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Originalité de la culture européenne comparée aux autres cultures (juin 1960)a b

C’est en Europe seulement, jamais ailleurs, qu’il m’est arrivé d’entendre dire : « Une culture européenne, ça n’existe pas. »

Le fait même qu’une telle phrase ne puisse être énoncée qu’en Europe, et seulement par la bouche d’Européens, nous fournit, paradoxalement, une première définition de l’originalité de notre continent. Un homme qui nie que l’Europe existe et qu’elle ait une culture commune ne saurait être un Asiatique, un Africain ou un Américain, mais seulement un Européen.

Examinons d’un peu plus près ce paradoxe.

Les intellectuels sceptiques et les adversaires déclarés (ou non) de l’union européenne ont coutume d’affirmer simultanément les deux propositions contradictoires que voici : primo ; il n’y a pas de culture européenne commune, mais seulement des cultures nationales, car les Allemands et les Français, ou les Scandinaves et les Italiens, sont trop différents entre eux pour former une unité quelconque ; secundo : il ne saurait y avoir de culture spécifiquement européenne, car toute vraie culture est universelle par définition, et nos problèmes, en Europe, sont à peu près les mêmes que ceux qui se posent dans le reste du monde.

Comment expliquer ces deux attitudes négatives, d’ailleurs contradictoires, et sans doute absurdes, mais si courantes ? La première, celle qui fait dire que nous sommes trop différents pour pouvoir constituer jamais une unité de culture, se fonde souvent sur les clichés traditionnels les plus vulgaires (les Allemands sont portés à la philosophie, belliqueux et buveurs de bière ; les Français ne pensent qu’à l’amour ; les Suisses sont des paysans, les Italiens des chanteurs, etc.), mais parfois aussi sur une connaissance trop méticuleuse et pédante de nos diversités, sur une expérience, vécue jusqu’à l’irritation, du tempérament, des coutumes et des préjugés de nos voisins.

La seconde attitude, celle qui fait dire que nous n’avons pas de problèmes spécifiques, différents de ceux du reste du monde, s’explique par une glorieuse méconnaissance des réalités de ce reste du monde.

La première attitude est en somme celle d’un myope, et la seconde celle d’un presbyte. Essayons maintenant de corriger notre vision. Éloignons-nous de l’Europe, physiquement ou par la pensée ; écoutons ce que nous en disent les observateurs d’outre-mer. Nous en viendrons très vite à la constatation suivante. Vue du dehors, l’Europe est évidente. Vue de l’Asie, de l’Afrique, ou même des Amériques, l’unité de notre culture s’impose immédiatement et sans hésitation à l’esprit de ceux qui l’observent, que ce soit en amis ou en ennemis, et peut-être surtout en ennemis. À ceux qui seraient tentés de nier, à priori, l’originalité de notre culture et le fait qu’elle nous est commune du Cap Nord au Péloponnèse et de Madrid à Varsovie, je répondrai d’un seul mot : Voyagez ! Quittez l’Europe, vous la découvrirez ! Et dès que vous commencerez à pressentir certaines réalités vastes et inquiétantes, vraiment « étrangères » cette fois-ci, vous commencerez du même coup à sentir « cette inimitable saveur que l’on ne trouve qu’à soi-même »1 et que je ne trouve qu’à l’Europe.

Poussons plus loin le paradoxe (jusqu’au point où nous allons le voir se renverser).

Ne serait-ce pas, précisément, la multiplicité de nos différences — régionales et nationales, religieuses et morales, philosophiques et sociales — et leur coexistence dans l’espace et le temps, et leur mutuelle contestation critique, et toutes les tensions qui en résultent, ne seraient-ce pas en un mot nos diversités mêmes qui dénoteraient le mieux l’originalité, la spécificité et la communauté, — l’unité de notre culture ?

Mais cela n’apparaîtra clairement et ne deviendra vraiment sensible et convaincant, que si nous comparons notre formule de l’unité paradoxale — j’entends de l’unité dans la diversité — avec d’autres formules d’unité qui ont régné sur d’autres cultures, ou que certains régimes contemporains tentent d’imposer à la culture de leurs sujets.

