Il faut dénationaliser l’enseignement [Entretien] (8 décembre 1972)a b
Certains pédagogues, pour ne pas parler des autorités scolaires, n’ont apprécié qu’à demi la réédition des Méfaits, soit qu’ils se sentent attaqués dans leur conscience professionnelle, soit qu’ils jugent, eux, que votre texte a vieilli.
Je le regrette infiniment, car j’ai beaucoup de respect pour les maîtres, et ils ont toute mon amitié. J’ai reçu une lettre, récemment, où une dame me reproche mon mépris à l’égard des instituteurs. Or rien n’est plus faux : j’en veux au système scolaire, dont les instituteurs sont victimes, et qu’ils perpétuent malgré eux. Ils n’en sont pas responsables. J’ai d’ailleurs reçu d’autres lettres d’instituteurs qui souffrent d’être paralysés dans le système actuel, et qui me disent : « Merci, vous nous vengez. »
Vos critiques semblent s’adresser surtout à un système scolaire très centralisé, comme le système français. Conviennent-elles vraiment à la Confédération suisse, où l’instruction publique est du ressort des cantons ?
Mais en 1929 je parlais de mon expérience. Elle était tout à fait suisse, puisque j’ai fait l’école primaire, jusqu’à l’âge de 12 ans, à Couvet, dans le Val-de-Travers, et le Collège latin à Neuchâtel. Ensuite, par le biais européen, j’ai pu voir ce qui se faisait ailleurs. Et j’ai constaté qu’ailleurs, notamment en France, c’était comme en Suisse. Et même pire.
Vous donnez à l’école un poids déterminant, presque totalitaire, dans la formation des hommes…
L’école publique a été jusqu’à présent le moyen de formation le plus fort. Elle a prétendu à un monopole de l’éducation, contre l’Église et contre la famille. Cet état de fait nous vient tout droit de Napoléon, qui a légué au monde entier, à peu près, l’école militarisée au service de l’État-nation. Dans le système actuel, il serait pratiquement impossible de déscolariser la société, comme le réclame Illich. On dresserait contre soi, par exemple, toutes les femmes qui travaillent à l’extérieur.
Mais l’école doit changer. Il faut dénationaliser l’enseignement. Quel sens peut avoir pour un enfant l’histoire suisse, s’il ignore celle de sa région ? À Couvet, j’ai tout appris sur les Waldstätten (y compris, beaucoup de choses fausses), rien de l’histoire de ma propre vallée…
La nation est un concept artificiel qui ne repose sur aucune réalité fondamentale. Il y a la région, réalité tangible, cadre de la vie des élèves ; il y a l’Europe — l’ancienne christianitas — réalité culturelle et historique ; enfin le monde, réalité biologique et écologique. Il faut étudier l’histoire, la géographie, l’écologie, l’économie — l’économie doit être une des branches principales des programmes — dans ces dimensions-là. Passer de la région à l’Europe et au monde au moment où les élèves sont capables de saisir les réalités à ces niveaux-là, et négliger chaque fois que c’est possible les frontières nationales. En finir avec les fleuves qui s’arrêtent de couler à la frontière sur les croquis de géographie.
Une bourde du général de Gaulle
Pourquoi l’économie et l’écologie ?
On ne comprend pas le monde actuel sans l’économie. Sur dix votations proposées au peuple suisse, huit au moins posent des problèmes économiques auxquels les citoyens n’ont pas été préparés. En étudiant l’économie, les élèves verraient bien que rien n’y justifie les frontières. Idem pour l’écologie, où la perception des enfants, déjà très jeunes, est immédiate : les frontières n’ont rien à voir avec les lois de la nature. Elles n’arrêtent rien de ce qu’il faudrait arrêter : les nuages, les tempêtes, l’eau polluée ; et elles empêchent le passage de ce qui devrait circuler : les hommes, les marchandises, quelquefois les idées.
On ne fera jamais l’Europe avec les ministres d’aujourd’hui, parce que toute leur manière de penser est prisonnière des schémas nationaux. Souvenez-vous que le général de Gaulle aimait à répéter que l’Europe va de Gibraltar à l’Oural. Cette bourde m’a toujours étonné. Pourquoi donc à l’Oural ? C’est tout, sauf une séparation : une petite chaîne de collines, traversée par un affluent de la Volga, et qui est maintenant le cœur du bassin de l’industrie lourde de l’URSS. Exactement ce qu’est la Ruhr pour l’Allemagne. Côté « asiatique » ou côté « européen », c’est exactement le même paysage, les mêmes hommes. On y circule dans tous les sens… Cette idée de l’Oural-frontière est si absurde, et si répandue, que j’ai mis deux de mes étudiants sur le problème. Ils ont trouvé que les manuels d’histoire et de géographie des années 1900 à 1940 — l’époque de la scolarité de Charles de Gaulle — définissaient précisément l’Europe comme allant de Gibraltar à l’Oural.
