Le Jugement et le raisonnement chez l’enfant ()

Chapitre II.
La pensée formelle et le jugement de relation : la signification logique du test des phrases absurdes de Binet et Simon 1 a

Nous n’avons aucunement l’intention de traiter ici dans leur ensemble les questions de la pensée formelle et du jugement de relation chez l’enfant. Notre but est uniquement de marquer le lien qui unit ces deux problèmes à celui de l’égocentrisme enfantin et aux questions connexes que nous avons étudiées à propos de l’égocentrisme de la pensée. Pour marquer ce lien, il n’est pas de meilleur moyen que d’étudier quelque test d’intelligence faisant intervenir les facteurs incriminés, et c’est à cet effet que nous avons choisi un test de Binet et Simon.

Les cinq phrases absurdes du test bien connu de Binet et Simon 2 exigent, en effet, de l’enfant des raisonnements assez subtils dont il peut être intéressant de faire l’analyse. On peut en particulier se demander pourquoi certaines de ces absurdités, qui semblent à première vue bien grossières, ne sont découvertes par l’enfant qu’à l’âge de 10 ans (et même, a-t-on soutenu, 11 ans). Il existe encore si peu de documents sur la logique de l’enfant qu’il est bon d’en recueillir où l’on peut, et, d’autre part, des tests d’intelligence globale ou de niveau d’âge, comme ceux de Binet et Simon, gagneront en intérêt lorsqu’on saura, à propos de chaque test, laquelle on mesure des nombreuses fonctions dont est faite l’intelligence.

Une telle analyse semble, au premier abord, nous mener bien loin des questions que nous avons étudiées dans notre premier chapitre. En réalité il n’en est rien. D’une part, nous avons vu, en effet, que l’emploi du « parce que » logique et des conjonctions de discordance explicite (quoique, etc.) paraît supposer la capacité d’observer des règles dans le raisonnement et, par conséquent, de manier la déduction formelle. Il importe donc maintenant de chercher à quelles conditions obéit cette pensée formelle. D’autre part, après l’étude du syncrétisme et de la juxtaposition, qui sont deux des conséquences de l’égocentrisme sur la structure de la pensée, il convient d’étudier la difficulté des enfants à manier le jugement de relation proprement dit, difficulté qui s’apparente au phénomène de la juxtaposition et qui résulte, comme lui, de l’égocentrisme enfantin. À ce double point de vue, l’analyse du test de Binet et Simon constituera donc la suite naturelle de nos recherches.

À cette fin, nous avons tenté d’interpréter les réponses d’une quarantaine d’écoliers genevois, de 9 à 11-12  ans, en procédant de la manière suivante : nous examinons d’abord l’enfant avec la technique de Binet et Simon 3, puis, la réponse obtenue, nous faisons répéter par cœur à l’enfant le texte même de la phrase absurde. Généralement la phrase est déformée par l’écolier d’une manière instructive. Puis nous lui relisons le texte exact pour éliminer les facteurs d’inattention et d’oubli. Nous demandons enfin à l’enfant de rédiger lui-même la phrase de manière à ce « qu’il n’y ait plus rien de bête dedans ». Il est à recommander aussi, par exemple dans la question des trois frères, de prendre des illustrations dans l’entourage même de l’enfant. On finit ainsi par comprendre à peu près ce que veut dire ce dernier.

§ 1. Le raisonnement formel

D’après nos résultats, l’ordre de difficulté des tests est le suivant : la question des trois frères et celle du vendredi sont les plus difficiles, les questions d’accident de beaucoup les plus faciles 4. Sur 44 enfants de 9 à 12 ans (et 3 de 14), 33 ont en effet résolu la question de la jeune fille coupée en 18 morceaux, et 35 celle de l’accident de chemin de fer, contre 13 seulement qui ont compris celle des 3 frères et 10 celle du vendredi. Quant au test du cycliste qui est mort sur le coup, 24 enfants l’ont passé, mais il contient deux difficultés toutes verbales et étrangères à la logique : le mot « réchapper » est souvent pris dans le sens de « s’échapper » et « mort sur le coup » est interprété « mort sur le cou ». Dans ces conditions, le test est peu concluant.

En quoi les tests d’accidents sont-ils plus faciles que les autres ? Ils font directement appel au sens du réel, sans aucune présupposition dans les données. Au contraire, éviter de se tuer un vendredi n’est absurde que pour celui qui croit au caractère néfaste du vendredi : pour trouver cette absurdité l’enfant doit donc entrer dans le point de vue de celui qui pose les prémisses. Il y a donc là un raisonnement relatif à un point de vue donné, ce qui constitue une opération psychologique beaucoup plus difficile. De même, dans la question des frères l’enfant est obligé de se mettre à un point de vue qui n’est pas le sien : la famille dont on lui parle comprend trois frères, et l’on réclame de lui qu’il se place au point de vue de l’un d’entre eux pour compter les frères de ce dernier. Là encore, il y a une relativité de point de vue qui suppose une opération délicate. Par contre, juger qu’une femme coupée en 18 morceaux ne s’est pas tuée elle-même ou qu’un cycliste mort sur le coup ne peut ressusciter, est un jugement direct, d’observation. Il ne suppose aucun changement préalable de point de vue, mais simplement un certain sens du réel ou le « sens des contingences », comme l’a appelé M. Claparède. Enfin, qualifier de « grave » un accident où il y a 48 morts pourrait supposer un raisonnement d’ordre formel si l’on partait d’une définition donnée du mot « grave », mais l’enfant ne se pose pas la question, il porte ici encore un jugement immédiat et absolu, très distinct des jugements supposés par les tests du vendredi et des 3 frères.

En conclusion, ces deux derniers tests sont difficiles parce qu’ils nécessitent un raisonnement d’ordre relatif et formel (c’est-à-dire supposant que l’on se place à un point de vue qui n’est pas le sien), les autres sont faciles parce qu’ils ne supposent que des jugements immédiats, portés au point de vue propre.

Essayons en quelques mots de justifier ces affirmations à propos du test du vendredi. Les réponses fausses données à ce test nous permettent, en effet, d’emblée de voir où est la difficulté pour l’enfant. À leur très grande majorité, elles témoignent d’une incapacité à accepter comme telles les prémisses, et à raisonner à partir de ces prémisses d’une manière simplement déductive.

« On peut se tuer tous les jours, dit Bar (9 ; 6), il y a pas besoin de se tuer un vendredi. » « Le vendredi ne porte pas malheur », dit Van (9 ; 10). « Il en sait rien si ça lui portera malheur » (Berg 11 ; 2). « Peut-être que le vendredi lui porte bonheur » (Arn 10 ; 7), etc.

Bref, tous ces enfants refusent d’admettre les prémisses sans voir que là n’est pas la question. Ce qu’on demande, c’est d’accepter les prémisses, puis de raisonner juste, c’est-à-dire d’éviter la contradiction du test. Les sujets précédents ne voient pas, au contraire, la contradiction, parce qu’ils n’essayent pas de raisonner au point de vue de celui qui parle. Ils ne sortent pas de leur point de vue propre et s’achoppent alors aux prémisses, qu’ils refusent d’admettre, même à titre de données.

Campa (10 ; 3) et Péd (9 ; 6) sont exactement dans le même cas, mais essayent cette fois de justifier les prémisses : « C’est un jour où on ne doit jamais manger de viande. » Il n’y a dès lors rien d’absurde pour eux dans le test, mais c’est de nouveau parce qu’ils ne raisonnent pas en partant des données, mais qu’ils jugent ces dernières d’après leur point de vue propre.

Dès que l’enfant admet les prémisses comme données, sans les justifier ni les infirmer, il est par contre près de résoudre le test correctement. Certains estiment qu’« il ferait mieux de se tuer un vendredi puisque c’est un jour de malheur », puis la réponse juste est obtenue : « Puisqu’il serait mort ça pourrait pas lui porter malheur » (Blei, 10 ; 10).

C’est donc bien la difficulté à raisonner formellement (c’est-à-dire à admettre une donnée comme telle et à déduire ce qui s’ensuit), qui est la véritable difficulté du test. C’est pourquoi ce test est plutôt, d’après nos résultats, un test de 11 ou même 12 ans que de 10 : il s’est trouvé, en effet, un an au moins d’intervalle entre la réussite de ce test et celle des tests d’accident.

Cela dit, il nous est maintenant possible de comprendre en quoi consiste le raisonnement formel et en quoi sa structure peut être influencée par les facteurs sociaux tels que l’égocentrisme ou la socialisation de la pensée.

