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Éclipse ou disparition d’une civilisation ? (1960)a

I

Le xxe siècle a vu la civilisation européenne étendre à la Terre entière ses bienfaits, ses méfaits, ses produits et certaines de ses formes de vie.

Mais en même temps, le xxe siècle a vu se multiplier les prophètes de la décadence européenne : et ces prophètes sont tous, ou presque tous Européens. Au lieu d’entonner le chant séculaire de la victoire sans précédent remportée par les pouvoirs civilisateurs de l’Europe, au lieu de s’émerveiller du fait que le génie européen rayonne sur le monde entier, ils préfèrent nous parler de notre éclipse. C’est ce paradoxe planétaire que je voudrais d’abord examiner.

Au lendemain de la Première Guerre mondiale déclenchée par l’Europe, en 1919, Paul Valéry écrivait cette phrase célèbre :

Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.

Et il ajoutait :

Elam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. Les circonstances qui enverraient les œuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les œuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux.

L’écho de cette page fut immense, et je sais peu de phrases plus fréquemment citées que celle qui annonce que toutes les civilisations [p. 547] étant mortelles, la nôtre aussi pourrait périr, va donc probablement périr. Pour émouvante qu’elle soit, elle exprime, à mon avis, l’une des erreurs les plus célèbres de notre temps. Mais comment expliquer son succès ?

Au seuil de l’œuvre en prose d’un de nos grands poètes, cette phrase résume et condense en quelques mots une assez longue tradition de pessimisme européen. Dès 1791, le philosophe français Volney, méditant sur la mort des civilisations, citait à peu près les mêmes noms pour illustrer le même argument que Valéry :

Que sont devenues tant de brillantes créations de la main de l’homme ? Où sont-ils, ces remparts de Ninive, ces murs de Babylone, ces palais de Persépolis ? Hélas, j’ai visité les lieux qui furent le théâtre de tant de splendeur, et je n’ai vu qu’abandon et que solitude… Qui sait si sur les rivages de la Seine, de la Tamise ou du Zuyderzee… qui sait si un voyageur comme moi ne s’assiéra pas un jour sur de muettes ruines, et ne pleurera pas solitaire sur la cendre des peuples et la mémoire de leur grandeur ?

Une trentaine d’années plus tard, Hegel introduisait l’idée que chaque peuple est « un individu dans la marche de l’Histoire » et qu’il obéit donc, comme tout individu, à une loi de croissance, d’épanouissement et de déclin fatal. Hegel pensait d’ailleurs que la civilisation européenne marquait l’aboutissement suprême de l’Histoire. Mais en appliquant sa dialectique aux civilisations, on en venait à penser que chacune d’elles devait fatalement décliner et mourir après une période d’apogée, — la nôtre aussi. Aux débuts du xxe siècle, Spengler va plus loin ; il est convaincu que toute culture est un organisme, et correspond morphologiquement à un individu, animal ou végétal. Il en résulte inexorablement que toute culture est mortelle, et nous rejoignons la phrase de Valéry. Enfin Toynbee, dans un effort admirable pour embrasser l’ensemble des conditions du monde humain, croit pouvoir établir empiriquement, par l’examen comparatif des 21 civilisations qui ont existé jusqu’ici, les lois complexes mais constantes de leur genèse, de leur croissance, et de leur dissolution inévitable.

Ces historiens et philosophes, armés d’une écrasante érudition, ont d’autant moins de peine à nous convaincre que d’une part, ils rejoignent, par leurs conclusions, notre angoisse quant à l’état présent de l’Europe dans le monde, et que d’autre part, les plus grands esprits du siècle précédent n’ont cessé d’annoncer les catastrophes qui ont fondu de nos jours sur l’Europe : de Kierkegaard à Nietzsche et à Dostoïevski, de Tocqueville à Jacob Burckhardt, de Donoso Cortés à Georges Sorel, tous ont décrit depuis cent ans les motifs de craindre [p. 548] le pire pour notre civilisation. Or voici que leurs prédictions semblent confirmées par les faits.

Au cours des années qui suivent la Première Guerre mondiale, les dictatures prévues par Burckhardt et Sorel s’instaurent en Russie, en Turquie, en Italie et en Allemagne. Les nationalismes et les racismes, dénoncés d’avance par Nietzsche, prolifèrent sur les ruines de l’Empire austro-hongrois. Et bientôt cette Europe occupée à se déchirer à belles dents va se laisser arracher l’une après l’autre ses conquêtes coloniales et ses protectorats. Elle ne voit pas encore, mais elle pressent déjà la perte de sa longue royauté mondiale. Déjà le communisme lui dispute non seulement en Asie et en Afrique, mais aux yeux d’une partie de sa propre jeunesse, son rôle de porteur du « flambeau de la civilisation ». La Seconde Guerre mondiale, née de cette crise interne, va précipiter l’écroulement de l’hégémonie politique de l’Europe, et même le rendre, à vues humaines, définitif. Au surplus, les nouveaux empires et les peuples émancipés proclament déjà leur volonté de retourner contre nous nos propres armes, tant sociales et morales que matérielles…

N’est-ce pas assez pour justifier les prophètes du désastre européen ? Que faudrait-il de plus, pour qu’on ait le droit de parler d’une éclipse ou d’une mort prévisible de notre civilisation ?

