La Formation de la notion de force ()

Chapitre VI.
Les réactions à l’inertie a

avec Isabelle Fluckiger-Geneux

La physique d’Aristote ignorait tout de la notion d’inertie et il a fallu attendre Galilée et Descartes pour comprendre que seuls les changements de vitesse exigent l’intervention d’une force, les mouvements rectilignes et uniformes se conservant d’eux-mêmes autant que les états de repos. Et pourtant la vie quotidienne nous impose de fréquentes expériences instructives à cet égard : lorsque le véhicule sur lequel nous nous tenons part, nous sommes projetés en arrière et lorsqu’il s’arrête nous le sommes en avant. Pourquoi les observateurs n’en ont-ils pas tiré l’idée d’inertie ? Il y a intérêt à le chercher en analysant les réactions de l’enfant à de tels faits, en fonction de son développement opératoire, ce qui nous fournira du même coup un bon exemple de liaison possible entre la constitution des notions physiques et les informations fournies par le corps propre, qu’elles soient correctes ou déformées, et, d’autre part, un nouvel exemple de composition des forces ou des mouvements selon leurs directions.

§ 1. Techniques et résultats généraux

§ 1. Techniques et résultats générauxplacée sur un carton que l’on déplace ou sur un petit wagon. D’où trois questions :1) L’enfant étant debout sur un tapis, on tire celui-ci, mais auparavant on demande ce qui va en résulter, et dans quel sens aura lieu la chute (qui aboutit d’ailleurs dans les bras de l’un des assistants pour en amortir les effets). Puis l’enfant est placé dos à l’expérimentateur et on redemande prévision, constatation et explication à propos des deux. On peut faire plusieurs essais jusqu’à ce que l’enfant parvienne à une régularité et l’explique.2) Cela fait, on transporte les mêmes problèmes en remplaçant l’enfant par une poupée et le tapis par une feuille de papier ou de carton. On demande de prévoir comment tombera la poupée en différentes positions, d’expliquer, de constater (chaque fois) et d’expliquer à nouveau si le fait est contraire à l’anticipation.au départ.4) Les sujets qui ont passé par les épreuves 1-3 sont ensuite interrogés sur 4 et 5. Mais un groupe important de sujets n’ont été interrogés que sur ces derniers problèmes. La question 4 consiste à faire prévoir ce qu’il adviendra d’une bille placée à l’arrière du wagon, d’abord au départ et pendant la marche, puis à l’arrêt (de petites règles sont placées sur les deux côtés du wagon, de manière à rétrécir le chemin). Le wagon est mis sur rails pour que son mouvement soit bien rectiligne. Les deux prévisions données, avec explications, on passe aux constatations, avec nouvelles explications.

Quant aux niveaux observés, il faut distinguer les prévisions et les explications qui vont à peu près de pair dans le cas du tapis, tandis que ce n’est plus entièrement le cas dans celui du wagon. En nous fondant sur les premières nous caractériserons un niveau I par le fait que les questions 1-2 ne sont pas mieux résolues que les suivantes, un niveau II où les questions 1-2 donnent lieu à une prévision exacte et une compréhension relative (avec en général réussite à 3), mais où la question 4 n’est nullement dominée. Par contre, la question 5, qui ne correspond pas non plus à des anticipations exactes au sous-niveau IIA, permet de telles prévisions en un sous-niveau IIB, par simple généralisation des faits constatés à propos de la question 4. Le niveau IIB ne constitue ainsi qu’une simple étape intermédiaire entre les niveaux II et III, les cas de IIA étant les plus représentatifs du stade II. Enfin, au niveau III, les

sujets répondent aux questions 4 et 5 par des prévisions exactes et par un début d’explication fondé sur la composition des vitesses relatives, avec compréhension partielle de l’idée d’inertie, mais sans encore d’assimilation réflexive des états de repos et de mouvements inertiaux. Le niveau I dure jusque vers 7 ans, les niveaux IIA prédomine à 7-8 ans et IIB à 9-10 ans et le niveau III n’est atteint qu’à 10-11 ans.

§ 2. Le niveau I

Voici quelques faits caractéristiques :

Pin (7 ;2) débute sur le tapis par une prévision qui pourrait sembler juste : « Je vais tomber assis », ce qui correspond à l’arrière1, mais, en le tournant de dos, il fait la même prévision, ce qui revient cette fois à tomber en avant. « (Exp.)2. Comment tu es tombé ? — Comme ça. — C’est ce que tu pensais ? — Non. — Pourquoi comme ça ? — Parce qu’on tire fort et on tombe. » On passe à la poupée sur la feuille : « La poupée va tomber. — Comment ? — Assis (en arrière). — (Exp.) Et comme ça (la poupée tourne le dos) ? — (Montre juste.) — Et si je la tire un peu (on la laisse de dos mais en l’avançant de quelques centimètres) ? — (Il montre en avant.) — Regarde (exp.). C’est ce que tu pensais ? — Non. — Qu’est-ce que tu pensais ? — En avant. — (On remet la poupée de face.) — Elle va tomber en avant (faux). — Pourquoi ? — Parce qu’on pousse en avant. — (Exp.) C’est ce que tu pensais ? — Non. — C’est normal ? — Non ce n’est pas normal. — Elle devait faire comment ? — En avant. » Suivent encore trois prévisions fausses. On revient au tapis avec l’enfant lui-même face à l’expérimentateur. « — Qu’est-ce qui va se passer ? — En avant. — (Exp.) En avant ? — Non. —   Tu aurais pu tomber en avant ? — Oui. — (Enfant dos à l’expérimentateur.) Et maintenant ? Comme ça ? — (Indique de dos : faux.) — (Exp.). — Je suis tombé en avant (de son point de vue). — C’est juste comme tu es tombé (pour ne pas redire « normal ») ? — Non. — Et maintenant ? — (Face à l’expérimentateur) ? — En avant (faux). — (Exp.) Comment es-tu tombé ? — En arrière. — Qu’est-ce qu’il faut faire pour tomber en avant ? — Aller plus en avant (il se rapproche de l’expérimentateur). — On va voir (exp.). Tu es tombé vers moi ? — Non. — Et si tu te mets comme ça (de dos) ? — En arrière (faux). — Tu peux tomber vers moi si je tire ? — Oui. — Comment ? — On ne peut pas faire. »

« Tu as déjà été dans un tram ? — Oui. — On risque de tomber quelquefois ? — Oui, quand on ne se tient pas. — Si tu es debout et que le tram part ? — Je tombe. — Comment ? — En avant. » On présente le wagonnet

(1) Nous dirons systématiquement « en arrière » pour tomber dans le sens inverse à celui du mouvement du tapis (prévision juste) et « en avant » pour tomber dans le même sens que le mouvement (faux).

(2) Le terme (exp.) entre parenthèses signifie que l’on fait l’expérience.

en demandant de placer la poupée « pour qu’elle ne tombe pas quand on tire le wagon. — Ici contre (à l’avant de la voiture, face vers l’arrière). — Elle ne va pas tomber ? — Non, parce qu’elle est contre (la paroi avant) ». On passe aux prévisions en plaçant la poupée au milieu ou aux trois quarts du tram, face tantôt à l’avant (2), tantôt à l’arrière (3) : quatre des prévisions sont fausses. « Et comme ça (position choisie par Pin, contre la paroi avant) ? — Elle va rester debout. — Regarde (exp.). — Non. — Trouve la place pour qu’elle ne tombe pas. — (Il montre la place juste, contre la paroi arrière, face en avant.) — Pourquoi ? — Parce qu’elle tient (montre un mouvement arrière retenu par la paroi). »

