La Naissance de l’intelligence chez l’enfant ()
Chapitre VI.
Le sixième stade : l’invention des moyens nouveaux par combinaison mentale
a
đź”—
L’ensemble des conduites intelligentes étudiées jusqu’ici — réaction circulaire secondaire, application des moyens connus aux situations nouvelles, réaction circulaire tertiaire et découverte des moyens nouveaux par expérimentation active — ne caractérise somme toute qu’une seule et même grande période. Assurément, il y a progrès d’un type à l’autre de comportements, et l’on peut ainsi considérer les trois grands groupes que nous avons distingués au cours des chapitres précédents comme constituant trois stades successifs (étant entendu que l’apparition de chaque nouveau stade n’abolit en rien les conduites des stades précédents et que les conduites nouvelles se superposent simplement aux anciennes). Mais les faits demeurent si enchevêtrés et leur succession peut-être si rapide qu’il serait dangereux de trop séparer ces stades. Par contre, avec les conduites que nous allons décrire maintenant, débute une nouvelle période que tout le monde s’accordera à considérer comme d’apparition tardive et bien ultérieure à celle des comportements précédents. Nous pouvons donc parler d’un sixième stade, ce qui ne signifie pas que les comportements étudiés jusqu’ici vont disparaître, mais simplement qu’ils vont dorénavant être complétés par des conduites d’un nouveau type : l’invention par déduction ou combinaison mentale.
Ce nouveau type de conduites caractérise en effet l’intelligence systématique. Or, c’est cette dernière qui, selon M. Claparède, est contrôlée grâce à la conscience des relations et non plus seulement par tâtonnement empirique. C’est elle qui, selon M. Köhler, procède par structurations soudaines du champ de la perception, ou qui, selon Rignano, se fonde sur la pure expérience mentale. Bref, tous les auteurs, qu’ils soient associationnistes avec Rignano, partisans des « structures » avec Köhler, ou, comme Claparède, d’un tâtonnement plus ou moins dirigé, tous accordent l’apparition d’un moment essentiel dans le développement de l’intelligence : celui où la conscience des rapports est assez poussée pour permettre une prévision raisonnée, c’est-à -dire justement une invention procédant par simple combinaison mentale.
Nous voici donc en présence du problème le plus délicat qu’ait à traiter toute théorie de l’intelligence : celui du pouvoir inventif lui-même. Jusqu’ici, les différentes formes d’activité intellectuelle que nous avons eu à décrire n’ont pas présenté de difficultés particulières d’interprétation : ou bien, en effet, elles ont consisté en apprentissages au cours desquels le rôle de l’expérience est évident, la découverte primant donc l’invention vraie, ou bien elles ont consisté en applications simples du connu au nouveau. Dans l’un et l’autre cas, dès lors, le mécanisme de l’adaptation est aisé à débrouiller et le jeu des assimilations et des accommodations primitives suffit à expliquer toutes les combinaisons. Par contre, dès que surgit l’invention réelle, le processus de la pensée déroute l’analyse et semble échapper à tout déterminisme. Les schèmes auxquels les faits précédents nous ont habitués échoueront-ils ainsi à la tâche, ou les nouveaux faits que nous allons décrire apparaîtront-ils une fois de plus comme préparés par tout le mécanisme fonctionnel des activités antérieures ?
Notons d’emblée, à cet égard, mais sans vouloir chercher d’avance une explication, que l’apparition de l’invention réelle surgit en fonction d’une sorte de rythme conditionné par l’ensemble des conduites précédentes. Ce rythme définit la succession des acquisitions et des applications. Avec la réaction circulaire secondaire, nous sommes en pleine acquisition : des schèmes nouveaux se construisent par assimilation reproductrice et accommodation combinées. Avec l’application des moyens connus aux situations nouvelles, ces mêmes schèmes donnent lieu à des applications originales (par assimilation généralisatrice), sans qu’il y ait là d’acquisition proprement dite. Avec la réaction circulaire tertiaire et la découverte des moyens nouveaux par apprentissage, nous sommes une fois de plus en période d’acquisition, mais, dans ce cas, la complexité même de l’acquisition implique une intervention constante de tout l’acquis antérieur. Avec l’invention par combinaison mentale, nous pouvons enfin parler d’un nouveau processus d’application, car toute invention suppose une combinaison mentale de schèmes déjà élaborés, mais d’une application allant de pair avec l’acquisition puisqu’il y a invention et par conséquent combinaisons originales. Étant donné ce rythme, l’invention est donc à comparer à l’« application des moyens connus aux situations nouvelles », puisque, comme cette dernière, elle procède par déduction ; mais cette déduction, étant créatrice, participe aussi des processus d’acquisition étudiés jusqu’ici et, singulièrement, de la découverte des moyens nouveaux par expérimentation active.
§ 1. Les faits🔗
Voici d’abord une série d’observations, à commencer par celles qui rappellent le plus les découvertes dues au tâtonnement dirigé. Il arrive, en effet, qu’un même problème, tel que celui du bâton à passer à travers les barreaux, puisse donner naissance à des solutions par invention réelle aussi bien qu’à des solutions impliquant le simple tâtonnement expérimental. L’analyse de tels cas nous fera d’emblée apercevoir à la fois l’originalité des nouvelles conduites et leur parenté avec les précédentes. Cette opposition relative des solutions peut s’observer soit en passant d’un enfant à l’autre, soit en reprenant le même enfant à quelques mois de distance.
Obs. 177. — Pour faire comprendre la différence qui existe entre les présentes conduites et les précédentes, il peut être instructif d’examiner la manière dont Laurent a découvert d’un seul coup l’usage du bâton, après être resté des mois entiers sans savoir utiliser cet instrument.
Contrairement à Jacqueline et Lucienne, que nous avons soumises à de nombreuses expériences au cours desquelles elles ont eu l’occasion d’« apprendre » à se servir du bâton, Laurent n’a manipulé celui-ci que de loin en loin, en attendant le moment où il a su l’utiliser spontanément. Il vaut donc la peine, pour caractériser cet instant, de retracer brièvement l’ensemble des comportements antérieurs de Laurent, relatifs au bâton.
À 0 ; 4 (20) déjà , c’est-à -dire au début du troisième stade, Laurent est mis en présence d’une courte baguette, qu’il assimile à un objet quelconque. Il la secoue, la frotte contre l’osier de son berceau, se cambre devant elle, etc. D’une manière générale, il en fait exactement l’équivalent du coupe-papier dont il a été question dans l’observation 104. Mais, à  0 ; 4 (21), alors que Laurent a la baguette en main, il en frappe par hasard un hochet suspendu et continue aussitôt. Mais au cours des heures qui suivent, Laurent ne cherche plus à reproduire ce résultat, même lorsque je lui remets en main la baguette. — Il ne s’agit donc nullement, dans cette première situation, d’un exemple de la « conduite du bâton ». Laurent s’est borné à insérer momentanément dans un schème déjà construit (le schème de frapper) un élément nouveau. Mais l’intervention fortuite de celui-ci n’a donné lieu à aucune compréhension immédiate ni même à aucune expérimentation. Les jours suivants, je lui redonne le bâton et cherche à le lui faire associer à l’activité de schèmes variés. Mais Laurent ne réagit pas, pas plus que les semaines suivantes. La « conduite du bâton », c’est-à -dire l’utilisation du bâton à titre d’intermédiaire ou d’instrument, ne semble donc pas pouvoir s’acquérir au cours du stade des réactions circulaires secondaires, même lorsque le hasard a favorisé l’insertion momentanée du bâton dans un schème déjà existant.