Avant de répondre à ces questions, formulons tout de suite deux remarques dictées par une élémentaire prudence historique.

Primo, l’hégémonie politique n’est pas toujours et nécessairement liée à la vitalité d’une civilisation. L’une peut exister sans l’autre. L’une peut être perdue sans que l’autre soit ruinée du même coup. Chacun sait que Gengis Khan eut l’hégémonie sans la civilisation, mais que l’Europe du Moyen Âge eut une civilisation sans hégémonie.

Secundo, il n’est pas du tout certain que les précédents historiques soient applicables dans notre situation, ni que la courbe de croissance, grandeur et décadence soit la même pour toutes les civilisations et surtout, dans tous les temps.

Les prophètes de la décadence de l’Occident, Spengler, Valéry et Toynbee, se fondaient sur le précédent de civilisations antiques aujourd’hui « disparues », et particulièrement sur l’exemple le mieux connu des Européens, celui de la chute de Rome, qui est censée avoir entraîné la disparition de la civilisation gréco-romaine dans la partie occidentale de l’Empire au moins. Cet exemple est-il valable pour nous ? La civilisation européenne est-elle une civilisation comme les autres ? Est-elle donc vraiment comparable à celles qui l’ont précédée ? Son destin peut-il être prédit par extrapolation des exemples antiques ? Voilà qui n’est pas sûr du tout.

[p. 549] Il se pourrait, en effet, que notre civilisation présente certains caractères nouveaux et originaux, qui déterminent un destin non comparable, et même tout à fait différent à partir d’un certain moment, d’un certain seuil… Avant de rien pouvoir décider sur ce point, force nous sera donc de rechercher d’abord quelle est l’originalité de notre civilisation par rapport à toutes les autres, et quel seuil mondial elle aurait été la première et la seule à franchir, s’affranchissant ainsi des lois fatales, qui ont entraîné la ruine des autres civilisations, demeurées locales.

II

Les civilisations antiques de l’Égypte des Pharaons, de Sumer, de l’Inde védantique, ou des Mayas, fondaient leur unité originelle sur un principe formateur unique, le Sacré. Les civilisations totalitaires d’aujourd’hui, URSS ou Chine de Mao, tiennent leur unité d’une doctrine uniforme, imposée à tous par l’État. Comparée à ces deux groupes de cultures homogènes, uniformes et sacrées, la culture de l’Europe nous apparaît immédiatement comme à la fois pluraliste et profane.

À cause de ses origines multiples — gréco-romaine, indo-chrétienne, germanique et celtique, arabe et slave —, à cause des valeurs souvent contradictoires ou incompatibles qu’elle en a héritées, la civilisation européenne s’est trouvée fondée sur une culture de dialogue et de contestation. Elle n’a jamais pu, et surtout, elle n’a jamais voulu se laisser ordonner à une seule doctrine qui eût régi à la fois ses institutions, sa religion, sa philosophie, sa morale, son économie et ses arts. On a beau citer le Moyen Âge comme une période bénie d’unité des esprits et des cœurs, telle que l’a décrite Novalis : nous savons aujourd’hui qu’il n’en fut rien, et que les conflits qui déchirèrent le Moyen Âge ne furent pas moins violents que ceux que nous vivons. L’unité de notre culture et de la civilisation créée par cette culture, n’a jamais été autre chose qu’une unité dans la diversité, une unité paradoxale consistant dans la seule volonté commune à tous de refuser l’uniformité.

Cependant, cet état de polémique permanente n’a pas produit seulement de l’anarchie et des guerres. Il a contraint les élites religieuses, intellectuelles et politiques, et par elles la partie agissante des masses européennes, à développer ce que je voudrais appeler les trois vertus cardinales de l’Europe : le sens de la vérité objective, le sens de la responsabilité personnelle, et le sens de la liberté. Ces trois vertus se conditionnent et s’impliquent mutuellement en Europe. En revanche, il est évident qu’elles se voient réprimées, débilitées, sinon radicalement [p. 550] exclues, par les cultures unitaires, fondées sur le sacré magico-religieux, ou par les cultures totalitaires, fondées sur le sacré politico-social.

Je voudrais maintenant définir brièvement ces trois vertus et ce ne sera pas dans un esprit d’orgueil occidental, mais avec le souci de décrire les idéaux les plus efficaces de notre culture, ceux qui, à mon sens, la distinguent le mieux d’autres cultures, qui ont, elles, d’autres vertus.