La première opération déductive dont soit capable l’esprit consiste soit à prévoir ce qui arrivera lorsque telles conditions sont données, soit à reconstituer ce qui est arrivé lorsque tels résultats sont donnés. C’est là une démarche de l’intelligence que l’enfant arrive très tôt à accomplir. Avant 7-8 ans nous avons constaté dans les questions spontanées de l’enfant (L. P., chap. V, § 9) de nombreux « si » qui témoignent de cette déduction primitive : « Si je mettais un dragon et un ours, qui gagnerait ? » Mais, avant 7-8 ans, il n’y a là encore qu’une pseudo-déduction, au cours de laquelle la pensée de l’enfant croit possible de tout prévoir, faute de savoir se conformer aux habitudes de contrôle et de vérification qui limitent la portée des hypothèses. Après 7-8 ans, par contre, l’enfant devient plus exigeant en fait de contrôle, et sait, dès lors, mieux distinguer l’hypothèse du réel. C’est à ce stade que correspond le développement des « parce que » logiques, et des premiers raisonnements déductifs corrects. Mais le raisonnement reste limité par une clause essentielle : la déduction ne porte que sur des croyances adoptées par l’enfant lui-même, autrement dit que sur la réalité telle qu’il la conçoit personnellement. L’enfant saura dire : « La ½ de 9 n’est pas 4 parce que 4 et 4 font 8 » ou « [Ne trouvant pas un objet dans une boîte et montrant la suivante] Alors c’est dans cette boîte-là, en tout cas ! » etc., parce que la déduction porte, dans de tels exemples, sur des propositions que l’enfant admet personnellement, ou rejette personnellement. Mais si on dit à l’enfant : « Admettons, par exemple, que les chiens aient six têtes. Combien y aura-t-il de têtes dans une cour où il y a 15 chiens ? », l’enfant se refusera à conclure parce qu’il ne veut pas « assumer » l’hypothèse. Nous-mêmes, au contraire, tout en admettant que ces prémisses sont absurdes, nous saurons fort bien raisonner sur elles et conclure qu’il y aura 90 têtes dans cette cour. C’est que nous distinguons la nécessité réelle ou empirique (les chiens ne peuvent avoir six têtes) et la nécessité formelle ou logique (si les chiens avaient six têtes, il y aurait nécessairement 90 têtes, etc.). Sans recourir à des prémisses absurdes, on peut faire l’expérience sur des prémisses simplement arbitraires. C’est ce que nous avons tenté jadis, de la manière suivante 5 :

Soit le test dû à Burt : « Si j’ai plus d’un franc, j’irai en taxi ou en train. S’il pleut, j’irai en train ou en autobus. Or il pleut et j’ai un demi-louis (10 francs). Comment pensez-vous que j’irai ? » Dira-t-on que ce test est absurde ? Il est simplement arbitraire. Le monsieur dont il est question avait ses raisons pour ne pas aller en taxi en cas de pluie, etc. Il est tout aussi arbitraire de dire aux enfants, comme on le fait couramment dans les problèmes d’arithmétique : « Il faut deux heures pour remplir un réservoir avec un robinet donnant trois litres à la minute, etc. » La question est simplement de savoir si l’enfant saura adopter ou « assumer » ces prémisses arbitraires et raisonner sur elles comme s’il y croyait.

L’expérience a montré, à Paris, que ce test n’était réussi qu’à 11 ans, de même que d’autres exigeant les mêmes aptitudes. Comme à propos du test du vendredi, la cause en est que les enfants, en dessous de cet âge, se refusent à assumer sans autre les données et veulent ou les justifier ou les compléter. De 7 à 10 ans nous avons eu des réponses telles que : il ira en train « parce que ça va plus vite », en autobus « parce qu’on est mieux en autobus », en taxi « parce que ça coûte pas cher, on a assez de 10 francs », etc.

Il est vrai que ce test est compliqué par deux alternatives et nécessite ainsi des opérations logiques difficiles. Aussi convenait-il de contrôler ses résultats par d’autres : le test du vendredi nous est à cet égard un indice utile, puisque lui aussi n’est réussi qu’à 11 ans, quoique ne contenant pas de difficulté bien spéciale, en dehors de la difficulté due au raisonnement formel.

D’ailleurs nous sommes ici en présence d’un fait que chacun peut observer en questionnant les enfants. Jusqu’à un âge donné il est presque impossible de faire assumer par l’enfant une hypothèse qu’on lui propose, à moins de le contraindre à y croire et à la transformer ainsi en affirmation. Dans des expériences sur l’air que nous publierons prochainement, on trouve des enfants de 8 à 10 ans qui savent qu’il y a de l’air partout, en particulier dans la chambre. Nous leur disons : « S’il n’y avait pas d’air, est-ce que ceci [un objet suspendu à une ficelle et que nous faisons tourner rapidement] ferait de l’air ? — Oui. — Pourquoi ? — Parce qu’il y a toujours de l’air dans la chambre. — Mais dans une chambre où on aurait enlevé tout l’air, est-ce que ceci en ferait ? — Oui, ça en ferait. — Pourquoi ? — Parce qu’il resterait de l’air, etc., etc. » Ou, avec des plus petits, dans une enquête sur l’animisme : « Si on pouvait toucher le soleil, est-ce qu’il le sentirait ? — On peut pas le toucher. — Oui, mais si on pouvait y arriver, est-ce qu’il sentirait ? — Il est trop haut. — Oui, mais si… etc. »

On voit donc ce qu’est la déduction formelle : elle consiste à tirer les conséquences, non pas d’un fait d’observation directe, ou d’un jugement auquel on adhère sans réserve (et que l’on incorpore ainsi à la réalité telle qu’on la conçoit), mais d’un jugement que l’on assume simplement, c’est-à-dire que l’on admet sans y croire pour voir ce qu’il comporte. C’est cette déduction dont nous situons l’âge vers 11-12 ans, par opposition aux inférences plus simples qui apparaissent antérieurement.

On aura peut-être l’impression, d’après nos tests, que la déduction formelle est bien spéciale et d’un emploi inutile à l’enfant. En réalité il n’en est rien. Tout d’abord tous les raisonnements mathématiques sont formels, ou, comme on dit en logique, hypothético-déductifs. Chaque fois que l’on dit à l’enfant : « Soit un triangle », ou « une pièce de drap coûte 12 francs », etc., etc., on le force à raisonner conformément à des prémisses simplement données, c’est-à-dire sans se soucier de la réalité, en écartant même les souvenirs et les observations réelles qui pourraient contrecarrer le raisonnement. Ce raisonnement se fait sur de pures hypothèses. À supposer que l’enseignement soit concret et que les problèmes donnés à l’enfant s’accompagnent de mesures et d’observations effectives, le raisonnement demandé n’en restera pas moins formel en ce sens que l’enfant devra se souvenir de quantité de définitions et de règles indépendantes de son observation immédiate. Ou bien donc le problème mathématique sera présenté à l’enfant comme un problème purement empirique, mais ce sera lui laisser ignorer la puissance de déduction de l’arithmétique même élémentaire, ou bien on le contraindra à un raisonnement rigoureux, mais alors ce raisonnement, en tant que faisant appel à des définitions fixes et à des propositions antérieurement admises, sera un raisonnement formel.

Bien plus, toute déduction, même portant sur la réalité d’observation, sera formelle dans la mesure où elle voudra être rigoureuse. En effet, lorsque notre déduction porte sur les objets tels que l’observation immédiate nous les montre, elle ne peut être rigoureuse mais simplement probable ou analogique. De ce que l’eau bout à des températures différentes suivant la pression, on ne peut déduire quoi que ce soit de rigoureux. Pour déduire avec rigueur il faut : 1° procéder en conditions idéales, telles que l’expérience immédiate ne peut les réaliser, et arriver ainsi à des lois qui peut-être ne se vérifieront jamais directement mais resteront des constructions de l’esprit ; 2° procéder sur des objets idéaux, c’est-à-dire définis distinctement et d’une manière qui empêche de les confondre avec les objets variables que présente l’observation (par exemple la définition chimique de l’eau H2O ou H2O2 correspond à un corps qui n’est jamais pur dans la nature, etc.). De telle sorte que la condition nécessaire pour aboutir à des lois générales ou à des relations mathématiques est une déduction qui sera d’autant plus rigoureuse qu’elle sera plus formelle, c’est-à-dire qu’elle supposera des définitions idéales et des hypothèses non vérifiables directement.

