La Formation de la notion de force ()

Chapitre VIII.
Le problème de l’attraction, à propos des aimants a

avec Monique Chollet

Parmi les nombreuses liaisons causales dont nous avons étudié la compréhension progressive, seules celles qui se rapportent au mouvement transitif et à l’équilibre par égalité des masses donnent lieu à des explications en partie correctes avant 7 ans, auxquelles s’ajoutent dès cet âge les processus de descente sur un plan incliné. On voit immédiatement que ces trois sortes de situations correspondent à des expériences familières dans les domaines de l’action propre, l’action instrumentale fournissant en particulier des modèles très précoces en ce qui concerne le mouvement transitif et la causalité par poussée en relation avec des résistances.

Il nous a donc semblé utile d’examiner des situations dans lesquelles la liaison causale n’a pas de relation avec les activités possibles du corps propre, de manière à analyser comment cette liaison sera interprétée soit en analogie, soit en contraste avec les actions courantes. L’aimantation est à cet égard un domaine de choix puisque le corps propre n’exerce pas ni ne subit d’attractions connues comme telles de l’enfant et que la manipulation d’aimants est en général ignorée des jeunes sujets (sinon il est intéressant de comparer les enfants ayant vu des aimants à ceux qui n’en savent rien). Il est vrai que, dans une recherche sur le courant de convection d’une fumée passant par

une boîte où brûle une bougie, des sujets de 7-8 ans déjà disaient que la flamme « attire » la fumée, etc., mais, dans ce cas particulier, on pouvait noter plusieurs intermédiaires entre les actions d’« entraîner », de « tirer » et d’« attirer », la soi-disant attraction se reliant ainsi souvent d’assez près aux modèles mécaniques. Par contre, certains enfants invoquaient un mode d’attraction plus spécifique, fondé sur une tendance du semblable à joindre son semblable : la chaleur de la fumée est « attirée » par celle de la flamme. Ce principe bien connu, que Frazer, pour expliquer la magie imitative, attribuait de façon un peu simpliste aux associations d’idées par ressemblance, soulève le problème de ses origines psycho-morphiques possibles et l’examen des réactions aux effets de l’aimant peut nous renseigner sur ce point (en montrant d’ailleurs au stade III une attitude inverse à celle qu’on aurait pu prévoir). D’une manière générale, ce que nous attendons des interprétations spontanées des actions de l’aimant est donc de nous montrer comment sont assimilés et structurés des phénomènes aussi étrangers que possible aux activités propres et aux processus connus du sujet grâce à son corps propre et aux effets qu’il subit.

§ 1. Technique et résultats généraux

§ 1. Technique et résultats générauxOn dispose de deux aimants en forme de parallélépipèdes et d’un grand nombre d’objets de formes, grandeurs, poids, couleurs et matières différents (ciseaux, gommes, clous, cubes de pierre, agrafes, crayons, pièces de monnaie d’alliages variés et billes en verre, bois, liège, métal, etc.). Les questions sont les suivantes :1) On présente l’un des aimants en demandant au sujet s’il sait ce que c’est et l’enfant le manipule lui-même plus ou moins longuement en utilisant les objets précédents. Après quelques essais les questions sont d’abord d’anticipation : « Est-ce qu’il va attirer celui-là ? Pourquoi ? » ; et ensuite d’explication : « Pourquoi l’aimant attire ça ? Pourquoi pas ça ? Pourquoi pas tous ces objets ? » Selon les réponses, on présente des contre-exemples.2) Une bille de métal est rapprochée de l’aimant et l’enfant constate que celui-ci l’attire. On demande alors une interprétation de cette attraction.3) On fait varier les distances et on demande « pourquoi la bille bouge sans que l’aimant la touche », puis « pourquoi elle n’est pas attirée » lorsqu’elle est située plus loin.demande s’il est dû à l’aimant seul, à l’objet seul ou aux deux (conductibilité, etc.).5) Cela conduit au problème de la conduction : l’aimant étant tenu verticalement on fait constater qu’une bille métallique adhère à sa base, qu’une seconde bille reste attirée par la première, et ainsi de suite jusqu’à quatre billes suspendues en ordre vertical, mais que la cinquième ne tient plus : on demande pourquoi il en est ainsi, et, en cas de recours à l’idée d’une force, on demande si la troisième bille a autant de force que la deuxième, etc.

Les stades observés sont au nombre de trois. I, entre 5 et 6 ans avec quelques sujets de 7 ans, l’action de l’aimant est due à une substance, généralement appelée « colle » et qui a tous les pouvoirs : celui d’attirer et de retenir, bien sûr, puisque c’est le rôle de la colle, mais aussi « de temps en temps ça pousse » et elle va jusqu’à faire « du vent » ou « souffler » dans les cas de répulsion. Un niveau II (7-10 ans) est caractérisé par l’intervention de forces ou courants, agissant à distance (mais de façon décroissante) et pouvant traverser les billes de la question 5. Mais à la question 6 il y a deux sortes de courants, ceux qui tirent et ceux qui poussent et cela en un sens absolu, ce qui aboutit dans les cas où, par exemple, R repousse R tout en attirant N, à des situations sans issues conduisant au refus de toute explication. Enfin à un niveau III (11-13 ans) les actions d’attirer et de repousser s’expliquent non plus par des propriétés absolues, mais par les associations entre les pôles, le point de vue relationnel conduisant à des réciprocités et à des essais de compositions selon les directions. Une étape remarquable est celle où ces directions sont attribuées à des différences d’intensité entre les forces, par exemple les forces égales se repoussant et inégales s’attirant.

En un mot, quoique l’électromagnétisme soit étranger aux expériences  possibles  de  l’enfant  et  que  dans  l’histoire  des

sciences sa compréhension n’ait été accessible que fort tard, nous retrouvons en ces trois stades les caractères principaux de ce que nous ont montré les autres recherches en des domaines mécaniques où l’expérience vécue est beaucoup plus directe.

