Un péché mortel : la désunion des chrétiens (mars 1960)a b
Posé devant le monde entier par l’annonce d’un nouveau concile œcuménique, le problème de l’union des Églises chrétiennes concerne-t-il aussi les non-chrétiens, qui sont les deux tiers de notre humanité présente ? Oui, sans doute, dans la mesure où la religion chrétienne est aussi une force historique, liée en fait et depuis plus d’un millénaire aux destins de l’Europe et de l’Occident, encore qu’elle n’ait jamais cessé de se proclamer essentiellement universelle.
Il se peut que l’union de nos Églises les renforce, devant le défi que porte à toute religion — autant qu’à l’Occident — le monde communiste. Mais alors, c’est l’union de toutes les religions, et non pas seulement des chrétiens, que cet argument exigerait. La possibilité d’une telle union paraît encore aussi douteuse que l’efficacité d’un front commun fondé sur le respect des valeurs transcendantes : car l’alliance de plusieurs absolus, considérés en tant que tels, risquerait tout d’abord de les relativiser… Au surplus, le sort temporel du christianisme n’inspire pas d’inquiétudes excessives : c’est de loin la religion la mieux organisée, et c’est la plus forte du monde par le nombre de ceux qui s’y rattachent, qui est de l’ordre d’un milliard. S’il est vrai que le monde communiste enferme un nombre équivalent d’individus, ce n’est qu’officiellement, par contrainte d’État : les communistes militants sont certainement bien moins nombreux que les chrétiens pratiquants des trois grandes confessions dans les pays de l’Europe de l’Est et en Russie (on compterait, aux dernières nouvelles, sur 208 millions de Russes, 35 millions d’orthodoxes pratiquants et 3 millions de protestants baptistes, à quoi s’ajoutent les luthériens des pays baltes et les Arméniens du Caucase). Le PC russe n’a jamais dépassé 8 millions de membres inscrits.
Mais laissons ces spéculations aux commentateurs politiques un peu frottés de sociologie. La survie de l’Occident est une chose, la vérité de l’Esprit en est une autre. Il s’agit, pour le christianisme, non de gagner le monde mais de sauver son âme.
Si tout homme qui se veut chrétien doit vouloir l’union des Églises, c’est pour des motifs spirituels commandés par la substance même du christianisme et non point par des hypothèses sur son « succès » dans le monde et sur sa condition. Ces motifs sont bien évidents.
Le christianisme est la religion d’un Dieu unique, de l’Amour qui cherche l’union, et de la Vérité qui ne saurait être qu’une. C’est pour cela, et non point en vertu d’une conjoncture mondiale actuelle ou prévisible, que la désunion persistante et déclarée du monde chrétien est [p. 67] un scandale, j’entends bien : un scandale spirituel, la preuve d’une infidélité à la vocation même de l’homme chrétien, comme à l’ordre divin : « Que tous soient un… » C’est au niveau des hiérarchies ecclésiastiques, par-dessus la tête des fidèles, que les grandes divisions historiques se sont produites.
Il n’est rien que je respecte au monde autant que l’institution de l’Église : ecclesia, la communauté de ceux qu’assemble non la haine, la politique menteuse ou de courts intérêts, mais ce qu’il y a de meilleur dans le désir des hommes, l’intérêt dernier de leur vie. Le christianisme a bel et bien donné au monde, et tout d’abord à l’Occident, cette formule de la communauté fondée sur l’espérance, non sur la loi du sang, essentiellement ouverte et non pas exclusive. Mais les nécessités de l’organisation et les tentations de la puissance devaient faire prévaloir dans l’Église mère, puis dans les Églises séparées, la volonté de l’unité formelle, qui n’est pas l’union libre et réelle, et qui eut tôt fait de transformer en divisions les diversités spirituelles. Tant et si bien qu’au point où nous en sommes, il nous faut constater qu’en fait et avant tout, ce qui s’oppose à la grande réunion, c’est paradoxalement l’exigence d’unité, conçue dans un esprit de sagesse politique, toujours méfiante, et non de confiance évangélique. Car, s’il est vrai que l’Évangile demande l’union, ce n’est jamais aux dépens des vocations diverses, dont nulle instance humaine n’est juge en dernier ressort. Chaque Église a son Ange, selon l’Apocalypse, et c’est sa vocation distincte. « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père. » Cette parole ne peut être écartée. Elle reste au centre du mystère de l’unité.
Voies vers l’union
Parlant ici sans nulle autorité, ignorant même si c’est en mon seul nom ou peut-être au nom de plusieurs, je ne puis en appeler qu’à l’union des chrétiens comme étant l’unique voie qui me paraisse ouverte vers quelque forme encore imprévisible d’unité future des Églises.
L’ambition unitaire me paraît utopique, et sa poursuite n’évoque en moi que des images qui offensent la pudeur spirituelle : épreuves de force ou marchandages sur des formules disciplinaires, diplomatie secondant l’action du Saint-Esprit, finalement mise aux voix de la vérité.