Or, pour théoriques que paraissent ces considérations, elles n’en sont pas moins indispensables à la psychologie de l’intelligence enfantine. Lorsque les garçons de 9-10 ans expliquent spontanément la flottaison des corps par le poids, on a souvent l’impression qu’ils ont l’intuition de la densité : ils déclarent, par exemple, qu’à volume égal (c’est-à-dire lorsqu’on leur présente deux volumes égaux, l’un de bois, l’autre d’eau) le bois est plus léger que l’eau. Avant 9 ans, au contraire, les enfants, quoiqu’ils viennent de déclarer que le bois est « léger », le croient plus lourd que l’eau. Que signifie ce progrès marqué par l’âge de 9 ans, sinon un essai — très implicite encore — pour remplacer la réalité immédiate (le poids absolu, sans tenir compte du volume) par un rapport (poids/volume), c’est-à-dire pour remplacer l’objet réel par un objet plus idéal. C’est en suivant cette orientation que l’enfant en arrivera nécessairement à appliquer la déduction formelle à la nature elle-même, dans la mesure où il substituera des rapports, des lois et des définitions fermes (c’est-à-dire idéales) à la simple observation empirique.

Nous nous sommes un peu étendu pour montrer que la déduction formelle, c’est-à-dire le raisonnement portant sur des prémisses simplement assumées — et non fournies par la croyance immédiate — est d’une importance fondamentale non seulement en mathématique, mais dans toute réflexion sur la nature. Revenons maintenant au problème de l’origine de cette pensée formelle. L’analyse précédente nous a montré à cet égard que deux facteurs étaient spécialement nécessaires au fonctionnement de tout raisonnement formel : 1° une sorte de détachement du point de vue propre, ou du point de vue immédiat, tel que l’on puisse se placer au point de vue des autres et raisonner sur les croyances admises par ceux-ci, puis, plus généralement, sur toute espèce de proposition simplement hypothétique ; 2° par le fait même que l’on se place ainsi dans la croyance d’autrui ou, plus généralement, dans l’hypothèse, il faut, pour raisonner formellement, que l’on parvienne à rester sur le plan de la pure assomption, sans revenir subrepticement au point de la croyance propre ou de la réalité immédiate. La déduction, pour être formelle, doit donc se détacher du réel et se placer sur le plan du pur possible, qui est, par définition, le terrain de l’hypothèse. — En bref, la pensée formelle suppose deux facteurs, l’un social (la possibilité de se placer à tous les points de vue et de sortir du point de vue propre ou immédiat), l’autre ressortissant à la psychologie de la croyance (la possibilité de sous-entendre sous la réalité empirique un monde purement possible où s’installera la déduction logique).

Quelle peut être la relation de ces deux facteurs ? Est-ce le facteur logique, c’est-à-dire la construction d’un monde hypothético-déductif, qui donnera naissance au facteur social, c’est-à-dire à la possibilité d’entrer dans le point de vue de chacun, ou l’inverse ? Ce que nous avons vu du rôle des facteurs sociaux dans le développement mental de l’enfant ne peut, semble-t-il, nous laisser hésitants sur ce point : c’est seulement au moment où l’enfant saura faire abstraction de ses croyances personnelles et entrer dans n’importe quel point de vue étranger, qu’il saura réellement ce que c’est qu’une hypothèse. Auparavant il saura évidemment manier le « si », mais sans sortir des habitudes réalistes de penser, sans faire autre chose que d’imaginer un monde différent du réel, mais un monde auquel il croie en une certaine mesure. Ce n’est que le jour où l’enfant saura dire : « Je vous comprends. Admettons votre point de vue. Mais alors s’il était vrai… voici ce qui s’ensuivrait… parce que… », que la véritable hypothèse ou la véritable assomption, — c’est-à-dire celle à laquelle on ne croit plus du tout mais que l’on analyse pour elle-même — naîtra dans son esprit. Ici de nouveau c’est donc l’échange social, mais un échange beaucoup plus raffiné que celui dont nous avons parlé précédemment, qui modifiera la structure de la pensée. À cet égard le test du vendredi, ou les tests analogues, sont d’un grand intérêt : ils montrent à quel âge l’enfant est capable de faire les assomptions les plus simples, celles qui, indépendamment de toute mathématique ou de toute réflexion sur la nature, témoignent de la capacité de raisonner sur des prémisses auxquelles on ne croit pas avant vérification.

Or l’âge auquel nous venons d’attribuer la possibilité du raisonnement formel est, d’après le test du vendredi et les tests étudiés précédemment par l’un de nous, l’âge de 11-12 ans. Pourquoi cette date ? Il est toujours hasardeux d’expliquer la raison des synchronismes que présente le développement mental, mais si vraiment la pensée formelle est, comme nous venons de le voir, sous la dépendance des facteurs sociaux, il n’est pas impossible que cette date de 11-12 ans soit en rapport avec le second âge critique de la vie sociale enfantine. On sait, en effet, que c’est vers 11-12 ans que les sociétés d’enfants prennent tout leur essor, et que, en particulier, le respect de la règle des jeux et des règlements de sociétés devient important et symptomatique de cette vie sociale. C’est donc à cet âge que les discussions entre garçons doivent devenir, non seulement plus serrées qu’auparavant, mais plus dirigées par le besoin d’entente et de coordination.

Voici un exemple typique de la conduite sociale des enfants de 11 ans. Huit garçons de 10-11 ans s’apprêtent à se lancer des boules de neige, dans une rue de Genève où nous les observons. Ils commencent, chose bizarre, par élire un président. « Qui est-ce qui vote pour T ? demande le meneur. — (Trois garçons lèvent la main.) — Qui est-ce qui vote pour S ? — (Quatre garçons lèvent la main parmi lesquels un de ceux qui avait déjà voté pour T). — Tu peux pas voter pour les deux parce qu’on peut jamais voter pour deux ! » [Cf. cette application d’une règle assumée.] Puis la bande choisit un nom : « On dira qu’on est la Compagnie des… [le nom nous échappe] de la rue de la Dôle. » Puis les camps se répartissent à distance égale de l’arbitre, lequel est le meneur de tout à l’heure. L’un des joueurs s’avance trop. Le meneur dit : « On dira alors [quand on s’avancera trop] : « En quarantaine un tel ! » [Cf. la règle assumée.]

On voit nettement, dans cet exemple, le procédé de discussion en cours à cet âge (et inconnu, sous cette forme explicite, au cours des âges précédents) : 1° assomption de règles nouvelles, au fur et à mesure des besoins et 2° application de ces règles par déduction formelle. Que de telles habitudes sociales conduisent à la compréhension réciproque et à des habitudes nouvelles de pensée, cela n’aurait rien de surprenant. C’est d’ailleurs à cette conclusion que les expériences actuelles de M. Cousinet sur le rôle du travail collectif dans la vie scolaire conduisent tout naturellement 6.

En bref, nous aurions donc à retenir deux périodes critiques dans la vie sociale et la vie intellectuelle de l’enfant : l’âge de 7-8 ans, qui marquerait le déclin de l’égocentrisme, les premières discussions motivées (ou « véritables » voir L. P., chap. II) et l’apparition du besoin de vérification ou de justification logique, et l’âge de 11-12 ans, qui marquerait l’âge des sociétés réglées et de l’apparition de la pensée formelle.

§ 2. Le test des trois frères

Le test des trois frères exige de l’enfant qu’il trouve une contradiction entre l’existence de trois frères dans une famille (Paul, Ernest et moi) 7 et le jugement proposé : « J’ai trois frères » (Paul, Ernest et moi). Pour trouver cette contradiction, il faut donc que l’enfant puisse distinguer le point de vue du nombre total des frères et le point de vue de la relation qui unit entre eux ces frères. Nous appellerons le premier le point de vue de l’appartenance, c’est-à-dire du rapport entre un individu et l’ensemble des frères dont il fait partie. Nous appellerons point de vue de la relation celui du rapport entre individus du même ensemble. Le premier point de vue est marqué en général par le verbe être et le jugement prédicatif (nous sommes trois frères, je suis un frère), le second en général par le verbe avoir (j’ai deux frères), par l’adjectif possessif (mes frères) ou la préposition de (je suis frère de Paul.) Nous allons voir que ces points de vue restent au contraire indifférenciés dans les expressions possessives employées par le langage enfantin (j’ai, mon, de, etc.), lesquelles semblent à tort avoir le même sens que dans le langage adulte.