L’école a rendu les hommes qui sont actuellement au pouvoir en Europe, incapables de saisir ce que pourrait être une fédération. Or c’est la seule formule possible. En France, les rares personnes que je n’aie pas trouvées inaccessibles à l’idée du fédéralisme appartiennent plutôt aux partis de gauche. Rocard, Mitterrand. Des exceptions. Mais comment pourrait-il en aller autrement ? Prenez le Petit Littré, qui est encore le dictionnaire de référence des Français cultivés, et cherchez sous « fédéralisme » : vous trouverez que c’est un système de sauvages, ou bien une utopie attribuée aux girondins — c’est-à-dire un instrument de trahison.
Vous écrivez, dans la Suite des Méfaits : « On ne changera pas l’école sans changer l’État. » Est-ce à dire que l’État doit changer l’école, ou que l’école doit former ceux qui changeront l’État ?
L’un et l’autre, et les deux à la fois. Il y a interaction : l’État crée l’école qui lui convient, l’école produit des citoyens à la mesure de l’État. C’est un cercle vicieux : chercher l’origine nous ramène au problème de la poule et de l’œuf… Il faut agir aux deux niveaux à la fois.
Que faire au niveau des États ?
Dans toutes les discussions que j’ai avec les officiels, on me répète : « Tout ce que vous dites là est bien beau, mais on voit que vous n’avez pas affaire à la réalité. » Or que font-ils ? Ils expédient les affaires courantes. Étudier l’introduction de nouvelles « matières » du programme, la création d’un nouveau bâtiment, l’attribution de nouveaux subsides, ce n’est pas concevoir une politique, c’est administrer. Quand l’homme en place invoque les « réalités », le critique répond : « Vous ne voyez pas la vraie réalité parce que vous êtes aux prises avec l’administration. La réalité, c’est tout le système scolaire. Mais ils ne peuvent jamais faire face à ce problème. Il faudrait qu’ils puissent s’arrêter, sortir de l’urgent et du quotidien, pour pouvoir tout reconsidérer. Pour en sortir, il faut une véritable révolution.
L’impossible révolution
Qu’entendez-vous par « révolution » ?
Mais… ce qu’on entend généralement par ce terme : une mutation, un changement brusque et radical, qui permette de repartir sur des bases entièrement nouvelles… ce qui est pratiquement impossible dans notre culture. Il faudrait, au minimum, une volonté générale de sortir du cercle vicieux dont nous parlions tout à l’heure. Une école nouvelle pourrait exploiter des possibilités d’apprentissage totalement négligées aujourd’hui. L’enseignement fortuit, au hasard des occasions… Aucune place ne lui est faite — et pour cause — dans nos programmes. Moi, j’ai appris à lire hors de l’école, avec ma sœur. En m’amusant, et en cachette. J’avais 5 ans. Je cite aussi, dans les Méfaits, l’exemple de Benjamin Constant. À 5 ans, il a appris le grec. Sous forme de jeu1.
Peut-être l’évolution en cours dans la plupart des écoles européennes donnera-t-elle lieu à la révolution que vous souhaitez. Mais on en distingue déjà deux développements possibles, et contradictoires : d’une part, on tend à individualiser l’enseignement au maximum, de manière que chaque élève puisse travailler à son rythme propre, d’autre part on cherche à institutionnaliser le travail collectif, pour développer le sens social. Dans le premier cas, comme vous le dites, l’élève pourra « trotter à son pas, galoper s’il le peut à travers les programmes, bride sur le cou ». Dans le second, il faudra bien que l’élève le plus rapide attende que le plus lent de son groupe le rejoigne. Comment résoudre cette alternative ?
D’abord — et c’est à mes yeux la chose la plus importante — il faut interdire la phrase : « Ici, tous doivent faire la même chose ! » Ça, c’est la formule de base de l’école napoléonienne, par quoi on a fabriqué des peuples militarisés, et qui nous a déjà valu deux guerres mondiales. Ce qu’Illich appelle en termes marxistes « aliénation » des élèves, je préfère l’appeler « alignement ». On aligne les esprits à l’école, comme on aligne les corps au service militaire.
Or, le fédéralisme — j’y reviens toujours — c’est exactement le contraire. Ça consiste à laisser à chacun autant d’autonomie que possible, c’est-à-dire le droit de différer.
Ceci pour le premier terme de votre « alternative »… qui n’en est pas une. Car le second terme est également nécessaire. Je ne vois pas d’opposition entre l’enseignement individualisé et le travail collectif, mais bien une complémentarité. Je ne crois pas que des élèves doués puissent avoir à souffrir de travailler avec des camarades plus faibles. Au contraire : en les aidant, ils apprendraient d’autant mieux. On ne sait vraiment que ce qu’on a dû enseigner. Je l’observe tous les jours sur moi-même à l’Université : je ne creuse jamais si bien un problème que quand je dois le présenter à mes étudiants.
« Illich est trop rousseauiste »
Seriez-vous partisan d’une école comme celle des amish, dont vous parlez dans les Méfaits2, et dont vous dites qu’elle ressemble à ce que demande Illich ?
