[p. 10]

De l’unité de culture à l’union politique (mai 1957)a

1. Il suffit de s’éloigner de l’Europe dans n’importe quelle direction pour sentir la réalité de notre unité de culture. Aux USA déjà, en URSS sans hésiter, en Asie au-delà de tous les doutes possibles, les Français et les Grecs, les Anglais et les Suisses, les Suédois et les Castillans sont vus comme des Européens : il doit y avoir à cela quelque raison. Tout bien considéré, je n’en trouve pas de meilleure que cette fameuse communauté de culture qui échappe si facilement à nos définitions, mais si difficilement au regard des Autres. Vue de dehors, l’Europe est évidente. L’histoire que nous vivons la définit avec une précision qui ne pardonne pas : celle du ressentiment, de l’envie, voire de la haine, plus souvent je le crains, que celle de l’amour. Les Afro-Asiatiques et les Arabes savent trop bien ce qu’elle représente : l’entité qui seule les rassemble dans une hostilité sans doute ambivalente, mais commune. On me dira qu’il est bien « dangereux » d’écrire cela. Je réponds qu’il est plus dangereux de vouloir ignorer Bandung.

2. J’ai cru remarquer que ceux des Européens qui insistent avec le plus d’emphase sur la nature universelle de nos problèmes, et partant de là, dénient toute personnalité économique, sociale ou scientifique à l’Europe qu’il faudrait unir, sont bien souvent les mêmes qui, faisant demi-tour, déclarent qu’on ne peut unir notre vieux continent à cause des profondes différences qui séparent nos nations depuis des siècles. Il n’y aurait donc, à les en croire, pas de différences bien notables (dans le domaine de leur spécialité) entre l’Europe et le Congo ou le Cachemire, tandis qu’il y en aurait d’insurmontables entre les Britanniques et les Français, entre ceux-ci et les Allemands, etc.

Un même mouvement de ces esprits les porte à effacer les différences continentales, mais à exagérer les contrastes locaux. On sauve ainsi l’utopie mondialiste et les réalités nationalistes, mais on sacrifie en passant notre tâche créatrice dans l’histoire, qui est l’union nécessaire de l’Europe. (Je ne parle pas ici de politique, mais seulement de formes d’esprit et de mécanismes d’évasion intellectuelle.)

[p. 11] 3. L’argument des contrastes séculaires, invoqué sans fatigue contre l’union de l’Europe, n’est qu’une étourderie aux yeux de l’historien et de l’observateur des cultures, mais c’est un dernier refuge pour les nationalistes. Or il se trouve que l’argument, précisément, n’est pas soutenable au plan de la nation. Comment le serait-il donc au plan de l’Europe entière ?

On nous dit que les contrastes entre Allemands et Français, Insulaires et Continentaux, Suédois et Grecs (pour ne parler que de géographie, d’histoire récente et de modes de vie, mais il y a les religions, l’économie, les formes politiques, etc.), interdisent toute union politique, et font douter d’abord de l’unité de culture qui donnerait une assise à cette union.

Mais : 1° les différences de langue, de religion, de « race », de coutumes et de niveau de vie entre Bretons et Languedociens, Frisons et Bavarois, Piémontais et Siciliens, pâtres catholiques de l’Appenzell et banquiers protestants de Genève, n’ont pas empêché l’unification nationale de la France, de l’Allemagne, de l’Italie et des cantons suisses — pas plus que cette unification, d’ailleurs, n’a supprimé ces différences. (Encore que les écoles d’État s’y soient efforcées depuis un siècle : or personne n’a jamais attendu rien de pareil d’un État fédéral européen.) Ainsi l’obstacle qu’on pose à l’union de l’Europe, et les dangers qu’on redoute de cette union sont également imaginaires, comme le prouve l’expérience de la nation elle-même, au nom de laquelle on refuse l’union.