C’est cette indifférenciation que nous allons étudier. Nous essayerons donc de prouver que les différents types de raisonnements enfantins provoqués par le test des trois frères s’expliquent tous par une incapacité à distinguer le point de vue de la relation (le rapport de frère à frère), du point de vue de l’appartenance. Commençons par décrire simplement le phénomène, en nous contentant de l’analyse logique. Nous tenterons ensuite l’explication psychologique.

Les raisonnements trouvés se laissent ramener à cinq types, qui ne se suivent pas dans un ordre régulier, et entre lesquels un même enfant peut osciller indéfiniment.

Premier type. — L’enfant de ce type ne compte pas « moi » pour un frère, non pas parce qu’il a compris le test, mais parce qu’il oublie ou ignore que « moi », je suis un frère pour mes propres frères. L’enfant se place donc en apparence au point de vue de la relation (j’ai deux frères), mais il conclut de cette dernière proposition à l’existence de deux frères en tout dans la famille : j’ai deux frères, [donc] nous sommes deux frères.

Exemples : « Elle a deux sœurs, elle, elle est pas une sœur » (Di 9 ; 4). Est-ce à dire que l’enfant a compris le test ? « Pourquoi elle n’est pas une sœur ? — Parce qu’elle est un peu plus âgée que les autres. —  Combien y a-t-il de sœurs dans la famille ? — Deux. » Il semble n’y avoir dans ce raisonnement que suggestions dues au test et à l’expérimentatrice. Nous avons tenu à vérifier ce qui en était. Deux mois plus tard, Di ne se rappelant plus le présent test (il avait subi d’autres interrogatoires le jour où nous lui avons posé la question des trois frères), il nous a donné sur son propre frère des réponses exactement analogues, que l’on trouvera tout à l’heure avec d’autres raisonnements spontanés d’enfants.

Matt (9 ; 1) estime aussi qu’il y a 2 sœurs seulement dans la famille. Blei (10 ; 10) affirme : « Il y a 2 sœurs, Pauline et Jeanne », et encore : « Vous disez que vous avez 3 sœurs, mais vous êtes [sic] que 2 sœurs. Il faut pas vous compter. » Et Ped (9 ; 6) : « Vous, vous êtes pas un frère. » Ces trois sujets comptent comme Matt : 2 frères en tout dans la famille.

D’après les évaluations habituelles, de telles réponses seraient tenues pour correctes. Binet et Simon ne discutent pas ce point, mais les évaluations publiées par Mlle Descœudres 8 donnent 22 + contre 2 − à la réponse : « Vous, vous êtes pas une sœur. » Cette réponse nous paraît essentiellement ambiguë. En effet, elle est bonne si l’enfant veut dire : « Vous, vous n’êtes pas votre sœur. » Mais très souvent — et c’est le cas des sujets cités tout à l’heure — l’enfant veut dire : « Vous n’êtes pas une sœur, ni pour vous, ni pour les autres. Vous avez deux sœurs, mais elles, elles ont chacune une sœur seulement, etc. » La famille, comme disent Di, Matt, etc., compte deux sœurs et « moi ». Ces jugements paraissent invraisemblables mais nous verrons tout à l’heure qu’on les trouve communément chez des enfants lorsqu’on les interroge sur leurs propres frères, sans les avoir jamais questionnés sur le test de Binet. L’enfant n’a simplement pas encore aperçu que le mot « frère » désigne une relation nécessairement réciproque : si j’ai un frère, je suis moi-même son frère. En d’autres termes, l’enfant emploie le mot « frère » comme le mot « père » : « J’ai un père mais je ne suis pas un père. »

En conclusion :

1° Les enfants de ce premier type semblent se placer au point de vue de la relation de frère à frère : « J’ai deux frères. » Mais cette relation n’étant pas encore symétrique, et ne permettant pas de conclure « je suis donc leur frère » et surtout « nous sommes donc trois frères », n’est pas une relation au sens où nous avons pris ce terme.

2° Quant à l’expression possessive elle-même, elle pose dès lors un problème intéressant : comment l’enfant peut-il employer des formes telles que « j’ai deux frères » ou « mes… », sans comprendre que la possession est réciproque ?

3° Il n’y a donc pas encore, à ce stade, passage possible du jugement d’appartenance à un jugement de relation, puisque ces deux points de vue sont indifférenciés : « J’ai deux frères » et « nous sommes deux frères » sont des formes verbales que l’enfant ne distingue pas.

Deuxième type. — L’enfant de ce type a compris que si j’ai deux frères, je suis un frère pour eux. Il y a donc trois frères dans la famille, mais il n’y a plus rien d’absurde dans le test de Binet et Simon. L’enfant veut bien chercher ce qu’il y a de « bête », puisqu’on le lui demande, mais c’est sans conviction :

Pern (9 ; 6), Tiec (10 ; 0), etc., déclarent que rien n’est « bête », malgré plusieurs lectures. Bar (9 ; 4) va nous faire comprendre pourquoi. Il répète correctement le test et n’y voit rien d’absurde. Il déclare, à notre demande, qu’il y a 3 sœurs dans la famille. « Il y a Jeanne et Pauline, ça fait 2, alors il en manque une. » Il a donc compris l’expression « j’ai 3 sœurs… etc. » comme si l’on avait dit « nous sommes 3 sœurs », puis se croit obligé, lorsqu’il énumère « mes » 2 sœurs, de préciser qu’il en manque une. Cette sœur qui manque n’est pas une quatrième sœur, comme le supposeront d’autres sujets, c’est « moi ».

Bonv (9 ; 0), de même, répond, dès la seconde lecture, à la question « Qu’est-ce qu’il y a de bête ? — Parce qu’on aurait pu dire : Paul, Ernest et moi sont mes 3 frères. » Il n’y a donc rien d’absurde pour lui dans le test de Binet et Simon.

Conclusion :

1° Au rebours du type précédent, l’enfant se rappelle que « moi » je suis moi-même un frère. Mais alors il n’arrive pas à distinguer, verbalement, le point de vue de l’appartenance et celui de la relation, et à dire : « Nous sommes trois frères et j’ai deux frères. » Il les confond donc, faute de moyens d’expression, dans une formule calquée sur celle de Binet et Simon.

2° Il ne s’agit pas là d’une simple suggestion due au test : nous verrons tout à l’heure qu’à l’état spontané l’enfant emploie parfois les mêmes expressions.

La confusion est-elle toute verbale ? Mais une confusion verbale témoigne, lorsqu’elle porte sur un rapport, comme ici, et pas seulement sur un mot inconnu de l’enfant, d’une confusion logique. Dans le cas particulier, l’enfant juxtapose dans une même expression deux attitudes qu’il n’a jamais pris intérêt à distinguer.

3° Le point de vue de l’appartenance et le point de vue de la relation ne sont donc pas encore distincts, c’est-à-dire que « j’ai » ne marque toujours pas une relation entre individus d’un même ensemble, mais une relation entre l’individu et l’ensemble auquel il appartient : « J’ai trois frères, dont je suis. » Cet ensemble de frères, dont l’individu dit « j’ai… », il n’en faisait pas partie dans le type précédent, maintenant il en fait partie, la seule différence est là, mais il n’y a toujours pas pur jugement de relation.

4° Quant à l’ordre de succession des types I et II, il arrive qu’il soit l’inverse de celui que nous indiquons. Il arrive aussi que le type II ne constitue pas un stade, mais que l’enfant passe de I à III, etc. La question est à trancher dans chaque cas particulier.

Troisième type. — Dans cette troisième étape, l’enfant cherche à distinguer les points de vue de l’appartenance et de la relation, et, pour ce faire, à se placer au premier point de vue seulement. Il veut donc mettre « moi » sur le même plan que les deux autres frères, et conclut que l’absurdité, c’est qu’il manque un nom : il faudrait donc donner le nom des trois frères, mais cela ne veut pas dire que « moi » je n’aie pas — comme au stade précédent — trois frères en me comptant.

