Tristan et Iseut à travers le temps (1961)a b
I.
Qui d’entre vous ne se souvient de cette première phrase du Tristan rendu naguère au grand public européen par les soins de Joseph Bédier :
Seigneurs, vous plaît-il d’entendre un beau conte d’amour et de mort ?
Seigneurs et dames ici présents, vous répondez tous dans vos cœurs : Rien au monde ne saurait nous plaire davantage. Or, songez-y : ce plaisir au secret de l’âme que nous vaut la lecture des légendes arthuriennes, et d’abord de celle de Tristan, ce plaisir « à jamais littéraire » pour reprendre le mot de Valéry, mais aussi à jamais adolescent, nous le devons tous aux travaux inspirés, et pourtant précis à l’extrême, de quelques-uns des grands érudits de ce siècle, Gaston Paris et Joseph Bédier en premier lieu, Reto Bezzola et Gottfried Weber plus récemment, et puis entre ces deux générations, Ernest Vinaver — que vous célébrez aujourd’hui.
En restituant pour les lecteurs du xxe siècle les textes originaux de la légende, et leur contexte culturel et historique, ces hommes ont fait bien plus qu’une œuvre scientifique, et sérieuse aux yeux des confrères : ils ont permis à l’Occident moderne de reprendre conscience d’une de ses sources, d’une de ses dimensions constitutives, celle de l’émotion, celle de l’âme.
Je voudrais résumer leur œuvre en une seule expression, moins pédante qu’elle ne paraît à première vue : avec la légende de Tristan, c’est l’étymologie de nos passions que ces savants ont retrouvée. Selon Littré :
Les étymologies servent à faire entendre la force des mots et à les retenir par la liaison qui se trouve entre le mot primitif et les mots dérivés. De plus, elles donnent de la justesse dans le choix de l’expression.
Il me plaît de traduire cette belle définition dans les termes de notre sujet, et cela donne à peu près ceci : « Les restitutions de Tristan servent à faire entendre la force du mythe, par la liaison qui se trouve entre la légende primitive et ses expressions dérivées dans nos littératures et dans nos vies. De plus, elles donnent de la justesse dans le style de nos émotions. »
[p. 215] À mon sens, en effet, les textes primitifs de la légende de Tristan, qui remontent aux xiie et xiiie siècles, expriment bien autre chose qu’un thème romanesque, — fût-il même le thème exemplaire, l’archétype de tous les romans vraiment dignes du nom. Ils sont comme les premières apparitions, comme les épiphanies quasi sacrées, d’un des grands mythes de l’âme occidentale.
Mais qu’est-ce qu’un mythe, et qu’est-ce que l’âme ? Tout auteur qui se permet ces grands mots doit au public une justification de l’usage personnel qu’il en fait.
Un mythe, au sens où je l’entends, c’est une histoire, généralement très simple, et invariable en sa donnée — bien qu’offrant des possibilités infinies d’adaptation aux circonstances individuelles les plus diverses — une histoire qui décrit et révèle d’une manière imagée, symbolique, une structure de notre existence. Mais non pas de notre existence intellectuelle, car celle-ci possède d’autres manières de s’exprimer, plus directes et abstraites à la fois, comme la logique et la mathématique ; et non pas de notre existence physique ou animale, car celle-là échappe au discours, s’exprime en sensations, et peut-être traduite à la rigueur en formules de biochimie. De quoi s’agit-il donc ici ?
Entre le corps et l’intellect, la tradition distingue une troisième forme de l’existence proprement humaine, qui est l’âme.
Je ne prends pas ce mot dans le sens noble et vague que lui donnent un peu trop facilement les poètes, ni dans le sens goethéen de « belle âme », encore moins dans le sens religieux de l’éloquence classique de la chaire, quand elle parle du « salut des âmes », ou « d’immortalité de l’âme ». Je prends le mot au sens précis et véritablement traditionnel, qui se retrouve dans certains dérivés comme animé, animation, ou même animosité. Le jeu « animé » d’un pianiste, par exemple, manifeste une réalité qui n’est ni proprement physique ni proprement spirituelle, qui n’est pas celle du corps ni celle de l’intellect, encore qu’elle tienne aux deux, c’est l’évidence, mais qui est bien plutôt celle du « cœur » comme on dit —, celle de l’âme.
L’âme est en propre le domaine des émotions et des passions. L’émotion est la preuve de l’âme, tout comme la sensation est [p. 216] la preuve du corps, et la pensée, la preuve de l’intellect. La passion, c’est une impulsion qui outrepasse les lois et routines de l’instinct, et qui va se heurter aux conventions sociales.