2° Si pittoresques et voyants que soient les contrastes entre Suédois et Grecs, par exemple, il n’en reste pas moins qu’un Suédois lisant Kazantzaki, un Grec lisant Selma Lagerlöf, un Français et un Allemand lisant ces deux auteurs, y prendront à fort peu de choses près le même plaisir, parce qu’ils y reconnaîtront les mêmes passions, les mêmes souffrances, les mêmes espoirs et les mêmes doutes, et malgré tout ce qu’il serait tellement facile de dire, la même foi dominant l’arrière-plan millénaire sur lequel se détache la dignité de l’homme.

4. Quantité de publicistes découvrent — et cela dure depuis des années — que l’Europe n’existe pas comme entité géographique et historique, car ses frontières n’ont pas cessé de se déplacer au cours des temps. Elle ne serait donc définissable que par sa culture, qui ne l’est guère. Conclusion : il n’y a pas d’Europe, et si l’on en veut une, il faudra l’inventer. Ce qui ne facilite guère l’œuvre d’union…

Ainsi jouent les sophistes, et le lecteur s’inquiète : il sent vaguement qu’il est en train de se laisser prendre dans une problématique artificielle, sans nul rapport avec le drame qui vient. Au vrai, tout cela n’a de sens que pour les professeurs. Ceux-ci doivent circonscrire exactement l’objet d’un éventuel enseignement ; s’ils n’arrivent pas à le définir, ils le réputent inexistant selon les [p. 12] normes académiques. Ce légitime souci des pédagogues devient chez les écrivains libres une méthode d’obstruction, consciente ou non. Le « préalable » d’une définition historique et géographique, occasion de discours permettant de surseoir au débat sur l’avenir immédiat de l’Europe, fournit à nos intellectuels l’équivalent du procédé parlementaire connu sous le nom de filibuster. Je n’en citerai qu’un exemple qui me tombe sous les yeux pendant que j’écris1. Bien qu’auteur d’une Histoire de l’Europe, M. Berl estime aujourd’hui que l’Europe n’est pas une entité, mais une pure et simple expression. En effet, selon le thème connu,

elle ne se localise guère mieux dans le temps que dans l’espace […]. On a voulu que l’Empire romain fût une première ébauche de l’Europe. Mais il excluait Francfort, Copenhague, Amsterdam. Spengler tient que l’Europe débute avec le Saint-Empire romain germanique, mais celui-ci excluait toute l’Espagne, tous les Balkans, toute l’Europe de l’Est. La naissance de l’Europe ne nous est pas mieux connue que ses limites.

L’Europe ne serait-elle donc pas née du tout, parce qu’on ne s’accorde pas sur sa date de naissance ? Mais le même raisonnement conduirait à douter de l’existence de la Suisse, par exemple. Les historiens font remonter sa naissance au Pacte du Grütli, conclu par trois cantons en 1291. Cette alliance excluait à peu près les neuf dixièmes de la Suisse actuelle. Tout comme la France d’avant Philippe Auguste excluait la Bretagne, l’Alsace, le Languedoc, la Provence, la Bourgogne et la Champagne. C’était tout de même la Suisse, c’était la France ; réformez vos catégories pour les faire correspondre au réel, car il s’agit maintenant de sauver ce réel, et non pas d’ergoter sur sa définition.

En privant le concept Europe de son passé, on ne tend à rien de moins qu’à miner son avenir, et l’on déprime l’élan vers l’union nécessaire, au lieu de bien montrer ses fondements légitimes dans l’ancienneté de sa conscience commune.

5. Au sujet de la naissance de l’Europe, vingt théories s’affrontent inutilement je le crains, car il en va d’une civilisation, d’une culture et même d’une nation, à peu près comme d’une œuvre d’art : est-elle née de ce jour où l’on a fait son plan, ou reçu sa commande, ou senti son climat ? Ou de cette heure où fut écrite sa première page, posée sa première touche, noté son premier accord ? Ou plutôt de l’instant d’une intuition précise, plusieurs années auparavant ? Ou n’aurait-elle pris forme et nom qu’à mi-chemin du travail entrepris, qui a soudain changé de sens et trouvé son vrai sens ? Il importe assez peu, l’œuvre est là.