Le sujet semblant avoir compris, on passe à la question 4 : une bille d’acier dans le fond du wagon, appelée « plomb » par les enfants : « Où est le plomb ? — Dans le coin en arrière. — Qu’est-ce qui va se passer si je vais tirer le wagon ? — Elle va venir en avant. — Quand ? — Quand on fait rouler. — Quand je vais tirer ? — Oui. — Regarde (exp.). — Elle est venue après. — Quand ? — Quand il était arrêté (les constatations sont donc correctes). — Tu peux expliquer ? — Parce qu’il était pressé (le plomb, contre la paroi arrière) et après ça s’est arrêté tout d’un coup et il est parti. — (On recommence en desserrant un peu les règles parallèles aux parois.) Qu’est-ce que va faire la bille quand je vais tirer ? — Rouler. — Quand ? — Quand le wagon va partir. — Elle partira tout de suite ? — Oui. — Et quand je m’arrêterai ? — Elle s’arrêtera là (paroi avant) parce que c’est bouché. — (Exp.) Alors ? — Elle est venue après ! (ne s’y attendait pas). — Elle a fait comme avant ? — Oui. — Pourquoi ? — Parce que ça a été encore un peu serré (les règles parallèles aux parois, donc l’espace de parcours). » On desserre davantage : « Quand je vais tirer ? — Elle roulera tout de suite. — (Exp.) — Non. — Pourquoi elle n’a pas roulé tout de suite ? — Je ne sais pas. — Pourquoi elle a roulé quand j’ai entraîné le wagon ? — Parce qu’on a arrêté brusquement (= secousse). »

Question 5 : « Où est la bille ? — Au milieu. — Qu’est-ce qu’elle va faire si je tire ? — Rouler tout de suite. — Où ? — Ici (en avant). — Elle peut faire autrement ? — Oui, comme ça (arrière). — Ça dépend de quoi ? — (Pin montre que si la bille est aux deux tiers arrière elle ira en arrière, et, au milieu ou plus, en avant.) — Pourquoi tu penses comme ça ? — Parce que le wagon va aussi comme ça. » On fait l’expérience mais Pin ne trouve aucune explication. On pose alors la bille sur la feuille de papier : Pin prévoit la direction arrière (juste) mais, si c’était lui sur le tapis, la direction avant ! On pose alors la poupée et la bille sur la feuille. « Si je tire ? — La poupée ira comme ça (avant) et la bille comme ça (arrière) ! »

Mar (7 ;3) prévoit, sur le tapis qu’on tire, qu’elle tombera en avant « parce que vous tirez de ce côté ». Après l’expérience et mise de dos, elle prévoit à nouveau en avant (ce qui pour elle est en arrière). Après l’expérience elle explique : « C’est parce que vous avez tiré le tapis en arrière (c’est-à-dire dans son dos), alors je glisse en avant (de face) », ce qui est la constatation juste, mais avec la poupée de dos sur le carton qu’on tire : « Elle va tomber du côté de la porte (faux) parce que vous tirez vers la porte : elle tombera là-bas. » On continue de tirer toujours dans le même sens et Pin prévoit que la poupée tombera du côté qu’on tire (quatre fois) et une fois dans l’autre

sens mais parce qu’elle est de dos. « Quand on a tiré le tapis comment es-tu tombée ? — En arrière (juste) puis deux fois vers la porte (faux). » Question 3 : pour que la poupée ne tombe pas, on peut la mettre en avant ou en arrière. Quand on tire « elle va tomber en avant » parce qu’on tire dans ce sens, etc., et si on la met au fond elle tombera « en avant ». L’expérience l’étonne en particulier sur ce dernier point et quand on passe à la question 4 elle en conclut que la bille restera au fond. Mais il devient alors difficile de distinguer le transfert de l’attitude spontanée surtout qu’en fin d’expérience elle revient, pour la poupée au fond du wagon, à l’idée qu’elle tombera en avant.

Ser (7 ;0) prévoit qu’il tombera en avant. « Pourquoi vers moi ? — Parce que c’est vous qui tirez (= dans cette direction). — Tu pourrais tomber en arrière ? — N’importe : les deux, peut-être là, peut-être là. — (Exp.) — Non, mais si vous tirez là-bas (sens inverse) je tomberais là (juste : et inverse donc spontanément au vu du fait). — Tourne-toi, si je tire ici tu tomberas comment ? — De ce côté (faux = côté où l’on tire). — (Exp.) — Non. Si vous tirez là, je tombe toujours là (en arrière). » Un nouvel essai montre qu’il applique la loi découverte. Question 2 (poupée) : « Elle tombera là (juste). — Et de dos ? — Elle tombera de ce côté (faux). (Exp.) — C’est ce que tu pensais ? — Non. » Question 3 : il trouve la bonne position en arrière, mais pour la poupée au milieu, etc., il prévoit tantôt faux, tantôt juste, « parce qu’il y a des fois je ne peux pas trouver » (a perdu la loi). Question 4 :1a bille « va rouler, va bouger » dès le départ. (Exp.) « Pourquoi reste-t-il ? — Parce que de ce côté il est appuyé (confond les directions). S’il est au milieu il bouge. » Quant au mouvement à l’arrêt c’est « quand le tram s’arrête brusquement, ça fait bouger ». Question 5 : au départ, la bille partira en avant et si on le place 2 cm plus loin « il va toujours vers le petit côté ».

Ces faits semblent clairs. Le sujet le plus typique de ce niveau, Pin dont nous avons cité l’interrogation in extenso, annonce constamment une chute dans le sens de la traction, malgré les multiples constatations qu’on lui a fait faire. Tout à la fin, seulement (et en continuant de dire que la poupée tombera en avant), il parvient à penser que la bille partira en arrière. Le sujet le plus proche du niveau II, Ser, en arrive par contre momentanément, après quelques erreurs, à prévoir que la chute sur le tapis se fera « toujours » dans le sens opposé à la traction ; mais en voulant appliquer cette loi à une poupée sur une feuille ou un wagonnet il la perd vite et en revient aux prévisions dans le sens de la traction.

Sur une soixantaine de réponses de ce niveau pour les seules questions 1-3, nous trouvons, mais pour ce qui est des nouvelles anticipations après constatations aussi bien que pour les constatations initiales, 71 % de prévisions dans le sens de la traction contre 29 % de prévisions « en arrière ». Sur ces dernières

il y a donc, d’une part, celles qui sont dues aux expériences qui viennent d’être faites (cf. Ser à la question 1) et celles qui ne sont justes qu’en apparence comme celle de Pin au début (« je vais tomber assis ») et qui sont centrées sur la position du corps propre, et non pas sur la direction du support mobile.

Il semble donc assuré que les réponses obtenues ne sont pas dues au hasard (± 50 % dans les deux sens), comme on aurait pu s’y attendre en cas d’incompréhension de l’inertie (et de manque de prise de conscience de l’expérience propre), mais que, déjà dans le cas du tapis et de la poupée sur un carton (questions 1 et 2), on se trouve en présence d’une réaction systématique. Celle-ci prendra une forme spectaculaire dans les questions 4-5 (surtout 4, et durant tout le stade II), où la bille est censée partir d’emblée, entraînée par le wagonnet, en acquérant donc une vitesse absolue supérieure à celle de ce dernier ! Dans le cas du tapis, il ne s’agit guère de translation et il y a surtout chute, mais celle-ci, elle aussi, est donc censée s’orienter dans le sens de la traction et non pas en sens inverse, comme s’il s’agissait d’une transmission de mouvement. Certes, celle-ci a lieu, puisque les pieds de l’enfant ou de la poupée sont entraînés par le tapis ou le carton, mais ce n’est pas de ce mouvement local dû au frottement que parle le sujet : c’est de la direction des chutes, et, en principe, elle lui paraît commandée par le sens de la traction, sans aucune compréhension de l’inertie, cela va sans dire, mais même de la dualité d’orientation de l’action et de la réaction.

