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Les écrivains romands et Paris (10 septembre 1949)a b

Questions 1 et 2. — Nous avons tout ce qu’il faut, en Suisse romande, pour nourrir une littérature. Nous avons peut-être un peu plus que bien d’autres provinces françaises : milieu intellectuel très dense, originalité religieuse, proximité du monde germanique. Mais nous n’avons rien de ce qu’il faut pour assurer le succès d’une œuvre : publicité, mouvement autour d’un livre ou d’un auteur, appuis sociaux, politiques ou financiers. Je ne sais trop s’il faut s’en plaindre. Tout cela se crée naturellement autour des « grands », et ils sont à Paris. Nous faisons partie de la littérature française. Or, il se trouve que la France est un pays centralisé, dans sa vie littéraire aussi. Pourquoi s’insurger, nous seuls, contre ce fait ? Imagine-t-on Chateaubriand se demandant s’il existe pour lui « une possibilité de salut » comme écrivain, « un public, des appuis », etc., dans sa chère Bretagne natale ? Peut-être avez-vous raison de considérer la situation des écrivains romands comme un cas tout à fait singulier. Je suis prêt à le croire. Mais enfin, cela ne va pas de soi.

Question 3. – « Le départ vers Paris… » Il n’y a pas que Paris, mais c’est le départ qui importe.

Combien de grandes œuvres ont-elles été écrites, et publiées, au lieu même et dans le milieu où leur auteur est né, où il a grandi ? J’en vois si peu, et je trouve en revanche tant d’exemples éclatants des bienfaits littéraires de l’exil, — d’Ovide à Rilke ou à T. S. Eliot, de Dante à Paul Claudel ou à James Joyce — que j’en viens à me demander si la condition normale du « bon écrivain » (j’entends : la plus fréquente et la plus bénéfique à la fois) n’est pas précisément de vivre et de créer loin de son milieu et de sa province natale. Même et surtout si l’on doit tirer de ce milieu, de cette province, le meilleur de son inspiration.