Le sens de la vérité objective nous vient sans doute des Grecs, eux-mêmes héritiers des premiers principes de la mathématique et de l’astronomie élaborés par les civilisations du Proche-Orient. Mais il a été fortement développé par la théodicée chrétienne, comme l’ont montré Nietzsche d’abord, puis dans ses commentaires sur Nietzsche, le philosophe Karl Jaspers. Pour le chrétien, Dieu est la Vérité. On ne peut pas tricher avec lui, on ne peut pas tricher non plus avec la réalité du monde qu’il a créé. Dans nos rapports avec Dieu et le monde, nous ne pouvons pas nous satisfaire d’illusions flatteuses, d’à peu près opportunistes ou sentimentaux, de wishful thinking. Cette exigence de vérité, de véracité à tout prix, sera le moteur non seulement de nos recherches philosophiques, mais aussi de nos sciences exactes. Elle développera dans nos élites intellectuelles le sens critique, au nom d’un absolu de vérité. D’autre part, le sens critique devrait nécessairement s’aiguiser en Europe plus qu’ailleurs, du fait même de la coexistence de nos diverses origines, en perpétuelle session contradictoire. Nous pouvons donc expliquer par des motifs religieux et philosophiques l’un des caractères les plus indiscutables de notre culture : ce sens de la vérité, qui a pour corollaire le sens critique, et qui a permis le développement des sciences exactes, notamment. Voilà qui peut paraître banal à des Européens élevés dans le respect de la vérité dite objective, de la simple véracité, et du recours aux preuves par neuf. Il faut songer cependant que l’Asie et l’Afrique ignorent cette exigence de l’objectivité, et professent un dédain notoire pour la simple véracité. Leurs cultures leur proposent de tout autres critères que ceux de la preuve « matérielle ». Quand un ingénieur européen énonce un chiffre, il le veut exact à la nième virgule près, car autrement le pont cédera sous la charge, ou l’avion explosera. Mais quand un Oriental énonce un chiffre exorbitant, c’est qu’il espère en obtenir un autre, ou qu’il veut plaire ou intimider, ou se faire valoir. Il plaide, il marchande, il joue, pendant que nous vérifions une fois de plus nos calculs…

Deuxième caractère original de notre culture : le sens de la responsabilité personnelle.

[p. 551] Il s’enracine dans la notion chrétienne de la personne humaine, c’est-à-dire de l’individu qui doit répondre de ses actes à la fois devant Dieu et devant la société, donc devant son destin sur la terre comme au ciel. De ce destin, il se croit ou se veut maître, pour une part tout au moins, grande ou infime, — cela se discute depuis que l’Europe existe ! — mais décisive quant au sens qu’il donne à sa vie. D’où résulte une double exigence de recueillement en soi et d’ouverture au monde, de méditation et d’action, ou traduit en langage moderne : de loisir vraiment libre, et de travail. Ici encore, comparons avec ce qui se passe ou s’est passé ailleurs.

Les cultures totalitaires subordonnent les loisirs eux-mêmes — dûment organisés — au travail productif et collectif, qui devient le seul but de la vie. Mais c’est un but impersonnel, purement quantitatif et matériel, fixé par le gouvernement au nom d’une doctrine ennuyeuse ; c’est le but général, statistique et abstrait, sans relation directe ou immédiate avec le salut de la personne, le bonheur, la sagesse, la saveur de la vie, et le sens même de chaque vie.

Les cultures traditionnelles au contraire, n’exigent guère de l’individu que l’observation des rites sacrés. Pour le reste, l’homme n’est pas responsable. Le Karma, la magie, les sorciers ou les dieux ont tout réglé. D’où la paresse immense de l’Asie et de l’Afrique, — le climat tropical n’explique pas tout, loin de là ! Et lorsque les pays « sous-développés » revendiquent à grands cris et non sans haine une aide qui ne leur est due qu’au nom de l’amour chrétien, nous avons le droit de leur dire : si nous, Européens, sommes en mesure de vous secourir matériellement, c’est à cause du travail acharné que nous nous sommes imposé pendant des siècles, conformément à nos principes, tandis que votre misère est fort bien tolérée par la sagesse de vos élites, qui exclut comme illusoire la solidarité, puisqu’elle refuse la réalité du prochain, la dignité de la personne distincte.

Et certes, cela ne signifie pas théoriquement que la sagesse védantique, par exemple, soit inférieure à la théologie thomiste ou calviniste. Mais cela signifie pratiquement qu’on ne peut pas « eat his cake and have it » et qu’il y a lieu de reconsidérer de part et d’autre la relation entre les croyances fondamentales de nos cultures et le genre de vie que ces cultures permettent, soit pour modifier cette relation, dans le cas de l’Orient, soit pour en prendre mieux conscience, dans notre cas.

Le troisième caractère original de la culture européenne, c’est le sens de la liberté. Il est clair que ce sens est étroitement lié à celui de la responsabilité personnelle, et que l’un n’irait pas sans l’autre. Un homme n’est vraiment libre que dans la seule mesure où il est [p. 552] responsable de son sort, et à l’inverse, on ne saurait tenir un homme pour responsable de ses actes que dans la seule mesure où ces actes sont faits librement.