Ainsi, l’amour-passion est cette forme de l’amour qui se libère des contraintes naturelles, des rythmes trop prévus de la sexualité, mais aussi des décrets de la morale et des conseils de la raison. L’amour-passion relève par excellence de l’âme. Or c’est dans le mythe de Tristan qu’il a trouvé son expression la plus totale, délicieuse et tragique à la fois. C’est à ce mythe qu’il doit, depuis le xiie siècle, et dans nos sociétés occidentales, son pouvoir à jamais contagieux.
Ceci posé — et je m’excuse du ton quelque peu didactique de ce rappel au sens des mots — considérons le mythe lui-même dans sa pleine stature et ses profonds pouvoirs, mais aussi dans l’erreur innombrable qu’il suscite ou qu’il entretient au niveau de l’existence banale.
Tristan, c’est tout d’abord le mythe de l’amour plus fort que la vie, plus fort que la vie quotidienne, plus fort que la vie qui dégrade, assagit, amortit, et réduit aux routines. C’est le mythe de l’amour inaltérable, inaltéré par l’érosion de la vie « courante », par la réalité des caractères qui se heurtent à propos de rien, et des tempéraments qui s’accordèrent un jour, dans l’instant du premier regard, mais que le temps modifie fatalement, créant un risque permanent de dissonance. C’est le mythe d’un amour qui méprise l’épreuve de l’engagement dans les rapports sociaux, et même de l’engagement dans un rapport concret avec un Autre toujours insuffisant, jamais digne de son image, jamais digne de l’Ange dont le premier regard, par une intuition fulgurante — et c’est le fameux coup de foudre romantique — a cru voir en lui la lueur, toujours fuyante mais en fuite vers la hauteur, où elle entraîne l’amant ravi. Vous avez reconnu la conclusion gnostique du Second Faust de Goethe, mais aussi, le mouvement de l’ascension mystique de Dante, poursuivant l’image aimée d’une Béatrice à peine connue dans sa réalité terrestre.
Ce que le mythe de Tristan élève ainsi devant nos yeux, ce qu’il illustre en sa simplicité majestueuse, c’est l’intensité de l’amour, passion de l’âme ouverte sur l’esprit, libérée des corps [p. 217] dont elle vient, et survolant les irritantes vicissitudes de notre incarnation présente. C’est l’amour de l’Amour, plus que de l’être aimé dans sa réalité toujours irréductible à l’image idéale que la passion s’en fait. Cette image, étant idéale, doit demeurer toujours fuyante, inaccessible. Mais la réalité est lourdement présente. Elle ne saurait donc que freiner l’élan de l’âme vers l’Ange désiré. « Ce n’est pas amour, qui tourne à réalité », s’écrie un troubadour tardif, contemporain de nos légendes tristaniennes.
Mais qu’est-ce alors, quel est le faux amour qui « tourne » ainsi, « tourne à réalité » ? Ce n’est pas le désir comblé, au sens sexuel de l’expression, car cet acte instinctif, lié aux lois du corps, ne mérite pas en soi le nom d’amour. Mais c’est l’amour comblé par la présence durable, l’amour légalisé, socialisé, voire sacralisé par l’Église. C’est le mariage.
Constater que Tristan est tout d’abord le mythe de l’amour plus fort que la vie, c’est reconnaître aussi que la vraie victime du mythe n’est pas Tristan, n’est pas Iseut, et n’est pas non plus leur passion, qui triomphe au contraire de tout. La vraie victime, c’est le roi Marc, symbole du mariage légal. Les amants ont perdu la vie, gagné l’amour. Le mari, lui, a partagé la vie d’Iseut. Il reste seul vivant, mais sans amour. Aux yeux du mythe, il est perdant.
À ce premier aspect de notre légende : l’amour-passion triomphant du mariage, c’est-à-dire de l’amour-réalité, se rattachent deux grandes traditions de la culture occidentale : le romantisme et le roman. Retracer leur évolution du xiiie siècle jusqu’à nos jours, comme j’ai tenté de le faire jadis, serait hélas illustrer la lente dégradation du mythe, grandiose en sa simplicité première, jusqu’au niveau des confusions morales les plus banales et complaisantes. Ce serait aller de l’apparition d’un mythe sacré, voilant de poésie ses secrets religieux, jusqu’à son utilisation tout impudente, ou ignorante, ou inconsciente, à des fins de rendement commercial : comédies à succès sur le thème du triangle, roman pour midinettes et films de série, dont le love interest est l’ingrédient forcé, dernière dilution populaire du philtre magique de la Reine, du « vin herbé » [p. 218] dont la vertu jadis fut mortelle aux amants séparés, mais fut aussi transfigurante.