La voie vers l’unité à découvrir, cette voie qui passerait par l’union des chrétiens dans la réalité de leur existence me paraît au contraire praticable hic et nunc, et déjà pratiquée par beaucoup.
Qu’en est-il de cette existence, dans les diverses confessions ? Je suis frappé de la voir si différente de l’idée qu’en donneraient les débats sur le dogme entre docteurs de ces mêmes confessions. Et frappé plus encore par l’ignorance naïve où les fidèles eux-mêmes demeurent, quant aux croyances de ceux de l’Église d’en face.
Beaucoup de catholiques se figurent que les protestants ne croient pas à la divinité du Christ, ont supprimé les sacrements et n’ont guère qu’un seul dogme, qui est le libre examen. Et beaucoup de protestants sont convaincus que l’Église catholique ignore la Bible, que sa piété se réduit au culte de la Vierge, sa morale au décompte des jours du Purgatoire. En revanche, combien savent-ils, de part et d’autre, que, dans toutes les Églises chrétiennes, la catholique et l’orthodoxe, l’anglicane et la luthérienne, et celles qui sont issues du calvinisme, tous les dogmes fondamentaux sur Dieu, le Christ, le Saint-Esprit, l’Incarnation et la Résurrection, sont communément professés ; qu’un même Credo y est lu tous les dimanches, le même Évangile annoncé, et le même Notre Père prié ; que les grands moments de la liturgie, les formules de la consécration, de la communion et du baptême, celles du mariage et de la confirmation sont toujours identiques par l’esprit, et plus souvent qu’on le croit par la lettre ; que les mêmes fêtes principales sont observées, et la même morale enseignée ; et que cela compte finalement davantage que les vêtements ecclésiastiques, voire que les grandes disputes théologiques qui ont formé la pensée de l’Europe au cours de siècles, qui me passionnent, et que les fidèles ignorent.
Que faudrait-il pour rapprocher tous ces fidèles, qui ramèneraient ensuite leurs guides à la réalité œcuménique ? Un peu plus de connaissance mutuelle (par exemple assister au culte des autres) et l’interdiction solennelle d’enseigner ou de tolérer les préjugés et les clichés des nationalismes religieux.
J’ai fait depuis longtemps une autre observation dans l’étude passionnée que je poursuis des tempéraments religieux et de leurs formes d’expression : c’est que dans le sein d’une même Église coexistent deux attitudes que l’on peut qualifier selon les temps de protestante ou catholique, et sur lesquelles la dogmatique confessionnelle a peu de prise. Un seul exemple.
On qualifie de nos jours de « catholicisants » les protestants qui veulent la fréquente communion. On ignore simplement que Calvin défendait cette doctrine contre l’Église romaine, où l’habitude était, au xvie siècle, de ne communier qu’une fois l’an. Les positions se sont interchangées au milieu du xixe siècle. Mais déjà, chez les orthodoxes, les luthériens, les anglicans, les catholiques, elles tendent à devenir indiscernables. J’oserai dire qu’il y a plus : en dépit des formules et définitions dogmatiques, si l’on s’en tient aux attitudes existentielles, les fidèles de diverses Églises communient dans la même Présence. Quant à ceux qui savent englober dans une seule et même Église les deux tendances — anglicans, luthériens de Suède et d’Amérique — ils ouvrent la voie de l’union.
Le renouveau des études liturgiques dans les Églises issues de la Réforme, le renouveau des études bibliques dans le catholicisme romain, la découverte du problème social (un peu forcée) dans l’orthodoxie gréco-russe, et l’union des Églises de l’Inde, sont autant de signes visibles d’une mystérieuse convergence que tout invite à seconder.
L’union réelle
Une fédération des Églises, plutôt qu’une Église unifiée : voilà qui m’apparaît l’objectif raisonnable du grand élan œcuménique au xxe siècle. Au concret, cela signifierait ce que l’on nomme en termes techniques « l’intercommunion » des chrétiens : qu’un fidèle, en tous lieux et tous temps, n’importe où, dans le monde entier, puisse entrer au sanctuaire qui s’offre au coin de la rue, et s’unir à l’Auteur de sa foi, ayant dit le credo commun, qui se comprend, quand on le sait, dans toutes les langues.
Combien d’hommes et de femmes hésitant longuement sur le seuil fascinant d’une église — je pense au cas de Simone Weil — trouveraient-ils alors le courage d’entrer, de se mettre à genoux, puis ouvrant les yeux sur l’autel, reconnaîtraient qu’ils sont enfin chez eux !
Et je songe à tous ceux que laisse insatisfaits la confession dans laquelle ils sont nés (soit par hasard ou providence), dans laquelle ils ont eu le bonheur d’être élevés, qu’ils aiment comme on aime une patrie, mais l’amour est lucide, la patrie n’est pas le monde… Voici qu’ils peuvent sans la trahir aller plus loin, vers le But qu’elle leur désignait.
Je ne suis pas étranger plus qu’un autre aux problèmes concrets de mon temps, économiques, sociaux et politiques (je crains d’avoir lancé le terme d’engagement). Mais je ne connais pas de problème qui prime aujourd’hui celui-là. Qui est celui du sens de nos vies.