Au cours du quatrième stade, caractérisé par la coordination des schèmes, l’usage du bâton ne fait guère de progrès. Cependant, durant ce stade, l’enfant en arrive à utiliser la main d’autrui comme intermédiaire pour agir sur les objets éloignés, parvenant ainsi à spatialiser la causalité et à préparer la voie aux conduites expérimentales. Mais, lorsque à  0 ; 8 ou même 0 ; 9, je donne un bâton à Laurent, il ne s’en sert que pour frapper autour de lui, et nullement encore pour déplacer ou attirer les objets qu’il tape.
À 1 ; 0 (0), c’est-à -dire en plein cinquième stade (c’est donc durant ce stade que Jacqueline et Lucienne sont parvenues à découvrir l’utilisation du bâton), Laurent manipule longtemps une longue règle de bois, mais sans parvenir à autre chose qu’aux trois réactions suivantes. En premier lieu il retourne le bâton systématiquement en le passant d’une main dans l’autre. Ensuite il en frappe le sol, ses souliers et divers objets. En troisième lieu, il le déplace en le poussant doucement sur le sol, avec son index. À plusieurs reprises, je mets, à une certaine distance de l’enfant, quelque objectif attirant pour voir si, ayant déjà le bâton en main, Laurent saura s’en servir. Mais Laurent essaie chaque fois d’atteindre l’objet avec la main libre, sans avoir l’idée d’utiliser le bâton. À d’autres reprises, je pose le bâton à terre, entre l’objectif et l’enfant, pour provoquer ainsi une suggestion visuelle, mais l’enfant ne réagit pas non plus. — Il n’y a donc encore aucune trace de « conduite du bâton ».
À 1 ; 0 (5), d’autre part, Laurent s’amuse avec une petite canne d’enfant, qu’il manipule pour la première fois. Il est visiblement fort surpris par l’interdépendance qu’il observe entre les deux extrémités de cet objet : il déplace la canne en tous sens, en laissant l’extrémité libre traîner sur le sol, et il étudie avec grand intérêt le va-et-vient de cette extrémité en fonction des mouvements qu’il imprime à l’autre. En bref, il apprend à concevoir le bâton comme un tout rigide. Mais cette découverte ne le conduit pas, pour autant, à celle de la signification instrumentale du bâton. En effet, ayant heurté par hasard de la canne une boîte en fer blanc, il la frappe à nouveau, mais sans avoir l’idée ni de la faire ainsi avancer ni de l’amener à lui. — Je mets à la place de la boîte divers objectifs plus tentants : la réaction de l’enfant est la même.
À 1 ; 2 (25), je lui redonne un bâton, étant donnés ses progrès récents. Il vient d’apprendre, en effet, à mettre les objets les uns sur les autres, à les placer dans une tasse pour la renverser, etc. : autant de relations qui appartiennent au niveau de la conduite du bâton (voir vol. II). Il saisit le bâton et en frappe aussitôt le sol, puis divers objets (boîtes, etc.) posés à terre. Il les déplace ainsi légèrement mais n’a pas l’idée d’utiliser ce résultat systématiquement. À un moment donné, il est vrai, son bâton s’accroche dans un linge et l’entraîne quelques instants au cours de ses déplacements. Mais lorsque je place à  50 cm ou 1 m de Laurent divers objectifs désirables, il n’utilise nullement l’instrument virtuel qu’il tient en mains. — Il est évident que, si j’avais renouvelé à cette époque de telles expériences, Laurent aurait découvert comme ses sœurs l’usage du bâton, par tâtonnement dirigé et apprentissage. Mais j’ai interrompu là l’essai, pour ne le reprendre qu’au cours du sixième stade.
À 1 ; 4 (5), enfin, Laurent est assis devant une table et je place devant lui, hors de portée, une croûte de pain. Je pose en outre, à droite de l’enfant, une baguette de 25 cm environ de longueur. Laurent cherche d’abord à saisir sans plus le pain, sans s’occuper de l’instrument, puis il renonce. Je mets alors la baguette entre le pain et lui ; elle ne touche pas l’objectif, mais comporte néanmoins une suggestion visuelle indéniable. Laurent regarde à nouveau le pain, sans bouger, regarde un très court instant la baguette, puis, brusquement la saisit et la dirige vers le pain. Seulement, il l’a empoignée vers le milieu et non pas à l’une de ses extrémités, si bien qu’elle est trop courte pour atteindre l’objectif. Laurent la repose alors, et se remet à tendre la main vers le pain. Puis, sans s’attarder à ce geste, il reprend la baguette, cette fois à l’une de ses extrémités (hasard ou intention ?) et attire le pain. Il commence par le toucher simplement comme si le contact de la baguette avec l’objectif suffisait à déclencher le mouvement de celui-ci, mais, après une ou deux secondes tout au plus, il pousse réellement et intentionnellement le croûton : il le déplace légèrement sur la droite, puis le tire sans difficulté. Deux essais successifs donnent le même résultat.
Une heure après, je mets un jouet devant Laurent (hors de portée des mains), et un nouveau bâton à côté de l’enfant. Celui-ci n’essaie même pas d’attraper l’objectif à la main : il s’empare du bâton et attire le jouet.
On voit ainsi comment Laurent a découvert l’usage du bâton, presque sans aucun tâtonnement, alors que, durant les stades précédents, il le manipulait sans en comprendre l’utilité. Cette réaction est donc nettement différente de celle de ses sœurs.
Â
Obs. 178. — On se rappelle les tâtonnements de Jacqueline à  1 ; 3 (12), en présence du bâton à passer à travers les barreaux de son parc (obs. 162). Or il se trouve que le même problème, proposé à Lucienne à  1 ; 1 (18), donne lieu à une solution quasi immédiate, dans laquelle l’invention prime donc le tâtonnement. Lucienne est assise devant les barreaux et j’applique contre ceux-ci la baguette de l’observation 162, horizontale et parallèlement à la série des barreaux (à mi-hauteur). Lucienne la prend par le milieu et tire sans plus. Constatant l’échec, elle recule le bâton, le redresse et le passe en moins de rien.
Je pose ensuite le bâton à terre. Au lieu de le relever pour le tirer directement, elle le saisit par le milieu, le redresse d’avance et le passe. Ou bien elle le saisit par une extrémité et l’entre ainsi facilement.
Je recommence avec une baguette plus longue (de 30 cm) : ou bien elle la saisit au milieu et la redresse avant de tirer, ou bien elle l’introduit en la tirant par une extrémité.
Même expérience avec un bâton de 50 cm. Le procédé est visiblement le même, mais, lorsque le bâton s’accroche, elle tire un très court instant, puis le lâche en grognant et recommence en s’y prenant mieux.
Le lendemain, à  1 ; 1 (19), mêmes expériences. Lucienne commence par tirer sans plus (une seule fois), puis redresse le bâton et retrouve ainsi les procédés de la veille. À 1 ; 2 (7), je reprends l’observation : Lucienne redresse cette fois le bâton avant qu’il touche les barreaux.
On voit ainsi combien ces essais rappellent ceux de Jacqueline, procédant par tâtonnement et apprentissage : Lucienne commence, en effet, par tirer sans plus le bâton et récidive une fois le lendemain. Mais, à la différence des longs efforts de sa sœur, Lucienne tire d’emblée parti de son échec et emploie un procédé qu’elle invente sur place par simple représentation.
Â
Obs. 179. — Un exemple plus complexe est celui de la chaîne de montre à faire pénétrer dans l’orifice de 16 × 34 mm. On se rappelle, ici encore, les tâtonnements de Jacqueline (obs. 173 et bis). Or Lucienne a résolu le problème par invention brusque :
À 1 ; 4 (0), sans qu’elle ait jamais contemplé tel spectacle, Lucienne regarde la boîte que j’approche et que je retourne avant qu’elle en ait vu le contenu : la chaîne se répand sur le sol et elle essaie aussitôt de la réintroduire. Elle commence par mettre simplement une extrémité de la chaîne dans la boîte et par essayer de faire suivre le reste, progressivement. Ce procédé qui est celui employé d’abord par Jacqueline, réussit par hasard à Lucienne lors de son premier essai (l’extrémité introduite dans la boîte reste accrochée fortuitement), mais échoue entièrement lors de la seconde et de la troisième tentatives.