Si nous considérons les cultures de l’Antiquité et les cultures extraeuropéennes qui subsistent encore ou qui tentent de se former de nos jours, nous voyons se dégager deux formules bien distinctes. Dans certaines cultures, surtout antiques, l’unité provient d’une origine unique, ou d’un grand principe formateur, et d’une continuelle référence à cette source, qui assure la cohérence et l’homogénéité des traditions. Tandis que dans d’autres cultures, surtout contemporaines, l’unité résulte d’un décret du Pouvoir, d’une uniformité imposée par la force. Donc, d’une part unité traditionnelle, originelle, innée à la culture et découlant de son passé ; d’autre part, unité synthétique imposée comme un cadre rigide à la culture.


Pour fixer les idées, et sans vouloir entrer dans de périlleuses analyses, j’illustrerai la première formule par les noms de quelques civilisations fondées sur le Sacré, comme celles de Sumer, de l’Égypte des Pharaons, de l’Inde védantique, ou encore des Mayas, puis des Aztèques ; tandis que les civilisations totalitaires contemporaines, telles que l’URSS de Staline et la Chine de Mao (pour ne rien dire des tentatives rapidement avortées du national-socialisme et du fascisme) serviront d’exemples pour la deuxième formule.

Il suffira, je crois, de ces brèves indications, pour faire bien voir que la formule de l’unité traditionnelle, et la formule de l’unification contrainte, sont en violent contraste [p. 29] avec les réalités et principes caractéristiques de la culture européenne. La première vise à maintenir et la seconde à établir une unité dans l’homogène, facilement concevable et vérifiable, tandis que l’Europe ne trouve son unité paradoxale, à la fois évidente et presque informulable, que dans le libre jeu de ses diversités.

Mais il est temps de nous demander d’où proviennent ces fameuses diversités, et comment il se fait que l’Europe en ait tant, et même les multiplie comme à plaisir, au lieu d’essayer de les réduire. La réponse me paraît assez simple.

Les diversités caractéristiques de la culture européenne s’expliquent historiquement par la pluralité des origines de notre civilisation. Et elles sont entretenues ou renouvelées sans cesse par notre refus déclaré de toute doctrine unique et unifiante, imposée par une force extérieure au mouvement spontané de la culture.

Nous tous, que nous le sachions ou non et que nous l’acceptions ou non, et quel que soit notre passeport, descendons par nos mœurs, croyances ou incroyances, par les mythes gouvernant nos sensibilités et par nos formes de pensée, d’Athènes, de Rome et de Jérusalem, et derrière ces trois villes illustres, du Proche-Orient sémite, de l’Iran, et de l’Inde. Nous venons aussi des profondeurs obscures du monde celtique et du monde germanique, et parfois même du monde arabe et du monde slave. Entre ces origines diverses, hétérogènes, se sont produits au cours des siècles autant de conflits non encore résolus que de synthèses fécondes, mais toujours provisoires. Entre l’homme grec, astucieux et critique, le citoyen romain obéissant à la raison d’État, le fidèle chrétien obéissant à la déraison de la foi, le guerrier germain qui se sent libre quand il touche son épée, le Celte romantique et [p. 30] magique, — et nous descendons tous de la plupart d’entre eux, par les coutumes conscientes et inconscientes autant et plus que par les chromosomes — que de contradictions insurmontables, de luttes meurtrières, de compromis boiteux, de polémiques subtiles ou passionnées et d’alliances imprévues, infiniment variées selon les temps et les lieux — et toujours remises en question !

De cet immense complexe de tensions défiant toute description définitive voyons maintenant se dégager une résultante unique, incontestable : le dynamisme européen.

Si nous avons tous d’abord découvert, puis marqué de notre empreinte le monde entier, nous qui n’habitons après tout qu’un petit 5 % des terres du Globe, c’est bien à la complexité de nos origines culturelles que nous le devons, aux conflits spirituels, drames et tensions qui devaient nécessairement en résulter, et qui nous condamnaient à la recherche, à l’invention, à l’expansion, à l’aventure perpétuelle. D’autres facteurs, que l’on dira providentiels ou matériels, selon les écoles de pensée, ont pu jouer. Mais la diversité de nos origines et leur discussion millénaire suffisent dans tous les cas à rendre compte d’un dynamisme unique et sans rival dans les annales du genre humain.