Notre sens de la liberté est aussi complexe que le sont nos origines. Car la liberté pour le Grec, c’est la critique frondeuse, le risque individuel ; pour le chrétien, c’est un état de grâce, une disposition intérieure ; pour le Germain, symboliquement, c’est d’être armé ; pour le Romain, c’est de jouir des droits du citoyen à part entière, et tous ces éléments spirituels, juridiques, sociaux ou philosophiques, se combinent et permutent à doses variables dans notre idée de la liberté. Il n’est pas de concept plus difficile à définir, plus facile à nier en théorie, et il n’est pas d’idée plus exaltante en fait pour les Européens de toute nation et de toute classe, de toute croyance et de toute incroyance. L’appel de la liberté, la revendication de la liberté (quel que soit le sens qu’on donne au mot) est sans nul doute le thème affectif le plus généralement européen, le plus commun à tous les hommes de notre continent, et l’on peut voir en lui le plus proche équivalent de l’invocation au sacré, dans notre civilisation profane.

Or, ce même mot de liberté n’éveille aucune passion fondamentale chez les peuplades africaines ou chez les fonctionnaires de l’URSS, ni dans les masses de l’Inde, du Sud-Est asiatique ou de la Chine. Ou bien, s’il prend soudain un sens précis pour les meneurs nationalistes de ces peuples, c’est un sens emprunté à l’Europe, même et surtout s’il justifie un élan de révolte contre elle, prétextant un colonialisme périmé.

Si j’ai cru bon de mettre en valeur ces trois vertus cardinales de l’Europe, ce n’est pas seulement parce qu’elles permettent d’illustrer ce qui nous distingue des autres cultures. C’est surtout parce qu’elles expliquent la plupart de nos créations. En effet, du sens de la vérité objective dérivent nos sciences, et par suite, nos techniques ; du sens de la responsabilité personnelle, lié au sens de la liberté dérivent toutes nos institutions : et enfin, de la combinaison des trois vertus résulte notre dynamisme irrépressible. Si nous avons tout d’abord découvert puis marqué de notre empreinte la Terre entière, nous qui n’occupons guère que 5 % de sa surface solide, c’est bien à la complexité de nos origines que nous le devons, aux conflits spirituels, drames et tensions qui devaient nécessairement en résulter et qui nous condamnaient à la recherche, à l’invention, au dépassement perpétuel, et souvent à l’émigration aventureuse, et toujours à l’exportation de nos produits, donc au total, à l’expansion. Que ce mouvement ait été baptisé « impérialisme » au xxe siècle, voilà qui me paraît purement accidentel et relatif. Toute énergie, toute force physique ou spirituelle, peut être [p. 553] qualifiée d’impérialiste par les objets qui la subissent, mais c’est la condition même de la vie.

Illustrons maintenant ce dynamisme par ses résultats les plus typiques.

Tout d’abord, ce sont les Européens qui ont développé les sciences physiques et naturelles, à un degré littéralement incomparable. Certes, les peuples du Proche-Orient avaient créé l’astronomie, les Hindous avaient inventé le zéro bien avant nous. Mais l’Europe, ce laboratoire du monde, a poussé les sciences et les techniques qui en dérivent jusqu’au point où elles permettent non seulement à l’homme de dominer la matière, mais à l’humanité tout entière de s’unifier ou de se détruire, ou de se transformer demain radicalement, et d’une manière imprévisible.

Avant de concentrer leurs énergies sur cette exploration de la matière, les Européens avaient entrepris, avec non moins d’audace, l’exploration de l’espace et du temps.

L’espace d’abord. Ce sont les Européens qui ont découvert la Terre entière, alors qu’aucun autre peuple ne songeait à venir les découvrir. Ce sont eux qui ont ainsi permis à l’humanité tout entière de prendre peu à peu conscience de son unité. L’idée d’universalité a peut-être existé chez les sages de plusieurs autres cultures, mais ce sont les Européens qui lui ont donné son contenu concret et ont seuls démontré sa conscience. On peut le dire : l’idée de genre humain est une création des Européens.

L’exploration du temps, ensuite. Ce sont les Européens qui ont inventé l’histoire et l’historiographie, avec tout ce que cela implique : philosophie de l’histoire, enseignement de l’histoire, constitution d’archives, examen critique du passé, leçons qu’on en tire, renouvellement des arts, sujets de romans et de pièces de théâtre, arsenal de citations pour les hommes politiques et finalement : superstition moderne du « sens inévitable de l’histoire », qui influence parfois si profondément les choix politiques des masses.

À partir de l’histoire, ce sont les Européens qui ont inventé l’archéologie, comme ils ont inventé l’ethnographie à partir de la découverte géographique du monde. Et l’on sait le rôle décisif que ces sciences ont joué dans l’évolution de la sociologie et de la psychologie analytique, autres inventions de l’Europe.

Enfin, pour emmagasiner tous les trésors ainsi ramenés du fond des temps et de l’espace, les Européens ont inventé le Musée. Et à partir de ces condensations prodigieuses de siècles et de continents que sont nos musées et bibliothèques, ils ont élaboré les préalables d’une science comparée des cultures et des civilisations, des religions [p. 554] et des arts, des morales et des gouvernements et cette sociologie totale, ou planétaire, prépare elle aussi les voies de l’unité future du genre humain.