Voici un exemple qui nous servira de transition entre la dernière étape et celle-ci : Mai (9 ; 6) commence par dire : « Je devrais avoir encore un frère parce que moi je compte », tout en sachant que la famille est formée de 3 frères. Autrement dit, « nous sommes 3 frères » et « j’ai 3 frères » sont encore synonymes, mais Mai est choqué par l’expression « j’ai 3 frères, Paul, Ernest et moi », parce que Paul et Ernest forment un groupe à part. Mai distingue donc implicitement les deux points de vue de la relation et de l’appartenance, mais ne comprend pas qu’au premier de ces points de vue le « moi » n’a que deux frères. Exactement comme dans le cas de Bar, Mai estime donc qu’« il me manque un frère », c’est-à-dire que, comme au stade précédent, il se compte lui-même parmi ses frères. Il entrevoit alors la solution sous une forme qui constitue le troisième type : ce qui me manque c’est le nom de « moi » : « Il manque un nom. »

Il est à remarquer que ce fait de réclamer « un nom » n’est qu’une forme nouvelle de la confusion du deuxième type. Ce que l’enfant réclame pour qu’il n’y ait pas d’absurdité, c’est simplement que l’on puisse passer du point de vue de la relation « j’ai trois frères » au point de vue de l’appartenance « nous sommes trois frères », sans changer le sens du mot frère. Le fait de nommer le « moi » lui paraît suffisant pour cela.

Gavai (9 ; 11), par exemple, dit : « Il manque le nom de la fille qui nomme… de celle qui nomme les noms des autres. — Combien y a-t-il de sœurs dans la famille ? — Trois, Pauline, Jeanne et moi. —  Combien de sœurs a Pauline ? — Point. — Combien en a Jeanne ? — Point. — Et combien de sœurs j’ai « moi » ? — Une, celle où il y a pas le nom marqué. » Ce cas est très net en ce qui concerne la signification du « nom qui manque ». Quant au fait que ni Pauline ni Jeanne n’ont de sœurs, il est très fréquent, et se ramène justement aux phénomènes du 1er stade : « J’ai 2 sœurs, mais je ne suis pas leur sœur. »

Schm (10 ; 6) est tout aussi clair. La phrase est-absurde « parce que le dernier n’a pas donné son nom. » Or, cherchant à rédiger lui-même la phrase « pour qu’elle ne soit pas bête », Schm donne « J’ai 3 frères, Paul, Ernest et William », entendant par là qu’ils sont 3 dans la famille et que William c’est « moi ». Il n’a jamais supposé qu’ils fussent 4 et, lorsqu’on le prie de se mettre à la place de Paul, Schm lui attribue 2 frères, comme à chacun des 2 autres (il arrive donc à ce moment à comprendre le point de vue de la relation), ce qui fait un total de 3. D’où Schm conclut à nouveau ; « J’ai 3 frères, Paul, Ernest et William. »

C’est encore ainsi que Chan (9 ; 0) dit : « Il y a de bête qu’on ne dit pas votre nom », mais il ajoute, après avoir répété correctement la teneur du test : « Je ne trouve pas ça bête, mais c’est qu’il y a pas autre chose dans la devinette. » Autrement dit, il n’y a rien d’absurde à conclure de « j’ai 3 frères » le fait que « nous sommes 3 frères », mais il eût été plus clair de dire son nom. — Salv (12 ; 5) et Cler (10 ; 9) sont dans le même cas.

Ici de nouveau on voit que l’appréciation d’une réponse comme « il faut pas dire moi, il faut dire un nom » est bien délicate, ce que confirment d’ailleurs les jugements recueillis par Mlle Descœudres (12 + contre 12 −) 9. Une analyse est toujours nécessaire pour comprendre ce qu’a voulu dire l’enfant.

On peut donc dire :

1° La structure du raisonnement de ce type est donc la même que celle du type précédent. Cependant, l’enfant cherche à distinguer le point de vue de l’ensemble des frères et le point de vue du frère qui dit « moi ». Faute d’y parvenir, c’est-à-dire de trouver les expressions logico-verbales adéquates, l’enfant sacrifie simplement le premier point de vue et remplace le mot « moi » par le nom équivalent, espérant ainsi mettre tous les frères sur un seul et même plan.

2° Mais l’enfant conserve la formule « j’ai… etc. » d’où la forme verbale « j’ai trois frères, Paul, Ernest, et (un nom) ». Les deux points de vue de l’appartenance et de la relation ne sont donc pas encore distingués.

3° Au point de vue de l’ordre de succession, il arrive que le présent type ne constitue pas un stade. Certains enfants lui échappent en effet complètement. D’autres y parviennent par d’autres voies, en partant, par exemple, du prochain type. Enfin d’autres l’atteignent directement à partir du type I.

Quatrième type. — Le point de départ de ce type est le même que celui du précédent. Mais le procédé est inverse. L’enfant ne cherche plus à éliminer le « moi » et le point de vue de la relation entre frères : il cherche au contraire combien chacun des frères indiqués a lui-même de frères et aboutit par cette voie à un total de quatre. Ce n’est donc pas encore, chose curieuse, parce que le test dit « j’ai trois frères » que l’enfant trouve quatre frères dans la famille, mais parce que les deux frères nommés dans le test n’ont pas les mêmes frères que « moi ». Il y a là un calcul très étrange qui vient encore de l’absence d’un point de vue nettement relatif : mes frères ont chacun leurs frères, qui ne sont pas les miens. « Moi » j’ai en outre le mien propre, ce qui fait au total 4.

Ducho (9 ans), par exemple, dit à première lecture : « On ne sait pas quel nom qu’il a le troisième », ce qui est une réponse du type précédent, car il croit à ce moment à trois frères en tout. Puis il relit et conclut : « Eh bien, Paul a deux frères, Ernest deux et moi j’ai encore deux frères, et le dernier on sait pas son nom. »

Ducho conclut alors qu’« ils sont quatre dans la famille ».

Réponse curieuse qui nous fait bien voir le mécanisme du raisonnement de ce stade, lequel juxtapose et additionne les points de vue de chaque frère, faute de pouvoir passer de l’un à l’autre par un jugement de relation. Ducho entend, en effet, par « le dernier » un frère qui m’est propre à « moi » sans appartenir à Paul ni à Ernest.

Paraz (10 ; 6) pendant trois lectures déclare : « Il y a trois frères, Paul, Ernest et moi », ce qui semble correct, mais cela fait quatre frères en tout « parce qu’il y a trois frères et encore moi ». Riv (9 ; 8) est un cas analogue. Schnei (11 ; 3) va nous faire comprendre ce raisonnement bizarre. Il commence par déclarer qu’il manque un nom (3e type). Puis il conclut à quatre sœurs, mais après coup, et voici par quel chemin. Pauline a deux sœurs (Jeanne et moi), Jeanne a une sœur (Pauline) et « moi », j’ai encore une sœur (la 4e). « Moi » je ne suis pas sœur de Pauline et de Jeanne — exactement comme au 1er stade — et c’est en vertu de cette absence de symétrie que j’ai une quatrième sœur. — Campa (10 ; 4), après avoir attribué deux sœurs à Pauline, deux à Jeanne et deux à « moi », ce qui semble correct, déclare que l’absurdité est la suivante : « Ils ont chacune deux sœurs. C’est bête qu’ils n’aient pas tous la même sœur. »

On se rappelle que Gavai se livrait, au 3e stade, à des calculs de ce genre.

Conclusion :

1° L’enfant de ce type n’a donc pas encore compris le caractère réciproque de la relation de frère. Il est à remarquer d’ailleurs que ce caractère n’est dégagé explicitement à aucun des stades précédents, comme nous l’ont montré quelques enfants des types II et III.

2° Cherchant donc à passer de la relation entre frères au total des frères, l’enfant raisonne comme suit : il attribue, par exemple, 2 frères à chacun des frères indiqués, mais comme il n’établit pas entre eux de relations réciproques, chacun a des frères qui lui sont propres, ce qui fait 4 au total, parfois 5.

3° Le nombre habituel de 4 est évidemment en relation avec l’affirmation du test « j’ai 3 frères » ; mais l’enfant ne conclut pas directement de cette affirmation au nombre 4, en se disant par exemple : « 3 frères, plus moi, cela fait 4 ». La voie est indirecte. À la lecture du test l’enfant se demande si les frères sont au nombre de 3 ou de 4 : c’est alors qu’il se livre aux essais de relations non réciproques que nous venons de voir.

Il faut donc distinguer les enfants du présent type de ceux qui d’emblée supposent l’existence de quatre frères, comme au prochain stade.

4° Quant à l’ordre de succession, il arrive que le présent type succède immédiatement au premier, ou encore au deuxième. Il arrive aussi que du présent type l’enfant passe au premier ou au troisième et non au cinquième. Enfin un certain nombre de sujets l’évitent complètement.