§ 2. Le stade I

Le propre des réactions observées jusque vers 7-8 ans (sauf un ou deux cas intermédiaires) est de manquer l’idée d’attraction et de la remplacer par celles d’adhésion ou de soudure (colle, etc.), sauf à expliquer de façon psychomorphique les mouvements de l’objet attiré. Le sujet n’invoque donc pas de transmission dans le cas de la question 5. Pour ce qui est de l’opposition entre objets attirés ou non, l’enfant se contente de faire appel à leurs qualités ; ou, en cas de découverte de la situation privilégiée des métaux, il recours à des affinités également psychomorphiques :

Rob (5 ;11) pense que l’aimant « va tout porter. — (Essai sur une bille de verre.) — Ah ! Non parce que le verre ça peut pas porter. — (Monnaie.) — Non, parce que l’argent peut jamais porter. — L’agrafe va prendre ? — Non (essai), oui, parce que c’est du fer, alors on peut toujours porter sur du fer. — Qu’est-ce que ça veut dire « porter » ? — Ça veut dire qu’on transporte quelque chose. — Qu’est-ce qui transporte ? — L’aimant. — Pourquoi ça peut porter ? — A cause de ça (le bord de l’aimant), parce qu’il y a un peu de papier collant, alors si on le met près, ça porte. — Où il y a du papier collant ? — C’est un peu de colle sur le bord (de l’aimant). — Et cet objet pourquoi il l’attire ? — Il y a un peu de colle sur le fer, et ça colle ». Question 5 (boules suspendues) : « Parce que si on met une seconde bille (après la première) ça colle. — Deux billes ensemble, ça colle ? — Non. — Et avec l’aimant dessus ? — Oui. — Pourquoi ? — C’est difficile à dire. »

Ver (5 ;1) : « Parce qu’il (l’aimant) est magique. — Qu’est-ce que ça veut dire ? — Ça veut dire que ça tient. » Question 5 : « La première elle tient au magique (= à l’aimant) et la deuxième elle tient parce qu’elle veut tenir, alors ça fait quand même. — Et la troisième ? — Parce qu’elle veut tenir l’autre », etc. « Et la cinquième pourquoi elle ne tient pas ? — Parce qu’elle va pas bien (elle en met une autre). Non elle tient pas. » Question 6, lorsque le wagon est repoussé : « Parce que ça fait de l’air. — D’où ? — De ça (aimant). — Et si je tourne ? — Il y a un côté qui colle et un côté qui fait peur à l’autre. »

Rys (5 ;10), après les essais : « C’est le fer qui fait coller les autres fers. » Question 3 (clou à distance) : « C’est de la colle exprès, parce que quand ça vient près, le clou il saute ! » Question 5 : la deuxième bille « tient parce que

la colle vient aussi un petit peu plus loin », les troisième et quatrième idem, mais la cinquième ne tient pas « parce que la colle peut pas venir plus loin ». Question 6 : « C’est la colle qui le fait pousser, qui le pousse (= qui repousse le wagon) » et quand il y a attraction « la colle des fois elle vient se coller là et de temps en temps ça la pousse ». Quant aux deux aimants qui se repoussent sans wagon : « Ça fait comme du vent. Ils pourraient voler, mais c’est trop lourds. Ils ont mis de la colle qui fait faire du vent et là de la colle qui collait. »

Alb (6 ;0) connaît les aimants, mais n’en remarque pas mieux le rôle du fer : un anneau est attiré « parce que c’est tout comme un rond », la gomme « ça marche pas parce que c’est mou », un clou « ça va marcher parce que ça pique, ça tient (il le montre piqué sur sa peau) », les agates « parce qu’il y a des petites couleurs dedans, ça ne colle pas ». Au total, un aimant « ça colle et ça attrape toutes les choses », du moins toutes celles où « il y a dedans aussi quelque chose qui colle ». Question 5 : les billes tiennent « parce que ça colle (les unes) par les autres. — Et si on enlève l’aimant ? — Non, seulement avec ça ». Question 6 : « Ça part parce que ça souffle. »

Ken (6 ;1) connaît aussi l’aimant mais est mieux renseigné : « Ça prend les choses en métal. — Pourquoi le métal ? — Parce qu’ils sont amis, ils sont la même chose. » A distance « ils se jettent. — Pourquoi ? — Ils ont de la colle. — (Le clou, situé un peu plus loin.) — Ils ont vu qu’il est ami ». Question 5 : idem, mais la dernière ne tient pas « parce que c’est déjà un peu trop lourd, ça peut tomber ».

Gir (6 ;10) — L’aimant « c’est un bout de fer qui colle après un bout de fer ». Il n’attire pas la pierre « parce que c’est pas comme du fer ; quand on la lance elle se casse, et le fer il ne se casse pas ». Question 3 (à distance) : « La pièce, elle sait qu’il y a quelque chose qui colle : alors ça l’attire ; ça attire la pièce qui veut aller là. — Pourquoi ? — Parce qu’elle sent que ça attire. — Comment elle le sent ? — Parce qu’elle est obligée d’aller là. » Question 5 : « C’est la colle qui attire. » Question 6 : « Quand on laisse longtemps d’un côté, la colle est beaucoup entamée, beaucoup usée, et de l’autre elle ne l’est pas. Quand on change de côté, il est moins entamé parce qu’on vient de commencer. Quand on laisse après longtemps, c’est entamé, alors ça n’attire plus. »

Jac (7 ;2). Question 5 (billes superposées) : « Parce qu’elles deviennent un peu collantes (à cause de l’aimant). »

Nic (7 ;6) : « Quand on approche, ça attrape. — Et ça (verre). — Quand c’est du verre, alors ça ramasse pas : c’est lourd. — Et le fer ? — Ça colle. — (Question 3 : anticipation.) — Il est trop loin. — Regarde. — C’est qu’il y a l’aimant qui va autour de la boule (donc l’attraction est ici une sorte de saisie). » Question 5 : « La première tient à l’aimant, alors elle fait tenir les autres. »

Le critère le plus clair qui distingue ces sujets de ceux du stade suivant est que, à la question 5, ils interprètent la conduction comme due à une influence de substances (colle, etc.) et

non pas de forces qui « traversent » les billes. A cet égard, citons encore deux cas intermédiaires entre ce niveau I et le suivant :

Mar (5 ;4) anticipe l’attraction en fonction du poids des objets : « Et ça (pierre) ça ira ? — Non c’est encore trop lourd. » Le bois : même réaction. Les ciseaux : « Oui c’est pas lourd. — (Papier.) — Oui, c’est pas lourd (il essaie). Euh ! Il a pris l’agrafe à côté et pas mon papier ! — Pourquoi ? — Parce que le papier ça se déchire. — Et ça (grosse bille de fer). — Ça ne prendra pas parce que c’est trop lourd (essai et surprise)… c’est peut-être parce que c’est du fer. — Alors ? — Parce que c’est collant peut-être. — Et ça (boule de papier). — Ça doit prendre (essai). Non, parce que c’est trop lourd. Non c’est pas lourd mais c’est pas collant. — Pourquoi ça prend tout ça (objets essayés) ? — Parce que le fer ça colle. » Question 2 : « Pourquoi l’aimant attire (suggestion) la bille de fer ? — Il y a peut-être de la colle. » Question 3 (clou à distance) : « Parce que le clou, il voit ! — Qu’est-ce qu’il voit ? — Il y a peut-être du courant dedans, alors il avance. — C’est le courant qui le fait venir après l’aimant ? — Il y a peut-être de la colle. — Où ? — Elle est dans les deux, peut-être. — (Question 5 : billes suspendues.) — La deuxième et les autres tiennent parce qu’il y a du courant dedans. — Et pourquoi la cinquième ne tient pas ? — Parce qu’il y a bientôt plus de colle, ou bien parce que la quatrième est moins collante. » Question 6, pôles qui se repoussent : « Oh ! Ça fait comme un ballon. C’est parce que ces côtés là sont pas collants, alors ça prend pas. — Et ce côté maintenant (attraction) ? — Il y a quand même un peu de colle. »