Au quatrième essai, Lucienne commence comme précédemment, puis s’interrompt et après un très court instant d’arrêt, pose d’elle-même la chaîne sur un plateau voisin (l’expérience se fait au-dessus d’un châle), la met en boule intentionnellement, prend la boule entre trois doigts et introduit le tout en une fois dans la boîte.
Le cinquième essai débute par un retour très bref au procédé premier. Mais Lucienne se corrige de suite et revient à la méthode correcte.
Sixième essai : succès immédiat.
On voit ainsi la différence des comportements de Jacqueline et de Lucienne : ce qui était, chez la première, le fruit d’un long apprentissage, est inventé brusquement par la seconde. Une telle différence est assurément affaire de niveau. C’est ainsi qu’à  2 ; 6 (25), Jacqueline, avec laquelle je reprends l’expérience, résout le problème sans hésiter : en saisissant la chaîne des deux mains, elle l’introduit de la main gauche pendant qu’elle retient de la droite la partie restante, pour l’empêcher de tomber. En cas d’accrochage, elle rectifie le mouvement.
Â
Obs. 180. —  Une autre invention élémentaire, issue d’une combinaison mentale et non pas seulement d’un apprentissage sensori-moteur, a été celle qui a permis à Lucienne de retrouver un objet à l’intérieur d’une boîte d’allumettes. À 1 ; 4 (0), en effet, c’est-à -dire immédiatement après l’expérience précédente, je m’amuse à cacher la chaîne dont il vient d’être question dans la boîte même dont nous nous sommes servis pour les essais de l’observation 179. Je commence par ouvrir la boîte aussi grande que possible et par mettre la chaîne dans le fourreau (donc là où Lucienne l’a introduite d’elle-même, mais plus profondément). Lucienne, qui s’est déjà exercée à remplir et vider son seau et divers récipients, s’empare alors de la boîte et la retourne sans hésiter. Il n’y a là , naturellement, aucune invention (c’est la simple application d’un schème acquis par tâtonnement), mais la connaissance de cette conduite, chez Lucienne, est utile pour la compréhension de ce qui suit.
Puis je mets la chaîne à l’intérieur de la boîte d’allumettes vide (à l’endroit où l’on place les allumettes elles-mêmes), mais en fermant la boîte jusqu’à ne laisser qu’une fente de 10 mm. Lucienne commence par retourner le tout, puis essaie de saisir la chaîne par la fente. N’y parvenant pas, elle introduit simplement son index dans la fente et parvient ainsi à sortir un fragment de chaîne ; elle le tire ensuite jusqu’à solution complète.
C’est ici que débute l’expérience sur laquelle nous voulons insister. Je remets la chaîne dans la boîte et réduit la fente à  3 mm. Il est donc entendu que Lucienne ignore le fonctionnement de la fermeture et de l’ouverture des boîtes d’allumettes et qu’elle ne m’a pas vu préparer l’expérience. Elle est seulement en possession des deux schèmes précédents : retourner la boîte pour la vider de son contenu, et glisser son doigt dans la fente pour faire sortir la chaîne. C’est naturellement de ce dernier procédé qu’elle essaie d’abord : elle introduit son doigt et tâtonne pour atteindre la chaîne, mais échoue complètement. Suit une interruption, durant laquelle Lucienne présente une réaction fort curieuse, témoignant à merveille non seulement du fait qu’elle essaie de penser la situation et de se représenter par combinaison mentale les opérations à exécuter, mais encore du rôle que joue l’imitation dans la genèse des représentations : Lucienne mime l’agrandissement de la fente.
En effet, elle regarde la fente très attentivement, puis, plusieurs fois de suite, elle ouvre et ferme sa propre bouche, d’abord faiblement, ensuite de plus en plus grande ! Évidemment, Lucienne comprend l’existence d’une cavité sous-jacente à la fente, et elle désire agrandir cette cavité : l’effort de représentation qu’elle fournit ainsi s’exprime alors plastiquement, c’est-à -dire que, faute de pouvoir penser la situation en mots ou en images visuelles nettes, elle use, à titre de « signifiant » ou de symbole, d’une simple indication motrice. Or la réaction motrice s’offrant d’elle-même à remplir ce rôle n’est autre que l’imitation, c’est-à -dire précisément la représentation en actes, celle qui, antérieurement sans doute à toute image mentale, permet non seulement de détailler les spectacles actuellement perçus, mais encore de les évoquer et de les reproduire à volonté. Lucienne, en ouvrant sa propre bouche, exprime donc, ou même si l’on veut, réfléchit son désir d’agrandir l’ouverture de la boîte : ce schème d’imitation, dont elle est familière, constitue pour elle le moyen de penser la situation. Il s’y ajoute d’ailleurs sans doute un élément de causalité magico-phénoméniste ou d’efficace : de même qu’elle use souvent de l’imitation pour agir sur les personnes et leur faire reproduire leurs gestes intéressants, de même il est probable que l’acte d’ouvrir la bouche devant la fente à agrandir implique quelque idée sous-jacente d’efficace.
Sitôt après cette phase de réflexion plastique, Lucienne introduit sans hésiter son doigt dans la fente, et, au lieu de chercher comme précédemment à atteindre la chaîne, elle tire de manière à agrandir l’ouverture : elle y parvient et s’empare de la chaîne.
Durant les essais suivants (la fente étant toujours de 3 mm) le même procédé est retrouvé immédiatement. Par contre, Lucienne n’est pas capable d’ouvrir la boîte lorsqu’elle est entièrement fermée : elle tâtonne, lance la boîte à terre, etc., mais échoue.
Â
Obs. 181. — À 1 ; 6 (23), Lucienne joue pour la première fois avec une voiture de poupée, dont la poignée lui arrive à la hauteur du visage. Elle la roule sur un tapis, en la poussant. Lorsqu’elle arrive contre la paroi, elle tire, en marchant à reculons. Mais cette position ne lui étant pas commode, elle s’interrompt et, sans hésiter, passe de l’autre côté pour pousser à nouveau la voiture. Elle a donc trouvé le procédé en une fois, évidemment par analogie avec d’autres situations, mais sans dressage, apprentissage ni hasard.
Dans le même ordre d’inventions, c’est-à -dire dans le domaine des représentations cinématiques, il faut citer le fait suivant. À 1 ; 10 (27), Lucienne cherche à s’agenouiller devant un tabouret, mais en s’appuyant sur lui, elle le recule au fur et à mesure de ses essais. Elle se relève alors, le prend et va l’adosser contre un canapé. Lorsqu’il est bien calé, elle s’appuie et s’agenouille sans difficulté.
Â
Obs. 181 bis. — De même Jacqueline, à  1 ; 8 (9) arrive, devant une porte fermée avec une herbe en chaque main. Elle tend la main droite vers la poignée mais voit qu’elle ne pourra pas s’en tirer sans lâcher l’herbe. Elle la pose donc à terre, ouvre la porte, reprend l’herbe et entre. Mais lorsqu’elle veut ressortir de la chambre les choses se compliquent. Elle pose l’herbe à terre et prend la poignée. Mais elle s’aperçoit alors qu’en tirant à elle le battant de la porte elle va du même coup chasser l’herbe qu’elle a posée entre ce battant et le seuil. Elle la ramasse donc pour la mettre en dehors de la zone d’action du battant.
Cet ensemble d’opérations qui ne constituent en rien une invention remarquable est cependant bien caractéristique des actes d’intelligence fondés sur la représentation ou la conscience des relations.