L’histoire du mythe, dans nos mœurs et coutumes, ne serait-elle que l’histoire d’une longue profanation ? Faut-il penser que les pouvoirs du mythe sont épuisés et que nous serons peut-être les derniers à subir son « tourment délicieux », selon l’expression célèbre de Thomas, l’un des auteurs de la légende primitive ? Mais si le mythe est épuisé, et s’il était vraiment un mythe de l’âme, faut-il conclure que c’est l’âme elle-même, la fonction émotive, dans l’homme contemporain, qui s’épuise et qui s’atrophie, entre le corps et l’intellect seuls cultivés par notre civilisation ? L’hygiène, la technique et la science, et une dose de psychanalyse, vont-elles exorciser la société future, évacuant les dernières passions ?
Une analyse sociologique de la dégradation du mythe, au cours des siècles, inclinerait à cette conclusion. Elle consisterait à montrer la dégradation continue et, semble-t-il, irréversible, des obstacles opposés à la passion.
Or on sait que la passion vit d’obstacles, naturels ou sacrés, coutumiers ou légaux ; qu’elle s’en nourrit et même les invente au besoin. Sans les obstacles accumulés entre les amants légendaires — le principal étant le mariage d’Iseut avec le Roi, père adoptif du héros —, il n’y aurait pas de roman, ni de passion mortelle, il n’y aurait donc pas eu de mythe. On ne saurait imaginer le grand roi Marc s’inclinant devant les « droits divins de la passion » qu’inventera bien plus tard le romantisme, puis acceptant le divorce et permettant que la reine convole en justes noces avec le chevalier. Et l’on recule épouvanté devant l’idée d’Iseut devenant Madame Tristan ! C’est pourtant bien à cela que nous en sommes aujourd’hui, dès lors que le mariage n’est plus un lien sacré, adversaire à la taille de la passion ; et que, loin de provoquer celle-ci par ses refus intransigeants, il prétend se fonder sur l’amour-sentiment, succédané édulcoré, achevant ainsi de déprimer le mythe en même temps que ses propres fondements.
La passion se fait rare de nos jours, s’il faut en croire nos romanciers. Ils savent bien que le roman véritable n’est jamais qu’une version renouvelée de l’archétype de Tristan et Iseut. [p. 219] Ils cherchent donc partout l’obstacle qui résiste, et n’en trouvent guère. L’Homme sans qualités, de Musil, la Lolita de Nabokov, sont les derniers échos du mythe ressuscité grâce aux derniers tabous qui tiennent encore. Mais déjà, le héros de Lolita nous est décrit comme un antihéros, c’est-à-dire un malade mental. Un psychanalyste l’eût guéri, et le roman n’eût pas eu lieu. Si les derniers tabous viennent à céder, c’en sera fait de la passion. Que deviendront nos romanciers ? Il leur reste le réalisme, le regard pseudo-scientifique détaillant des objets communs ou des fichiers de cartes perforées : c’est littéralement sans histoire. Ou bien encore, et ce serait mieux, je crois, il leur reste le mythe de Don Juan, ce cliché négatif de Tristan : la surprise opposée à la fidélité, l’excitation rapide au lieu de l’intensité, la noirceur dans le style des roués au lieu de la candeur monumentale, les jeux d’esprit au lieu des drames du spirituel.
Selon les sociologues, la passion doit mourir. Je vous dis que je n’en crois rien. Car s’il est vrai que la passion se nourrit d’obstacles choisis, et que notre culture tend à les supprimer, il reste un obstacle suprême, celui-là justement dont triomphe la passion de Tristan et d’Iseut : et c’est la mort.
J’ai laissé jusqu’ici dans l’ombre cet aspect trop souvent, trop facilement cité, du « beau conte d’amour et de mort ».
Les obstacles sociaux, coutumiers ou sacrés, ont cédé à nos sciences, ou c’est tout comme. Qu’en est-il du dernier barrage que notre condition d’êtres finis oppose à notre amour d’un être, à l’Amour même ?
Si la passion vit de séparations, il est bien clair que la séparation la plus irrémédiable est dans la mort, et toutes nos sciences, ici, se récusent et se taisent.
Or c’est ici que la passion mythique va se dresser dans sa pleine stature. En buvant le breuvage magique, les amants légendaires sont entrés, nous disent-ils, dans les voies d’une destinée « qui jamais ne leur fauldra jour de leur vie, car ils ont beu leur destruction et leur mort ». Certes, c’est vrai pour leur existence dans ce monde, mais ils ont aussi bu l’Amour, un amour qui s’adresse à la part immortelle que lui seul pourra deviner — ou susciter dans l’autre : la part de l’Ange.
[p. 220] Pétrarque, en proie au mythe, ose parler d’un plaisir
que l’usage en moi a fait si fort
qu’il me donne l’audace de négocier avec la mort.