Le fait étonnant, à cet égard, est qu’il y ait si mauvaise prise de conscience des mouvements du corps propre. Pin, qui a pourtant 7 ans, sait bien qu’au départ d’un tramway, on risque de tomber, mais d’après lui c’est « en avant » et c’est l’opinion générale à ce niveau, le faux principe conceptuel de l’entraînement sans inertie l’emportant donc sur la prise de conscience d’un effet presque quotidien. La raison en est simple : lorsque l’action propre est soumise à un réglage actif, comme lorsqu’il s’agit de pousser ou de tirer un objet, il y a prise de conscience de la direction des mouvements du corps et des objets eux-mêmes, car il y a réglage des efforts en fonction des résistances, d’où la précocité des schèmes de mouvement transitif, de transmission du mouvement du bras à l’objet (ou du bras au bâton et de l’instrument à l’objet) ; au

contraire, lorsque l’action propre subit des effets sans les régler, donc lorsqu’il n’y a pas action mais « passion » comme on disait jadis pour ce qui est subi et non pas voulu, alors il y a carence de la prise de conscience puisque la fonction de celle-ci est de permettre un réglage et qu’ici le seul réglage vise à ne pas tomber trop mal…

Quant au transfert de la question du tapis sur celle de la poupée et du carton, il ne donne pas lieu à des difficultés et les résultats sont en moyenne les mêmes (70 % de niveaux égaux jusqu’à 9 ans), avec quelque avance (10 % environ) quand le sujet se rappelle ce qu’il a constaté sur le tapis, mais aussi avec des reculs par rapport à ces constatations (20 % environ), comme si l’objectivation de l’expérience propre sur la poupée conduisait à un retour au principe général de la chute dans le sens de la traction. Le dernier fait est encore plus net dans le cas du wagonnet de la question 3 : les résultats sont en moyenne moins bons et l’on a déjà noté que Ser perd en ce cas la loi qu’il avait cependant affirmée vigoureusement (« toujours » en arrière) dans le cas du tapis.

§ 3. Le niveau IIA et B :
réussite aux questions 1-2 et échec a la question 4

Il existe une différence notable entre les questions de la direction des chutes et de celles des translations d’un mobile telles que la bille, et, comme on va le voir, les prévisions peuvent être correctes dans le premier cas sans entraîner le moindre sentiment d’analogie quant au second problème. Il y a donc là une situation à examiner de près. Voici d’abord des exemples du niveau IIA (échec aux questions 4 et 5), à commencer par deux cas intermédiaires entre les niveaux I et IIA :

Tag (6 ;3) débute par le doute (question 1) : en avant ou en arrière. Après le premier essai : « C’est normal ? — Peut-être, je n’en sais rien », mais dès les suivants : « Toujours de ce côté-là » (en arrière), de dos comme de face. Si on tire le tapis dans l’autre sens : « Là-bas, parce que toutes les autres fois, quand vous avez tiré là, je suis toujours tombé comme ça, si vous tirez là (sens inverse) je tomberai comme ça (juste). » Dans le cas de la poupée (quest. 2) il y a six prévisions correctes, en mettant la poupée de dos comme de face et en changeant la direction de traction « parce qu’avant quand vous avez

tiré sur le tapis je suis tombé comme ça ; si vous tirez ici elle tombe là ». Ses souvenirs relatifs au tram sont par contre inexacts : « Des fois je recule quand il freine brusquement », et il confond les directions opposées à l’arrêt et au départ. Mais, à la question 3, les prévisions multiples sont à nouveau exactes. En particulier, à l’arrière du tram la poupée ne tombera pas au départ « parce qu’elle est au bord et d’habitude elle tombait là (en arrière) : il y a le bord qui la retient ». Par contre, dès qu’on passe de la poupée à la bille (question 4), celle-ci, dans la même position arrière, « va rouler comme ça (en avant). — quand je pars ? — Quand vous partes il va là (en avant). — Et quand je m’arrête ? — Si vous arrêtes brusquement elle va revenir en arrière ». A l’essai, il maintient son opinion que la bille aurait dû aller en avant au départ du wagonnet : si cela n’a pas été le cas c’est « parce que, quand vous êtes parti, elle peut pas parce qu’il y a quelque chose qui la retient : ces petites barres (parallèles aux côtés du wagon et qui ne gênent nullement les mouvements). — Et s’il n’y avait pas les barres ? — Elle irait là (en avant). — Pourquoi ? — … — Qu’est-ce qui la fait partir en avant ? — C’est quand vous arrêtez : elle part (donc elle devrait le faire dès le début…) ». Question 5 (billes au milieu) : « Là ou là, je sais pas. — Devine ? — Elle ira en avant puis revient un petit bout. — Pourquoi ? — Elle va aller là-bas (en avant). Elle fait comme avant (il oublie la constatation contraire en 4), elle vient un petit peu mais pas jusqu’au bout. » Après deux expériences et une série de nouvelles prévisions fausses, il est pris de doute quand on pose la bille aux trois quarts (près de l’avant du wagon) : « Peut-être là ou là. — Où vas-tu décider ? — Là-bas (en arrière) comme quand j’étais sur le tapis ? — Elle fait la même chose ? — Je crois qu’elle fait la même chose que moi : quand vous aves tiré ça me faisait tomber de l’autre côté. — Pourquoi ? — Il n’y a rien pour nous retenir. » Mais, malgré la compréhension brusque de cette analogie, Tag finit par une prévision fausse : en arrière à l’arrêt et les freins « ça fait aller la bille en avant ou en arrière ».

Lar (7 ;8). Question 1 : « Je vais tomber. — De quel côté ? — Là (en arrière). — Est-ce que tu pourrais tomber contre moi ? — Non, parce que si vous tirez le tapis je tombe en arrière (gestes corrects indiquant les deux mouvements opposés). — (Exp.) C’est comme tu pensais ? — Oui. — (De dos.) — Là (juste) », etc. Question 2 : en arrière. On inverse le mouvement en tirant de l’autre côté : la prévision juste aussi. Question 3 : elle trouve la bonne position arrière « parce qu’elle est appuyée (en tombant en arrière). — Et si on la met ici (appuyée contre la paroi avant) ? — Elle tombera ici (de nouveau en arrière). — Où va le train ? — Là (juste) », etc. On reprend la feuille de carton, mais cette fois elle s’embrouille par analogie avec les arrêts et départs du tram. Question 4 : la bille va partir en avant ! « Et quand je m’arrête ? — En arrière. — (Exp.) C’est comme tu pensais ? — Non ; avant (au départ) elle est partie là (petit espace vers l’arrière) et quand vous arrêtez elle est venue là. »

Mais, étant donné les transferts possibles des constatations (exp.) faites à l’occasion des questions 2 et surtout 3 (cf. le moment où Tag découvre de l’analogie entre la bille sur le wa-

gon et lui-même sur le tapis)1, nous citerons maintenant des sujets qui n’ont pas passé par les questions 1-3 et ont débuté avec la question 4 :

Pau (7 ;9). Question 4 : « La bille va venir en avant. — Pourquoi ? — Parce que le train marche. — Alors ? — Elle marche comme le train. — (Exp.) — Quand le train a marché elle est restée à sa place et quand le train est arrivé elle est venue en avant. — Tu peux ici expliquer ? — Non. — Comment as-tu pensé ? — Que la bille va avec le train. » Question 5 : « Où est la bille ? — Au milieu. — Si je tire ? — Elle va aller ici (en avant). — Pourquoi ? — … »

Pie (7 ;7). Mêmes prévisions. Explication du fait constaté, à la question 5 : « C’est le wagon avec sa vitesse » qui la fait partir en avant à l’arrêt. Le recul au départ est « parce que ça fait un petit saut, ça part brusquement ».

Mag (8 ;7) n’a pas été interrogé sur les tapis mais sur la question 3, où toutes ses réponses sont justes : il faut mettre le bonhomme au fond arrière du wagon « parce que avec la secousse (au départ) il ne peut pas tomber en arrière. — Et quand je m’arrête ? — Il va tomber en avant ». Si on le met au milieu « il va tomber en arrière en partant », etc. Par contre, à la question 4, la bille « va rouler en avant jusqu’au bout et à l’arrêt elle va courir un peu en arrière. — (Exp.) — Elle a avancé. — Quand ? — Seulement dans le parcours, seulement quand ça s’est arrêté. — Pourquoi ? — Quand on arrête d’un bloc, la secousse ça va vite et ça prend la bille en avant ». Question 5 : « Où est la bille ? — Au milieu. — Et si je tire ? — Elle va partir en avant », etc.