Â
Obs. 182. —  À 1 ; 8 (30), Jacqueline a sous les yeux une plaque d’ivoire percée d’une série de trous de 1-2 mm de diamètre, et me regarde enfiler la pointe d’un crayon dans l’un des trous. Le crayon demeure alors planté verticalement et Jacqueline rit. Elle s’empare du crayon et reproduit l’opération. Puis je lui tends un autre crayon, mais le bout non taillé dirigé vers la plaque. Jacqueline le saisit, mais ne le retourne pas et essaie d’introduire ce bout (le crayon a 5 mm de diamètre) dans chacun des trous successivement. Elle persévère ainsi de longs instants en revenant même aux trous qui se sont révélés les plus étroits. Nous faisons, à cette occasion, trois sortes d’observations :
1° Lorsque je rends à Jacqueline le premier crayon, elle l’enfile de suite correctement. Lorsque je le tends à l’envers, elle le retourne avant même d’essayer, manifestant ainsi qu’elle est fort capable de comprendre les conditions d’entrée. Lorsque je tends, d’autre part, le second crayon correctement orienté (donc la pointe en bas), elle l’introduit également par la pointe. Mais si je l’offre à l’envers, elle ne le retourne pas et recommence à vouloir l’enfiler par le bout non taillé ! — Cette conduite s’est révélée absolument constante durant une trentaine d’essais, c’est-à -dire que jamais Jacqueline n’a retourné le second crayon tandis que toujours elle a orienté correctement le premier. Tout se passe donc comme si les premiers essais avaient donné naissance à un schème sensori-moteur ayant persisté à agir durant toute la série : les deux crayons seraient ainsi conçus par contraste l’un avec l’autre, le premier étant celui qu’on enfile facilement et le second celui qui résiste. Cependant ces crayons sont naturellement identiques, du point de vue de la facilité avec laquelle on les introduit : le premier est simplement plus court que le second et de couleur verte et le second plus long et de couleur brune (la mine des deux est noire et dure).
2° À plusieurs reprises, Jacqueline, voyant que le second crayon refuse de s’enfiler, essaie de le mettre dans le même trou que le premier. Donc, non seulement elle cherche à l’introduire par le bout non taillé, mais encore elle veut l’entrer dans un trou déjà occupé, à ce moment précis, par l’autre crayon ! Elle est revenue à ce procédé bizarre à plusieurs reprises malgré l’échec total. Cette observation montre bien comment la représentation des choses, chez l’enfant de cet âge, est encore ignorante des lois mécaniques et physiques les plus élémentaires et fait ainsi comprendre pourquoi Jacqueline demeure si obstinée à vouloir entrer le second crayon par le mauvais bout : ignorant que deux objets à la fois ne peuvent occuper le même orifice étroit, il n’y a pas de raison pour qu’elle n’essaie pas d’introduire un corps de 5 mm de diamètre dans un trou de 1-2 mm.
3° Vers le trentième essai, Jacqueline change brusquement de méthode : elle retourne le second crayon comme elle fait avec le premier, et n’essaie plus une seule fois de l’introduire par le mauvais bout. Si l’on compare la série de ces nouveaux essais avec la première série, on a l’impression d’une compréhension brusque, comme d’une idée qui surgit et qui, sitôt apparue, s’impose définitivement. Autrement dit le second crayon a été soudain assimilé au premier : le schème primitif (reliant l’un à l’autre les deux crayons par contraste) s’est dissocié et le crayon que l’on ne retournait pas a été assimilé au schème particulier du crayon qu’il fallait retourner. Un tel processus est donc de nouveau de nature à nous faire saisir le mécanisme de l’invention.
On voit en quoi consiste l’originalité de ces conduites par rapport aux précédentes. L’enfant se trouve dans une situation nouvelle pour lui, c’est-à -dire que les obstacles surgissant entre ses intentions et l’arrivée au but exigent une adaptation imprévue et particulière : il faut donc trouver des moyens adéquats. Or ces moyens ne peuvent se ramener sans plus aux procédés antérieurement acquis en d’autres circonstances (comme dans l’« application des moyens connus aux circonstances nouvelles ») : il faut donc innover. Si l’on compare ces conduites à l’ensemble des précédentes, c’est à la « découverte des moyens nouveaux par expérimentation active » qu’elles ressemblent donc le plus. Leur contexte fonctionnel est exactement le même. Seulement, à la différence de ces dernières, les présentes conduites ne semblent plus procéder par tâtonnement ni apprentissage, mais bien par invention soudaine, c’est-à -dire que, au lieu d’être contrôlée, à chacune de ses étapes et a posteriori, par les faits eux-mêmes, la recherche est contrôlée a priori par combinaison mentale : l’enfant prévoit, avant de les essayer, quelles manœuvres échoueront et lesquelles réussiront ; le contrôle de l’expérience porte donc sur l’ensemble de cette déduction et non plus, comme précédemment, sur le détail de chaque démarche particulière. D’autre part, le procédé conçu comme devant réussir est en lui-même nouveau, c’est-à -dire qu’il résulte d’une combinaison mentale originale et non pas d’une combinaison de mouvements effectivement exécutés à chaque étape de l’opération.
§ 2. Invention et représentation🔗
Les deux problèmes essentiels que posent de tels comportements par rapport aux précédents sont donc ceux de l’invention et de la représentation : il y a dorénavant invention et non plus seulement découverte ; il y a, d’autre part, représentation et non plus seulement tâtonnement sensori-moteur. Ces deux aspects de l’intelligence systématique sont d’ailleurs interdépendants : inventer, c’est combiner des schèmes mentaux, c’est-à -dire représentatifs, et, pour devenir mentaux, les schèmes sensori-moteurs doivent être susceptibles de se combiner entre eux de toute manière, c’est-à -dire précisément de pouvoir donner lieu à des inventions vraies.
Comment donc expliquer ce passage du tâtonnement dirigé à l’invention, et du schème moteur au schème représentatif ? Commençons par rétablir la continuité entre les extrêmes, pour pouvoir ensuite rendre compte des différenciations.
Il faut comprendre, du premier de ces points de vue, que l’opposition entre le tâtonnement dirigé et l’invention proprement dite tient d’abord à une différence de vitesse. L’activité structurante de l’assimilation n’opère que pas à pas au cours du tâtonnement expérimental, au point qu’elle n’est guère immédiatement visible et que l’on est tenté d’attribuer les découvertes qui en résultent au seul contact fortuit avec les faits extérieurs. Dans l’invention, au contraire, elle est si rapide que la structuration apparaît soudaine : l’activité assimilatrice structurante se dissimule donc de nouveau au premier regard, et l’on est tenté de considérer les « structures » comme s’organisant d’elles-mêmes. L’opposition semble dès lors complète entre l’empirisme du simple tâtonnement et l’intelligence de l’invention déductive. Mais, si l’on songe au rôle de l’activité intellectuelle propre à l’assimilation et à l’accommodation combinées, on s’aperçoit que cette activité n’est ni absente du tâtonnement empirique, ni inutile à la structuration des représentations : bien au contraire, elle constitue le vrai moteur de l’un comme de l’autre, et la première différence entre les deux situations tient à la vitesse avec laquelle marche ce moteur, vitesse ralentie dans le premier cas par les obstacles de la route et renforcée dans le second cas par l’entraînement acquis.