Depuis quand parle-t-on de l’Europe ? S’agirait-il d’une invention [p. 13] de Victor Hugo, voire des fédéralistes de notre temps, comme certains l’ont finement supposé ? Une cantate peu connue de Beethoven, composée pour le congrès de Vienne, s’intitulait pourtant L’Europe est née ! Montesquieu, et Leibniz avant lui, mettent l’Europe au-dessus de leur « nation ». Mais l’adjectif européen est d’un usage bien plus ancien : il paraît déjà au lendemain de la bataille de Poitiers (732) dans l’œuvre d’un clerc espagnol continuant la chronique d’Isidore de Beja. L’auteur y qualifie d’Europenses les vainqueurs de ces grandes journées, et « répète avec complaisance ce nom qui indique l’éveil d’un sentiment nouveau2 ». Cependant, la prise de conscience d’une entité européenne ne peut être attestée à l’aide de documents qu’à partir de l’an 1300 : les premiers portulans, ou cartes maritimes, écrit M. Denys Hay, « constituaient des cartes de l’Europe en tant que telle, et (ce qui est encore plus important) ils étaient le témoignage de l’intérêt porté au caractère culturel et politique des terres dont ils décrivaient les côtes3 ». Mais pour voir les vocables Europe et européen entrer dans le vocabulaire courant, il faut attendre les xive et xve siècles, époque où la chrétienté perd ses prolongements proche-orientaux, occupés par les Turcs, et tend ainsi à se confondre avec l’Europe géographique, cependant qu’à l’inverse les premiers humanistes commencent à distinguer les deux concepts de christianitas et d’Europa. C’est enfin dans les œuvres d’un homme qui fut d’abord grand humaniste sous le nom d’Æneas Silvius Piccolomini, puis grand pape sous le nom de Pie II, que l’Europe se voit définie, face à l’islam de Mahomet II, comme l’héritière chrétienne de Rome et de la Grèce. Chacun sait la fortune que devait connaître cette définition de l’Europe par ses trois sources principales, reprise naguère avec éclat par Valéry.

6. Mais les nations sont venues se constituer, à partir du xviiie siècle. On nous rappelle, non sans aigreur ni sans dédain, qu’elles sont la vraie réalité. Que dis-je, on les déclare même éternelles dans la prose poétique des banquets et des éditoriaux du temps de guerre. Passons sur ces excès, voyons la thèse elle-même, et le jugement qu’elle implique sur la réalité.

On a souvent tenté de nier l’existence d’une vraie culture européenne, en arguant non seulement de ce qu’une pareille culture est difficile à définir, mais de la complexité de ses origines et de l’importance des influences extracontinentales qu’elle a subies. Ces arguments prennent toute leur force contre le concept de cultures nationales, apparu au xixe siècle. Qu’as-tu que tu n’aies [p. 14] reçu ? dit l’Europe aux nations. Elles seraient bien en peine de répondre. Spécifiquement européenne ou non, la culture des Européens est tout de même plus ancienne que notre découpage en 26 ou 27 États-nations, dont on attend encore qu’ils définissent la soi-disant autonomie de leur culture. En vérité, sur ce plan-là, nulle réalité créatrice ne se confond avec les limites accidentelles et souvent fort récentes d’un de nos États. Mais sur les autres plans, qui ne voit du premier coup que les réalités décisives ont cessé d’être nationales au xxe siècle ?