Eri (5 ;7) : L’aimant « est quelque chose en fer, ça colle les billes ». D’une bille qui est attirée : « Elle est lourde, alors ça rend fort le tube (= l’aimant). » A distance : « Ça vient de ça (l’aimant), c’est un petit peu de courant qui est dedans. » Question 5 : « L’aimant colle fort, alors ça vient dans toutes les boules. — C’est quoi qui vient ? — Un petit courant vient dans les boules : il y a des trous et il vient dedans. J’y sens quand il y a une bille : voyez, ça saute (vers la précédente). — Et la cinquième boule ? — Après c’est trop lourd, alors ça tombe. » Deux aimants qui s’attirent (question 6) : « Ah je sens le vent (en mettant le doigt entre eux), c’est de l’air. »

L’intérêt de ces multiples exemples est de nous montrer la difficulté qu’éprouvent les sujets avant 7-8 ans de se représenter l’attraction et la tendance systématique à l’assimiler à des concepts mécaniques ou à de simples adhésions de substances collantes. C’est ainsi que Rob, le cas sans doute le plus primitif, réduit l’attraction à l’action de porter, en confondant d’ailleurs sans cesse ce qui « porte » et ce qui est « porté », le processus central étant que l’aimant « transporte » mais grâce au fait que ses bords sont « collants ». Ver invoque la « magie » mais simplement définie comme le pouvoir de « tenir » (et en

cas de répulsion de « faire de l’air », le tout inséré dans un contexte animiste : « elle veut tenir » ou « un côté fait peur à l’autre »). Rys n’invoque d’abord que la colle, mais une colle qui peut « venir plus loin » ou qui peut « pousser » et « faire pousser » (repousser) et qui finalement a le pouvoir soit de « faire du vent », soit de « coller ». Pour Alb, de même, la colle peut « attraper » ou « souffler ». Ken semble invoquer un principe tout différent de l’attirance des semblables, mais c’est parce que ceux-ci « sont amis » et qu’alors « ils se jettent » l’un contre l’autre et « ont de la colle ». Gir recourt aussi à la colle et même à « une colle qui attire », mais en un sens également finaliste : « Ça attire la pièce qui veut aller là », comme un siège attire un personnage qui va l’occuper, ou comme les « amis », selon Ken, s’attirent les uns les autres. Jac précise qu’un corps « devient collant » et Nic enfin nous donne la clef de ce que signifie l’action de « coller » : c’est attraper, ramasser, tenir et surtout « aller autour de la boule » pour la tirer !

Les deux cas intermédiaires Mar et Eri font, d’autre part, comprendre comment au niveau II la colle va se transformer en un « courant » : dans le cas de la conduction (question 5), Mar prend les termes de « courant » et de « colle » comme synonymes, tandis qu’à la question 3 (action à distance) le courant est la raison du déplacement, mais il est à nouveau dû à la « colle », sans compter que le clou avance parce qu’« il voit » où il va, comme chez Gir où l’objet est attiré par son but. Quant à Eri le « courant » se matérialise et passe par des « petits trous », parce que « l’aimant colle fort, ça vient dans toutes les boules ». En définitive le courant collant se ramène pour lui à « de l’air » ou du « vent », qu’il arrive même à sentir !

Il n’est donc pas exagéré de soutenir que pour ces sujets l’attraction est dans la mesure du possible assimilée aux modèles de l’action propre, tour à tour finalistes ou mécaniques, y compris l’adhésion des objets que l’on colle. Certes, on pourrait chercher à distinguer en ces différentes réactions des types dont le vocabulaire demeure en effet assez hétérogène, selon que ces sujets parlent de magie, de colle ou de matières semblables qui s’attirent. Mais si la notion du fer qui attire le fer deviendra plus fréquente dans la suite, sous les espèces d’un schème de forces davantage libéré du psychomorphisme primitif, au niveau I ces diverses interprétations restent en réalité

très voisines et à peine différenciées : le principe général en est qu’« attirer » se situe à mi-chemin d’une attirance finaliste et des modèles de l’action propre consistant à tirer ou à tenir et à fixer. Dans le cas de répulsion (question 6) inverse de l’attraction, ces sujets n’éprouvent aucune surprise : la colle est alors usée ou absente (Gir et Mar) ou elle « fait de l’air », etc.

En ces conditions, lorsqu’il s’agit d’expliquer pourquoi certains objets sont attirés par l’aimant et pas d’autres, ces sujets du niveau I ne se référeront naturellement pas seulement à la catégorie de matière (fer ou non-fer), mais aux propriétés des objets susceptibles de favoriser les actions invoquées. Rob, le seul sujet de 5 ans qui raisonne exclusivement en termes d’espèces de matière, les interprète selon leur facilité à « porter » (« le verre ne peut pas porter », etc.). Alb soutient qu’une gomme n’est pas attirée « parce que c’est mou », un anneau l’est parce qu’il est « rond », un clou parce qu’il tient bien une fois « piqué », une agate ne l’est pas parce qu’elle a trop de « petites couleurs dedans », etc. Le poids est fréquemment invoqué (et chez Gir la solidité), soit parce qu’un objet lourd « rend fort » l’aimant (Eri), c’est-à-dire provoque un effort spécial de sa part, soit parce que les corps trop lourds résistent à la colle (comme la cinquième boule suspendue à la question 5). En fait, à 5 ans un seul sujet se réfère aux catégories de matière (et on a vu en quel sens mécanique), à 6-7 ans quatre sujets seulement sur neuf y parviennent, à 8-9 ans huit sujets sur dix et à 10-12 ans l’unanimité (encore qu’un sujet de 11 ans invoque encore le poids pour expliquer la différence de réactions des deux pièces de monnaie utilisées).

On comprend donc que dans la question de la conductibilité (question 5) ces sujets ne parlent pas encore d’un courant ou d’une force qui traverse les billes, sauf dans les cas intermédiaires de Mar et Eri déjà discutés, puisque chacune d’entre elles tient ou colle la suivante. Tous comprennent cependant que sans l’aimant qui retient la première les boules tomberaient toutes : mais c’est en tant que l’aimant est un réservoir de colle, ou l’initiateur d’actions successives, et non pas en tant que sa force traverse les corps eux-mêmes (indépendamment des « trous » invoqués par Eri).

