Stampa, vieux village… (15-16 janvier 1966)a
Stampa, vieux village préromain au milieu du val Bregaglia. Il y était né comme ses ancêtres, il y avait passé les 14 premières années de sa vie, il y revenait souvent, voir sa très vieille mère et travailler dans l’atelier qui avait été celui de son père. Il y est mort hier soir, puisse-t-il y reposer parmi les siens, « réuni à son peuple », comme dit la Bible. C’est là que je l’avais surpris un jour en plein travail — on ne devrait jamais faire ça — pour découvrir qu’avant, ailleurs, au Flore, chez Lipp, depuis vingt ans et plus qu’on se rencontrait, je ne l’avais jamais vu dans sa réalité et nous n’avions presque rien dit qui vaille entre deux hommes. Mais ce jour-là, il triturait une mince colonne de terre et se plaignait — « c’est l’enfer ! », disait-il. De la matière fuyait entre ses doigts, s’effilait et refusait de remplir le volume normal d’un corps, d’une tête. « Cela s’allonge et s’amincit par une poussée irrésistible de bas en haut, rien à faire, c’est plus fort que moi… » Là-dessus des théories bien saugrenues, et nous sommes allés prendre un verre sur la terrasse du Café de la Poste, au grand soleil. J’écrivais à ce moment un livre sur la Suisse, c’était la raison de mon passage, et nous avons parlé de notre pays, fraternisé dans un éloge immodéré de ses aspects variés et insolites, de l’Appenzell où Alberto avait fait son service et gagné un galon de bon tireur — moi aussi, je l’ai eu ! m’écriai-je — jusqu’à Soglio tout proche et ses palais alpestres. Et quel paysage autour de nous ! Le clocher aigu de l’église ; de maigres peupliers noueux sur des pentes bosselées et semées de rochers, et tout en haut les futs très effilés du Piz Duan, des pics de la Sciora. Volcaniques ? Oui, bien sûr, et le père d’Alberto aimait à le conduire sur ces pentes désertes, au pied démesuré des roches surgissantes qu’une force irrésistible allongeait vers le haut. Émotion de pressentir derrière l’œuvre, accident du génie humain, et ces accidents telluriques, une même poussée profonde, une même loi de violence formatrice…