Voilà ce que l’Europe a créé, voilà ce qu’elle offre désormais au monde entier, et elle ne peut faire autrement, car toutes les créations que je viens d’énumérer sont en expansion vers le monde, appellent le monde, s’en nourrissent, et toutes préparent son unité après avoir exploré ses variétés.

La question reste de savoir si cette unité fomentée par la culture européenne ne va pas se réaliser à nos dépens.

C’est un fait que l’Europe a répandu sur toute la Terre, au hasard de la colonisation, de contacts d’affaires privés, ou d’échanges culturels sporadiques, incroyablement inorganisés mais mystérieusement efficaces, ses techniques, son hygiène, ses institutions politiques et sociales, son parlementarisme, ses syndicats, et tous ses arts et sa philosophie en tant qu’activités profanes, et tous leurs procédés et un peu de leur logique… Mais l’Europe n’a pas exporté sa sagesse régulatrice, faite d’équilibres sans cesse remis en question, de tragédies entrecroisées, d’innombrables tensions, déchirantes et fécondes.

Le monde entier reçoit avec avidité nos machines, nos doctrines, nos remèdes et nos poisons, et beaucoup de nos secrets de puissance matérielle — en un mot, le monde reçoit nos produits. Mais il ne reçoit pas les valeurs religieuses, éthiques et philosophiques, qui expliquent seules la genèse de ces produits, et qui seules permettraient de les maintenir en composition. Le monde choisit tel de nos produits les plus douteux — le nationalisme, par exemple — et le retourne contre nous. Le monde entier s’européanise dans ses apparences : usines, machines, hygiène, costumes, transports, urbanisme et architecture. Mais ce même monde méprise, ou ignore simplement notre psychologie et notre spiritualité. Il exige nos machines, mais refuse notre éthique du travail. Il veut que nous l’aidions à mieux vivre, mais dédaigne notre idéal de l’amour du prochain.

Nous sommes au point de l’évolution de l’humanité où les Européens, ayant créé « le monde » se voient menacés d’être dépossédés de leurs pouvoirs par ce monde même qu’ils ont suscité. Et Dieu sait de quelle manière les autres continents menacent d’abuser de ces pouvoirs — contre l’Europe d’abord, mais aussi aux dépens de leur propre équilibre humain. Nous sommes sur le seuil périlleux de l’ère mondiale. Moment dramatique et passionnant, dont il nous faut tâcher d’évaluer les risques angoissants et les chances admirables. La crise de notre civilisation, provoquée par son expansion même — mais incomplète — dans toute l’humanité, cette crise va-t-elle devenir « mortelle » [p. 555] comme l’ont prédit depuis un siècle la majorité de nos plus grands penseurs ?

J’oserai dire contre eux tous que je ne le crois nullement, et je vais en donner trois raisons principales.

Première raison : la civilisation européenne est la seule qui soit effectivement devenue universelle.

Certes, bien d’autres civilisations avaient cru cela d’elles-mêmes, avant la nôtre. Elles se trompaient, tout simplement, mais cette erreur ne saurait plus être commise, à présent que la Terre entière est explorée dans ses derniers recoins. Alexandre le Grand et les empereurs chinois s’imaginèrent qu’ils dominaient le monde entier : c’était moins orgueilleux que naïf, car chacun ignorait que l’autre existât. L’agence Cook suffirait aujourd’hui pour les mettre à l’abri de ce genre d’illusion. Nous les Européens du xxe siècle, nous savons bien que nous ne dominons plus politiquement sur tous les continents, comme avant 1914, mais nous savons aussi que toutes les villes nouvelles en Asie et en Afrique imitent nos villes modernes, leurs procédés de construction, leurs rues, leurs places et leur mairie, leurs hôpitaux et leurs écoles, et leurs hôtels et leurs journaux, et même leurs embarras de circulation. Nous savons bien que tous les pays neufs imitent nos parlements, partis et syndicats, et même parfois nos dictatures. Et nous savons que ce mouvement d’imitation s’opère à sens unique et n’est plus réversible.

Mais comment expliquer ce phénomène sans précédent dans toute l’histoire ?

Nous avons vu que la civilisation européenne, née de la confluence des sources les plus diverses, se distinguait par là de toutes les autres, monolithiques et homogènes. Voilà sans doute pourquoi elle s’est trouvé la seule assez complexe et multiforme pour pouvoir sinon satisfaire, du moins séduire tous les peuples du monde.

Nous avons aussi vu qu’elle exporte ses produits sans les valeurs qui contribuèrent à les créer. Elle envoie, dans le monde d’aujourd’hui, plus de machines et d’assistants techniques que de livres et de missionnaires. Elle s’est laïcisée, profanisée, et détachée du christianisme qui a contribué de tant de manières à la former. Par là même — et c’est bien son drame en même temps que la condition de son « succès » le plus visible — elle s’est rendue plus transportable, plus acceptable et imitable qu’aucune autre.