Mais cette augmentation continue de vitesse entraîne une différenciation dans le procédé même du fonctionnement : celui-ci, d’abord, hâché et visible de l’extérieur, se régularise et semble s’intérioriser en devenant rapide. À cet égard, la différence entre le tâtonnement empirique et l’invention est comparable à celle qui sépare l’induction de la déduction. Les empiristes ont cherché à réduire la seconde à la première, en faisant ainsi de l’induction le seul véritable raisonnement : l’induction n’étant, suivant eux, qu’un enregistrement passif des résultats de l’expérience, la déduction devenait alors une sorte de réplique interne de cette expérience, une « expérience mentale » comme disent Mach et Rignano. À cette thèse s’oppose celle d’un certain logicisme, selon laquelle l’induction et la déduction n’ont rien de commun, la première consistant, comme le pensaient les empiristes, en un catalogue de constatations, et la seconde en combinaisons purement formelles. Enfin est venue la saine analyse logistique, qui a montré la parenté comme l’opposition de ces deux processus complémentaires. Tous deux consistent en constructions de relations, l’induction impliquant ainsi la déduction et reposant sur son activité constructive. Mais dans la première, la construction est sans cesse contrôlée du dehors et peut ainsi faire appel à ces procédés extra-logiques d’anticipation qui ont paru aux empiristes constituer l’essentiel de la pensée, tandis que dans la seconde, la construction est réglée de l’intérieur, par le seul jeu des opérations. De même, le tâtonnement empirique suppose déjà le mécanisme de l’invention : il n’y a pas, comme nous l’avons vu, d’accommodation pure, mais l’accommodation est toujours dirigée par un jeu de schèmes dont la réorganisation, si elle était spontanée, s’identifierait avec la déduction constructive des conduites présentes. Seulement cette réorganisation propre à l’accommodation ne pouvant pas, lorsque le problème dépasse le niveau du sujet, faire l’économie d’un contrôle extérieur continu, elle procède alors par assimilation cumulative, c’est-à -dire que l’activité structurante garde une allure lente et ne combine entre elles que les données successives de la perception. Dans le présent cas, au contraire, où le problème posé s’adresse à un esprit suffisamment armé de schèmes déjà construits pour que la réorganisation de ces schèmes s’opère spontanément, l’activité structurante n’a plus besoin de s’appuyer sans cesse sur les données actuelles de la perception, et peut faire converger, dans l’interprétation de ces données, un système complexe de schèmes simplement évoqués. L’invention n’est autre chose que cette réorganisation rapide et la représentation se réduit à cette évocation, l’une et l’autre prolongeant ainsi les mécanismes à l’œuvre au cours de l’ensemble des conduites précédentes.
Reprenons de ce point de vue les observations 177 à  182 en les comparant au mécanisme du tâtonnement empirique. Comme précédemment, le point de départ de ces conduites consiste en l’impulsion donnée par le schème assignant un but à l’action : par exemple, dans l’observation 180, la vue de la chaîne dans la boîte d’allumettes déclenche le schème de saisir. Ce schème du but excite lui-même immédiatement un certain nombre de schèmes, que l’enfant va utiliser à titre de moyens initiaux et qu’il s’agira d’accommoder, c’est-à -dire de différencier en fonction de la situation nouvelle : dans l’observation 180, Lucienne essaie ainsi de retourner la boîte ou de glisser son doigt dans la fente pour en extraire la chaîne. Mais, en utilisant ces schèmes, l’enfant s’aperçoit du même coup des difficultés propres à la situation présente : autrement dit, il se produit ici, comme au cours du tâtonnement empirique, une rencontre avec le fait imprévu qui fait obstacle (la fente est trop étroite pour laisser passer le doigt). Or, dans les deux cas, cette rencontre entraîne une nouvelle intervention de schèmes antérieurs : c’est grâce à ces derniers que les faits imprévus acquièrent une signification. La seule différence est que, désormais, de telles rencontres avec l’obstacle ne se produisent plus au cours de la découverte (puisque celle-ci n’est plus tâtonnante et consiste en une invention soudaine), mais déjà auparavant, au moment où échouent les premiers procédés essayés à titre d’hypothèses, et où le problème se précise par cela même. Dans l’observation 180, ces schèmes auxiliaires qui viennent attribuer une signification aux faits sont ceux qui permettent à l’enfant de comprendre ce qu’est la fente qu’il a sous les yeux (= l’indice d’une ouverture sous-jacente) et en quoi elle est gênante (parce que trop étroite). Il est souvent arrivé à l’enfant, en effet, d’ouvrir et de fermer des boîtes, de vouloir passer sa main au travers d’ouvertures exiguës, etc. Ce sont ces schèmes qui confèrent une signification à la situation actuelle et qui du même coup dirigent la recherche : ils interviennent donc à titre de moyens secondaires et se subordonnent par là même au procédé initial. C’est alors qu’intervient l’invention, sous la forme d’une accommodation brusque de l’ensemble de ces schèmes à la situation présente. Comment donc procède cette accommodation ?
Elle consiste, comme toujours, à différencier les schèmes précédents en fonction de la situation actuelle, mais cette différenciation, au lieu de procéder par tâtonnement effectif et assimilation cumulative, résulte d’une assimilation spontanée, donc plus rapide et procédant par essais simplement représentatifs. En d’autres termes, au lieu d’explorer la fente avec le doigt, et de tâtonner jusqu’à découvrir le procédé qui consiste à tirer à soi la paroi pour élargir l’ouverture, l’enfant se contente de regarder cette ouverture, quitte à expérimenter, non plus sur elle directement, mais sur ses substituts symboliques : Lucienne ouvre et ferme sa bouche en examinant la fente de la boîte, preuve qu’elle est en train d’assimiler celle-ci et d’essayer mentalement l’agrandissement de la fente ; d’autre part, l’analogie ainsi établie par assimilation entre la fente perçue et d’autres ouvertures simplement évoquées l’amène à prévoir qu’une pression exercée sur le bord de l’ouverture l’élargira sans plus. Une fois les schèmes ainsi accommodés spontanément sur le plan de la simple assimilation mentale, Lucienne passe à l’action et réussit d’emblée.
Une telle interprétation s’applique à chacune de nos autres observations. Dans l’observation 179, par exemple, si Lucienne met en boule la chaîne à introduire dans la boîte, après avoir constaté l’échec de la méthode directe, c’est que les schèmes acquis en mettant la chaîne dans un seau ou un collier dans un arrosoir (obs. 172) ou encore en serrant des étoffes, en mettant son oreiller ou son mouchoir dans sa bouche, etc., lui permettent une assimilation suffisante de la situation nouvelle : au lieu de tâtonner, elle combine donc mentalement les opérations à exécuter. Mais cette expérience mentale ne consiste nullement en l’évocation mnémonique d’images toutes faites : elle est un processus essentiellement constructif, dont la représentation n’est qu’un adjuvant symbolique, puisqu’il y a invention véritable et que jamais elle n’a perçu une réalité identique à celle qu’elle en train d’élaborer. Dans les observations 180 et 180bis, il y a également fonctionnement spontané des schèmes de déplacement, par analogie certes avec des expériences que l’enfant a pu faire en réalité, mais cette analogie entraîne l’imagination de combinaisons nouvelles. Dans l’observation 182, enfin, nous voyons comment un schème initial peut se différencier, sans que l’on puisse parler de tâtonnement progressif, par dissociation et assimilation brusques 1.