§ 3. Le niveau II

Le critère que nous choisissons pour fixer le début de ce second stade est l’apparition de cette notion d’une force agissant sans contact entre l’aimant et les objets attirés et surtout susceptible de « traverser » les billes successives à la question 5. La limite supérieure du stade sera donnée à la question 6, avec un commencement d’explication des pôles qui s’attirent ou se repoussent relativement à leurs associations et non plus en vertu de propriétés absolues.

Mais il ne faut pas croire que le passage du niveau I au stade II entraîne une modification brusque de l’ensemble des réactions, autrement dit que l’hypothèse d’une force traversant les corps suffise à permettre au sujet de renoncer entièrement à ses modèles d’« air » ou de « colle », etc., ou de découvrir que seul le fer présentera une telle conductibilité : nous trouvons au contraire une série de cas intermédiaires, dont voici un ou deux exemples de 8 ans avant les cas francs de 7 ans, etc. :

Fra (8 ;4) est très pioche encore des réactions de Eri (§ 2) : l’aimant « c’est un objet qui colle le métal, le fer ». La bille de bois ne prendra pas « parce que le bois glisse assez », mais celle de plomb « oui, parce que c’est plus dur, plus lourd », une agrafe « non, parce que c’est petit et c’est mince (essai). Oh ! ça prend, j’ai compris, c’est parce que c’est en métal. — Pourquoi l’aimant ne prend que du fer ? — Parce qu’il y a un bout en fer. — Si on avait un aimant avec un bout en bois, ça prendrait le bois ? — Bien sûr… ça prendrait tout ce qui est en bois ». L’aimant agit à distance « parce que ça fait de l’air, alors ça tire. — C’est quoi qui tire ? — L’air. — Il vient d’où ? — De l’aimant, c’est l’aimant qui est comme ça. — On les fabrique ou on les trouve ? — Je crois plutôt qu’on les trouve comme ça, dans les mines. — Ils ont quoi de spécial ? — Il a un fort air qui peut tirer. — (On éloigne le clou.) — Si on y met trop loin, l’air peut pas aller jusqu’à l’objet. — Il colle l’aimant ? — Non, c’est l’air de l’aimant. S’il y avait de la colle on y sentirait (l’« air » qu’on ne sent pas est donc à peu près synonyme de force). — (Question 5 : boules suspendues.) — Parce que l’air de l’aimant tire la boule et ça entraîne les autres avec. L’air passe dans la bille et elle prend l’autre : ça se suit toujours comme ça. — Et la cinquième ? — L’air ne peut pas encore tirer celle-là, il n’a plus de force. — C’est l’air ou la force ? — Les deux : la force de l’air. — Et sans aimant ça irait ? — Bien sur que non : il n’y aurait plus d’air, il faut l’air de l’aimant pour tenir. — (Question 6 : pôles.) — Il y a un côté qui a moins d’air que l’autre (on tourne). Alors là je sais plus du tout : c’est pas normal qu’il y ait un côté qui attire et un côté qui repousse ».

Dom (8 ;7) : « Il faut du métal pour que ça prenne », parce qu’on la fait ainsi. « On aurait pu inventer un objet qui prenne le bois ? — Ben oui, seulement ce serait du bois là (bord de l’aimant). — Qu’est-ce qui attire ? — Ça aspire et il y a de la pression dedans. — De la colle ? — Non (il rit)… c’est une certaine pression : on sent qu’il y a quelque chose qui attire. — Où ? — Du dedans de l’aimant. — (Question 5.) — C’est que l’aimant tient celle-là (1re) et ça transperce les billes. Mais après si on en met une certaine quantité ça peut plus aspirer. — Pourquoi ? — L’aimant a beaucoup de force, ensuite celle-là (1re bille) un peu moins, celle-là (2e) encore moins (etc.). A la fin elle n’a plus de force : elle ne peut plus aspirer. » Question 6 : « Il y a un côté qui est plus fort que l’autre (on retourne un des aimants). Ah ! non, c’est les deux côtés pareils : ce n’est pas facile, je ne vois pas du tout. Je trouve que c’est formidable. »

Ren (7 ;11) : Ce qui attire « c’est la puissance de l’aimant. C’est la force de l’aimant qui prend, qui attire les autres choses. — Des petits m’ont dit que c’est de la colle. — Non. C’est une espèce de colle qui attire, c’est pas de la colle normale : elle n’aimante pas. — (Question 5.) — C’est la force de l’aimant qui recolle toujours qui traverse la bille et qui colle les autres. Ça traverse la première et ça colle la deuxième : ça passe (de l’une à l’autre) la force de l’aimant. — Et la cinquième ? — Ça a de moins en moins de force ». Question 6 : « On a mis une force qui avance et une force qui recule. On a partagé l’aimant, et on a mis une force à droite et une force à gauche. — Et si on coupait l’aimant au milieu ? — Ça irait d’un côté : un seul côté collerait. »

Hau (7 ;10) : « C’est du fer, ça fait comme s’il y avait de la colle : c’est du fer spécial. » A distance « c’est comme un rayon qui attire » mais, trop loin, « c’est qu’il n’y a plus assez dans la force de l’aimant ». Question 5 : « La force de l’aimant traverse la première bille et traverse jusqu’à une certaine distance… la dernière en a presque plus. » Question 6 : il pense d’abord que « les deux forces sont du même côté (à droite et pas à gauche), alors ça s’accroche plus ; la force de cet aimant pousse l’autre », mais en manipulant il renonce à cette explication : « Au milieu il y a un changement de forces », ce qui est exact mais est encore conçu en un sens absolu.

Gui (7 ;10) attribue l’attraction à « de l’électricité dedans, ça colle sur le fer parce que l’électricité attire le fer ». A distance, elle « va se mettre sur le fer, et la plaque de fer vient » mais si la distance augmente « le courant peut pas aller si loin ». Question 5 : « L’électricité a passé dans toutes les boules, elle pénètre à l’intérieur de la première puis de la deuxième », etc. Question 6 : « Il y a deux côtés forts qui s’attirent parce qu’ils ont plus de courant et deux côtés faibles qui en ont moins : les côtés forts peuvent mieux se coller. » Après de longues manipulations : « Non, ils ont tout à fait la même réserve, mais si on mélange des côtés ça ne colle plus : ils s’éloignent. — Pourquoi ? — Parce qu’il y a un côté où l’électricité peut rentrer et pas l’autre. »

Sam (8 ;0). Question 5 : « Peut-être que l’aimant ça passe à travers tout le plomb, alors ça fait coller en bas. » Question 6 : « D’un côté il y a la colle qui fait pousser, de l’autre celle qui fait tirer. — Pourquoi ça pousse alors ? — 

Il y a quelque chose qu’on ne voit pas et qui fait pousser, c’est une autre sorte de colle qui fait pousser. »

