Au défi de l’Europe, la Suisse (31 juillet-1er août 1971)a
Nous souffrons des clichés ridicules qui composent l’image de la Suisse à l’étranger, pendules à coucou, trous dans le gruyère, secret des banques, et les arts réduits, paraît-il, à celui de ne pas se mouiller. Nous savons que la Suisse, c’est autre chose. Mais quoi ? Combien de nos compatriotes interrogés au hasard dans la rue seraient capables de le dire ?
Alors on court interviewer des étrangers : quelle est à leurs yeux notre image ? Ils nous renvoient le plus souvent celle de nos erreurs sur nous-mêmes.
Tel ce professeur au Collège de France1 auquel la Gazette demandait dernièrement s’il pensait que l’on devait faire l’Europe sur le modèle de la Suisse, et qui répondait : « Le fédéralisme est pour votre pays une bonne solution. Ce qui ne veut pas dire qu’elle soit généralisable. » Réponse plutôt comique si l’on s’avise que le fédéralisme n’a jamais été ni pu être une « solution » aux problèmes de la Suisse, pour la simple raison qu’il l’a faite et que seul il la définit en tant que Suisse. Il n’y a pas eu la Suisse d’abord, puis le fédéralisme appliqué à ce pays plutôt qu’à d’autres, mais l’inverse. Sans unité géographique, ethnique, linguistique, religieuse, économique ou culturelle, la Suisse n’est rien hors du fédéralisme. Elle n’est rien qu’un régime d’union.
Dans leur très grande majorité — 98 % exactement — les six millions de Suisses d’aujourd’hui ne descendent en aucune manière des trois Waldstätten primitifs. Et pas un seul des autres cantons n’a jamais adhéré au Pacte dit du Grütli, qui ne porte que trois signatures. Mais alors, si nous fêtons aujourd’hui le 680e anniversaire de la Confédération helvétique, de quoi s’agit-il ? Ni de l’anniversaire d’une dynastie — les Zähringen et les Kibourg sont éteints depuis des siècles, les Habsbourg émigrés — ni l’anniversaire de la fondation d’un État ou de la signature d’une Constitution, car ces deux choses ne datent chez nous que de 1848.
Ce que nous célébrons, c’est en fait une idée, qui est l’essence de la Suisse et qui a déterminé son existence : l’idée fédéraliste et la formule d’union qu’illustre le pacte en latin conclu par trois « communes forestières » commandant les approches du Gothard.
La Suisse n’est nullement née comme on le croit trop souvent (et pas seulement à l’étranger) de l’union de vingt-cinq États cantonaux — comme l’Europe de Churchill ou de Gaulle était censée devoir naître de l’alliance impossible des quelque vingt-cinq États nationaux du continent, tous plus souverains les uns que les autres.
La Suisse est une authentique fédération dans la mesure où elle s’est formée par la libre association de communes rurales et urbaines, de pays, d’évêchés, de principautés et d’anciens baillages libérés, solidaires dans leur volonté d’autonomie ; et à cette fin, décidant la mise en commun des tâches publiques trop lourdes pour chacun mais réalisables par tous — et de celles-là seules.
Chargé d’exécuter ces tâches communes, le Conseil fédéral n’est nullement une émanation des cantons, mais le collège de chefs des Agences fédérales spécialisées par leur fonction : finances, économie, justice, transports, recherches scientifiques et universités, armée, relations étrangères. Voilà bien le régime original que je souhaite voir copier au niveau de l’Europe.
La réalité proprement suisse
Dans la mesure où j’adhère à cette formule d’union je me considère comme Suisse et je le suis, moi, Neuchâtelois protestant, de langue française, au même titre qu’un Schwyzois catholique de dialecte allemand, qu’un yodleur des Rhodes-Intérieures, qu’un Tessinois ou qu’un Grison romantsch, avec lesquels je puis très bien n’avoir rien en commun que cette adhésion même.
Telle étant la réalité proprement suisse : une idée, une formule d’union qui fut au xiiie siècle celle de trois communes du Gothard et qui se « généralisa » par la suite aux XIII cantons ligués, puis à l’union de vingt-cinq États souverains différant par la langue et la race, la confession, l’économie et les traditions historiques — on voit très mal ce qui empêcherait de généraliser cette formule à toute l’Europe.
Autant il devient clair aux yeux de tous que la formule de l’État-nation napoléonien s’oppose radicalement à toute union de l’Europe, et que sa généralisation ne conduirait qu’à la guerre, autant il apparaît que la formule suisse, c’est-à-dire le fédéralisme, est au contraire la seule possible pour les Européens qui éprouvent le besoin de s’associer librement par-dessus les frontières, ces « cicatrices de l’histoire », bornées par le hasard des armes.
Mais alors, me dit-on, si la fédération s’étend de proche en proche à l’Europe tout entière, la Suisse ne va-t-elle pas s’y perdre ? — C’est oublier ce qu’est la Suisse.
Dans une Europe unie, loin de se perdre, elle se retrouverait agrandie, prolongée dans l’espace et le temps, au-delà de ce qu’elle est aujourd’hui, qui est tellement au-delà de ce qu’elle fut au Grütli, berceau mythique. Une idée se perd-elle en se généralisant, et une formule d’union en fécondant des unions toujours plus nombreuses ?
Ceux qui ont peur que la Suisse se perde dans une Europe fédéraliste montrent par là qu’ils ne savent pas ce qu’est la Suisse.
Écoutons plutôt un grand Zurichois du siècle passé, le juriste J.-C. Bluntschli, qui écrivait en 1875 :
La Suisse a émis et réalisé des idées et des principes qui seront un jour destinés à assurer la paix en Europe… Si cet idéal de l’avenir se réalise, la nationalité suisse de caractère international devra s’incorporer à la communauté de la Grande Europe. De cette façon, elle n’aura pas vécu en vain, ni sans gloire.
S’évanouir dans le succès de notre idée et d’une formule d’union qui est notre raison d’être, ne serait-ce pas le sort le plus beau que nous puissions souhaiter en tant que Suisse ?
Dans l’Europe des régions que j’appelle et prépare, dans l’Europe des foyers rayonnants sans frontières, rien ne nous empêchera, Suisses de tous les cantons, de rester ensemble et de continuer à former une communauté : celle des gardiens de l’idée mère. Si nous le désirons vraiment, si nous le voulons. C’est ce qu’il reste à savoir, et c’est ce qui nous inquiète. S’il n’y a plus de frontières tangibles, plus de douaniers, où sera la Suisse, gémissent nos « patriotes » désorientés. Or il est sain de se demander, au minimum une fois par an, ce que nous faisons là, et pourquoi nous restons ensemble. Personne ne peut prédire si, à bulletin secret, en connaissance de cause et en majorité nous choisirons de continuer la Suisse. Ceux qui le voudront seront alors les vrais Suisses. « Et s’il n’en reste qu’un… », disait Victor Hugo, reprenant un vers de Corneille.