Mais comment rendre compte du mécanisme de cette réorganisation spontanée des schèmes ? Soit, par exemple, la construction du schème de « mettre en boule », dans l’observation 179, ou de celui d’« élargir la fente », dans l’observation 180 : cette construction consiste-t-elle en une structuration soudaine des représentations ou du champ de la perception, ou est-elle bien l’aboutissement des activités assimilatrices antérieures à l’invention ? Comme nous venons de le rappeler, un certain nombre de schèmes déjà acquis dirigent la recherche au moment de l’invention, sans cependant qu’aucun contienne par lui-même la solution juste. Par exemple, avant de mettre en boule la chaîne pour l’introduire dans l’orifice étroit, Lucienne a déjà  : 1° serré des étoffes, 2° mis la chaîne dans une large ouverture et 3° comparé des objets volumineux à des ouvertures insuffisantes (comme lorsqu’elle a cherché à passer des objets à travers les barreaux de son parc). Dans le cas de l’observation 180 elle est également en possession des schèmes antérieurs sur lesquels nous avons déjà insisté. Le problème qui se pose est donc de savoir comment ces schèmes vont se coordonner entre eux pour donner naissance à l’invention : est-ce par une structuration indépendante de leur genèse ou grâce à l’activité même qui les a engendrés et qui se poursuit maintenant sans plus dépendre des circonstances extérieures dans lesquelles elle a débuté ? Autant se demander si les idées s’organisent d’elles-mêmes, au cours d’une invention théorique, ou si elles s’organisent en fonction des jugements implicites et de l’activité intelligente potentielle qu’elles représentent. Pour nous, il n’y a pas de doute que la seconde de ces deux thèses est, dans les deux cas (dans l’intelligence sensori-motrice comme dans la pensée réfléchie), de beaucoup la plus satisfaisante pour l’esprit, la première ne consistant qu’en une manière de parler qui voile le dynamisme des faits sous un langage statique.
Mais comment concevoir cette réorganisation des schèmes, si elle doit remplir la double condition de prolonger leur activité assimilatrice et de se libérer des circonstances extérieures dans lesquelles a débuté cette activité ? Grâce au processus de l’assimilation réciproque, mais en tant qu’il se prolonge désormais sur un plan indépendant de l’action immédiate.
Nous retrouvons ici une remarque déjà faite à propos de l’« application des moyens connus aux circonstances nouvelles » : c’est que, dans l’acte d’intelligence pratique, les moyens se subordonnent aux fins par une coordination analogue à celle des schèmes hétérogènes dans le cas des coordinations intersensorielles (ouïe et vue, etc.), donc par assimilation réciproque des schèmes en présence. En d’autres termes, chaque schème tend à prolonger l’activité assimilatrice qui lui a donné naissance (de même que chaque idée tend à prolonger les jugements dont elle est issue), et s’applique par conséquent de lui-même à l’ensemble des situations qui s’y prêtent. Dès lors, en présence de la chaîne de montre à glisser dans l’orifice étroit, les schèmes présentant une analogie quelconque avec la situation et susceptibles ainsi d’en assimiler les données, entreront d’eux-mêmes en activité. Nous avons rencontré sans cesse des exemples illustrant ce processus. Seulement, jusqu’à présent, l’activité déclenchée de la sorte a toujours donné lieu à des actions effectives, c’est-à -dire à des applications immédiates (« application des moyens connus aux circonstances nouvelles ») ou à des tâtonnements empiriques. La nouveauté du cas de l’invention consiste par contre en ceci que, désormais, les schèmes entrant en action demeurent à l’état d’activité latente et se combinent les uns avec les autres avant (et non pas après) leur application extérieure et matérielle. C’est pourquoi l’invention paraît sortir du néant : l’acte qui surgit soudain résulte, en effet, d’une assimilation réciproque préalable, au lieu d’en manifester en plein jour les péripéties. Le meilleur exemple de ce processus est celui que nous avons consigné en note, page 344. L’introspection nous a permis, en effet, de noter clairement comment le schème du mouchoir enfoncé dans une fente assimilait progressivement et mentalement le schème de l’objet à glisser dans l’entrebâillement de la vitre, et vice versa, cette assimilation réciproque entraînant l’invention de la solution juste. Chez Lucienne, l’observation 180 montre également le bien-fondé de cette explication : le geste d’ouvrir et de fermer la bouche en présence de l’ouverture à agrandir indique avec assez de clarté comment la réorganisation intérieure des schèmes procède par assimilations. La formule bien connue de G. Tarde 2 illustre ce mécanisme : l’invention, disait Tarde, résulte de l’interférence de courants d’idées indépendants. Le processus de cette interférence ne saurait être, en notre langage, que celui précisément de l’assimilation réciproque.
En bref, l’invention par déduction sensori-motrice n’est autre chose qu’une réorganisation spontanée des schèmes antérieurs, lesquels s’accommodent d’eux-mêmes à la situation nouvelle, par assimilation réciproque. Jusqu’à présent, c’est-à -dire jusqu’au tâtonnement empirique y compris, les schèmes antérieurs n’ont jamais fonctionné que grâce à un exercice réel, c’est-à -dire en s’appliquant effectivement à une donnée concrètement perçue. C’est ainsi que, dans l’observation 165, il faut que Jacqueline voie réellement que le coq est arrêté par les barreaux du parc et il faut qu’elle ait constaté réellement la possibilité de le redresser, lorsqu’il reculait par hasard en chutant, pour qu’elle ait l’idée de le reculer systématiquement avant de le redresser et de l’introduire entre les barreaux : les schèmes antérieurs interviennent donc pour donner une signification à ces événements, mais ils n’interviennent que lorsqu’une donnée concrètement perçue (la chute du coq, etc.) les excite et les fait fonctionner. Au contraire, dans la déduction préventive, les schèmes fonctionnent d’eux-mêmes intérieurement, sans qu’il y ait besoin d’une série d’actes externes pour les alimenter sans cesse du dehors. Il faut encore, naturellement, qu’un problème soit posé par les faits eux-mêmes, et que ce problème suscite, à titre d’hypothèse, l’emploi d’un schème sensori-moteur servant de moyen initial (sans quoi nous ne serions plus dans le domaine de l’intelligence pratique et atteindrions déjà le plan de l’intelligence réfléchie). Mais, une fois le but posé, et une fois aperçues les difficultés auxquelles se heurte l’emploi des moyens initiaux, les schèmes du but, ceux des moyens initiaux et les schèmes auxiliaires (évoqués par la conscience des difficultés) s’organisent d’eux-mêmes en une totalité nouvelle, sans qu’un tâtonnement extérieur soit nécessaire pour soutenir leur activité.
Il est donc inexact de parler, comme le fait la théorie empiriste de l’« expérience mentale », d’une simple intériorisation des expériences effectives antérieures : ce qui s’est intériorisé, ce sont uniquement les connaissances acquises, dues à ces expériences. Mais l’expérience effective ou externe implique d’emblée, comme la déduction simplement mentale, une activité assimilatrice interne, formatrice de schèmes, et c’est cette activité, interne dès le début, qui dorénavant fonctionne d’elle-même sans avoir plus besoin d’alimentation extérieure. Gardons, si l’on veut, le terme d’« expérience mentale » pour désigner ces déductions primitives. Mais c’est donc à condition de se rappeler que toute expérience, y compris le tâtonnement empirique, suppose elle-même une organisation préalable des schèmes assimilateurs, et que le contact avec les faits n’est rien, à aucun niveau, en dehors de l’accommodation de ces schèmes. Le bébé qui combine mentalement les opérations à exécuter pour agrandir la fente de la boîte d’allumettes est dans la situation de l’enfant plus âgé qui n’a plus besoin de compter des pommes avec ses doigts pour établir que « 2 + 2 font 4 » et qui se borne à combiner des chiffres : mais cette dernière « expérience mentale » serait incompréhensible si, dès la numération des objets concrets, une activité nombrante n’assimilait pas des réalités non pourvues par elles-mêmes de propriétés numériques. L’expérience mentale est donc une assimilation fonctionnant d’elle-même, et devenue ainsi en partie formelle, par opposition à l’assimilation matérielle initiale. De même, la déduction de Lucienne relative à la boîte d’allumettes résulte sans plus d’un fonctionnement spontané de ses schèmes d’assimilation, lorsqu’ils parviennent à se combiner entre eux sans contenu perceptif immédiat, et en ne procédant plus que par évocations. La déduction apparaît ainsi à ses débuts comme le prolongement direct des mécanismes antérieurs d’assimilation et d’accommodation, mais sur un plan qui commence à se différencier de la perception et de l’action directes.