Pie (8 ;4) : « C’est de la force, quelque chose qui va loin et qui attire. » Question 5 : « L’aimant met de la force dans la première bille et la première une fois qu’elle en a prend la deuxième », etc., et « la quatrième n’a plus assez de force pour attirer la cinquième ». Question 6 : « Celui-là pousse, l’autre a pas assez de force alors il recule. — (On tourne.) — Il y a un côté qui est plus fort que l’autre, alors c’est le plus fort qui a envie de venir ici. »

Wil (8 ;2) : « Il ne tire que le fer parce qu’il y a quelque chose de solide dedans. » Question 5 : « Il jette un élément dans les billes, c’est pourquoi elles tirent aussi. — Il jette quoi ? — Il jette l’élément dans la bille. » Question 6 : « Il jette quelque chose, on ne peut pas savoir (quoi) parce que c’est invisible, une espèce de courant d’air, quelque chose qui force comme un doigt invisible en plastic. — (On retourne.) — C’est la chose que je ne comprends pas. »

Pas (9 ;0). Question 5 : « L’aimant aimante l’autre et celle-là… celle-là. — Qu’est-ce que ça veut dire « aimanter » ? — Il l’accroche, il l’attire. — Et celle-là (5e) ? — Parce que celle-là (4e) ne donne pas assez d’aimant pour l’accrocher. » Mais Pas précise d’une manière assez subtile que « dès que l’aimant a touché une bille elle devient aimantée », ce qui constitue le passage sans déperdition (sauf avec la distance) et non pas une perte « parce que si l’aimant donnait sa force à la première bille, elle n’aurait plus de force et les billes tomberaient ». Par contre à la question 6 il déclare ne rien comprendre.

Mis (9 ;2) : « Il a une force qui attire. » A distance « ça vient moins vite mais ça vient quand même » sauf « quand la force est pas assez près ». Question 5 : « La force attire toutes les autres boules. — La force de l’aimant est dans la première ? — Oui. — Et dans la deuxième ? — Pas toute. — Et la troisième ? — Un peu moins que dans la deuxième », etc. Question 6 : « Peut-être qu’il y a un côté qui fait aller en avant et un côté qui fait tourner, qui doit tourner pour être dans le sens juste. » Après bien des manipulations : « Ils ont exactement la même force… seulement il y a des côtés qui ont assez de force et d’autres non, alors ils tournent… pour attirer l’autre. »

Arc (9 ;3) : A distance « c’est un courant qui est dans tout l’aimant et qui sort par les deux bouts ». Question 5 : « Le courant il traverse une bille, puis une bille, puis l’autre. » A la cinquième « il y a pas assez de courant qui passe ». Question 6 : « Je ne sais pas pourquoi il y a un courant qui fait partir et un courant qui fait venir l’autre. »

Lau (9 ;4). Question 5 : « La force traverse les billes », etc. Question 6 : « La force n’est que dans un sens, alors il y en a une qui pousse l’autre. »

Rie (10 ;0). Question 5 : « L’aimant a beaucoup de force, alors cette force entre dans le plombard et ce plombard attire les autres… mais il y a toujours un peu moins de force dans les autres et à la fin on pourrait plus en tirer. » Question 6 : « Là ça fait reculer parce que les forces vont dans le même sens

(dessine → et →), là elles s’attirent (→ et ←). » Essaie de vérifier et renonce : « Alors c’est deux aimants qui s’attirent que d’un côté et pas de l’autre. » Rie était donc au seuil du stade III puis a reculé.

Clo (10 ;8). Question 5 : « La force est passée jusqu’à la dernière bille. — Et après ? — Elle va pas plus loin. » Question 6 : « A un certain moment ça tire, à un autre ça pousse. — Toujours ? — Non ce n’est pas possible. »

Tin (11 ;0) : « La force rentre dans la bille et tire l’autre, et l’autre après », etc. Question 6 : « Un côté tire et l’autre pousse », puis renonce.

Met (12 ;11). Question 5 : « Ça traverse, les rayons de l’aimant rentrent dans la première bille », etc. Question 6 : « Je crois bien qu’il y a deux sortes de courants. » Puis il découvre qu’il ne se passe rien au milieu. « Pourquoi l’aimant attire ou repousse ? — Aucune idée. »

Le double intérêt de ces sujets, comparés à ceux du niveau I, est de ne plus expliquer l’attraction par une substance qui « tient » (substance étrangère à l’aimant comme la « colle » ou le « magique », ou substance de l’aimant en tant qu’« amie » cherchant ses semblables), mais par un courant de force et de concevoir cette force comme « traversant » les billes suspendues de la question 5, à la manière de la transmission du mouvement dans les situations de mouvement transitif.

Pour ce qui est du passage de la substance à la force il y a certes des cas intermédiaires qui parlent encore de « colle » (Hau, Sam, etc.), mais c’est une colle « spéciale » (Hau) et non pas « normale » (Ren) puisqu’elle « traverse » les billes et s’identifie à une force ; et quand Wil parle de « quelque chose de solide » il précise que cet « élément » est « jeté » dans les billes et constitue une « espèce de courant d’air ». C’est cet « air » qui chez Fra remplace la colle parce qu’on ne le « sent pas » et que sa force « passe » dans les billes. Pour les autres sujets il ne s’agit plus que de forces, courants, rayons, électricité, etc., autrement dit d’un dynamisme de moins en moins matérialisé.

Dès lors il n’y a plus de problème pour les billes suspendues de la question 5 : cette force « traverse » les billes tout en s’affaiblissant avec la distance, elle « passe dedans » ou « à travers » (Sam) (et non pas dans leurs « trous » imaginés par Eri au § 2), les « transperce » (Dom), « pénètre à l’intérieur » (Gui), « met la force dedans » (Pie), etc. Il y a donc là un nouveau mode de transmission qui rappelle celui du mouvement transitif. Mais ce dernier est plus précoce : dans le cas où une boule vient

frapper la première d’une série d’autres boules alignées et met en mouvement la dernière, les sujets de 5 ans déjà comprennent immédiatement que le mouvement de la boule active s’est transmis à la dernière des boules immobiles. Mais c’est que la boule motrice a perdu son mouvement à la suite du choc et que cette perte est compensée par le gain de la dernière des boules passives. Dans le cas de l’aimant, au contraire, celui-ci reste immobile et il ne perd rien en aimantant les billes, ce que le sujet Pas souligne avec finesse en distinguant le pouvoir d’« aimantation » et une force mécanique que perd l’agent en la transmettant au patient. Il est donc normal que la transmission propre à la conduction magnétique soit admise plus tard que la transmission cinématique, et l’on peut même se demander si son explication à 7-8 ans n’est pas due au fait que, sous l’influence de la réversibilité opératoire naissante, l’attraction est alors conçue comme une sorte d’inverse de la poussée, et non plus comme un dérivé indirect de celle-ci (comme au niveau I où l’on trouve tous les intermédiaires entre pousser, entraîner, tirer et attirer).