Mais il faut voir enfin que cette civilisation n’a pu devenir universelle qu’en vertu de quelque chose de très fondamental qui l’y prédisposait dès l’origine : j’entends la croyance chrétienne en la valeur égale de tout homme devant Dieu, quelle que soit sa nation, sa couleur ou [p. 556] sa race. L’Égypte ancienne ne croyait rien de tel. Le mot homme y était synonyme d’habitant de la vallée et du delta du Nil. Il y avait un mot différent pour désigner les habitants des terres voisines, à mi-chemin entre l’animal et l’Égyptien. Pour les Grecs et les Chinois également, il existait deux espèces différentes de bipèdes verticaux : les Grecs, ou les Chinois, d’une part, et les barbares, c’est-à-dire tous les autres, qui n’étaient pas vraiment et complètement humains. Ces très hautes civilisations devaient donc nécessairement demeurer régionales, et décliner dans les limites de leur empire. En revanche, la conception chrétienne, exprimée par saint Paul (« il n’y a plus ni juifs, ni Grecs, ni esclaves ni hommes libres, ni hommes ni femmes, car vous êtes tous fils de Dieu, vous êtes tous un en Jésus-Christ »), cette conception devait (seule) permettre à ceux qu’elle formerait intimement, de considérer tous les hommes comme dignes et capables, un jour ou l’autre, de participer pleinement à l’effort civilisateur.

Maintenant que c’est fait ou en train de se faire, maintenant que voilà franchi le « seuil mondial », comment imaginer que la civilisation diffusée par l’Europe à tous les peuples puisse s’éclipser ou disparaître, sans entraîner le genre humain dans son désastre ?

Deuxième raison : la civilisation européenne a créé les conditions techniques de sa conservation et de sa transmission aux âges futurs, en même temps qu’elle redécouvrait et faisait revivre des cultures disparues ou en voie d’extinction.

Valéry nous disait que « les circonstances qui enverraient les œuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les œuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux ». Depuis lors, on a retrouvé — et même joué — plusieurs comédies de Ménandre. Quant aux œuvres de Keats et de Baudelaire, et de Paul Valéry lui-même, reproduites dans le monde entier, enregistrées sur bandes et sur microsillons, elles sont en mesure de résister au temps beaucoup mieux que les fresques de Lascaux, les statues grecques et les temples des Pharaons menacés par les eaux d’un barrage.

La mortalité des civilisations nous apparaît donc très variable. Certes, plusieurs ont disparu sans nous laisser d’autre héritage actif que celui de leurs œuvres d’art : ainsi celle des Aurignaciens, ou plus près de nous celle des Hittites, plus près encore celles des Mayas et des Aztèques. Mais les civilisations anciennes de l’Égypte et du Proche-Orient, prolongées par la grecque et la romaine, dont l’essentiel vit dans la nôtre, sont-elles vraiment mortes ? Leurs conquêtes n’ont-elles pas été préservées et développées par le Musée et le Laboratoire européens, pour être diffusées de nos jours sur toute la Terre ? II s’en faut de beaucoup que leurs rivales asiatiques, qu’on dit plus raffinées, [p. 557] aient connu pareille fortune. Ce sont les lois de Minos, de Dracon et de Solon, venues de la Crète et de l’Égypte ancienne par la Grèce, ce sont le Décalogue et les Béatitudes, c’est enfin le code de Justinien, d’où dérivent l’Habeas Corpus et la Déclaration des droits de l’Homme, qui définissent aujourd’hui pour tous les peuples de Bandung, à peine moins que pour les peuples de l’OTAN, la dignité de la personne humaine et les fondements de tout progrès social ; et non pas le système des castes hindoues, ni le mandarinat, ni le Bushido. On peut le regretter, mais on doit le constater.

Un sociologue français, Roger Caillois, écrivait non sans drôlerie à propos de la célèbre phrase de Valéry : « Si les civilisations mouraient tout à fait, Valéry ne pourrait pas le dire, car il n’en saurait rien. » Et il proposait de corriger comme suit le passage que je vous ai cité : « Nous autres civilisations, nous avons depuis peu la certitude que nous ne mourrons jamais entièrement et que nos cendres sont fécondes. Le temps est passé où les civilisations étaient mortelles. »

J’ajouterai cette simple remarque : si tant de civilisations qu’on croyait endormies sont tirées de l’oubli au xxe siècle, si tant d’écoles antiques de sagesse et de mystiques voient leurs livres sacrés publiés de nos jours et retrouvent partout des fidèles, c’est par le fait des ethnographes, archéologues et philosophes de l’Europe, poursuivant l’inventaire mondial qu’initièrent à la Renaissance nos Découvreurs de l’espace terrestre et du temps de l’humanité.

Ceci m’amène à ma troisième raison d’avoir confiance dans la longévité de notre civilisation : on ne voit pas de candidats sérieux à la relève d’une civilisation devenue mondiale.