En dépit de ce que je viens de dire sur la complexité indescriptible de notre civilisation, pensant avoir payé un tribut suffisant aux éléments diversifiants, j’envisagerai maintenant les éléments communs et permanents, les caractères spécifiques de la culture européenne ; j’entends les caractères par lesquels cette culture se distingue très évidemment soit des anciennes cultures sacrées, soit des actuelles cultures totalitaires, — lesquelles ont d’ailleurs en commun l’unicité de leur principe de formation ou de réglementation forcée.

Comparée à ces deux groupes de cultures unitaires, celle de l’Europe nous apparaît immédiatement comme à la fois pluraliste et profane. Culture de dialogue et de contestation, du seul fait de ses origines multiples et des valeurs souvent incompatibles qu’elle en a héritées, l’Europe n’a jamais pu s’ordonner à une seule doctrine qui eût régi à la fois ses institutions, sa religion, sa philosophie, son économie et ses arts. On a beau citer le Moyen Âge comme une période bénie d’unité des esprits et des cœurs, telle que l’a décrite Novalis : nous savons aujourd’hui qu’il n’en fut rien, et que les conflits qui déchirèrent le Moyen Âge ne furent pas moins violents que ceux que nous vivons.

Cependant, cet état de polémique permanente portant sur les principes fondamentaux de toute culture, n’a pas produit seulement de l’anarchie et des guerres. Il a contraint les élites, et par elles la partie agissante des masses européennes, à développer ce que je voudrais appeler les trois vertus cardinales de l’Europe : le sens de la vérité objective, le sens de la responsabilité personnelle, et le sens de la liberté. Ces trois vertus se conditionnent et s’impliquent mutuellement en Europe. En revanche, il est évident qu’elles se voient réprimées, débilitées, sinon radicalement exclues, par toutes les cultures unitaires, fondées sur le sacré magico-religieux ou le sacré politico-social.

Le sens de la vérité objective nous vient sans doute des Grecs, eux-mêmes héritiers des premiers principes de la mathématique et de l’astronomie élaborées par les civilisations du Proche-Orient. Mais il a été fortement développé par la théodicée chrétienne, comme l’ont montré Nietzsche d’abord, puis dans ses commentaires sur Nietzsche, le philosophe Karl Jaspers. Pour le chrétien, Dieu est la Vérité. On ne peut pas tricher avec Lui, on ne peut pas tricher non plus avec la réalité du monde qu’il a créé. Dans nos rapports avec Dieu et le monde, nous ne pouvons pas nous satisfaire d’illusions flatteuses, d’à peu près opportunistes ou sentimentaux, de wishful thinking. Cette exigence de vérité, de véracité à tout prix, sera le moteur non seulement de nos recherches philosophiques, mais aussi de nos sciences exactes. Elle développera dans nos élites intellectuelles le sens critique, au nom d’un absolu de vérité qui s’opposera plus tard au christianisme même, en tant que vérité révélée mais impossible à vérifier. D’autre part, le sens critique devait nécessairement s’aiguiser en Europe plus qu’ailleurs, du fait même de la coexistence de nos diverses origines en perpétuelle session contradictoire. Nous pouvons donc expliquer par des motifs religieux et philosophiques l’un des caractères les plus indiscutables de notre culture : ce sens de la vérité, qui a pour corollaire le sens critique, et qui a permis le développement des sciences exactes, notamment. Voilà qui peut vous paraître banal, à vous Européens élevés dans le respect de la vérité dite objective, de la simple véracité, et du recours aux preuves par neuf. Veuillez songer cependant que l’Asie et l’Afrique ignorent cette exigence de l’objectivité, et professent un dédain notoire pour la simple véracité. Leurs cultures leur proposent de tout autres critères que ceux de la preuve « matérielle ». Quand un ingénieur européen énonce un chiffre, il le veut exact à la ne virgule près, car autrement le pont cédera sous la charge, ou l’avion explosera. Mais quand un Oriental énonce un chiffre exorbitant, c’est qu’il espère en obtenir un autre, ou qu’il veut plaire ou intimider, ou se faire valoir. Il plaide, il marchande, il joue, pendant que nous vérifions une fois de plus nos calculs…

Deuxième caractère original de notre culture : le sens de la responsabilité personnelle.