Cette remarque conduit aux réactions à la question 6 portant sur les deux pôles de l’aimant, et où l’on voit effectivement s’affirmer le couple d’inverses « attirer » et « repousser », et même de façon absolue, en opposition avec les semi-inversions qui caractérisaient les réponses du niveau I (et avec la relativisation que nous constaterons au niveau III). En effet, l’explication des pôles que donnent les sujets du niveau I consiste en principe à les considérer comme différant surtout par la nature des matières ou des actions, et parfois par leur force ou affaiblissement en quantité de matière : un côté colle et l’autre « fait peur à l’autre » (Rob), la colle d’un côté est « beaucoup entamée » l’autre moins (Gir), l’un a du « courant très fort » et l’autre pas très fort » (Eri), ou encore « la colle des fois elle vient se coller là et de temps en temps ça le pousse » (Rys). Lorsqu’il y a opposition de nature, ce n’est point une inversion : par exemple un côté « colle » et l’autre « souffle » (Alb). Au contraire, si l’on retrouve ces réactions dans les cas intermédiaires (Fra et Dom), les sujets types du niveau II en viennent à une inversion nette : « une force qui avance et une qui recule » (Ren), une force qui « accroche » et une qui « pousse » (Hau), « tirer » et « pousser » (Sam et Tin), « faire partir » et « faire venir »

(Arc), etc. Il n’est donc pas exclu que ce progrès dans la lecture des faits tienne aux schèmes de réversibilité qu’impose la formation des opérations « concrètes » dès 7 ou 8 ans.

Par contre, la limitation propre à ces opérations dites concrètes est précisément de s’en tenir aux données de fait considérées comme des sortes d’absolus, sans parvenir à la relativisation que permet le maniement des hypothèses tel qu’il se développe au niveau des opérations propositionnelles ou formelles (11-12 ans). Les sujets de ce niveau II se bornent, en effet, à découvrir que l’un des côtés de l’aimant attire un autre aimant, tandis que l’autre côté le repousse, mais ils ne parviennent pas à comprendre que ces deux pôles peuvent donner deux sortes de résultats (+ ou — ) selon les associations (+ . +) et (— . — ) ou (— . +) et (+ . — ) parce que, pour eux, ce n’est pas encore l’association ou la relation entre les deux aimants qui constitue le fait réel, mais seulement les propriétés de celui qui est considéré comme actif, le second aimant étant assimilé à un objet passif au même titre qu’un métal conducteur quelconque. Les plus nombreux découvrent alors que l’aimant supposé seul actif a deux pôles (Ren, Hau, etc.), mais lorsque, en changeant l’association, ils voient qu’un même pôle conduit à des résultats différents, ils se déclarent entièrement perdus.

Citons encore un cas intermédiaire entre les niveaux II et III, parce que sans parvenir, lors de cette question 6, à la relativisation propre au niveau III il découvre néanmoins que les semblables se repoussent et que les contraires s’attirent :

Col (10 ;9) : « Si vous mettez l’aimant du faux côté, l’autre s’en va. » Mais après manipulations : « Si vous mettez les deux côtés qui attirent les choses, ils ne peuvent pas coller, parce qu’ils ne peuvent pas se joindre. — Pourquoi ? — Parce qu’il y a un côté qui tire et l’autre qui éloigne. — Lequel éloigne ? — Quand on met un autre aimant, ils sont les deux du bon côté. — Si je mets les deux bons côtés ensemble ? — Ils se repoussent. — Et les deux mauvais ? — Ils se poussent aussi. — Alors ? — Il faut que je mette un bon avec un mauvais, alors ils s’attirent. — Pourquoi ? — Si c’est les mêmes ils se poussent. — Et si c’est pas les mêmes ? — Ils s’attirent. »

Ces « bons » et « mauvais » côtés vont être, au niveau III, interprétés en termes d’inégalités de forces ou de sens et Col annonce en particulier les cas du type B où les inégaux seuls s’attirent.

§ 4. Le niveau III

Ce dernier stade observé (dès 10-11 ans) est celui de la découverte des associations possibles entre les pôles positifs et négatifs. Voici quelques exemples de sujets qui ont tous trouvé la loi après des tâtonnements plus ou moins longs, mais qui l’expliquent selon les trois types d’interprétation suivants : A) les forces sont inégales ou égales, et dans le premier cas elles se repoussent, tandis qu’elles s’attirent dans le second ; B) même supposition de départ, mais elles s’attirent en cas d’inégalité et se repoussent dans l’autre ; C) seul intervient le sens des forces.

A) Nous n’avons observé que deux cas du type A parmi les sujets découvrant la loi des pôles mais, dans leurs explications, ils demeurent intermédiaires entre les niveaux II et III :

Gle (11 ;1) : Si R contre N s’attirent1 et pas R contre R, c’est que « l’aimant est composé de deux parties qui sont collées ensemble et, quand on pousse le R contre le R, ça pousse le R pour le faire tourner, pour que ce soit le N contre le R ». Après manipulations : « Les fers sont coupés par un courant : si on coupait au milieu on pourrait avoir deux bouts (= deux aimants à propriétés différentes). » Il déclare ensuite s’être trompé : « Le courant il doit aller dans tout un sens (= traverse tout le long). » Alors si R repousse R c’est que « celui qui a pris toute la puissance pousse l’autre R. — Mais pourquoi un est plus fort que l’autre ? — C’est obligatoire, sans ça, ça ne tournerait pas » et, pour le prouver, il rapproche deux R et les lâche d’un coup, mais, du fait que les deux reculent, il conclut au contraire : « Voyez, il y en a un qui prend la force de l’autre et qui le fait tourner ! »

Car (11 ;3) : « Il y a un côté plus fort que l’autre, qui tire plus que l’autre et il y a un côté qui pousse. Quand on fait comme ça (il les prend en main), on voit qu’il y a une sorte de force qui part. — Duquel ? — Des deux. » Il marque alors sur ses dessins les « bons » et les « mauvais » côtés comme dans le cas intermédiaire de Col (fin du § 3) mais en vient à une relativisation : « Je crois plutôt qu’il n’y a pas de bons et de mauvais côtés, c’est les quatre côtés pareils. — Pourquoi ça se repousse alors ? — Dans chaque aimant il y a un côté qui attire et un qui n’attire pas (selon leurs forces respectives, auxquelles il revient ainsi). On met alors en face celui qui tire et celui qui ne tire pas. — Mais pourquoi ça pousse ? — Je dois dire que je ne sais pas. » Pour ce qui est de l’attraction, « si on met les deux côtés qui envoient, ça fait tourner de manière à ce qu’il y ait le bon côté qui vienne ».

(1) Rappelons que chacun des deux aimants présentés a un côté R rouge et un autre côté N noir.