Exactement quatorze jours après on revoit Mag et on l’interroge à nouveau comme si de rien n’était. Il vaut la peine de transcrire cette nouvelle interrogation : il commence par dire qu’en tram « on bascule un peu quand le tram part. — Comment ? — En arrière ». Il met donc la poupée en arrière. « Et quand le tram va s’arrêter ? — Elle va tomber en avant. » On met la poupée au milieu : « Elle va tomber en arrière » au départ. On passe alors à la question 4 : « La bille va partir en avant. — Quand ? — Quand le train part. — Pourquoi ? — Parce que ça pousse la bille, quand il part. — Et quand le wagon va s’arrêter ? — Elle va rester en avant. — Regarde (exp.). — C’est seulement quand le wagon s’arrête que la bille part. — C’est comme tu pensais ? — Non. — Pourquoi ainsi ? — Quand il arrête, ça pousse la bille. » Question 5 : « Quand on arrête, la bille va en avant. — Pourquoi ? — Ça pousse la bille. — Qu’est-ce qui pousse la bille ? — Le frein. — Et au départ elle fera quoi ? — Elle va rester au milieu (cf. la bille à l’arrière du wagon dans la question 4 !). » Après constatations on demande s’il y a analogie avec la question 3 : « Quand tu es debout dans un train, c’est comme la bille ? — Non, parce que je peux me tenir et la bille pas, parce qu’elle est

(1) Il est à noter que, en moyenne, on n’observe d’ailleurs aucune action sur les anticipations aux questions 4 et 5 des constatations faites à propos des questions 1 et 2 : en groupant les anticipations correctes ou fausses aux questions 3-4 et aux questions 1-2 on ne trouve aucune corrélation statistiquement significative (calcul au chi carré avec correction de Yater). Mais cela n’empêche naturellement pas certaines influences individuelles.

ronde. » Absolument rien n’a donc changé dans les positions initiales de Mag, malgré les constatations faites quinze jours auparavant et faites à nouveau avant de passer de la question 3 à 4 et avant de passer de 4 à 5 !

Bul (9 ;6). Question 4 : « La bille va venir en avant. — Elle va quitter le coin tout de suite ? — Oui. » Exp. : c’est le contraire, mais « quand on arrête, le wagon pousse la bille ». Question 5 (bille au milieu) : « La bille va rouler en avant. — (Exp.) C’est comme tu as pensé ? — Non. — Comment ça s’est passé ? — On a donné un élan, comme ça, on a poussé comme ça » (donc elle part à l’arrêt, comme une boule poussée par une autre qui s’immobilise elle-même).

Ivo (9 ;6). Question 4 : « La bille (au fond) va changer de côté. — Pourquoi ? — Parce que quand on tire le plomb suit les roues… il roule en même temps que les roues, non il roule en premier ( !). — (Exp.) Qu’est-ce qui s’est passé ? — La bille est restée en arrière, et après qu’on a arrêté elle est venue en avant. — Pourquoi ? — Le plomb (= la bille) n’avait pas assez d’élan pour partir de ce côté. — D’où vient l’élan ? — Quand on arrête le wagon (il se rallie au fait…) ça fait une secousse. » Question 5 : « La bille va venir en avant, elle va (re)venir en arrière et après au milieu. — (Exp.) Elle est venue en arrière, s’est arrêtée et après on a arrêté en un coup et elle est venue en avant. » On revient à la question 4 et Ivo trouve le moyen de justifier son idée première : « Quand on part, il y a du vent qui arrête la bille et ne la laisse pas aller en avant ( !) et après il y a un choc et elle vient en avant. »

Fra (10 ;6). Question 4 : « Le plomb va aller de l’autre côté quand le train part. — (Exp.) — Au moment où on a freiné brusquement, il a bougé car il n’a pas résisté au choc. — Pourquoi ? — Parce que le train n’a pas arrêté comme il faut. — Et pourquoi il n’est pas parti quand il y a eu un choc au départ ? — Parce que le choc n’était pas assez brusque. » Question 5 : « Le plomb viendra avec le train. S’il ira dans l’autre direction, alors le plomb ira dans l’autre direction. — (Exp.) — (Etonnement, puis nouvel arrangement avec les faits) : Le choc n’était pas assez dur. »

Cla (10 ;8). Question 4 : « Elle va rouler (en avant) » puis il a des doutes : « Elle va rester sur place à cause des petites lignes (plancher du wagon). — (Exp.) — Elle a roulé en avant ! — Tout de suite ? — Non. Quand on est arrivé là (à l’arrêt). — Pourquoi ? — Vous êtes tourné en arrière, puis vous avez avancé (il cherche à se justifier). — Mais non, regarde. Je suis retournée en arrière ? — Non. — Il y a un truc ? — Oui, elle devait rouler là ! » Question 5 : « Elle avancera », puis doutes : « Elle restera au milieu du train. — (Exp.) Pourquoi la bille n’a pas avancé ? — Elle devait aller en avant ! »

Jos (10 ;5) est encore à citer car il semble appartenir au niveau IIB : prévision fausse à la question 4, et, pour la question 5 : « La bille ira en arrière parce que le wagon avance. » Mais en réalité Jos pense que la bille avancera, seulement moins vite que le wagon : « Quand on court trop vite, les autres restent en arrière. C’est la même chose : le wagon va plus vite que la bille, le train a un moteur, la bille n’en a pas. » Il ne s’agit donc pas encore

de ce mouvement relatif que nous trouverons au niveau III où la bille qui recule par rapport au wagon reste en réalité sur place par rapport aux rails : il n’est encore question que d’une comparaison de deux vitesses inégales mais de même sens, encore qu’elle annonce la relativité découverte au stade suivant.

Ces sujets du niveau IIA, qui échouent donc aux questions 5 comme 4, représentent sur trente enfants du niveau II de 7 à 12 ans non interrogés sur les questions 1 et 2, les neuf dixièmes des cas à 7-8 ans, environ la moitié à 9-10 ans et on n’en trouve plus à 11-12 ans. Voici maintenant des exemples du niveau IIB chez lesquels les constatations faites à propos de la question 4 sont donc utilisées dans la solution de la question 5, à commencer par deux cas d’hésitation :

Flo (9 ;0). Question 4 : « La bille ira au bout (= en avant). — Pourquoi ? — Parce que quand on tire elle vient comme ça (sens de la tirée). — (Exp.) — Quand ça s’est arrêté la bille est partie. » Question 5 : « La bille va venir jusqu’au bout. — Tout de suite ? — Non, d’abord en arrière et après en avant… d’abord en avant et après en arrière. — (Exp.) — Non ! — Pourquoi ? — Je ne sais pas. »

Ros (9 ;2). Question 4 : « En avant. — Pourquoi elle ne restera pas dans le coin ? — Parce qu’elle n’est pas collée. — (Exp.) — (Etonnement, Ros regarde s’il n’y a pas de colle qui a retenu la bille.) Quand on arrête, c’est normal qu’elle parte. Mais si on n’arrête pas… Qu’est-ce qui peut l’arrêter ? (= la retenir. Il la regarde encore de près). Non, il n’y a pas d’aimant. » Question 5 : « Elle va aller en avant et après en arrière. Non, peut-être d’abord en arrière. — Pas en avant tout de suite ? — Non, quand on arrête. »

Val (9 ;10). Question 4 : « Elle va rouler jusqu’au bout et peut-être qu’avec l’arrêt elle va faire un petit saut en arrière. — (Exp.) Elle est partie à l’arrêt. —   Pourquoi ? — Elle n’est pas restée dans le coin parce qu’elle est ronde, alors elle roule. — Mais pourquoi elle est restée quand le wagon est parti ? — Parce qu’elle n’avait pas assez d’élan pour partir, parce qu’elle est lourde. — Et une bille plus légère ? — Elle aurait fait la même chose mais elle serait partie plus vite. » Question 5 : « Je crois qu’elle va partir en arrière. Quand on part ça fait aller en arrière et quand on arrête ça fait aller en avant. — Pourquoi ? — Ça fait aller de sens inverse. »

Cal (10 ;6). Question 4 : « Il va bouger (indique en avant et en zigzaguant) — (Exp.) — C’est le vent qui l’a fait rester (dans son coin, au départ !). » Question 5 : en arrière « et quand ça s’arrête il partira en avant ».