Nous connaissons les circonstances de la chute de celles qui nous ont précédés : c’était parfois une catastrophe naturelle, comme la dernière période glaciaire, ou le dessèchement du Sahara, affectant la région entière où avait fleuri une civilisation déterminée. Et les autres n’en savaient rien. Mais ce fut plus souvent l’agression d’une civilisation rivale, soit plus primitive, comme dans le cas des Doriens détrônant la Crète, ou des Germains submergeant Rome, soit plus audacieuse et prestigieuse, comme dans le cas de quelques centaines d’Espagnols s’emparant de l’empire des Aztèques et des Incas. Il s’agissait dans tous ces cas, de civilisations locales, entourées de « Barbares » mal connus. Les candidats à la relève étaient nombreux. En est-il un seul aujourd’hui qui réclame l’oblitération ou simplement la reprise des charges de notre civilisation, avec quelques chances de succès ?

Il y a pourtant les États-Unis, me dira-t-on. Mais ils sont nés de la substance même de l’Europe, et de nos jours ils s’européanisent à [p. 558] nouveau, plus profondément que l’Europe ne s’américanise par quelques signes extérieurs. Il y a surtout l’URSS, penserez-vous. Mais qu’apporte-t-elle de nouveau du point de vue de la civilisation ? Est-elle une autre civilisation ? Lénine définissait ainsi sa Révolution : « Le marxisme plus l’électricité. » Or le marxisme n’est pas une invention marxiste au sens politique de ce terme, et encore moins une invention soviétique. Ce n’est pas Popov qui l’a inventé, mais c’est Karl Marx, un juif allemand dont le père était devenu protestant, et qui écrivait en Angleterre pour le New York Herald Tribune ! Le marxisme est né en Europe et de l’Europe, au carrefour d’un débat séculaire entre la théologie chrétienne et la philosophie des Lumières, au moment où se constituaient la sociologie et la technologie, l’industrie, les nationalismes et la presse. On ne saurait imaginer complexe de forces spirituelles, morales et matérielles plus typiquement et plus incomparablement européen. Quant à l’électricité, dont parlait Lénine, elle symbolise l’industrialisation. En électrifiant la Russie, le communisme a renouvelé l’entreprise de Pierre le Grand et a pour la seconde fois européanisé la Russie. Et c’est l’URSS maintenant qui s’est chargée d’aider la Chine à liquider la civilisation des mandarins ! C’est l’URSS qui introduit dans cette Chine si fermée le nouveau cheval de Troie de l’Occident : la Technique et tout ce qu’elle entraîne de proche en proche dans les mœurs et les modes de penser d’une nation. Le fameux « bond en avant » de la Chine de Mao n’a guère été jusqu’ici qu’un bond vers l’industrie et vers le socialisme, inventés par l’Europe et parts intégrantes de sa civilisation. Quant à l’Afrique noire, observons simplement que son émancipation actuelle, si spectaculaire, ne consiste nullement dans l’avènement d’une civilisation originale ou renouvelée, de quelque néo-cannibalisme magique, mais au contraire dans l’adoption rapide des formes de vie politique, sociale et économique élaborées par l’Europe moderne. Résumons cela : je vois l’Asie du Sud, sous-développée, courir après l’exemple de la Chine, qui essaie d’imiter la Russie, laquelle veut rejoindre l’Amérique, qui est une invention de l’Europe !

Où est donc dans tout cela « l’éclipse » de l’Europe ? Je vais le dire : dans l’esprit des Européens, et pas ailleurs.

III

Devant le recul, ou la métamorphose prévisible du péril rouge, déguisé par les Russes en coexistence pacifique — nom qui aurait fait frémir Lénine ! — on reparle aujourd’hui d’un péril jaune, en attendant le péril noir. Je n’y crois guère. Notre éclipse n’est rien [p. 559] que notre aveuglement sur nos propres pouvoirs et notre vocation. Aux yeux du monde, il n’y a qu’un seul péril sérieux : le péril blanc ! La civilisation européenne, devenue mondiale, n’est menacée en fait que par les maladies qu’elle a produites et propagées elle-même. C’est dans ses sources, c’est au foyer de sa vitalité créatrice, c’est en Europe, que ce péril doit être conjuré.

Car ce qui nous menace de l’extérieur c’est aussi ce qui nous mine à l’intérieur. Ce que les peuples d’outre-mer nous opposent, c’est ce que nous opposons nous-mêmes à notre vocation universaliste : je nommerai le nationalisme et la superstition matérialiste.

Il en va du nationalisme comme de notre rhume de cerveau, qui devient mortel, dit-on, chez certains indigènes de la Papouasie. Cette passion qui enfièvre et qui ruine l’Europe depuis près d’un siècle et demi, et que nous refusons de prendre au tragique, cette passion, quand elle atteint l’Asie, ou le monde arabe, ou l’Afrique, dresse contre nous au nom de nos principes des revendications haineuses et délirantes. Forme collective de l’orgueil, antichrétienne par essence, condamnée nommément par le pape et les chefs de toutes les églises, condamnée d’autre part par les conditions mêmes de l’économie, de la technique et de la culture au xxe siècle, le nationalisme n’en poursuit pas moins ses ravages dans l’esprit des Européens comme dans l’esprit de peuples neufs, empêchant au-dedans cette union fédérale qui ferait notre force pacifique, décuplant au-dehors la force belliqueuse de ceux dont il fait nos ennemis.