B) Quant aux réactions du type B, elles constituent la grande majorité des cas du niveau III :

Sig (10 ;9) a déjà manipulé des aimants et connaît la loi qu’il énonce comme suit en montrant une répulsion : « C’est les mêmes forces et elles ne peuvent pas aller (l’une) avec (l’autre). Une autre pourrait mais pas les mêmes. — Pourquoi n’importe quel côté ne peut pas attirer n’importe quel autre ? — Parce que l’une des forces doit être moins puissante que l’autre. Les deux R par exemple c’est les mêmes forces, même s’ils sont moins forts que les N. Les N aussi c’est les mêmes. Mais si on prend une N et une R il y a une qui est moins forte. — On peut savoir laquelle ? — (Il manipule longuement en associant les pôles deux à deux, puis met deux R en contact et les lâche brusquement.) Non ! Les deux reculent ! Ça recule des deux côtés. — Comment ? — C’est le côté N (donc ceux qui ne se touchaient pas) qui empêche le R d’aller vers l’autre parce qu’il tire loin (dans l’autre sens). » Il passe alors à l’explication par le sens d’orientation et dessine (→←).(→←) pour « quand ça se repousse ».

Pat (11 ;10) prévoit que les aimants « vont s’approcher » puis en tâtonnant découvre que « c’est comment ils sont tournés ». N contre N : « Ça ne s’accroche pas parce qu’il y en a un qui a plus de force, il fait reculer l’autre. — Et R contre N ? — Ils vont s’accrocher parce qu’ils ont la même force. Ah ! non, je me suis trompé (il réfléchit longuement). Non ils n’ont pas la même force et N contre N ils ont la même force : ils ne peuvent pas se capter, ça les fait reculer. — Pourquoi, s’ils ont la même force, un des deux recule ? — Ça dépend de celui qu’on tient, qui fait reculer l’autre, parce que si je fais comme ça (il approche R d’une main et R de l’autre et les lâche) ils reculent tous les deux (Pat ainsi a voulu prouver qu’ils ont bien la même force et que l’idée d’une inégalité est relative à la manière d’en tenir un et pas l’autre). — Et R contre N ? — Ça va s’accrocher. — Et N contre N ? — Ça va pas s’accrocher parce qu’ils ont la même force. — Quand ça s’accroche alors ? — R et N et N et R parce qu’il y en a un qui a plus de force que l’autre… Il y a un côté qui en a plus et un qui en a moins. — Lequel a le plus ? — On ne peut pas savoir parce que ça dépend de celui qu’on tient ; (tout ce qu’on sait est que) les bouts ne sont pas pareils. — On peut savoir dans quel sens elle circule ? — Non elle circule dans tout l’aimant. Il n’y a pas de sens. »

Van (11 ;10) : « Il y a un côté qui est plus puissant que l’autre, celui qui pousse il est plus puissant que l’autre. » Puis, à la manipulation, il découvre que les deux se poussent et conclut : « Il faut prendre un plus puissant et un moins puissant pour qu’ils se réunissent. — Et si on veut qu’ils se poussent ? — Il faut prendre les deux côtés les plus forts. — Et les faibles ensemble ? — Ils se poussent. Ils ont la même puissance, ils peuvent pas se coller. — Comment tu sais ? — Quand on fait l’expérience, ça joue. »

Phi (12 ;10) : « Tu sais ce que font deux aimants ensemble ? — Oui, ça ne s’attire pas. — Pourquoi ? — Je ne sais pas mais j’ai essayé. » N et R : « Ça a collé. Je croyais que ça allait partir. — Pourquoi ça a collé ? — Parce que

c’est pas la même force. Il doit y avoir plus de force dans un côté que de l’autre. — Qu’est-ce que ça fait si ce n’est pas la même force ? — Ben, ça va ensemble, ça se colle. — Et N contre N ? — Ça va pas parce qu’il y a la même force dans les deux côtés N. — Pourquoi ? — Ça ne s’attire pas. — Mais pourquoi si c’est la même force ? — C’est un courant (= ça va dans le même sens), quand il y a les deux mêmes forces ils collent pas… Quand il y a un N et un R il n’y a pas la même force, ils s’adaptent. — Qu’est-ce que ça veut dire ? — Ils se collent. — Mais pourquoi ? — (Il essaie si une bille est plus attirée d’un côté que de l’autre puis essaie sur les côtés.) Sur les côtés ça colle pas beaucoup. »

Gav (13 ;11) commence par prévoir que N et R ne vont « pas s’attirer parce qu’ils ont tous les deux la même force ». Devant le fait contraire il garde un instant l’hypothèse de l’égalité et conclut : « Comme ils ont tous les deux la même force ils se sont attirés » ; mais, dès la constatation N contre N il revient à l’idée première : « Ils ne peuvent pas s’aimanter entre eux parce qu’ils ont la même force. — Qu’est-ce que ça fait ? — Ils se rejettent, les deux forces ne peuvent pas s’absorber. — Et N contre R ? — Le côté N va attirer le R parce que le R n’a pas de force motrice, le R a une force nulle. — N et N ? — Le côté N rejette l’autre parce qu’ils peuvent pas s’attirer. — Pourquoi ? — Parce qu’ils ont la même force. — Et R et R ? — Ils ne peuvent pas s’aimanter parce que tous les deux ont une force nulle. »

Ric (13 ;0) fait les mêmes raisonnements mais en termes de matières : N et R « c’est deux matières différentes, alors ça s’accepte, tandis que R et R ou N et N ça ne s’accepte pas parce que c’est la même matière. Mais je ne comprends pas très bien pourquoi ils ne peuvent pas s’accepter. — Pourquoi R et N s’acceptent ? — Peut-être parce qu’une matière est plus forte que l’autre ».

Ala (14 ;4) commence par penser que R et N s’attirent parce qu’ils ont la même force et que N et N ou R et R se repoussent parce que l’un est plus fort que l’autre puis il cherche à vérifier et conclut : « Moi je crois qu’il y a un côté plus fort dans chaque aimant, le R est plus fort que le N. » Il manipule à nouveau pour vérifier que les deux R « ils sont peut-être les deux de la même force et les deux N aussi. C’est les N et les R entre eux qui ne sont pas de la même force. — Et pourquoi ils s’attirent ? — Parce qu’ils ne sont pas de la même force, ils s’attirent la même chose les deux ».

Avant de discuter ces cas, voici encore deux exemples du type C :

Gua (11 ;8) est étonné de voir que N et N se repoussent : « Ah ! J’ai compris, la puissance elle passe tout d’un côté, comme ça (geste traversant d’un bout à l’autre), alors c’est tellement puissant que ça pousse l’autre (il change l’un des aimants de côté). Mais, ça peut changer parce que si on tient celui-là (B au lieu de A) il pousse aussi l’autre. » Il en conclut que les forces sont égales, mais de directions inverses, soit →← quand ils s’accrochent et ←→ quand ils se poussent. — Alors pour que ça s’accroche ? — 

Il faut toujours mettre l’inverse. — C’est-à-dire ? — N et R. — Et R et N ? — La même chose : il faut toujours mettre en sens inverse ». Il corrige alors son dessin en →→ pour l’attraction et →← pour la répulsion.