Cinquième type. — Cette dernière étape nous amène à la juste solution. Ou bien l’enfant réclame un quatrième frère, en vertu de l’affirmation « j’ai trois frères », ou bien il ramène à 2 le nombre des frères que « j’ai ». Nous admettons comme correctes les réponses suivantes :

Celler (9 ; 5) C’est bête : « Parce qu’il a pas trois sœurs s’il y a lui [elle] avec. » Batta (9 ; 0) : « Parce qu’elle n’a que deux frères et elle se compte pour un frère. » Stuc (9 ; 0) : « Parce qu’il manque le troisième. On a oublié de le mettre. »

Le point de vue de l’appartenance et le point de vue de la relation sont donc enfin distingués,

§ 3. Contre-épreuve : la conversation avec l’enfant

Il est un premier point de méthode sur lequel il faut, croyons-nous, insister : le résultat d’expériences et d’analyses opérées au moyen d’un test n’est valable que si l’interrogatoire par conversation, ou l’observation courante le confirment. On risque toujours, par l’expérience, de créer une atmosphère artificielle dans laquelle l’enfant obéit à une logique mécanique, rappelant évidemment ce qui se passe dans mainte circonstance de la vie de l’enfant où la même contrainte et le même verbalisme existent, mais ne renseignant pas sur sa pensée spontanée. Il convient donc que nous cherchions maintenant à vérifier par l’observation courante les résultats des expériences précédentes.

Une seconde remarque : il faut distinguer soigneusement, dans la pensée de l’enfant, la compréhension implicite ou informulable et la compréhension explicite ou exprimable en mots. Les phénomènes sur lesquels nous venons d’insister et la plupart de ceux que nous allons indiquer ne sont des incompréhensions qu’à ce second point de vue. On peut donc nous objecter que ces phénomènes ne tiennent pas à l’intelligence proprement dite de l’enfant mais à son langage. Cependant le langage ne constitue pas pour l’enfant un simple système de notations, il crée dans son esprit une réalité nouvelle, la réalité verbale, qui se superpose à la réalité sensible sans la refléter simplement. Certains illogismes que l’enfant récuserait dans le concret, il les admet sur le plan verbal. Or, et c’est là notre hypothèse fondamentale de travail, ces illogismes sont ceux-là mêmes que l’enfant présentait en un stade antérieur sur le plan de l’observation concrète. Il y a simple décalage entre les deux genres d’opérations. L’enfant qui s’embrouille à propos du test de Binet et Simon raisonnerait correctement si l’on jouait ce test. Quelques années auparavant il n’y serait pas parvenu. Les difficultés qu’il aurait éprouvées dans la réalité (et que nous allons faire voir, en exposant ce que les enfants de 4 à 10 ans disent de leur propre famille) sont simplement transposées sur le plan du langage : mis aux prises avec les êtres fictifs que créent les mots, l’enfant fait les mêmes raisonnements qu’auparavant, lorsqu’il était aux prises avec les êtres réels de l’observation directe.

La question qu’il nous faut donc résoudre est de savoir si les phénomènes décrits au cours de nos précédentes analyses se retrouvent dans les conversations que l’on peut avoir avec des enfants indépendamment de toute expérience préconçue et surtout du test de Binet et Simon. Or, nous allons voir que les raisonnements des 1er, 2e et 4e types se retrouvent textuellement dans les mots d’enfants ainsi interrogés. Nous n’insisterons pas sur ces faits, qui posent le problème plus vaste du développement même de la notion de frère (ou de cousin, de famille, etc.), au point de vue de la logique de l’enfant, problème sur lequel nous reviendrons dans les prochains chapitres. Nous ne ferons que résumer certaines réponses, le strict nécessaire pour confirmer nos interprétations.

Voici deux enfants, Raoul et Gérald (4 ; 6 et 7 ; 2) : « Raoul, as-tu des frères ? — Gérald. — Et Gérald a un frère ? — Non, c’est seulement moi qui a un frère. —  Voyons, Gérald n’a pas de frère ? — Raoul ?… Non il n’en a pas. » Quant à Gérald, après avoir fait la même réponse par rapport à Raoul, il découvre la juste solution.

Jacq (7 ; 6) : « Tu as des frères ? — Deux [Paul et Albert]. — Paul a des frères ? — Non. — Tu es son frère ? — Oui. — Alors Paul a des frères ? — Non », etc. On lui explique alors la solution et il semble comprendre. « Et ta sœur a des frères ? — Deux, un frère Paul et un frère Albert » [il s’oublie donc de nouveau]. Une heure après : « Albert a des frères ? — Un [Paul]. — Et Paul ? — Un [Albert]. — Et ta sœur ? — Deux. »

À 8 et 9 ans : Labert (8 ; 6) : « Tu as des frères ? — Arthur. — Il a un frère ? — Non. — Vous êtes combien de frères dans la famille ? — Deux. — Toi tu en as ? — Un. — Lui il en a ? — Rien du tout. — Tu es son frère ? — Oui. — Alors il a un frère ? — Non. »

Di (9 ; 6), l’un de nos précédents sujets (1er type), examiné près de trois mois après l’expérience Binet et Simon : « Tu as des frères ? — Un. — Il a un frère ? — Non. — Tu es son frère, toi ? — Oui. — Alors il a un frère ? — Non. »

Bref, les réponses du premier type : « Vous, vous êtes pas un frère, etc. » paraissent pouvoir être mises en rapport avec ce phénomène si net des illusions d’enfants : ils ne parviennent pas à se placer dans le point de vue de leurs frères et à se compter eux-mêmes comme frères. Ils appellent bien « frères » l’ensemble des frères d’une famille, eux-mêmes compris, mais ils ne se représentent pas combien leurs propres frères ont de frères !

Quant au deuxième type, voici deux expressions spontanées d’enfants de 4 et 12 ans, qui montrent bien que nos expériences n’ont pas eu à elles seules le pouvoir de créer des monstruosités :

Mag (4 ½) : « Tu as une sœur ? — Oui. — A-t-elle une sœur ? — Non. Elle a point de sœur. Moi je suis ma sœur. » Simo (11 ; 9) dit qu’il y a « trois enfants dans ma famille », et ajoute, sans qu’on lui demande le détail : « J’ai deux frères et une sœur. — Et toi ? — Moi je suis aussi un enfant. — Comment s’appellent tes frères ? — Albert et moi Henry. » Il dit donc comme Bonv, etc. : « J’ai deux frères », en se comptant lui-même, bien qu’il n’ait jamais passé par le test de Binet et Simon ! — Autres exemples : Fal (7 ½) : « Je n’ai qu’une sœur et un frère [en se comptant lui-même] ». Kau (7 ½) : même cas.

De telles formes verbales sont d’ailleurs aisées à comprendre : dès que l’enfant a découvert qu’il est lui-même un frère, il dit « mes frères » en se comptant parmi eux. Plus curieux est le raisonnement du quatrième type, qu’on retrouve à l’état spontané dans la manière dont les sujets, tels que Jacq, etc., attribuent aux frères d’une même famille des nombres différents de frères. Ainsi Jacq a deux frères, son frère Paul un seul et son frère Auguste également, etc. Mais voici encore un exemple complet :

Gys (8 ; 0) : « Tu as un frère ? — Oui. — Et ton frère est-ce qu’il a un frère ? — Non. — Tu es sûr ? — Oui. — Et ta sœur, elle a un frère ? — Non. — Tu as une sœur ? — Oui. — Elle a un frère ? — Oui. — Combien ? — Non, elle en a point. — Ton frère à toi, c’est le frère de ta sœur aussi ? — Non. — Et ton frère, est-ce qu’il a une sœur ? — Non. — Combien il y a de frères dans votre famille ? — Un. — Et toi, tu n’es pas un frère ? (il rit). — Oui. — Alors ton frère a un frère ? — Oui. —  Et ta sœur ? — Oui. — Combien ? — Un. —  Qui ? — Moi. »

On voit, dans cet exemple, les types I et IV réunis : Gys refuse à son frère et à sa sœur la réciprocité des relations qu’il s’attribue à lui-même.

Nous sommes donc en droit de conclure de ces quelques faits que les raisonnements observés à propos du test de Binet et Simon se retrouvent à l’état spontané dans les simples conversations que l’on peut avoir avec les enfants.

Il pourrait être intéressant de chercher à sérier ces phénomènes logiques par stades d’âge. C’est le problème dont nous traiterons au cours du prochain chapitre.