Et Wagner, le dernier auteur de la légende qu’il a su recréer d’après nature, s’inspirant de Gottfried de Strasbourg, inspiré lui-même des Bretons, de Béroul, et d’on ne sait qui d’autre, Wagner décrit par sa musique, vrai langage du mythe essentiel, la mort transfigurante des amants. Cette mince bande jaune sur la mer, dans le nouveau décor de Bayreuth, cette frileuse aurore jaune au bas du ciel, c’est un jour qui renaît, non pas le jour des hommes et de leur peine quotidienne, mais l’horizon du nouveau Jour qui révélera le sens caché de nos « apparences actuelles », le jour de l’Ange.
Cet horizon de la mort est l’ultime sens du mythe. Mais il faut croire aux anges pour y croire.
Selon la mythologie de l’ancien Iran, du mazdéisme de Zarathoustra, toutes les actions d’un homme sur la terre, ses intentions et ses désirs et ses amours, composent au Ciel un être de lumière, une contrepartie transcendante, qui est son Nom divin, sa personne éternelle. Tout homme est double : individu sur Terre, transitoire — et germe d’un être éternel qui est son vrai moi, et qui est un ange au ciel. Et ces anges, nommés Fravartis, sont des entités féminines. On retrouve ici Dante, et Goethe, et peut-être bien notre mythe.
L’événement majeur, la scène capitale du drame de la personne ainsi constituée se produit à l’aube de la troisième nuit qui suit la mort terrestre : c’est la rencontre de l’âme avec son moi céleste à l’entrée du pont Chinvat. Dans un paysage nimbé de la Lumière-de-Gloire restituant toutes choses et tous les êtres dans leur pureté paradisiaque, « dans un décor de montagnes flamboyant aux aurores, d’eaux célestes où croissent les plantes d’immortalité », au centre du monde spirituel (qui est le monde réel des Archétypes), le pont Chinvat s’élance, reliant un sommet au monde des Lumières infinies. À son entrée, se dresse devant l’âme sa Dâenâ, son moi céleste, jeune femme d’une beauté resplendissante et qui lui dit : — Je suis toi-même ! Mais si l’homme sur la Terre a maltraité son moi, au lieu de la Fravarti c’est une apparition monstrueuse et défigurée qui reflète son état déchu.
[p. 221] Je ne puis m’empêcher d’imaginer que cette « rencontre aurorale » avec le moi céleste en forme d’ange, et femme, figure la conclusion du mythe de Tristan : ce qui se passe trois jours après la mort d’amour. Iseut n’évoque-t-elle point cette forme de lumière qu’on ne rejoint que dans un au-delà, et qui aurait été, sur la Terre, le véritable objet du désir de Tristan, sa princesse lointaine et son « amour de loin » comme parlait le troubadour Jaufré Rudel ? L’apparent narcissisme de Tristan trouverait ici son interprétation spirituelle. Toute filiation historique mise à part, — ce serait le sujet d’autres études — je me demande souvent si l’angélologie de l’ancien Iran ne détient pas le secret dernier de notre mythe.
La tradition chrétienne de l’amour du prochain ne s’en trouverait-elle pas éclairée, à son tour ? Aimer le prochain « comme soi-même » suppose d’abord une dualité entre l’individu et le vrai moi, sans laquelle on ne saurait s’aimer soi-même, puisqu’« il faut être deux pour aimer », comme dit la sagesse populaire. Aimer vraiment, ce serait aimer l’ange en soi-même et dans l’autre, identiquement ; ce serait deviner l’ange, en soi-même et dans l’autre, l’aider à naître, et le rejoindre enfin dans le monde lumineux de notre nostalgie.
Mais alors l’obstacle dernier à notre amour, provoquant la passion créatrice, ce ne serait plus la mort, ce serait dès ici-bas, l’altérité même du prochain. Que l’Autre soit un Autre impénétrable, ne tient pas à quelque interdit, à quelque tabou religieux, à quelque décret de la morale que l’on pourrait un jour abandonner, mais tient à l’être même, au fait de la personne. Nulle technique et nulle science de l’homme ne peut nous être ici d’aucun secours. Il faut aimer, pour le comprendre et rapporter l’amour à ses fins spirituelles.
Le mythe peut nous y aider, c’est bien là sa fonction, qui est d’orienter notre vie affective, de lui offrir un modèle simple et pur, une grande image ordonnatrice de la passion.
En restituant à notre temps ce modèle de l’amour-passion, dans sa grandeur première et drue, les philologues nous ont mis au défi d’apporter un peu plus de justesse dans le style de nos émotions. Et ce n’est pas seulement de la littérature qu’ils ont bien mérité, mais de l’âme.