Une école comme celle des amish, oui. Quant à Illich, bien que je partage largement ses idées, il est trop rousseauiste : il suppose chez tous les enfants une sorte de besoin inné de s’instruire et de s’entraider. Pour lui, l’homme naît bon, et l’école le corrompt. Or je crains que, livrés à eux-mêmes, les enfants ne tombent en proie à toutes les modes successives diffusées par les mass médias, ou sous la coupe des chefs de gangs… J’en ai vu des exemples très proches : aux États-Unis. Plus d’autorité du maître Il se forme spontanément des groupes, autour d’un chef, fanatiquement obéi, et qui peut ordonner aux membres de son groupe n’importe quoi…
À l’autorité défaillante du maître se substitue celle d’un camarade. Vous ne croyez pas à la « socialisation par le groupe » ?…
Je crains la loi de la jungle, le règne des forts en gueule, voire des sadiques.
Revenons à l’évolution de l’école, et aux deux pôles dont nous avons parlé : individualisation et travail collectif. À supposer que tout le monde admette que l’un et l’autre sont nécessaires, on peut imaginer, grosso modo, qu’à gauche on aura tendance à insister sur le travail en groupe, à laisser les élèves rapides et les élèves lents ensemble le plus longtemps possible, tandis qu’à droite on donnera la priorité à l’individualisation…
La droite et la gauche ont tort de ne tolérer qu’un des deux termes. Car il faut que l’un existe pour que l’autre vive, et vice versa. L’éducation sera la résultante d’une tension dynamique entre les deux. On ne peut nier que l’homme a besoin de compagnie, mais aussi besoin d’être seul ; besoin de communiquer avec ses semblables, mais aussi de se retrouver face à lui-même. Lui imposer la société permanente des autres ou le réduire à une totale solitude sont deux tortures équivalentes. Toute la vie est fondée sur une série de couples antinomiques : communication-solitude, action-repos, permanence-changement. Il faut trouver leur point d’équilibre dynamique.
Ainsi pour le fédéralisme, qui est si mal compris, même en Suisse. Il s’agit de mettre en relation des éléments — dans le cas européen, des régions — qui aient chacun leur autonomie, leurs caractéristiques propres, différentes ou opposées, dont résulteraient des tensions fécondes conduisant à la fois à l’union et à la diversification. C’est parfaitement compatible : un réseau routier unifié n’entame en rien l’originalité des génies locaux.
Le fédéralisme doit commencer à la base. Prenez le couple : la femme et l’homme doivent exister à la fois pour soi et pour l’autre, sans qu’il y ait confusion des deux, ni subordination de l’un à l’autre. Ils sont à la fois semblables et différents, séparés et unis. C’est la formule de tout fédéralisme.
Tension entre deux pôles. Vous retrouvez cela à tous les échelons. C’est une réalité biologique : au niveau des cellules, des molécules, des atomes, toute vie résulte d’une tension permanente entre des forces d’attraction et de répulsion. Là encore, supposez qu’un équilibre statique s’installe : c’est la mort.
Tout ce système est cohérent. Vous en trouverez les racines dans la théologie, dans l’image du Christ — Jésus à la fois Dieu et homme. La plupart des déviations, dans la doctrine chrétienne, viennent de ce qu’on a tendu soit à confondre le Christ avec Dieu, soit à le limiter à son essence humaine. Il faut reconnaître que l’existence simultanée du divin et de l’humain dans le même être est difficile, voire impossible à concevoir. Mais cela nous éloigne un peu de l’école…
Comment changer l’école ?
Pour y revenir, et pour terminer : comment changer l’école ?
Par le biais de la Campagne d’éducation civique européenne que je préside depuis une dizaine d’années, nous essayons de toucher le plus grand nombre possible d’enseignants, du degré secondaire surtout : ce sont eux qui feront l’Europe de l’an 2000, comme le dit le titre de mon dernier article dans Civisme européen3. Mais il est clair que, seule, la bonne volonté des maîtres ne suffira pas. Il faut modifier les structures.
Les structures nouvelles étant censées sécréter une nouvelle pédagogie, de nouveaux maîtres ?
Elles n’entraîneront pas automatiquement une meilleure pédagogie mais pourront permettre à des talents paralysés par les structures actuelles de s’exprimer. On ne peut pas forcer les gens à être bons ou intelligents, mais on peut leur offrir un cadre où leur bonté et leur intelligence aient au moins la possibilité de s’exercer. La modification des structures ne suffit pas, les efforts individuels ne suffisent pas. Mais si le problème est attaqué par les deux bouts à la fois, alors peut-être…
Le principal, dans tout ce que je vous ai dit, c’est ceci, je le répète : il faut apprendre à penser par antinomies. Lier solitude et compagnie, rigueur et fantaisie, etc. Il y a une phrase d’Héraclite qu’on comprend généralement mal, parce qu’elle est mal traduite : « La guerre est la mère de toute chose. » Plutôt que « guerre » il faudrait dire « conflit ».
À quoi je préfère encore le mot « tension », car on associe aujourd’hui l’idée de conflit à celle de lutte douloureuse, voire meurtrière. Parfois, effectivement, la tension peut devenir conflit, dans ce sens-là, par manque d’harmonie ou d’équilibre. Et c’est parfois inévitable. Mais c’est la condition même de la vie.