§ 4. Interprétation psychologique du jugement de relation

La conclusion des analyses précédentes est que la difficulté, pour l’enfant, à comprendre soit le test des trois frères soit les simples questions concernant ses propres frères et sœurs, est une difficulté à manier le jugement de relation. L’enfant parvient facilement (dès 6 ans en moyenne, verrons-nous) à juger de l’ensemble de ses frères et sœurs, mais la relation entre frères et sœurs lui échappe parce qu’il ne donne pas à l’expression « frère de » ou « sœur de » le sens relatif, c’est-à-dire, dans le cas particulier, réciproque (ou comme on dit en logique des relations, « symétrique ») que nous lui donnons. « Paul est mon frère », autrement dit, n’implique pas encore « je suis frère de Paul ». Les différents types que nous avons distingués marquent justement les oscillations au cours desquelles ce sens relatif du mot frère se différencie du sens que lui donne le seul point de vue du jugement d’appartenance.

Comment expliquer cette étrange difficulté ? Il convient d’abord de rappeler que cette difficulté de l’enfant à saisir la relativité des notions est tout à fait générale. Nous en verrons encore un exemple tout à l’heure (chap. III) à propos des notions de gauche et de droite. Mais les points cardinaux, les termes de mesure, les expressions comparatives elles-mêmes, sont l’occasion de tâtonnements laborieux et analogues, en leur origine, à ceux que nous venons de voir. C’est ainsi que nous avons longuement analysé 10 les difficultés soulevées par un test de Burt, ou par le test plus simple que voici : « Edith est plus claire que Suzanne (ou plus blonde) ; Edith est plus foncée que Lili. Laquelle est la plus foncée, Edith, Suzanne ou Lili ? » Nous avons trouvé ce qui suit :

Au lieu de procéder par jugements de relation, c’est-à-dire de tenir compte des expressions « plus claire que », etc., l’enfant procède simplement par jugements d’appartenance et cherche à propos des trois filles si elles sont claires ou foncées (absolument parlant). Tout se passe donc comme s’il raisonnait ainsi : Edith est plus claire que Suzanne, donc elles sont claires l’une et l’autre ; Edith est plus foncée que Lili, donc elles sont foncées l’une et l’autre : donc Lili est foncée, Suzanne est claire et Edith est entre deux. Autrement dit, grâce au jeu des deux relations incluses dans le test, l’enfant en arrive, en substituant le jugement d’appartenance (Edith et Suzanne sont « claires », etc.) au jugement de relation (Edith est « plus claire que » Suzanne) à une conclusion exactement contraire à la nôtre. Rappelons quelques exemples :

Gw (13 ; 9) nous dit : « Edith serait bien la plus foncée des trois, puisqu’elle est plus brune que Lili, mais d’un autre côté elle est plus claire. » Donc elle « est moyenne, Suzanne est blonde… Lili est brune… Lili est la plus foncée et Suzanne la plus claire » (p. 146).

D’autres sujets voient une contradiction dans le test. Fo (9 ; 4) : « On ne peut pas savoir, parce qu’on dit qu’Edith est la plus claire et la plus foncée » (p. 165). Hec (10 ; 2) : « On ne peut pas savoir : Edith est plus claire que Suzanne et plus foncée que Lili ! » (p. 165).

D’autres s’essayent au jugement de relation, mais réalisent immédiatement en classes ces relations trouvées. Mar (11 ; 8): « Suzanne est pareille à Edith [et toutes deux plus foncées que Lili] et il n’y en a pas au milieu. Puisqu’elles sont les deux « plus foncées » elles sont les deux foncées » (p. 160).

Gw (13 ; 9), à 5e lecture du test : « Une fois c’est Suzanne la plus foncée, une fois c’est Edith, [donc] Suzanne égale Edith et Lili est la plus claire » (p. 146).

On voit donc la parenté de ces réponses avec celles obtenues au moyen du test des trois frères. Dans les deux cas les jugements de relation sont constamment transformés en jugements d’inhérence (appartenance ou inclusion).

D’où peut venir cette difficulté à manier les relations et cette tendance à substituer à la logique des relations la logique plus simple des appartenances et des inclusions ? L’étude des stades par lesquels passe l’enfant pour arriver à la solution juste du test de Burt, nous a montré ce qui suit : dans un premier stade l’enfant n’arrive pas à retenir dans sa mémoire les deux prémisses du test, ni par conséquent à maintenir dans sa conscience les relations données. Il ne retient que des images fragmentaires : Edith et Suzanne = claires, Edith et Lili = foncées, etc. Dans un second stade il arrive bien à réunir toutes les données en un seul faisceau, mais raisonne comme nous avons vu. Enfin dans un troisième stade il arrive à raisonner juste, mais des distractions ou insuffisances momentanées de synthèse le maintiennent auparavant dans des erreurs comparables à celles des stades précédents. Tout se passe donc comme si l’attention, ou plutôt l’aperception ou forme de synthèse, jouait un rôle essentiel : dans la mesure où le champ de conscience est étroit, les relations sont inaperçues et seuls les individus et leurs caractères particuliers (indépendamment de toute comparaison) sont conçus. D’où la possibilité de jugements d’appartenance, qui n’exigent précisément que la vision des individus pris un à un, ou pris en bloc sans comparaison. Au contraire, dans la mesure où le champ de conscience se dilate, les individus ne sont plus donnés un à un ou en bloc, mais sont comparés deux à deux ou plusieurs à plusieurs. Des jugements de relation ou de comparaison deviennent alors possibles.

Mais cette description, dont nous nous étions contentés pour l’analyse du test de Burt, est bien statique. Il reste le problème de savoir pourquoi le champ de conscience de l’enfant serait étroit, ou pourquoi les individus seraient perçus par l’enfant un à un, sans relations entre eux ni avec l’enfant lui-même. Or, si l’enfant ne cherche pas à trouver les rapports qui unissent les individus entre eux, s’il les considère chacun absolument, et sans tenir compte de la relativité de leurs caractères ou de leurs points de vue, ne serait-ce pas parce qu’il ne s’est jamais comparé lui-même à ces individus ? Autrement dit, s’il ne comprend pas qu’un camarade soit à la fois plus blond qu’un autre et plus foncé qu’un troisième, ne serait-ce pas parce que l’enfant ne s’est jamais douté que tel individu, qu’il a toujours considéré comme blond, doit être tenu pour châtain par des camarades très blonds, et ainsi de suite ? En bref, n’est-ce pas parce qu’il a toujours pris son point de vue propre pour absolu, que l’enfant reste étranger aux habitudes de la comparaison ou de la relativité, et que son champ d’attention reste étroit ? La difficulté à manier la logique des relations serait donc une nouvelle conséquence de l’égocentrisme enfantin : l’égocentrisme mènerait ainsi au réalisme naïf, et ce réalisme, qui est par définition l’ignorance de toute relativité, mènerait à des difficultés logiques, toutes les fois qu’il s’agit de substituer la logique des relations à celle des appartenances ou des inclusions.

Dans le cas des notions de frère et de sœur, ces facteurs psychologiques se laissent discerner en toute clarté. Il faut en effet se garder soigneusement, lorsqu’on examine les enfants de la manière que nous avons décrite, de prendre leurs erreurs pour des sophismes proprement dits, c’est-à-dire des fautes de raisonnement. Il n’y a, dans l’attitude prise par l’enfant, qu’une faute d’attention, ou, à strictement parler, une insuffisance de point de vue, due au fait que l’enfant ne s’est jamais encore posé la question comme nous la lui posons. Il a toujours considéré ses frères et sœurs à son point de vue propre, en les appelant frères et sœurs, en les comptant sans se compter lui-même, ou en comptant l’ensemble de la famille, mais il ne s’est jamais inquiété de leurs points de vue individuels, il ne s’est jamais demandé ce qu’il était lui-même pour eux ni s’il comptait pour un dans leur collection de frères et sœurs. Interrogé sur ce point, il donne donc le produit, non de raisonnements antérieurs, ni même d’un raisonnement explicite fait au moment même, mais justement de cette sorte d’illusion d’optique intellectuelle. Son pseudo-raisonnement consiste en une série de jugements immédiats, qui se succèdent les uns aux autres, sans passer par la logique. Il y a là ce qu’on pourrait appeler une « innocence » du jugement, par comparaison avec ce que Ruskin a nommé, dans le domaine des perceptions, l’« innocence de l’œil », c’est-à-dire l’ignorance de toute perspective.

