Montherlant : Service inutile (15 novembre 1935)a
Ce long avant-propos, où l’auteur nous rapporte avec quelque détail l’emploi de son temps durant ces dix dernières années, est-il bien nécessaire à ce beau livre1. Je crois que Montherlant se fait du tort chaque fois qu’il entreprend de s’expliquer : on ne lui en demande pas tant, ou plutôt on lui en demande beaucoup plus : ces romans ou ces pièces qu’il tient dans ses tiroirs. Qu’il se moque de ce qu’on pense de sa conduite, c’est parfait ; qu’il le dise, c’est moins bien. Quoi qu’il en soit, retenons de cette préface sa morale : « Dès l’instant où l’on se récure du frivole, la vie devient immensément large. »
Que trouvons-nous dans ce volume ? Des pages sur l’Espagne, d’autres sur l’Algérie, échantillons de cette Rose de sable qu’un scrupule patriotique retient l’auteur de publier et qui sent le chef-d’œuvre dès les premiers abords. Des considérations sur le peuple, le bourgeois et la noblesse : cela est neuf et vrai, bien vu et bien dit, plein d’une verve gentille, et aussi, disons-le, de courage, car il en faut pour ne montrer que du bon sens en ces matières. Deux morceaux dans le goût classique le plus sévère sur la prudence et sur l’usage des vertus. Enfin trois importants essais sur l’attitude de l’écrivain devant l’action. Arrêtons-nous à cette partie-là qui explique le titre du livre.
On a plaisir à discuter des déclarations aussi franches et pourtant pures de toute espèce de hargne. (On perdait un peu l’habitude de cette fière politesse, dans ce temps où les partisans ont l’air de haïr davantage la cause adverse qu’ils n’aiment la leur.) Quelle est l’attitude pratique que Montherlant a cru bon d’adopter ? C’est celle du clerc — il dirait : du poète —, qui se réserve pour son œuvre, estimant s’acquitter de la sorte de tout ce qu’il doit, en principe, à César. Sans préjudice d’une prise de position occasionnelle en faveur d’une cause humaine, de la patrie, ou même des Éthiopiens. Notons d’abord qu’une pareille attitude a le mérite de ne point sacrifier à l’excitation générale. Très haut mérite. Exemple nécessaire. J’approuve ce que dit Montherlant sur l’inutilité de tout service — à condition que le sentiment poignant de cette vanité finale n’empêche pas de servir quand il faut. C’est ce que j’appelle du pessimisme actif. Et c’est la devise du Taciturne : « Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre… » Mais encore faut-il entreprendre. D’abord servir, sachant que c’est inutile ; ensuite persévérer, malgré les résultats. Mais je crains bien qu’une humeur espagnole pousse Montherlant à préférer un peu trop vite le second terme de son titre. C’est le concours des deux qui est vrai. L’œuvre avant tout ? Oui, mais toute œuvre est une action, et c’est le contenu de cette œuvre, ou l’objectif de cette action, qu’il importe avant tout de connaître. Et non pas seulement que l’auteur a su se mettre en condition de faire son œuvre, et de ne servir qu’à bon escient. À quoi Montherlant répondrait qu’il n’écrit pas pour défendre ceci ou cela, mais parce qu’il a envie d’écrire. (On le lui pardonne mieux qu’à d’autres). « Les œuvres des écrivains ont été faites par le besoin organique qu’ont les écrivains de s’exprimer ». Ou encore : « L’Écrivain digne de ce nom doit, dans son art, ne faire que ce qui lui est agréable. Ce qu’il ferait dans d’autres conditions serait mal fait. » Est-ce que ce beau mot d’agréable ne prête pas ici à confusion ? L’on croirait qu’il s’agit simplement de ce qui peut amuser l’auteur. Mais « un écrivain digne de ce nom » ne va pas, pour prendre un exemple, déconcerter son public à plaisir ; ce qui l’amuse, c’est peut-être zéro pour le lecteur. S’il a le droit de déconcerter, c’est pour mieux souligner ce qu’il apporte ; et c’est sur cela seul qu’on le jugera. Je veux savoir pourquoi un écrivain écrit : tous les plus grands l’ont dit et ont couru leur chance là-dessus — au sens le plus noble de chance, qui est bien proche de salut. Les plus grands ont été les moins libres de n’en faire qu’à leur agrément. En bref, on peut reprocher à Montherlant de parler de « servir » sans préciser l’objet du verbe (ou le régime !) et de qualifier d’inutile un service qu’il faudrait d’abord rendre. Je force un peu mon objection pour être clair. Je n’entends pas que ce recueil n’apporte rien de positif, comme on dit. Il apporte d’abord un ton, ce n’est pas peu, si ce n’est pas toujours assez. Il apporte une qualité morale, une propreté et une franchise qui rafraichissent. Enfin, un éloge du bonheur qui scandalisera beaucoup moins que ne paraît le craindre Montherlant.
« Pourquoi n’y a-t-il pas une École de bonheur ? au lieu des écoles de latin et de droit : qu’on y apprenne le régime de son âme. » Cela n’est pas de Montherlant, mais bien du Prince de Ligne, on pourrait s’y tromper. Montherlant, qu’on a qualifié d’homme de la Renaissance, ne serait-il pas tout aussi bien — s’il refuse le siècle précédent — un contemporain spirituel de cet « homme du xviiie siècle » ? Je pourrais vous citer vingt endroits des Mélanges sentimentaires qu’on prendrait pour du bon Montherlant. En voici un qui résume fort bien la morale personnelle de notre auteur : « J’ai le bon esprit de saisir avidement et de me dessaisir de tout ce que la jouissance me promet d’être heureux, ce qui fait qu’il ne me coûte pas d’en être aussitôt privé ». Et par contre ceci, que je lis dans Service inutile, n’est-ce pas l’écho de la virile légèreté du grand seigneur : « Lénine, qui donna dans l’enfantillage de vouloir modifier une forme de gouvernement… » Ce même goût du bonheur, chez l’un et l’autre, ces mêmes façons de ne se piquer de rien, cette même désinvolture tempérée de respect vis-à-vis de ses propres affaires, et de la chose publique, et de l’Église… Jusqu’au plaisir de se faire un peu voler par un serviteur agréable, que tous les deux ont pris soin d’avouer ! Certes, il y a toutes les différences que l’on voudra, mais pas si fortes qu’elles ne nous permettent de prendre une vue plus juste de ce qui est propre à Montherlant. Il est bien moins curieux d’autrui que Ligne — ce voyageur traqué par sa passion mondaine — il est plus grave et plus lyrique, plus janséniste aussi, et il faut souligner ce dernier trait. Mais comparez leur « écriture », c’est amusant. Et je leur vois, devant certains échecs qu’un peu de soin ou de calcul médiocre eût évités, une même façon de dire : tant pis — qui a une belle allure. À quoi l’on voudrait bien pourtant que ne se réduisît point l’héroïsme français : ce n’est qu’une de ses tentations.