Il s’enracine dans la notion chrétienne de la personne humaine, c’est-à-dire de l’individu qui doit répondre de ses actes à la fois devant Dieu et devant la société, donc devant son destin sur la terre comme au ciel, destin dont il se croit ou se veut le maître, pour une part tout au moins — grande ou infime —, cela se discute depuis que l’Europe existe ! — mais décisive quant au sens qu’il donne à sa vie. D’où résulte une double exigence de recueillement en soi et d’ouverture au monde, de méditation et d’action, ou, traduit en langage plus moderne : de loisir vraiment libre, et de travail. Voilà encore une banalité, me direz-vous. Mais comparez, une fois de plus.

Les cultures totalitaires subordonnent les loisirs eux-mêmes [p. 31] — dûment organisés — au travail productif et collectif, qui devient le seul but de la vie. Mais c’est un but impersonnel, purement quantitatif et matériel, fixé par le gouvernement, au nom d’une doctrine ennuyeuse ; c’est un but général, statistique et abstrait, sans relation directe ou immédiate avec le salut de la personne, le bonheur, la sagesse, la saveur de la vie, et le sens même de chaque vie.

Les cultures traditionnelles au contraire, n’exigent guère de l’individu que l’observation des rites sacrés. Pour le reste, l’homme n’est pas responsable. Le karma, la magie, les sorciers ou les dieux ont tout réglé. D’où la paresse immense de l’Asie et de l’Afrique, le climat tropical n’explique pas tout, loin de là ! Et lorsque les pays « sous-développés » revendiquent à grands cris de haine une aide qui ne leur est due qu’au nom de l’amour chrétien, nous avons le droit de leur dire : si nous, Européens, sommes en mesure de vous secourir matériellement, c’est à cause du travail acharné que nous nous sommes imposé pendant des siècles, conformément à nos principes, tandis que votre misère est fort bien tolérée par la sagesse de vos élites, qui exclut comme illusoire la solidarité, puisqu’elle refuse la réalité du prochain.

Et certes, cela ne signifie pas théoriquement que la sagesse védantique, par exemple, soit inférieure à la théologie thomiste ou calviniste. Mais cela signifie pratiquement qu’on ne peut pas « eat his cake and have it » et qu’il y a lieu de reconsidérer de part et d’autre la relation entre les croyances fondamentales de nos cultures et le genre de vie que ces cultures permettent, — soit pour modifier cette relation, soit pour en prendre mieux conscience.

Le troisième caractère original de la culture européenne, c’est le sens de la liberté. Il est clair que ce sens est étroitement lié à celui de la responsabilité personnelle, et que l’un n’irait pas sans l’autre. Un homme n’est vraiment libre que dans la seule mesure où il est responsable de son sort, et à l’inverse, on ne saurait tenir un homme pour responsable de ses actes que dans la seule mesure où ils sont faits librement.

Notre sens de la liberté est aussi complexe que le sont nos origines. Car la liberté pour le Grec, c’est la critique frondeuse, le risque individuel ; pour le chrétien, c’est un état de grâce, une disposition intérieure ; pour le Germain, symboliquement, c’est d’être armé ; pour le Romain, c’est de jouir des droits du citoyen à part entière, et tous ces éléments spirituels, juridiques, subversifs ou philosophiques se combinent et permutent à doses variables dans notre idée de la liberté. Il n’est pas de concept plus difficile à définir, plus facile à nier en théorie, et il n’est pas d’idée plus exaltante en fait pour les Européens de toute nation et de toute classe, de toute croyance et de toute incroyance. L’appel à la liberté, la revendication de la liberté (quel que soit le sens qu’on donne au mot) est sans nul doute le thème affectif le plus généralement européen, le plus commun à tous les hommes de notre continent, et l’on peut voir en lui le plus proche équivalent de l’invocation au sacré, dans notre civilisation profane.

Or, ce même mot de liberté n’éveille aucune passion fondamentale, n’a guère de sens chez les peuplades africaines ou chez les « apparatchiks »2 de l’URSS, ni dans les masses de l’Inde, du Sud-Est asiatique ou de la Chine. Ou bien, s’il prend soudain un sens précis, pour les meneurs nationalistes de ces peuples, c’est un sens emprunté à l’Europe, même et surtout s’il justifie un élan de révolte contre elle, prétextant un colonialisme périmé.