Quant au second virus secrété par l’Europe, et que je nommerai le matérialisme plat, il prend chez nous les formes les plus diverses. Il va du culte du confort chez l’ouvrier et le bourgeois, et de l’utilitarisme à courte vue chez le patron et le ministre, jusqu’à l’indifférence bovine de la grande masse aux réalités spirituelles, à tout ce qui donne un sens, une saveur à nos vies. Ce matérialisme plat ne serait guère plus dangereux que la bêtise humaine en général, s’il n’avait pour effet de détendre les ressorts créateurs du progrès dont il est trop souvent l’aboutissement. Or chacun sait que les ressorts du progrès sont l’inquiétude philosophique, la passion de défier le destin, le refus des choses comme elles vont, inquiétude, passion et refus sans quoi la science et la technique, et les inventions qui les créent, auraient tôt fait de se mettre en grève, de débrayer, et de nous livrer sans défense aux fanatiques du statu quo, par où j’entends les bureaucrates et la police des États.

Ces maladies de l’Europe sont plus dangereuses pour le reste du genre humain que pour l’Europe elle-même, où elles sont nées. Car l’Europe, à travers des crises atroces, s’est vaccinée contre ces maladies. [p. 560] L’Europe a secrété Hitler, mais en douze ans, elle l’a éliminé, et je crois qu’elle s’en trouve immunisée pour très longtemps contre la tentation totalitaire, qui est l’essence du nationalisme. Il n’en va pas de même sur d’autres continents.

Quant à nous : nos sages nous avaient avertis. Le mal est venu, nous l’avons vu, et nous l’avons vaincu, en peu de temps, au prix de millions de morts, il est vrai… Et maintenant, ce n’est pas chez nous, mais chez les autres qu’il triomphe. Permettez-moi de vous citer à ce propos deux textes dont le rapprochement éclaire cruellement mon sujet. Je prendrai le premier dans la correspondance du grand historien suisse Jacob Burckhardt, à la fin du siècle passé ; et le second dans un quotidien du parti communiste de Pékin, il y a deux ans.

Burckhardt décrit le sort qui attend les masses européennes au xxe siècle. Voici sa prophétie dans une lettre qui date de 1871 :

Le sort des ouvriers sera le plus étrange… l’État militaire va devenir le Grand Fabricant. Ces masses humaines dans les grandes usines ne peuvent pas être éternellement abandonnées à leur pauvreté et à leur envie. Un certain degré contrôlé de misère, avec de l’avancement et des uniformes, chaque journée commencée et terminée par un roulement de tambour, voilà ce qui doit logiquement se produire.

Or ce n’est pas chez nous, en Europe, mais en Chine, que cette prédiction se réalise. Voici ce qu’écrit le quotidien de la jeunesse de Pékin, le 27 septembre 1958 :

À l’aube des trompettes sonnèrent et des sifflets retentirent pour le rassemblement de la population de la commune Spoutnik. Un quart d’heure après les travailleurs étaient alignés. Sur l’ordre des commandants de compagnie et de brigades, les équipes, drapeaux en tête, se dirigèrent d’un pas martial aux champs. Ici on ne voit plus de petits groupes de deux ou trois paysans qui fument tout en cheminant lentement vers les champs. On entend des pas cadencés et des chants de marche. L’habitude millénaire des paysans à vivre au petit bonheur est à jamais disparue. Quel énorme changement !

Reconnaissons que la religion de la production forcée, forme matérialiste du nationalisme, n’a jamais atteint en Europe de tels excès. Certes elle est née chez nous, et c’était bien chez nous que Burckhardt en avait pressenti les périls. Mais nous n’y avons pas succombé, nous l’avons refusée sous sa forme hitlérienne, en un mot, l’organisme européen a réagi avec succès.

Notre tâche en Europe, aujourd’hui, est de créer les anticorps qui permettront au genre humain de résister à son tour à nos poisons, au virus du nationalisme et au virus du matérialisme, cette forme d’asthénie du spirituel.

[p. 561] C’est dire que notre vocation est désormais de présenter au monde qui nous imite, mais d’illustrer d’abord par l’exemple vécu — et pas seulement par nos discours — deux méthodes essentielles à la santé future de notre civilisation :

— la première est le fédéralisme, art et science de l’union dans la diversité, donc art et science œcuméniques, universels par excellence ;

— et la seconde, c’est la recherche spirituelle, sans quoi la science elle-même s’endort, et la technique tourne en routine, et toutes nos libertés morales et civiques s’enlisent dans l’euphorie d’un confort insipide, non plus libérateur d’énergies neuves, mais tyrannique à la manière des drogues.

L’union fédérale de l’Europe, et j’entends bien : de toutes les forces de l’Europe sociales autant que religieuses, et politiques autant que culturelles, cette union fédérale est la condition même de notre action dans le monde et pour le monde.

Il nous faut l’Europe parce qu’il faut faire le monde. Et parce que l’Europe seule, en faisant le monde, accomplira sa propre vocation.