Mir (12 ;6). Question 3 (poupée dans le tram) : « Quand le tram part ? — Elle tombe en arrière. — Et quand on arrête ? — En avant. » Question 4 : « Elle va rouler (en avant). — (Exp.) — Oui, c’est normal, parce qu’on a tiré

en avant et il devait rester ici. » Question 5 : « Elle va aller en arrière. — Et à l’arrêt ? — Ça fait un choc et ça va en avant. »

Citons encore le cas de Gal (9 ;1) qui réussit d’emblée aux questions 1 et 2, mais qui échoue aux questions 3 (poupée dans le wagon). Au vu des faits contraires à ses prévisions, il en tire alors des anticipations exactes aux questions 4 et même 5, ce qui le conduirait au seuil du stade III s’il avait réellement dominé les problèmes 3. Comme il affirme, à la fois, lors du mouvement du wagon à la question 5 que la bille « va en arrière » et qu’elle est dépassée par la vitesse du train, on met un pont sur le wagon : « Si je tire, est-ce que tu vas voir la bille de l’autre côté du pont (donc reculer par rapport à cette référence extérieure ? — Oui. — Regarde. Tu l’as vue reculer ? — Non. — Et si je tire plus fort ? — Oui, on verra la bille de l’autre côté du pont. — Regarde (nouvel essai). C’est comme tu pensais ? — Non. »

On remarque d’abord que les sujets Tag et Lar qui ont répondu avec succès aux questions de la chute sur le tapis et le sujet Mag qui a passé deux fois par la question 3 (chute dans un tram) n’en prédisent pas moins, dans les questions 4 et 5, que la bille partira en avant au départ du wagon, sans voir l’analogie entre les directions du mouvement de la bille et celle de la chute des personnages (sauf Tag vers la fin, ce qui ne l’empêche pas de revenir aux prévisions fausses). Mais du fait que chez deux autres sujets nous avons constaté des transferts de nature verbale (la bille ne roule pas, mais « tombe » en avant ou en arrière, comme s’il s’agissait encore des personnages dont il vient d’être question), nous n’avons cité ensuite que des sujets n’ayant pas passé par les questions 1-2 (ni, sauf Mag, par la question 3). Or, sur ces derniers, nous trouvons à la question 4, entre 7 et 10 ans (sur 35 sujets), 75 % de réactions d’entraînement (la bille part avec le wagon dans le même sens que lui) contre 25 % de prévisions justes, tandis qu’à 11-12 ans 77 % des prévisions sont correctes (niveau III).

La signification de ces réactions est bien claire : il s’agit pour ces sujets d’une simple transmission du mouvement du wagon à la bille, sans qu’ils se doutent qu’ainsi la bille acquerrait une vitesse supérieure à celle du wagon, par rapport au support et aux rails ! Qu’il y ait transmission supposée du mouvement, cela est bien naturel, puisque, à ce niveau, c’est là la seule forme intelligible de causalité, connue à partir déjà des actions instrumentales et de tout mouvement transitif linéaire. Il va donc de soi pour eux que, du fait que le wagon avance, il communique son mouvement à la bille : comme le

dit Pau « elle marche comme le train… parce que le train marche ». Cette explication leur paraît d’autant plus naturelle qu’effectivement à l’arrêt la bille se met à avancer en raison du mouvement transmis par le wagon : il leur paraît donc évident que cette transmission d’un mouvement dans le même sens doit débuter dès le départ.

Le vrai problème n’est donc pas de comprendre pourquoi ces sujets pensent à une transmission : il est en fait seulement d’établir pourquoi ils ne s’aperçoivent nullement de cette conséquence qu’alors la bille aurait une vitesse supérieure à celle du wagon. En effet, si l’avant d’un wagon de longueur L parcourt sur les rails en un temps T la même longueur L et que la bille partant du fond du wagon arrive dans le même temps T à l’avant du wagon, elle aura parcouru un espace 2L et aura ainsi une vitesse double. Seulement, pour faire ce raisonnement il faut chercher un système de référence en dehors du wagon (rails ou table) tout en conservant, pour prévoir les mouvements de la bille dans le wagon, le système de référence interne du wagon : or, ce n’est qu’au niveau III (10 et 11-12 ans) qu’une telle notion de mouvements relatifs (double système de référence) devient possible grâce aux opérations formelles. A ce niveau II il n’en est pas question et l’enfant ne raisonne donc sur la bille que par rapport à l’intérieur du wagon, considéré comme immobile. Par exemple Gal, à qui l’on présente un pont au-dessus du wagon, à titre de référence extérieure à celui-ci, est persuadé que la bille recule réellement. Et pourtant ce sujet est au seuil du stade III : il en a été a fortiori de même chez les sujets moins avancés.

Seulement il y a là de nouvelles difficultés : si le wagon est choisi comme référence, la bille va donc plus vite que lui et, d’autre part, le wagon vu du dehors n’a rien d’immobile. En fait l’enfant envisage d’abord le mouvement de départ de la voiture, vue du dehors, et le transpose ensuite sur la bille, laquelle avance alors dans le wagon, cette fois vu du dedans à titre de référence immobile. Il y a donc, non pas coordination de deux systèmes de référence, mais mélange de points de vue (comme c’est le cas en spatial dans bien des dessins étudiés par Luquet), et c’est grâce à ce mélange que la contradiction n’est pas sentie.

Un seul des cas cités, Jos, se rapproche du mouvement rela-

tif, car, après les constatations, il interprète le recul apparent de la bille au départ du wagon comme n’étant pas un vrai recul (ce qui est vrai vu du dehors) ; seulement, au lieu de croire la bille immobile (comme le feront la majorité des sujets au stade III), il admet simplement qu’elle avance (ce qui sauve son opinion initiale !) mais moins vite que le wagon.

La résistance de ces sujets est si forte, en faveur de la transmission d’un mouvement dès le départ dans le sens du wagon que, une fois constaté le non-départ de la bille en avant, ils l’expliquent par le manque d’élan (Ivo, Fra, et Val), par l’action contraire de l’air (Ivo et Cal), par un truc (Cla), de la colle ou un aimant (Ros), etc. Mais surtout cette résistance se marque au fait que tous les sujets du niveau IIA (et on a vu les proportions) s’empressent à la question 5 de recommencer à prévoir une transmission en avant, comme si le fait de déplacer la bille du fond au milieu du wagon allait modifier le démenti infligé par le fait à leur prévision initiale.

Quant aux sujets du niveau IIB, ils ne diffèrent en rien des précédents quant à la question 4, mais se bornent à transposer à la question 5, sans les comprendre, les constatations faites à propos de la question 4. Ils expliquent, d’autre part, la marche en avant après l’arrêt soit par la secousse, soit par une transmission avec immobilisation de l’élément actif comme dans le cas de deux boules (cf. Bul).

§ 4. Le niveau III

On trouve déjà parfois vers 8 ans des cas d’anticipations correctes à la question 4, mais après évocation des chutes dans un tram. Les cas francs (anticipation sans préparation) ne débutent que vers 10 ans :

Sil (7 ;11 presque 8 ;0) : Au départ d’un tram « on tombe en arrière ». Question 3 : elle met néanmoins la poupée à l’avant « parce que le tram part comme ça ». Question 4 : « Quand le wagon va s’arrêter elle va venir en avant », mais au départ elle reste. Question 5 : « La bille vient d’abord en arrière, et quand on arrête elle vient en avant. — Comment tu sais ? — Parce que j’ai vu avant quand on a fait (quest. 4). »

Pac (8 ;5) : Au départ d’un tram « je risque de tomber en arrière. — Et quand le tram s’arrête ? — En avant ». Question 4 : « La boule, quand on

s’arrête, elle va en avant. Avant elle reste en arrière. — Pourquoi ? — Parce que quand on avance elle est projetée en arrière. C’est le vent qui la (re)pousse. — Mais il n’y a pas de vent ? — Alors, c’est parce qu’elle est lourde. » Question 5 : « La bille roulera un petit peu en arrière », puis à l’arrêt « ira de nouveau en avant. — Pourquoi en arrière ? — Quand on démarre vite elle est projetée en arrière ».

