fait depuis Napoléon, c’est une évidence acquise et qui peut figurer d’ores et déjà dans les manuels d’Histoire contemporaine. Les révolutions russe, italienne et allemande, succédant à la chute des monarchies ont consacré l’avènement d’une civilisation de vitesse, de machines et de masses, qui avait déjà bouleversé les mœurs au moment où éclata la guerre, mais qui n’avait pas encore trouvé, à cette époque, une forme politique adéquate. Cette « civilisation quantitative » telle que M. Guglielmo Ferrero, le premier, l’a baptisée, s’exprime aujourd’hui dans les régimes fascistes ou soviétiques. C’est elle qui constitue leur parenté la plus profonde.

Mais il y a entre ces trois « dictatures de la masse » une autre ressemblance, sans doute moins essentielle, toute provisoire, mais qui frappe plus facilement l’observateur sensible aux atmosphères. C’est l’air de parenté que donne, aux trois régimes, la prépondérance de la jeunesse, dans leurs cadres directeurs aussi bien que dans leur allure générale. Que signifie ce rajeunissement d’une importante partie du continent ?

Est-ce une opération artificielle, qu’il faudrait comparer à la chirurgie esthétique actuellement en vogue ? Est-ce au contraire le signe d’un renouveau organique, d’un afflux de sèves saines ? Ce visage étrange de l’Europe est-il celui d’un nouveau venu, ou bien y distingue-t-on déjà, sous le fard, de vieilles rides bien connues ?

À ces questions, l’ouvrage que René Dupuis et Alexandre Marc viennent de publier sous le titre de Jeune Europe1 apporte une réponse d’autant plus intéressante qu’elle est très significative du nouvel état d’esprit de la jeunesse française.

En effet, tandis qu’il nous venait d’Allemagne et de Russie plusieurs livres fameux proclamant la « mission de la jeune génération », la France jusqu’ici s’était bornée à les traduire et à les critiquer avec un scepticisme plus ou moins sympathique ; mais elle n’avait pas répondu au défi qu’ils lui adressaient. MM. Dupuis et Marc comblent aujourd’hui une lacune qui justifiait trop bien, aux yeux de l’étranger, la réputation de « statisme » que l’on veut faire à la France d’après-guerre. Nos deux publicistes appartiennent à la génération qui atteint la trentaine et qui s’exprime dans des revues comme L’Ordre nouveau ou Esprit. Ils ont voulu faire œuvre d’information d’abord mais aussi de critique constructive, et ils s’expliquent très franchement là-dessus, dans une préface vigoureuse.

Quelle est leur thèse fondamentale ? Au risque de schématiser quelque peu leur doctrine, disons qu’ils reprochent avant tout aux trois révolutions établies d’avoir « prématurément » bouleversé un ordre social, qu’elles n’étaient pas encore en mesure de rénover radicalement. Mal préparées, dans la fièvre et le désespoir de situations économiques qui ne permettaient pas d’élaborer avec la lucidité nécessaire des solutions vraiment neuves et fécondes, elles devaient, dès la prise du pouvoir, dégénérer en dictatures.

« L’État, l’Ordre social, la Centralisation, l’Autorité et la Discipline se trouvent ainsi élevés à la dignité de fins en soi, d’absolus, au lieu de n’être considérés que comme des moyens ».

Et c’est ainsi que la jeunesse s’est trouvée embrigadée, avec tout son élan, avec toute sa passion rénovatrice, dans des cadres bien plus rigides que ceux qu’elle venait de renverser. Provisoirement, elle accepte de consacrer son enthousiasme aux tâches de reconstruction qui s’imposent.

La popularité du plan quinquennal par exemple, l’ardeur qui anime la jeunesse russe malgré les sacrifices qu’on lui demande — ou à cause d’eux — ne sauraient être mises en doute. Mais qu’adviendra-t-il, le jour peut-être prochain où ces jeunes hommes s’apercevront que les régimes qu’ils servent, loin d’avoir créé un ordre nouveau, ont bien plutôt consolidé les pires tyrannies matérielles, et consacré la primauté de l’économie, la primauté de l’inhumain sur les personnes ? L’État, le standard, l’industrialisation, voilà bien les « vieilles rides » qui reparaissent et qui déjà, font grimacer d’une grimace fâcheusement américaine, le visage rajeuni de l’Europe. En vérité, et c’est une des observations capitales de nos auteurs, les jeunesses soviétique et fasciste sont bien moins révolutionnaires, dans le sens créateur du terme, que conformistes. Leur conformisme n’est pas celui des jeunes bourgeois, qui s’accommode fort bien d’une « rouspétance », devenue traditionnelle, contre les pouvoirs et les corvées publiques. C’est un conformisme total et… enthousiaste ! Une nouvelle idolâtrie de l’État, qui réprime toute fantaisie personnelle, toute recherche originale, toute possibilité de dépassement, tout ce qui fonde la dignité proprement humaine.

Où est le remède ? Les auteurs de Jeune Europe n’hésitent pas à le voir dans l’esprit libertaire et « personnaliste » de la France, tel que les jeunes groupes que nous avons nommés essaient, par ailleurs, de le réveiller. À la jeunesse française, à la jeunesse anglaise aussi, d’édifier maintenant, dans le calme et l’audace spirituelle, un ordre qui fasse de l’« homme », et non plus de l’État ou de l’Argent, son but suprême.

Si nous avons insisté sur la partie critique de cet ouvrage, c’est que les conclusions constructives peuvent sans peine en être déduites. Au reste, René Dupuis et Alexandre Marc n’ont pas écrit un livre de doctrine. S’adressant au grand public avec autant de précision que pouvait en permettre un sujet aussi vaste, ils ont réussi à brosser le panorama habilement suggestif, plein de vie et de pathétique, d’une époque qui a besoin, plus que de toute autre chose, de critiques lucides.