Si nous avons donc — et cette remarque s’applique aussi à nos recherches antérieures — exprimé la pensée des enfants en termes de logique d’adultes, il faut se garder de voir autre chose dans ces termes qu’un simple système de notations, ou, comme il a été dit, qu’« une simple étiquette posée sur les faits » 11. Le raisonnement de l’enfant, en tant que processus psychologique, reste indépendant de ces notations. Il consiste en une série d’attitudes qui s’entraînent les unes les autres suivant des lois à préciser psychologiquement dans chaque cas particulier (comme nous l’essayons maintenant dans le cas des trois frères) et non en des chaînes de concepts qui s’impliquent logiquement. Ce travail d’analyse psychologique ne fait donc que de commencer, et il est loin de notre intention de vouloir reconstituer la pensée de l’enfant sur le type de la pensée adulte. Bien plus, ce sera peut-être un jour la logique de l’enfant qui expliquera la logique adulte, si c’est bien à l’histoire à nous éclairer sur la nature de la pensée, comme le veut la méthode historico-critique. Il peut donc être utile de conserver une terminologie logique en vue précisément d’une explication éventuelle du raisonnement adulte tirée de la formation du raisonnement enfantin.

Cela dit, revenons à l’illusion égocentrique de nos jugements d’enfants. En vertu de l’« innocence » de son jugement, l’enfant raisonne donc comme s’il était seul à penser : son point de vue sur sa famille lui paraît le seul possible et exclut toute autre perspective. Ce n’est donc pas pour lui un point de vue subjectif : c’est le point de vue réel et absolu. Dès lors, ne prenant pas conscience de la subjectivité de sa pensée, ou plus simplement de son moi, il se met lui-même sur un tout autre plan que ses frères : c’est ce qui l’empêche de voir qu’il est un frère pour ses frères, exactement au même titre que ces derniers sont des frères pour lui.

C’est donc, en fin de compte, de nouveau à l’égocentrisme de la pensée qu’il faut recourir pour expliquer l’incapacité au relativisme même élémentaire. Comprendre une relation, celle de frère à frère, par exemple, suppose, en effet, que l’on pense au minimum à deux points de vue à la fois, ceux de chacun des frères. Les notions absolues, au contraire, comme celles de garçon, ou toutes celles qu’on voudra, ne supposent qu’un seul point de vue : le jugement « Paul est un garçon » reste le même quelle que soit la perspective.

On voit donc maintenant combien importante est la question de l’illusion égocentrique. L’explication que nous venons de donner à propos de la notion de frère vaut, en effet, pour toutes les notions relatives. S’il y a pour l’enfant une gauche et une droite absolues, ou comme nous venons de le voir un clair et un foncé absolus, et ainsi de suite, c’est que, jusqu’à un certain âge, l’enfant n’arrive pas à comprendre cette vérité si simple qu’un camarade tenu pour grand, ou pour foncé, ou pour méchant, pourra fort bien être considéré par un tiers comme petit, blond et aimable, sans que ce tiers soit un imbécile ni un farceur.

Il nous reste à faire deux remarques. La première a trait à la distinction du plan verbal et du plan concret. Les difficultés que nous venons de décrire sont indépendantes du langage et ont lieu même dans la vie de tous les jours. Aussi peut-on admettre qu’elles disparaissent avant les difficultés verbales : dès 7-8 ans, verrons-nous au prochain chapitre, c’est-à-dire précisément dès le déclin de l’égocentrisme primitif, une certaine fraction des enfants arrivent à dire combien de frères et de sœurs ont leurs propres frères et sœurs (c’est à 10 ans que ce test est réussi). Les erreurs qui subsistent après cet âge sont donc dues à un décalage de ces difficultés sur un nouveau plan, celui de la réalité verbalement imaginée. C’est pour cela que le test des trois frères, de Binet et Simon, n’est réussi qu’à 11 ans, âge de la pensée formelle. Si l’on jouait ce test au lieu de le parler, si l’on représentait concrètement les personnages, les enfants ne feraient plus aucune erreur. Dès qu’on parle, ils s’embrouillent.

D’où vient ce décalage des difficultés du plan de l’action sur le plan verbal ? Autrement dit, pourquoi le fait de parler une relation fait-il réapparaître des difficultés vaincues sur le plan de l’action ? Il n’y a pas là, croyons-nous, qu’une difficulté à imaginer ou à visualiser des situations que l’action permet de percevoir telles quelles. Il y a plus : il y a une difficulté de prise de conscience. Pour que l’enfant arrive à distinguer les expressions verbales de la langue adulte, qui caractérisent nettement l’appartenance (nous sommes trois frères) et la relation (j’ai deux frères) il faut, en effet, plus qu’une simple imagination des différents points de vue : il faut avoir nettement pris conscience d’une distinction dont on saura peut-être tenir compte dans l’action sans pour autant l’avoir remarquée. C’est pourquoi le langage est si important : il est l’indice de la prise de conscience. Il faut, dès lors, mettre un grand soin à l’étude des formes verbales de l’enfant. En elles-mêmes elles ne signifient rien et il faut se garder de les prendre à la lettre. Quand par exemple un garçon de 10 ans nous dit : « Vous n’êtes pas un frère », ou une fille de 4 ans : « Moi je suis ma sœur », il ne faut pas chercher dans ces propos plus que des confusions. Mais, par leur usage flottant, de telles formes verbales sont significatives. À les prendre sous leur jour négatif, autrement dit, et non dans leur contenu positif, elles témoignent de difficultés logiques : elles montrent que l’enfant n’a pas pris conscience de la différence qui existe entre des opérations que peut-être il distingue aisément sur le plan de l’action.

C’est pourquoi, même si les difficultés relatives aux jugements immédiats tels que « j’ai x frères » et « mon frère Paul a x frères », disparaissent vers 7-8 ans et ont disparu à 10 ans, ces mêmes difficultés peuvent fort bien réapparaître sur le plan verbal et empêcher le test des trois frères, de Binet et Simon, d’être résolu avant 11 ans, c’est-à-dire avant l’âge de la pensée formelle et discursive.

À ce point de vue — et ce sera notre seconde remarque — il peut être intéressant de chercher, pour conclure, à quel usage l’enfant affecte les expressions telles que « avoir » (j’ai deux frères), ou « mon » (mes frères) ou « de » (le frère de), autant de formes qui marquent la relation dans la langue de l’adulte, et qui, dès lors, doivent avoir un sens particulier chez l’enfant.

Or il est aisé de voir que nos recherches confirment les résultats obtenus précédemment par l’un de nous 12 : l’enfant confond encore les trois sens marqués par le terme « de », les sens possessif, attributif et partitif.

Lorsqu’on demande à un enfant de 7 à 9 ans ce que veut dire l’expression « une partie de mon bouquet est jaune » ou « quelques-unes de mes fleurs sont jaunes », l’enfant, tout en sachant qu’une partie est une fraction (il dit même « une moitié »), répond généralement que le bouquet tout entier est jaune, et qu’il est composé d’une partie seulement, qui est jaune. « La partie qui est avec le bouquet » est une locution enfantine qui revient quelquefois et qui exprime précisément cette particularité que le bouquet et la partie (la partie étant conçue comme un objet simplement incomplet, ou isolé de son tout) sont une seule et même chose.

En analysant ces phénomènes on découvre que les trois sens du génitif « de » sont encore confondus, c’est-à-dire : 1° le sens partitif (la moitié du gâteau) ; 2° le sens possessif (le chapeau de l’homme) et le sens attributif (la nature de Dieu). L’enfant comprend donc « quelques-unes de mes fleurs » à la manière dont on dit : « la forme du bouquet », la forme appartenant au bouquet quoique étant inséparable de lui. Nous avons appelé cette relation enfantine indifférenciée la relation de propriété.

Or c’est ce phénomène, relatif à la préposition « de », que l’on peut reconnaître dans l’emploi de la relation « avoir ». En effet les deux relations « de » et « avoir » sont équivalentes dans l’usage de la langue. On dit « la nature de l’homme » ou « l’homme a une nature… », etc. Le verbe « avoir » marque aussi tantôt une relation possessive (j’ai un chapeau), tantôt une relation attributive (cette ligne a une longueur de 3 m), tantôt une relation partitive (ce gâteau a six morceaux) ou marquant la relation entre les parties d’un même tout (j’ai trois collègues, j’ai un frère, etc.).

Tantôt, en effet, l’enfant dit « j’ai trois frères » pour dire « nous sommes trois frères » ou « je suis ma sœur », confondant ainsi la relation possessive et la relation attributive (prise au sens large), tantôt, lorsqu’il dit « j’ai deux frères », mais qu’il refuse à chacun de ses frères la possibilité d’avoir plus d’un seul frère, la relation est presque une possession (comme on dit j’ai un père, mais je ne suis pas un père) et non une relation entre unités d’un même tout.