Dira-t-on, dès lors, comme le fait la théorie qui est à l’autre extrême, que l’invention est due à une structuration immédiate du champ de la perception, indépendante de tout apprentissage et des actions antérieures ? Les observations précédentes ne semblent pas plus favorables à une thèse aussi radicale qu’à celle de l’« expérience mentale » des purs empiristes. Le défaut de la thèse empiriste est qu’elle n’explique pas l’élément créateur propre à l’invention. En faisant de toute déduction la répétition interne de tâtonnements extérieurs, elle aboutit à nier l’existence d’une activité constructive, demeurant interne (à tous les niveaux) et qui seule rend compte de l’épuration progressive du raisonnement. Mais la théorie des « structures », en insistant trop sur l’originalité de l’invention, aboutit au même résultat, et se trouve obligée, pour rendre compte des nouveautés sans faire appel à l’activité propre à l’assimilation et à l’accommodation combinées, de les attribuer à un préformisme structural. Alors que l’associationnisme empiriste considérait toute déduction constructive comme la réplique interne d’expériences extérieures déjà toutes organisées, la théorie des structures en fait une projection au dehors de formes intérieures également toutes préparées d’avance (parce que liées au système nerveux, aux lois a priori de la perception, etc.). Or c’est ce dont l’analyse de l’activité assimilatrice nous conduit à douter. Si les schèmes d’assimilation nous paraissent, dans le cas des observations 177 à  182, se réorganiser spontanément en présence du problème posé par le milieu externe, cela ne signifie en rien que ces schèmes, quelque globaux et totalisateurs soient-ils, sont identiques à des « structures » s’imposant d’elles-mêmes indépendamment de toute construction intellectuelle. Le schème d’assimilation n’est pas, en effet, une entité isolable de l’activité assimilatrice et accommodatrice. Il ne se constitue qu’en fonctionnant et il ne fonctionne que dans l’expérience : l’essentiel est donc, non pas le schème en tant que structure, mais l’activité structurante qui donne naissance aux schèmes. Dès lors si, à un moment donné, les schèmes se réorganisent d’eux-mêmes jusqu’à faire surgir des inventions par combinaison mentale, c’est simplement que l’activité assimilatrice, exercée par de longs mois d’application aux données concrètes de la perception, finit par fonctionner d’elle-même en n’utilisant plus que des symboles représentatifs. Cela ne signifie nullement, répétons-le, que cette épuration soit une simple intériorisation d’expériences antérieures : c’est sur ce point que la « Gestaltpsychologie » a insisté avec bonheur en montrant que la réorganisation propre à l’invention crée bien du nouveau. Mais cela signifie que la réorganisation ne se fait pas d’elle-même, comme si les schèmes étaient doués d’une structure propre, indépendamment de l’activité assimilatrice qui leur a donné naissance : la réorganisation qui caractérise l’invention prolonge simplement cette activité. C’est ainsi que, dans les faits observés sur nos enfants (obs. 177 à  182) et sans doute chaque fois que l’on connaît dans le détail l’histoire des sujets examinés, il est possible de retrouver quels schèmes anciens sont intervenus au cours de l’invention : l’invention n’en demeure pas moins créatrice, c’est entendu, mais elle suppose aussi un processus génétique dont le fonctionnement lui est bien antérieur.
Quel est maintenant le rôle de la représentation dans ces premières déductions sensori-motrices ? Au premier abord, il paraît capital : c’est grâce à la représentation que l’assimilation réciproque peut demeurer interne au lieu de donner d’emblée lieu à des tâtonnements empiriques. C’est donc grâce à la représentation que l’« expérience mentale » succède à l’expérimentation effective, et que l’activité assimilatrice peut se poursuivre et s’épurer sur un plan nouveau, distinct de celui de la perception immédiate ou de l’action proprement dite. On s’explique ainsi comment Köhler a été conduit à mettre tout l’accent, dans ses recherches relatives à l’intelligence animale, sur la réorganisation du champ de la perception, comme si c’était cette réorganisation qui entraînait à sa suite l’invention intellectuelle et non pas l’inverse 3. La représentation est, en effet, une nouveauté essentielle à la constitution des conduites du présent stade : elle différencie ces conduites de celles des stades antérieurs. Comme nous l’avons vu, les comportements les plus complexes des stades précédents, y compris la « découverte des moyens nouveaux par expérimentation active », peuvent se passer de représentations, si l’on définit ces dernières par l’évocation des objets absents : l’anticipation motrice propre aux schèmes mobiles d’assimilation suffit à assurer la compréhension des indices et la coordination des moyens et des fins, sans que la perception ait besoin de se doubler de représentation. Au contraire, l’invention par combinaison mentale implique cette représentation. Mettre d’avance une chaîne en boule pour l’introduire dans un orifice étroit (lorsque le sujet n’a jamais eu l’occasion de rien mettre en boule dans de telles circonstances), combiner d’avance les positions d’un bâton avant de le passer à travers les barreaux (lorsque l’expérience est nouvelle pour l’enfant), agrandir d’avance une fente pour en retirer un objet caché (lorsque l’enfant est aux prises pour la première fois avec un tel problème), cela suppose que le sujet se représente les données offertes à sa vision autrement qu’il ne les perçoit directement : il corrige en esprit la chose qu’il regarde, c’est-à -dire qu’il évoque des positions, des déplacements ou peut-être même des objets, sans les contempler actuellement dans son champ visuel.
Mais si la représentation constitue donc une acquisition essentielle, caractéristique de ce stade, il ne faudrait cependant pas en exagérer la portée. La représentation est assurément nécessaire à l’invention, mais il serait erroné de la considérer comme seule cause. Bien plus, on peut soutenir, avec au moins autant de vraisemblance, que la représentation résulte de l’invention : le processus dynamique propre à cette dernière précède, en effet, l’organisation des images, puisque l’invention naît d’un fonctionnement spontané des schèmes d’assimilation. La vérité semble ainsi qu’entre l’invention et la représentation il y a interaction, et non pas filiation simple. Quelle peut être la nature de cette interaction ?
Les choses se clarifient dès que, avec la théorie des signes, on fait de l’imagerie visuelle, propre à la représentation, un simple symbolisme servant de « signifiant », et du procès dynamique propre à l’invention la signification elle-même, autrement dit le « signifié ». La représentation servirait ainsi de symbole à l’activité inventive, ce qui n’enlève rien à son utilité, puisque le symbole est nécessaire à la déduction, mais ce qui la décharge du rôle trop lourd qu’on lui fait jouer parfois d’être le moteur de l’invention elle-même.