Si j’ai cru bon de mettre en valeur ces trois vertus cardinales de l’Europe, ce n’est pas seulement parce qu’elles permettent d’illustrer ce qui nous distingue des autres cultures. C’est surtout parce qu’elles expliquent la plupart de nos créations. En effet, du sens de la vérité objective dérivent nos sciences et par suite, nos techniques. Et du sens de la responsabilité personnelle, lié au sens de la liberté, dérivent toutes nos institutions et nos doctrines, orthodoxes, hérétiques ou subversives, et enfin notre dynamisme irrépressible.

D’où vient, en effet, le dynamisme d’une civilisation ? [p. 32] De la pression démographique dans l’aire géographique de cette civilisation ? Je n’en crois rien. Il existe sur notre planète trois régions comparables du point de vue de la pression démographique, c’est-à-dire de la relation superficie-population : ce sont la Chine, l’Inde et l’Europe. Or, il est évident que les mêmes pressions démographiques n’ont pas produit les mêmes conséquences dans ces trois régions. Le rayonnement mondial de la Chine est resté faible, celui de l’Inde appartient au passé, mais celui de l’Europe est maximum.

Le dynamisme d’une culture proviendrait-il plutôt, si l’on en croit Toynbee, des défis auxquels elle se voit soumise ? S’il s’agit de défis extérieurs, je réponds non. Car les invasions asiatiques, seul défi extérieur que nous ayons subi, d’ailleurs victorieusement, des champs Catalauniques au Kablenberg, et de Poitiers à Lépante, n’ont rien suscité de marquant ni de nouveau dans notre civilisation. Seules les Croisades ont été productives à cet égard ; or elles ne résultèrent pas d’un défi venu de l’extérieur, mais au contraire d’une agression délibérée de notre part.

Je pense donc que le dynamisme de notre civilisation européenne provient plutôt de notre régime de tensions intérieures, de ce mouvement brownien de nos infinies contradictions qui nous provoque à créer, à inventer, à émigrer, à exporter, et nous condamne à l’expansion. Que ce mouvement ait été baptisé « impérialisme » au xxe siècle, voilà qui me paraît purement accidentel et relatif. Toute énergie, toute force physique ou spirituelle, peut être qualifiée d’impérialiste par les objets qui la subissent, mais c’est la condition même de la vie.

Illustrons maintenant ce dynamisme par quelques-uns de ses résultats les plus typiques.

Tout d’abord, ce sont les Européens qui ont développé les sciences physiques et naturelles, à un degré littéralement incomparable. Certes, les peuples du Proche-Orient avaient créé l’astronomie, les Hindous avaient inventé le zéro bien avant nous. Mais l’Europe, ce Laboratoire du Monde, a poussé les sciences et les techniques qui en dérivent jusqu’au point où elles permettent non seulement à l’homme de dominer la matière, mais à l’humanité tout [p. 33] entière de s’unifier ou de se détruire, ou de se transformer demain radicalement, et d’une manière imprévisible.

Avant de concentrer leurs énergies sur cette exploration de la matière, les Européens avaient entrepris, avec non moins d’audace, l’exploration de l’espace et du temps. L’espace d’abord. Ce sont les Européens qui ont découvert la Terre entière, alors qu’aucun autre peuple ne songeait à venir les découvrir. Ce sont eux qui ont ainsi permis à l’humanité tout entière de prendre peu à peu conscience de son unité. L’idée d’universalité a peut-être existé chez les sages de plusieurs autres cultures, mais ce sont les Européens qui lui ont donné son contenu concret et qui ont seuls démontré sa consistance. On peut le dire : l’idée de genre humain est une création des Européens.

Exploration du temps, ensuite. Ce sont les Européens qui ont inventé l’histoire et l’historiographie, avec tout ce que cela implique : philosophie de l’histoire, enseignement de l’histoire, constitution d’archives, examen critique du passé, leçons qu’on en tire, renouvellement des arts, sujets de romans et de pièces de théâtre, arsenal de citations pour les hommes politiques, et finalement : superstition moderne du « sens de l’histoire », qui non seulement alimente les plus vives polémiques intellectuelles de notre époque, mais encore influence profondément les choix politiques des masses.