Pie (13 ;4) traduit la même idée en disant que « l’aimant a de la force devant et pas derrière ; il y a une force qui attire et l’autre qui fait reculer ». Il en résulte que pour R et R « ça va pas, parce qu’il y a une force ici devant et ici aussi devant, et alors ça pousse l’autre » et de même pour arrière et arrière, tandis que « devant » contre « derrière, ça marche » (dessin à l’appui).

La première nouveauté propre à ces réponses par rapport à celles du stade II est la relativité des effets des pôles, puisque les actions d’attirer et de repousser ne sont plus attribuées à un côté R ou N qui ne fera que l’un ou l’autre (d’où la situation sans issue quand un R se trouve en présence d’un autre R et non plus d’un N), mais à leurs combinaisons ou associations. Par exemple, Rie (10 ans au § 3) était au seuil du stade III en associant les sens → et ←, mais il renonce en voyant que ces actions ne sont pas constantes ; au contraire Pat (11 ans) conclut d’emblée, en découvrant ces effets non prévus par lui, que « c’est comment ils sont tournés » et s’engage dans la direction d’une association entre forces égales et inégales. C’est là la réaction commune à tous ces sujets, dont les habitudes combinatoires propres aux opérations propositionnelles de ce stade les poussent à chercher dès le départ les différentes combinaisons possibles, non pas seulement par associations entre les côtés (RR, RN, NR, NN) mais en supposant des variations de forces en intensité ou en direction. Bien plus, ces inégalités sont conçues comme pouvant jouer un rôle même si l’on ne peut pas en déterminer la valeur : « On ne peut pas savoir (quel côté a le plus de force), dit Pat, parce que cela dépend de celui qu’on tient. »

Ce caractère relationnel et non plus absolutiste de l’interprétation des pôles conduit alors en bien des cas à l’idée de la réciprocité des effets. Cette réciprocité est découverte par Sig lorsqu’il rapproche un R et un R et les lâche brusquement, en voyant alors qu’ils reculent tous les deux ; mais elle est même anticipée par Pat qui fait la même expérience dans l’intention de prouver, d’une part, qu’il faut se libérer des illusions dues à une manipulation incomplète (« ça dépend de celui qu’on tient », ce qui nous ramène au point de vue relationnel) et, d’autre part, que les forces de ces deux R sont bien égales malgré les

apparences, le point de vue relationnel conduisant ainsi à la réciprocité objective des reculs. Toutes les réponses de ces sujets supposent ainsi une réciprocité des répulsions ou des attractions, sauf dans le cas intermédiaire de Gle (type A de réactions) qui, précisément parce qu’encore attachée au niveau II, interprète le double recul de R et R comme la preuve que « l’un prend la force de l’autre ».

Venons-en alors aux types A, B et C d’interprétations. Si le type A ne marque ainsi qu’une transition entre les niveaux II et III, le type B s’impose ensuite de façon remarquable et, il faut le dire, au premier abord surprenante. En effet, l’attitude spontanée des jeunes sujets (non pas ou pas seulement dans le domaine des aimants mais en général) est d’admettre que les semblables s’attirent et que les contraires se repoussent : or, avec une majorité frappante les sujets de 10-14 ans en arrivent (non pas toujours dès le départ mais et souvent peu à peu) à l’idée que l’attraction est due à une inégalité de forces et la répulsion à une égalité. Même Rie qui raisonne en termes de matières et non pas de force trouve naturel que des matières différentes « s’acceptent » et non pas les matières semblables, tout en n’en voyant pas la cause et en cherchant alors dans la direction d’une inégalité de forces.

D’où peuvent donc provenir ces idées dominantes ? En cas d’inégalité de forces les R et N « s’accrochent » (Pat), « vont ensemble » et « s’adaptent », c’est-à-dire « se collent » (Phi), « s’absorbent » (Gav), « s’acceptent » (Rie) et même « parce qu’ils ne sont pas de la même force, ils s’attirent la même chose les deux » (Ala), tandis que les R et R ou N et N, étant de la même force, « ne s’accrochent pas » ou « ne peuvent pas se capter » (Pat), font « un courant » orienté dans le même sens (Phi), « ne peuvent pas s’absorber » (Gav), etc. Quand aux réponses du début, elles revenaient à dire que si un R ou un N repousse son semblable c’est qu’il est plus fort que lui ou que si un R attire un N, ou l’inverse, c’est qu’aucun ne domine l’autre, mais ces suppositions n’expliquent pas la direction en « poussée » ou en « attraction », car le plus fort pourrait attirer et les égaux se neutraliser, tandis que d’admettre que des forces égales se repoussent et inégales s’attirent est une tentative au moins d’explication. Or, le sens général de cette tentative semble être que des forces égales ne peuvent

être qu’en rivalité et par conséquent pousser, tandis que les forces inégales se complètent et par conséquent s’attirent (et parfois « la même chose les deux », comme dit Rie, en vertu même de leur inégalité quantitative). A cet égard les flèches qu’indiquent les dessins des sujets sont malheureusement très variables graphiquement mais ont bien cette signification globale. Les répulsions sont figurées par →← mais avec le sens de deux poussées de sens contraire ou par →→ dans le sens de poussées qui s’additionnent en un éloignement des mobiles. Les attractions peuvent être figurées par →← dans le sens de deux mobiles qui se rapprochent ou aussi par →→ mais dans le sens où ils se tirent l’un l’autre.

Par contre, dans l’hypothèse générale où les forces de N et R sont inégales, donc + et — ou — et +, la signification opératoire de ces raisonnements est que (+) × (+) = (— ) × (— ) et (+) × (— ) = (— ) × (+), ce qui rappelle la règle des signes. La solution de l’inégalité des forces, se révélant tôt ou tard équivoque et surtout invérifiée, on voit quelques sujets (Sig et d’autres) s’orienter vers la solution correcte des sens d’orientation, qui l’emporte avec le type C. A ce niveau, l’analogie avec la règle des signes est encore plus frappante, car, comme le dit spontanément Gua, l’attraction n’a lieu que quand les deux pôles sont de « sens inverse » (ce que dit aussi Pie en termes de « devant × derrière » par opposition à « devant × devant », etc. En d’autres termes si, contrairement aux usages de la physique, nous symbolisons par + la répulsion (dans le sens d’une augmentation de la distance entre les mobiles) et par — l’attraction (ou diminution de distance), on a bien dans le langage des inversions de Gua : (+) × (+) = (+) ; (— ) × (— ) = (+) ; (+) × (— ) = (— ) et (— ) × (+) = (— ).