Notre économie, nos techniques, se développent en dépit des nations, qui ont au plus le pouvoir de les freiner en paralysant les échanges. Quant au plan politique on a vu récemment ce que valaient à l’épreuve les fameuses souverainetés que nos ci-devant grandes puissances refusaient de sacrifier sur l’autel de l’Europe. Que l’idée nationale soit forte encore, il serait absurde de le contester : elle ne peut rien sauver, mais elle pourrait tout perdre. Gardons-nous de la sous-estimer ! Mais gardons-nous aussi de confondre plus longtemps ce mélange de lyrisme et d’émouvants souvenirs, d’orgueil injustifié et de vrai patriotisme, avec le réalisme politique. La patrie n’est pas la nation, elle est en général beaucoup plus petite. La nation culturelle n’est pas l’État, elle est en général beaucoup plus grande. Et si l’on confond tout, patrie, État, nation, spirituel, culturel et politique, dans les limites d’un même cordon douanier et du pouvoir d’une même police, on obtient finalement ce qu’on mérite, j’entends l’État totalitaire.

Il reste, hélas ! qu’aux yeux de beaucoup d’intellectuels, la nation cache l’Europe comme l’arbre la forêt. Je dirai plus : l’Européen demeuré nationaliste au fond de son cœur, me paraît comparable à un arbre qui s’obstinerait à mettre en doute l’existence même de la forêt. (Sait-on bien où elle s’arrête ? Sait-on quand elle est née ? Et combien d’arbres il faut pour former une forêt ? J’ai mes racines, voilà qui est vrai, le reste est mythe…)

N’est-il pas temps de faire voir à ces nationalistes qu’une Europe fédérée serait seule en mesure de sauver le concret de nos vies nationales, et n’en sacrifierait que l’illusoire, j’entends ce qui est déjà perdu de toute façon et qui ne pourrait être récupéré — pour autant que ce soit désirable — qu’au niveau de la fédération : la souveraineté peut-être (si elle est le droit d’un groupe à faire ou à ne pas faire la guerre quand il l’entend) ; la prospérité sans doute (si elle traduit un mieux-vivre, et non pas simplement le résultat matériel d’un effort humainement abrutissant) ; l’indépendance assurément (si elle est le pouvoir de ne pas subir la loi d’une puissance étrangère)…

Tout cela suppose le développement ou le réveil d’un sentiment trop faible encore dans tous nos peuples : celui d’appartenir [p. 15] à un ensemble humain plus vaste, plus ancien, et plus fort désormais que ne l’est aucune de nos nations. Or cet ensemble humain n’est encore, aujourd’hui, qu’un fait de culture au sens large. Prendre conscience de notre appartenance à cette communauté de culture, c’est la condition nécessaire de l’union supranationale, et de l’allégeance qu’elle requiert. Mais la condition suffisante sera donnée par d’autres efforts.

7. Nous débouchons ici dans le domaine politique, qui n’est autre, à mon sens, que celui des moyens d’ordonner l’existence d’un groupe humain. Or un tel groupe ne saurait être défini par son cadre institutionnel, mais par un style de vie, un système de valeurs, un certain sens donné au fait de vivre, à l’amour, à la mort, aux relations entre humains, à la matière, au corps, à l’esprit, et au temps — en somme, par une culture, au sens où j’emploie le mot.

Entre la politique et la culture, conçues comme on vient de l’indiquer, le rapport devrait être analogue au rapport entre forme et contenu.

Une politique d’union ne devient possible que s’il y a tout d’abord communauté de culture entre les hommes qu’elle envisage d’unir. Cette politique, ensuite, ne sera valable que si elle exprime, traduit et tend à préserver ce qu’il y a de créateur dans cette communauté.

J’en conclus que la forme politique que devrait revêtir une union authentiquement européenne, ne saurait être que fédéraliste. En effet, nos diversités constituent le ressort principal de notre créativité, dans la mesure toutefois où elles ne s’isolent pas ni ne se mélangent indiscernablement, mais demeurent en tension — autonomes et reliées. Cet équilibre dynamique, toujours risqué, cet art empirique et subtil de louvoyer entre le Charybde du particularisme étroit et le Scylla du centralisme niveleur, c’est le secret de la santé européenne.

Ici, culture et politique se joignent dans la seule et même exigence d’une union fédérale de nos peuples.