À partir de l’histoire, ce sont les Européens qui ont inventé l’archéologie comme ils ont inventé l’ethnographie à partir de la découverte géographique du monde. Et l’on sait le rôle décisif que ces sciences ont joué dans l’évolution récente de la sociologie et de la psychologie analytique, autres inventions de l’Europe.

Enfin pour emmagasiner tous les trésors ainsi ramenés du fond des temps et de l’espace, les Européens ont inventé le Musée. Et, à partir de ces condensations prodigieuses de siècles et de continents que sont leurs musées, ils ont élaboré les préalables d’une science comparée des cultures et des civilisations, des religions et des arts, des morales et des gouvernements ; et cette sociologie totale, ou planétaire, prépare, elle aussi, les voies de l’unité future du genre humain.

Voilà ce que l’Europe a créé, voilà ce qu’elle offre désormais au monde entier. Or, toutes ces créations sont nées des profondeurs de la culture européenne, et restent liées, dans leur évolution comme dans leur genèse, à tout le complexe dialectique de nos valeurs. Mais d’autre part, nous venons d’observer que toutes ces créations sont en expansion vers le monde, qu’elles appellent le monde, qu’elles s’en nourrissent, et que toutes, elles préparent son unité après avoir exploré ses variétés.

Je ne tenterai pas aujourd’hui de démontrer la cohérence profonde des créations que je viens d’énumérer. Il y faudrait un livre, et je l’ai déjà écrit3. Je me bornerai donc à vous rappeler, mais avec la plus vive insistance, que ce n’est pas par hasard que l’Europe a produit non seulement les notions de personne et de liberté, mais aussi les sciences et enfin les machines, si hétérogènes que puissent nous apparaître ces différentes créations. Non, ce n’est pas par hasard mais c’est en vertu même de cette dialectique infinie et toujours ouverte que je décrivais plus haut, en vertu même de cette séculaire discussion et dissension entre nos origines multiples, entre nos religions et nos philosophies, entre nos déterminations natives et notre volonté de les surmonter, qui est volonté de liberté, volonté de responsabilité, et volonté de vérité à n’importe quel prix.

Voici donc notre situation dans le monde du xxe siècle : Nos créations les plus typiques et les plus spectaculaires, surgies de la problématique tragique qui définit l’originalité de l’Europe, se voient soudain universalisées, et dans les apparences tout au moins, adoptées par le monde entier. Notre culture est l’essence même de l’Europe et de son histoire, mais voici que cette culture crée le monde, [p. 34] par où j’entends la possibilité d’un genre humain qui, sans elle, n’eût jamais pris conscience de son unité virtuelle, ni des problèmes effrayants que pose son rassemblement. Nous sommes au point de l’évolution de l’humanité où les Européens, ayant créé « le monde », se voient menacés d’être dépossédés de leurs pouvoirs par ce monde même qu’ils ont suscité. Et Dieu sait de quelle manière les autres continents menacent d’abuser de ces pouvoirs, — contre l’Europe d’abord, mais aussi aux dépens de leur propre équilibre humain. Nous sommes sur le seuil périlleux de l’ère mondiale. Moment dramatique et passionnant, dont il nous faut tâcher d’évaluer les risques angoissants et les chances admirables.

Je voudrais proposer quelques observations et suggestions sur ce qui se passe d’étrange et de démesuré devant nos yeux, et sur la politique que nous sommes bien forcés d’imaginer pour y faire face.

Nous devons tout d’abord, nous les Européens, prendre une conscience à la fois plus intime et plus globale de l’originalité de notre culture, afin de mieux comprendre ce que nous sommes, ce que nous avons fait, et pourquoi. Et nous devons en même temps nous préparer à affronter des synthèses nouvelles, mais au niveau des valeurs créatrices de la culture, et non pas au niveau de ses sous-produits.

L’originalité de la culture européenne n’est nullement supprimée, et ne doit pas être masquée, par le fait actuel de sa diffusion mondiale.