Did (9 ;4) est encore intermédiaire entre les niveaux IIB et III au début de l’interrogation : les prévisions sont correctes sur le tapis, quoique peu sûres, mais il y a encore une erreur pour la poupée à placer dans le wagon (quest. 3) : située à l’arrière, « elle tombera si on tire ». Par contre, pour les questions 4 et 5, les prévisions sont bonnes avec une certaine intuition de l’inertie et de la transmission du mouvement : (4) « Si on freine brusquement elle part en avant, même si on freine doucement. Avant elle reste dans son coin. — Pourquoi la bille ne reste pas dans le coin quand le tram s’arrête ? — Parce que ça donne de l’élan, et quand on arrête elle part : c’est la bille qui continue (le mouvement du wagon). — Mais pourquoi elle continue ? — C’est quand on freine, ça peut continuer. C’est comme quand on va vite (avec un véhicule) et quand on freine, ça part. » Question 5 : bonnes prévisions. « Si on tirait de l’autre côté, ça irait dans l’autre sens. — Montre avec le doigt le mouvement de la bille. — Comme ça (doigt immobile) : elle reste sur place et le wagon a avancé. »

Zan (9 ;10). Question 4 : « A l’arrêt elle ira en avant. — Et avant ? — Peut-être qu’elle ira en avant, peut-être pas. — (Exp.) — Elle collait en arrière, il y avait la vitesse, elle pouvait pas venir en avant (= rattraper le tram !). — Et à l’arrêt ? — Il n’y a plus de vitesse, la bille a avancé. » Question 5 : « Elle ira en arrière » puis à l’arrêt en avant. « Pourquoi en arrière ? — C’est la vitesse qui les fait venir en arrière : il y a trop de vitesse, alors la bille a pas assez de force, d’équilibre, pour rester en place et elle va en arrière. »

Ger (10 ;0). Question 4 : « Quand vous allez arrêter, elle ira en avant. — Et avant ? — Elle restera toujours là au coin. — Pourquoi ? — C’est la traction qui la retient, elle ne peut pas avancer parce que le wagon avance. — (Exp.). Pourquoi elle reste en arrière quand on part ? — C’est comme un courant d’air, comme un genre de pression, ça la fait tenir. — Et quand on arrête ? — // n’y a plus de pression et la bille vient en avant. » Question 5 : « La bille viendra en arrière, et quand vous arrêtez, elle viendra en avant. — (Exp.) — Quand on part ça fait comme dans le tram (on ne l’a pas interrogé à cet égard), on tombe en arrière et quand il arrête on tombe en avant. — Qu’est-ce qui la fait avancer ? — La force. — D’où ? — De votre main (qui actionne le wagon). — Comment on peut lui donner cette force ? — En tirant : (alors) elle a de la force quand on s’arrête. — Mais quand la bille est au milieu et que je tire est-ce que je lui donne de la force ? — Oui, mais quand vous tirez en avant (le wagon), la bille ne peut pas avancer d’une seule fois (= il y a donc transmission mais à retardement). »

Gig (11 ;1). Question 4 : « Au début le plomb va rester en arrière, puis quand on arrête il avance ; il reste en arrière jusqu’à ce que le tram s’arrête. — 

Pourquoi ? — Parce qu’au départ le tram va vite et il est plaqué à l’arrière. » Question 5 : « Il va venir en arrière » et quand on freine en avant. « Pourquoi en arrière ? — Parce que le tram part assez vite et le plomb a été poussé en arrière. — Qu’est-ce qui l’a poussé ? — Le tram part en avant et le plomb reste (il appuie sur le mot) en arrière (donc un début de mouvement relatif). — Et pourquoi il part à l’arrêt ? — C’est le choc. »

Ser (11 ;2). Question 4 : « Quand on part, elle restera là. Quand on va freiner elle va partir jusqu’en avant. — Pourquoi ? — Quand il part il y a un élan, le tram doit partir en avant et ça (la bille) doit aller dans le sens contraire. — Et à l’arrêt ? — Elle va dans le même sens. — Pourquoi ? — Il n’y a pas quelque chose pour l’arrêter. — Mais quelque chose pousse en avant ? — C’est l’élan, en s’arrêtant. — D’où vient-il ? — Il vient du tram. A bicyclette la roue quand elle se bloque ça fait un élan : on part en avant. » Question 5 : « La bille va partir en arrière puis quand il s’arrête, elle ira de l’autre côté. — Montre avec ton doigt1. — La bille recule mais reste à la même place (mouvement relatif !). — Et en avant ? — C’est l’élan en partant. »

Bil (11 ;9). Question 4 : prévisions exactes. « Pourquoi part-elle à l’arrêt ? — C’est la secousse. — Où ? — Elle est partout. » Question 5 : « Elle va reculer puis quand on arrête, elle va avancer. — Pourquoi reculer ? — Parce que la bille ça reste presque toujours à la même place quand quelque chose roule dessous (mouvement relatif !). — (Exp.) Oui : elle roule et elle a quelque chose qui roule aussi dessous. — Et alors ? — Alors elle reste à la même place. — Si tu montres avec ton doigt ? — C’est le wagon qui avance et pas la bille. — Mais pourquoi est-elle restée en arrière ? — Parce que la bille n’a pas suivi le mouvement du wagon. — Elle ne fait pas le même mouvement ? — Non, pas le même : elle reste sur place par rapport aux rails et elle avance quand on freine. »

Bar (11 ;6). Question 1 : « Le tapis part en avant, je tombe en arrière. — Pourquoi ? — Parce qu’automatiquement les pieds vont en avant. — Et alors pourquoi tu tombes en arrière ? — Le haut du corps est plus lourd. » Question 2 : « Elle tombe en arrière aussi, comme moi parce que le poids est dans la plante des pieds, le poids glisse (le poids est donc ici le point d’application de la traction) et je bascule. » Question 4 : « C’est comme sur le tapis : si on tire ça fait basculer. » Question 5 : « Fais voir avec ton doigt. — Elle a pu rester ici (la bille par rapport au cadre), parce que le wagon part en avant et elle reste au même endroit. Comparée à ici (cadre) elle ne bouge pas. — Et ici (quest. 4) pourquoi elle reste dans le coin ? — Au départ le wagon avance et la bille ne bouge pas ; à l’arrêt la bille part en avant à la place du wagon. — A la place ? — Non, pas à la place du wagon mais comme ça (geste de continuer la marche antérieure du wagon). »

Dig (12 ;6) de même : « Parce que les roues s’arrêtent brusquement (il a précisé, juste auparavant, qu’elles s’arrêtent les quatre ensemble), et la bille continue. »

(1) Doigt posé à côté du rail.

On remarque d’abord que les deux sujets Sil et Pac, à 8 ans, ne sont en réalité que de niveau II, sachant appliquer à leurs prévisions les leçons de la chute, mais sans compréhension. Avec Zan, par contre, intervient la comparaison des vitesses : tant que le wagon marche, la bille ne peut pas le rattraper, tandis qu’à l’arrêt elle utilise le mouvement acquis ; par contre, à la question 5, Zan ne recourt plus à la vitesse qu’en termes de perte d’équilibre. Ger prête à la vitesse du wagon une sorte d’effet en retour (qu’il appelle « traction » ou « pression ») pour expliquer l’immobilisation de la bille au départ dans la question 4, mais pour l’avance à l’arrêt (question 5) il invoque une transmission de force avec retardement. Avec Gig ces considérations spatio-temporelles ou cinétiques se précisent : la bille ne recule pas, elle « reste » en arrière quand le wagon avance, ce qui est un début de mouvement relatif. Quand Did, Ser et Bar mettent leur doigt face à la bille (question souvent posée sans succès au niveau II) ils comprennent que son recul apparent consiste à rester sur place, tandis que le départ en avant à l’arrêt est dû à l’élan transmis. Bil enfin fait de lui-même cette découverte que la bille en recul apparent ne se déplace pas « quand quelque chose roule dessous » : autrement dit, par rapport au système de référence extérieur, le wagon roule mais pas la bille ; « elle reste sur place par rapport aux rails » précise-t-il même, et ne se déplace réellement qu’à l’arrêt.