Il faut ici distinguer deux cas. Le premier est celui dans lequel l’enfant évoque sans plus un mouvement ou une opération déjà exécutée auparavant. Par exemple, lorsque Lucienne s’aperçoit que son bâton n’entre pas à travers les barreaux et qu’elle le redresse avant de chercher à le passer (obs. 178), il est fort possible que, en combinant les mouvements nouveaux nécessaires à l’opération, elle évoque visuellement les mouvements du bâton précédemment exécutés (soit juste auparavant soit dans d’autres expériences). En ce cas, la représentation joue le rôle de simple souvenir visuel et l’on pourrait penser que l’invention consiste à combiner sans plus ces images-souvenirs entre elles. Malheureusement cette hypothèse si simple, sur laquelle repose sans plus la théorie associationniste de l’expérience mentale, se heurte à de sérieuses difficultés. L’observation ne semble, en effet, nullement montrer que, durant la première année l’image visuelle prolonge si facilement l’action. Les observations décrites à propos de l’« invention des moyens nouveaux par expérimentation active » (obs. 148 à  174) seraient inexplicables si l’imagerie visuelle se constituait d’elle-même en fonction de la perception : comment expliquer, par exemple, que dans l’observation 165 Jacqueline ait tant de peine à tirer parti des expériences qu’elle fait (impossibilité de passer le coq à travers les barreaux), si une représentation visuelle adéquate lui permettait d’enregistrer ce qu’elle voit ? Il semble au contraire, en un tel cas, que l’apprentissage soit d’ordre moteur, et que l’image ne prolonge pas encore le mouvement. Dès lors, il paraît difficile d’interpréter l’invention par combinaison mentale comme une simple réorganisation du champ de la perception : cette réorganisation résulte de l’organisation des mouvements eux-mêmes et ne la précède pas. Si les images interviennent, c’est donc à titre de symboles accompagnant le processus moteur et permettant aux schèmes de s’appuyer sur eux pour fonctionner d’eux-mêmes, indépendamment de la perception immédiate : les images ne sont donc pas en ce cas les éléments, mais simplement les outils de la pensée naissante 4.
Quant à savoir pourquoi l’image n’intervient pas au niveau du tâtonnement empirique et semble nécessaire à l’invention par combinaison mentale, cela s’explique précisément en vertu de la même hypothèse. L’image étant un symbole, elle ne prolonge pas sans plus le mouvement et la perception réunis, et c’est pourquoi elle n’intervient pas dans le tâtonnement empirique. Par contre, dès que les schèmes se mettent à fonctionner spontanément, c’est-à -dire en dehors du tâtonnement immédiat, et à se combiner ainsi mentalement, ils confèrent par cela même une signification aux traces laissées par la perception 5, et les élèvent dès lors au rang de symboles par rapport à eux : l’image ainsi constituée devient donc le signifiant, dont le signifié n’est autre que le schème sensori-moteur lui-même.
Ceci nous conduit au second cas : lorsque la représentation accompagne l’invention ou combinaison mentale, il arrive que l’enfant n’évoque pas simplement les opérations déjà exécutées mais combine ou compare en imagination des images diverses. Un bon exemple est celui de l’observation 180, dans laquelle Lucienne ouvre la bouche en regardant une fente à agrandir et témoigne ainsi des combinaisons représentatives qu’elle est en train de réaliser. Mais, dans un tel cas, l’image est a fortiori symbole : utiliser les mouvements imaginés de la bouche pour penser les opérations à exécuter sur une ouverture donnée dans la perception, c’est assurément faire de l’image un simple « signifiant » dont la signification est à rechercher dans l’opération motrice elle-même.
En bref, le fait que l’invention s’accompagne de représentation ne parle en rien en faveur ni de la théorie associationniste de l’expérience mentale, ni même de la thèse d’une réorganisation spontanée du champ de la perception, thèse soutenue par certains travaux célèbres issus de la « Gestalttheorie ». Toute représentation comporte, en effet, deux groupes d’éléments, qui correspondent aux mots ou aux symboles, d’une part, et aux notions elles-mêmes, d’autre part, en ce qui concerne la représentation théorique : ce sont les signes et les significations. Or l’image est à classer dans le premier groupe, tandis que le second groupe est constitué par les schèmes eux-mêmes, dont l’activité engendre l’invention. On voit ainsi que si l’invention suppose la représentation, la réciproque est vraie, parce que le système des signes ne saurait s’élaborer indépendamment de celui des significations.
Il resterait, certes, à préciser le comment de cet avènement de l’image, en tant qu’elle est issue de l’activité des schèmes. Mais ce n’est pas le lieu d’en discuter, car une question considérable est à traiter au préalable : le problème de l’imitation. Si vraiment, en effet, l’image n’accompagne pas d’emblée le mouvement, un terme intermédiaire doit pouvoir expliquer le passage du moteur au représentatif et l’image doit être en quelque sorte jouée avant d’être pensée. Cet intermédiaire n’est autre que l’imitation. L’observation 180, au cours de laquelle Lucienne imite l’ouverture contemplée et l’imite grâce aux mouvements de la bouche, c’est-à -dire d’un organe non directement perçu par la vue, est un excellent exemple de cette transition. Renvoyons donc le problème à plus tard, lorsque nous pourrons reprendre l’histoire des schèmes moteurs du point de vue spécial de l’imitation.
Bornons-nous donc à conclure que l’intervention des représentations dans les mécanismes du présent stade implique celle d’un sixième et dernier type de signifiants, celui des images symboliques. On se rappelle, en effet, que, durant le quatrième stade, les « signaux », jusque-là liés aux mouvements mêmes de l’enfant, commencent à se détacher de l’action immédiate sous forme d’« indices » permettant la prévision des événements indépendants de l’activité propre (obs. 132-135). Au cours du cinquième stade, le caractère de ces « indices » s’accentue encore, c’est-à -dire qu’ils permettent à l’enfant de prévoir les propriétés des objets eux-mêmes, s’adaptant ainsi au mécanisme des « réactions circulaires tertiaires » (obs. 175). Or, le développement des indices dans le double sens de l’accommodation aux choses elles-mêmes et du détachement à l’égard de l’action immédiate trouve son achèvement au cours du sixième stade, lorsque les schèmes deviennent capables de fonctionner seuls par combinaison purement mentale. D’une part, grâce au progrès de l’accommodation (laquelle, ainsi que nous le constaterons ultérieurement, se prolonge nécessairement en imitation), les indices se moulent toujours davantage sur les caractères des choses et tendent ainsi à se constituer en « images ». D’autre part, grâce au détachement progressif des indices à l’égard de l’action immédiate au profit de la combinaison mentale, ces images se libèrent de la perception directe pour devenir « symboliques ».
On observe ce double mouvement dans les faits d’imitation et de jeu. L’imitation caractéristique du sixième stade devient représentative aussi bien parce que l’enfant se met à imiter des gestes nouveaux au moyen des parties invisibles pour lui de son corps (imitation relative aux mouvements de la tête, etc., laquelle conduit à une représentation de son propre visage) qu’à cause des « imitations différées » qui annoncent le symbolisme (imiter des personnages absents, etc.). D’autre part, le jeu, durant la même période, devient lui-même symbolique en tant qu’il commence à impliquer le « comme si ».
Or, du point de vue des significations et de l’intelligence en général, ce développement des représentations ne s’affirme pas seulement dans l’« invention des moyens nouveaux par combinaison mentale », mais dans une série d’autres conduites témoignant de l’existence des images représentatives nécessaires à l’évocation des objets absents. En voici un seul exemple :
Obs. 183. — À 1 ; 6 (8), Jacqueline joue avec un poisson, un cygne et une grenouille, qu’elle met dans une boîte pour les en sortir, les y remettre, etc. À un moment donné, elle a perdu la grenouille : elle pose dans la boîte le cygne et le poisson puis cherche manifestement la grenouille. Elle soulève tout ce qui est à sa portée (un grand couvercle, un tapis, etc.) et se met à dire (mais longtemps après avoir commencé la recherche) inine, inine (= grenouille). Ce n’est pas le mot qui a déclenché la recherche, mais bien l’inverse : il y a donc eu évocation d’un objet absent sans aucun excitant directement perçu. La vue de la boîte dans laquelle ne se trouvent que deux objets sur trois a provoqué la représentation de la grenouille, que cette représentation ait précédé ou accompagné l’acte, peu importe.
On voit donc l’unité des conduites de ce sixième stade : combinaison mentale des schèmes avec possibilité de déduction dépassant l’expérimentation effective, invention, évocation représentative par images-symboles, autant de caractères marquant l’achèvement de l’intelligence sensori-motrice et la rendant désormais susceptible d’entrer dans les cadres du langage pour se transformer, avec l’aide du groupe social, en intelligence réfléchie.