On nous répète à satiété que la science et la technique sont aujourd’hui des réalités mondiales, et n’appartiennent plus à l’Europe, mais plutôt aux Américains et aux Russes, demain aux Chinois, en attendant les Africains. Oui, bien sûr, mais c’est tout de même l’Europe qui a créé les sciences et la technique, dans le contexte de sa culture, grâce aux valeurs et aux vertus de cette culture. C’est un fait que l’Europe a répandu sur toute la terre, au hasard de la colonisation, de contacts d’affaires privés ou d’échanges culturels sporadiques, incroyablement inorganisés mais mystérieusement efficaces, ses techniques, son hygiène, ses institutions politiques et sociales, son parlementarisme, ses syndicats, tous ses arts et sa philosophie en tant qu’activité profanes, et tous leurs procédés et un peu de leur logique… Mais l’Europe n’a pas exporté sa sagesse régulatrice, faite d’équilibres mouvants, de tragédies entrecroisées, d’innombrables tensions, déchirantes et fécondes.

Ainsi le monde entier reçoit avec avidité nos machines, nos poisons doctrinaux, nos secrets de puissance matérielle, nos produits en un mot. Mais il ne reçoit pas les valeurs, religieuses, éthiques et philosophiques, qui expliquent seules la genèse de ces produits, et qui seules permettraient de les maintenir en composition. Il retourne contre nous ces produits — tels que le nationalisme par exemple — au nom de valeurs hostiles aux nôtres. Le monde entier s’européanise dans ses apparences : usines, machines, costumes, voirie, transports, urbanisme et architecture. Mais ce même monde méprise ou ignore simplement, notre psychologie et notre spiritualité. Il exige nos machines, mais refuse notre éthique du travail. Il veut que nous l’aidions à mieux vivre, mais dédaigne notre idéal de l’amour du prochain.

On ne peut donc pas encore affirmer que notre culture soit devenue réellement universelle. Mais on n’en voit pas d’autre qui soit en mesure d’y prétendre mieux qu’elle, ou qui soit susceptible mieux qu’elle d’animer la civilisation née de nos œuvres.

Alors, que faire ? que devons-nous faire, nous qui sommes aussi les « produits » de la culture européenne ? Je crois en avoir assez dit pour suggérer l’angle de vision que voici : le sort du monde dépend aujourd’hui de l’Europe, qui a inventé le monde dans la mesure exacte où elle a découvert le genre humain. Or le sort de l’Europe dépend de son union.

L’union de l’Europe, au lendemain de la dernière guerre, avait un but précis et limité : empêcher les Français et les Allemands de se battre. Ce premier but est parfaitement atteint. L’union de l’Europe a maintenant d’autres motifs, beaucoup plus vastes.

Il nous faut faire l’Europe, parce qu’il faut faire le monde, et que l’Europe seule peut le faire, mais elle doit d’abord exister.

Certains me diront, et une part de moi-même me le répète parfois en sourdine : après tout, que peut bien nous faire le sort du monde ? Notre sort personnel, notre salut, le sens de notre vie individuelle, n’est-il pas beaucoup plus important ?

Question européenne par excellence.

Mais qui d’entre nous peut concevoir sa vie et le sens de sa vie en dehors du sort de l’Europe, dont dépend le sort du monde de demain ? Au xviie siècle déjà, Amos Comenius écrivait : « Nous autres Européens, nous sommes comparables à des passagers embarqués sur le même bateau. »

Ce bateau ne porte pas aujourd’hui nos seuls destins, mais ceux de l’humanité entière, embarquée pour la découverte d’elle ne sait quel Eldorado, d’elle ne sait quelle Toison d’or, symboles du sens dernier de la vie. Il ne porte pas des fuyards, des émigrants, des rescapés d’une catastrophe continentale, mais des pionniers de l’aventure humaine. Et il évoque irrésistiblement le souvenir d’un autre moment de cette aventure, les petites caravelles de Colomb, au matin du départ à Palos de Moguer. Auront-elles la voilure, le tonnage nécessaire ? Ou bien ne faut-il pas nous demander, plutôt, si l’homme qui les conduit a la foi nécessaire ?

Beaucoup hésitent encore à s’embarquer parce qu’ils doutent de l’avenir prochain de notre Europe, et de son pouvoir de faire face au grand projet mondial qu’elle-même a suscité. À ceux qui demandent d’abord des apaisements moraux, des certitudes bien calculées avant de partir, et une réponse à leurs angoisses privées, je répondrai simplement ceci : l’angoisse du monde qui nous appelle est sans doute plus grave que la nôtre ; et notre devoir aujourd’hui, est bien moins de prévoir notre histoire que de la faire, pour l’ensemble du genre humain.