Nous sommes donc, à ce point, en présence d’une composition des mouvements qui correspond pour la première fois aux faits : la bille reste immobile pendant le mouvement de la voiture puis continue ce mouvement après l’arrêt de celle-ci. Il est intéressant de noter que cette immobilité par rapport au système de référence extérieur, malgré le mouvement perceptible par rapport au système de référence intérieur du wagon, est découverte au niveau où les sujets commencent à comprendre (en d’autres recherches) que les forces n’interviennent pas seulement dans les situations de mouvement, mais que, en un état d’équilibre, un poids continue de tirer, de tendre vers le bas, etc., même s’il est immobile. La composition des vitesses relatives va donc de pair avec la compréhension des travaux virtuels et ce n’est pas là un hasard (d’Alem-bert les appelait d’ailleurs des « vitesses virtuelles »).

Mais ce qui manque encore à ces sujets est la compréhension

du caractère commun de cette immobilité et de la continuation du mouvement transmis, donc la compréhension de l’inertie sous sa forme générale de conservation d’un mouvement uniforme, nul (repos) ou > 0. L’inertie se présente, en effet, sous deux formes en notre expérience : conservation du mouvement transmis à la bille par le wagon après son arrêt, et conservation du repos de la bille pendant la marche du wagon. Ce qui manque alors au stade IIIA est la découverte de l’unité de ces deux phénomènes, tandis que chacun à part commence à être compris.

La conservation du mouvement transmis pose d’ailleurs deux problèmes distincts : celui de la transmission comme telle et celui de sa manifestation avec retardement. Pour ce qui est de la transmission elle-même, elle ne soulève de question à aucun de nos stades puisque la réaction de tous nos jeunes sujets (stades I et II) est précisément de croire qu’au départ du wagon celui-ci imprime à la bille un mouvement dans le même sens et s’effectuant sur ce wagon même (ce qui reviendrait donc à doubler la vitesse). Le vrai problème commence lorsque, grâce à la compréhension des mouvements relatifs, le sujet admet que, au départ du wagon, la bille reculera en apparence (donc par rapport au wagon), mais restera en fait sur place (par rapport au cadre extérieur) et ne conservera le mouvement transmis par le wagon qu’une fois celui-ci arrêté : c’est donc la transmission avec retardement qui seule fait question, et c’est elle qu’indique Ger en disant que quand on tire le wagon « la bille ne peut pas avancer d’une seule fois », c’est-à-dire d’emblée, mais seulement après l’arrêt du véhicule. Or, cette transmission après l’arrêt est bien comprise comme une conservation : Did soutient, par exemple, que « ça donne de l’élan et, quand on arrête, elle part » et plus précisément « quand on arrête… c’est la bille qui continue ». De même Ger : « En tirant (le wagon), la bille a de la force quand on s’arrête. » Ou Ser : « C’est l’élan, en s’arrêtant » et l’élan « vient du tram ». Bar affirme plus énergiquement encore que « la bille part en avant à la place du wagon », et Dig : « Les roues s’arrêtent brusquement et la bille continue. »

La conservation inertiale du mouvement transmis semble donc bien entrevue à ce stade III et elle ne peut l’être en tant que conservation qu’en liaison avec la reconnaissance du fait que jusque-là la bille en recul apparent demeurait en réalité

immobile ; car si la bille reculait en fait il n’y aurait pas conservation mais nécessité d’un « élan » nouveau. Mais cela ne signifie pas néanmoins que ces deux états de repos et de mouvement inertiaux soient assimilés l’un à l’autre par le sujet en un même processus, et la compréhension du repos inertial est en réalité plus difficile que celle de la conservation du mouvement lorsque ce repos s’accompagne d’un recul apparent. Aussi les premiers sujets de ce stade III croient-ils en général à un recul réel et cherchent à l’expliquer par des causes extérieures à la bille. Par contre, avec Did, Gig, Ser, Bar et surtout Bil, la bille « reste sur place », et « ne suit pas le mouvement du wagon » parce que, dit excellemment Bil, celui-ci « roule dessous » et c’est lui « qui avance et pas la bille ». Ce qui manque à nos sujets du stade III ce n’est donc ni la conservation de l’élan acquis par transmission, mais ne se manifestant qu’à l’arrêt du wagon, ni la conservation de la position absolue de la bille, qui recule par rapport à la référence interne du wagon mais reste en place par rapport aux références externes : c’est la compréhension de l’unité de ces deux conservations, autrement dit de l’inertie en général. Or, cette incompréhension n’a rien de surprenant puisqu’elle a duré jusqu’à Galilée et Descartes, alors que les Grecs connaissaient bien les phénomènes dominés au présent stade III. La raison en est que la « force d’inertie » n’est en réalité pas une force, mais une conservation difficile à concevoir en ses caractères généraux, puisque ceux-ci se réduisent à une absence d’accélération, donc précisément d’intervention de toute « force » (= ma). Pour parvenir à les expliquer, il faut donc plus qu’un système causal : il faut atteindre, par réflexion sur de tels systèmes, l’une des conditions essentielles de leur constitution, c’est-à-dire l’invariant caractérisant toute vitesse uniforme (nulle ou non nulle), par opposition aux accélérations.

Mais si l’inertie n’est pas une force, la masse inerte de la bille n’en appartient pas moins à un objet auquel s’appliquent des forces, ce qui soulève de façon générale le problème de l’action et de la réaction. Il nous restera à l’examiner après avoir dégagé les caractères généraux des faits recueillis en ce chapitre.

§ 5. Conclusions

Le premier enseignement des faits qui précèdent est le retard systématique des prises de conscience de l’inertie dans l’action propre, par rapport à ce que celle-ci fournit dans le cas des poussées ou tirées de l’action instrumentale (mouvement transitif). Nous avons déjà dit au § 2 qu’en ce dernier cas la prise de conscience est adéquate parce qu’il y a réglage actif des mouvements propres, tandis que dans les effets d’inertie ceux-ci sont subis du dehors. Il n’en est pas moins surprenant de constater que jusqu’à 8 ans 29 % seulement des réponses indiquent la direction juste de la chute, lorsqu’il s’agit d’évoquer ce qui se passe quotidiennement dans les tramways, tandis que 71 % ne parlent que de tendance à tomber, sans trouver la bonne direction. Dès 9 ans par contre les réponses justes passent à 75 %. Dans le cas du tapis les réponses justes et fausses s’équilibrent à peu près jusqu’à 8 ans (environ 50 % de chacune), mais il s’agit alors d’une sorte de mémoire de reconstitution et non plus d’évocation, ce qui facilite un peu le rappel.

