Ce mal si fascinant

Adrien Jeanrenaud

Un archétype de nos peurs les plus profondes

Dracula est un vampire parmi d’autres, le plus illustre probablement. Il n'en reste pas moins un archétype de nos peurs les plus profondes, de nos désirs les plus terrés. Comme le dit Matthieu Orléan : « Tous, ils [les vampires] hantent les écrans du monde entier, surgissant des ténèbres de nos civilisations, à chaque fois que celles-ci vacillent, que les idéologies se fissurent[1] ». En ce sens, Dracula est toujours là, caché. Ces traits fantastiques et fascinants reflètent les craintes de la société. Il apparaît différemment selon les lieux et les époques – comme l’indique la pluralité des affiches et des genres cinématographiques associés au thème de Dracula.

Pourquoi Dracula fait-il si peur, tout en étant si fascinant ?

Entre autres, ne nous leurrons pas, Dracula est sujet de passions :  il mêle la chair et le sang, le charme et le mystère, Éros et Thanatos. S'adonner à la morsure d'êtres humains, jusqu'à ce que le sang coule, est d’une part érotique, d’autre part transgressif - en écho aux pulsions meutrières.

 

« Then she paused, and I could hear the churning sound of her tongue as it licked her teeth and lips, and could feel the hot breath on my neck. Then the skin of my throat began to tingle as one’s flesh does when the hand that is to tickle it approaches nearer—nearer. I could feel the soft, shivering touch of the lips on the supersensitive skin of my throat, and the hard dents of two sharp teeth, just touching and pausing there. I closed my eyes in a languorous ecstasy and waited—waited with beating heart.)[1]  »

SOURCE

"Puis elle s'est arrêtée, et j'ai pu entendre le bruit de sa langue qui léchait ses dents et ses lèvres, et j'ai pu sentir son souffle chaud sur mon cou. Puis la peau de ma gorge a commencé à picoter comme le fait une chair quand la main qui doit la chatouiller s'approche de plus en plus. Je pouvais sentir le contact doux et frissonnant des lèvres sur la peau hypersensible de ma gorge, et les bosses dures de deux dents pointues, qui se touchaient et s'arrêtaient là. J'ai fermé les yeux dans une extase langoureuse et j'ai attendu - attendu le cœur battant."

 

La description des sensations de  Jonathan Harker, lorsqu’il rentre en contact d’une des vampires retenue dans une partie cachée du château de Dracula, mêle pulsions de vie et de mort. Le désir brûle et assassine. Dans cet univers, une image persiste : celle de Dracula – femme ou homme - déposant délicatement ses lèvres sur le cou de sa victime, pour qu'ensuite une coulée pourpre se dessine, laissant entrevoir deux orifices creusés dans la peau.

La persistance de ces images est mesurable dans les affiches de film de Dracula. En fait, elles fascinent plus qu'elles ne font peur. D'où leur succès et leur répétition.

 

L’effroi se lit sur le visage des victimes autant que le plaisir transparaît sur celui de Dracula. Par cet acte, Dracula tue. Il tue, comme d’un désir sans limites. La vie de sa victime est vampirisée. Mais la victime semble aussi prendre un plaisir délicieux à se laisser vider de son sang. La morsure de Dracula est libidinale.

Dans cette direction, les représentations cinématographiques de Dracula sont porteuses d’une forte charge érotique. Cette agitation déborde du monde cinématographique. Dans les années 1960, l'artiste Andy Warhol a immortalisé cette morsure (et avec elle, l'appartenance de Dracula à la culture populaire) par une une peinture qui reprend l'image d'une scène d'histoire de vampire célèbre à l'époque, The Kiss (Bela Lugosi), sorti en 1963.

 

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Florilège de morsures de Dracula dans les affiches de cinéma. Source: The Movie Database [TMDb]. Animation: Adrien Jeanrenaud

 

 

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Vampira et Bela Lugosi, Red Skeleton Show, 1954. Source: Pinterest

Une transgression passionnelle

 

En incisant de ses crocs la peau de sa victime, Dracula nous offre d'assister à une transgression que nous ne pouvons nous offrir, celle de la mort, qui serait inséparable d'un amour sans limites.  N’est-ce pas un crime passionnel ?

« Le plus sanglant des meurtriers ne peut ignorer la malédiction qui le frappe. Car la malédiction est la condition de la gloire. Des transgressions multipliées ne peuvent venir à bout de l’interdit (…)[2] ». 

Ce passage écrit par Georges Bataille sur L’érotisme donne la clé de voûte du sort de Dracula. Tuer est un interdit. Parce que c’est un interdit, le désir est présent. Mais c’est un interdit inépuisable, qui condamne. Le cycle d’Éros et Thanatos serait-il sans fin ? Dracula nous fait-il croire que nous sommes frappés de cet amour sans limites qui se termine dans la mort? Serait-il en train de banaliser ce sentiment ? Visiblement Dracula ne se réprime pas. Est-il le représentant du crime passionnel ? Est-ce là que Dracula tire sa gloire ?

 

Le plus souvent Dracula est un homme représenté comme hétérosexuel, désirable et inquiétant, qui séduit pour se nourrir et ainsi tuer. Cette représentation d’un personnage dangereux, mais qui nous séduit n’est-elle pas toxique ? Par ses transgressions, Dracula nous offre-t-il la catharsis du crime passionnel ? Tout cela est troublant, en même temps les affiches de films nous le mettent sous les yeux. Une chose semble sûre, sa présence continue sur les affiches doit interroger notre rapport à l’amour, à la mort et leurs transgressions.



Notes

[1] STOKER, Bram, Dracula, Oxford ; New York, Oxford University Press, coll. Oxford world’s classics, 2011, p. 146.

[2] BATAILLE, Georges, L’érotisme, Paris, Les Editions de Minuit, 2011, pp. 50-51.