Le second fait frappant est la pauvreté des informations tirées de l’action propre et transférées au problème des billes. Il semblerait pourtant qu’en constatant de quel côté tombe un personnage entraîné par le déplacement du support sur lequel il est placé (tapis ou wagon) cela doive faciliter au sujet la prévision de la direction d’un mobile sur un wagon au départ ou à l’arrêt. Il est vrai que la bille est ronde et n’a pas la forme d’un humain debout, et que le tapis ne donne d’indication qu’au départ et non pas à l’arrêt : c’est pourquoi, entre les questions du tapis et celle de la bille dans le wagon, nous avons intercalé le problème de la poupée dans le tramway ; mais un minimum d’abstraction paraît pouvoir permettre la comparaison des directions d’une chute et d’une translation provoquée. Or, si la question de la poupée dans le wagon donne bien des résultats parallèles à celles du tapis (environ 50 % de réponses justes et fausses jusqu’à 8 ans), la généralisation de l’information acquise demeure au contraire minime en ce qui concerne les billes (d’où la succession de nos stades). La raison en est évidemment le défaut de compréhension des interactions

entre le mobile qui tombe ou est déplacé et le support en mouvement. Il est remarquable, à cet égard, que dans la question du tapis les jeunes sujets s’occupent davantage de la position de la poupée ou du corps propre (selon qu’ils sont tournés vers l’arrière ou l’avant) que de la direction du tapis ou du train (il arrive même que le sujet croie à des effets différents selon que le wagon est poussé ou tiré en un mouvement par ailleurs identique). En ces cas, ou bien le déplacement du support est censé avoir pour seul résultat de faire perdre l’équilibre au personnage, le sens de sa chute ne dépendant donc que de lui, d’où une absence de transfert sur le mouvement de la bille dans le wagon ; ou bien le sujet s’attend à une chute dans la direction du mouvement du support comme il s’attendra à un mouvement de la bille entraîné dans le même sens que celui du wagon, et les constatations contraires sont à nouveau attribuées au personnage plus qu’à l’interaction, d’où un retour des difficultés de transfert.

Ceci nous conduit à l’évolution des explications causales et, pour les comprendre, il convient d’abord de rappeler ce que l’on observe ordinairement à cet égard, car la situation de l’inertie est différente de celles des forces quelconques en interaction. Le stade I (jusque vers 7-8 ans) est, en règle générale, caractérisé par des pouvoirs internes prêtés à l’objet sur le modèle de l’action propre et par des contraintes extérieures qui les limitent ou les canalisent. Le stade II (7-8 à 10-11 ans) est marqué par la recherche de relations objectives : aux pouvoirs internes se substituent des forces subies du dehors et rendant compte des mouvements observés ; et les forces se composent de façon unilinéaire (dans le temps et dans l’espace), c’est-à-dire de proche en proche, sans que leurs actions se conservent en l’absence de mouvements et sans réciprocités (les réactions ne consistant encore qu’en résistances ou freinages sans orientation de sens contraires). Avec le stade III par contre apparaissent les actions virtuelles, les réciprocités et interactions avec un début de compréhension des réactions en sens opposé. Or, dans le cas de l’inertie, le fait à expliquer à titre de réaction n’est pas l’action en retour que l’objet porté par les tapis ou wagons exerce sur eux et sur leur mouvement (bien qu’elle existe naturellement), mais le fait que cet objet conserve sa position de repos initiale puis

conserve le mouvement transmis, et cela par une tendance interne à la conservation qui est orientée en sens inverse du mouvement du wagon, pendant qu’il a lieu, et de son état immobile une fois ce wagon arrêté. Ce qu’il s’agit donc d’expliquer (et c’est là le caractère commun de cette situation avec celles d’interaction), c’est le fait que le mobile porté par le tapis ou le wagon ne dépende pas entièrement des mouvements de ceux-ci mais comporte ses propres tendances internes sous la forme d’une tendance à la conservation.

Cela dit, les explications obtenues sont bien conformes au schéma habituel : au stade I un mélange d’action propre (positions du sujet et de la poupée) et de contraintes extérieures (perte d’équilibre et entraînement), au stade II un ensemble d’actions toutes extérieures au mobile porté (vitesses, élans, secousses, air, etc.) et seulement au cours du stade III les tendances internes de ce mobile à la conservation de son état de repos ou de mouvement.

Inutile de revenir sur les réactions du stade I, qui ne posent pas de problème, Par contre celles du stade II sont assez instructives car, une fois constatés les faits contredisant la prévision d’un entraînement dans le sens du wagon, les sujets font en général intervenir une action de sens contraire, mais qui n’a rien d’une réaction du mobile lui-même et n’est qu’une nouvelle force extérieure opposée à l’entraînement prévu ; et lorsqu’il est fait appel aux actions du mobile, il ne s’agit à nouveau pas de réaction, mais d’une insuffisance d’équilibre ou de vitesse. Voici encore quelques faits :

Mor (7 ;3). Question 4 : « Quand il (le wagon) s’arrête, elle (la bille) se bouscule. » Question 5 : « Parce que le wagon allait vite, la bille se bouscule comme ça (en reculant). C’est elle qui bouscule elle-même : elle ne se tient pas. »

Rol (7 ;4). Question 4 : « Quand il (le wagon) court de ce côté, l’air la coince de ce côté (de l’autre). »

Sim (7 ;11). Question 5 : « Le train la fait aller en arrière, parce que quand il part la bille ne peut pas tenir. Le train pousse la bille en arrière quand il part. »

Pal (8 ;5). Question 4 : « Ça allait vite, la bille reste en arrière parce que le train avance. » A l’arrêt : « Elle avance parce que le train bloque. » Question 5 : « Ça démarre sec, elle est projetée en arrière. »

Gam (8 ;7). Question 5 : « Quand le wagon part vite, c’est l’air qui la fait bouger (dans l’autre sens), c’est la vitesse du wagon. » Après l’arrêt : « La vitesse la fait aller en arrière et quand on arrête ça la fait recommencer (à aller en avant comme faussement prévu !). »

Fog (9 ;1). A l’arrêt (4 et 5) : « La bille prend un petit coup contre la paroi arrière (ce qui signifie qu’elle commence par reculer !), ça la fait avancer. »

Pau (9 ;6). Question 4 : « L’air va en sens inverse que le wagon, ça arrête la bille », et en 5 : « L’air lui a donné de l’élan (pour reculer). »

Voir aussi Bul, Ivo, Fra, Ros, Val, Cal et Mir au § 3.

En un mot, ces explications sont de deux sortes dont ni l’une ni l’autre ne font intervenir de réaction, bien qu’à la question 5 le mouvement de la bille soit orienté en sens inverse de celui du wagon : ou bien la bille recule parce qu’elle perd l’équilibre (Sim et Mor, Pal à la question 5) ou parce qu’elle est gagnée de vitesse par le wagon (Pal à la question 4) ; ou bien elle est l’objet d’une force de sens contraire, comme l’air (Roi, Gam et surtout Pau) ou comme le train lui-même qui, chez Sim, empêche d’abord la bille de « tenir » puis la « pousse en arrière » (en ce dernier cas le train est pour ainsi dire lui-même source d’une action de sens contraire à sa propre direction !).

Les explications précédentes, qui sont donc étrangères à la notion de réaction, se retrouvent aux débuts du stade III1 (voir Zan, Gig et Ger qui raisonnent comme on vient de le voir chez Sim), tandis qu’avec la découverte de la conservation de la position de la bille en recul apparent le problème qui correspond, dans le cas particulier, à celui de l’action et de la réaction en général est résolu dans le sens d’une composition entre l’action du wagon et l’inertie de la bille.

On pourrait croire que cette composition doive s’acquérir un peu plus facilement dans la situation du tapis. Par exemple Mag (intermédiaire entre les stades II et III) dit déjà à 8 ;0 : « Je tomberai en avant (juste) puisque ça tire les pieds comme ça (en arrière). » Mais il n’y a là qu’une explication du sens de la chute, sans idée d’inertie. Celle-ci ne semble apparaître, dans ces épreuves 1-2 également, qu’au cours du niveau III. On a vu Bar (11 ;6 au § 4) dire que si « automatiquement les

(1) Et naturellement dans les cas intermédiaires II-III, comme chez Pac.

pieds vont en avant » c’est que « le haut du corps est plus lourd ». De même Ala à 13 ans : « Vous tirez en avant et mes jambes vont en arrière. — Pourquoi ? — Parce que ma tête est plus lourde. » Mais ce ne sont là encore que des indications bien vagues, comparées aux réponses obtenues à propos de la bille. Au total, la conservation inertiale des positions et des mouvements paraît donc s’acquérir en fonction, non pas des données de l’action ou du corps propre, mais de la composition des mouvements et des forces et par un processus analogue, quoique non identique, à celui qui conduit le sujet au seuil de la compréhension des actions et réactions.

 

 

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