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Recherche pour un modèle de société européenne (février 1974)a b

Précisons tout d’abord les termes de mon titre. J’emploie le terme de modèle dans son sens scientifique et pas du tout moral. Chercher à composer un modèle européen ne signifie pas pour moi donner l’Europe en exemple au reste du monde, mais simplement chercher des structures sociales, économiques et politiques, adaptées aux réalités et aux finalités européennes.

En second lieu, la recherche d’un modèle, signifie bien évidemment que les modèles anciens — ou le modèle de naguère — ne satisfont plus, ne marchent plus, et qu’il est temps d’inventer mieux.

Et en troisième lieu, si l’on recherche un modèle européen, c’est que l’on ne pense pas pouvoir s’accommoder de modèles étrangers et pour nous aliénants, comme le seraient les modèles américains, ou russes, ou chinois. Cela ne signifie pas un instant qu’on tienne l’Europe pour supérieure — ou inférieure — à telle autre partie du monde ; mais bien qu’on la constate différente, et qu’elle appelle des solutions spécifiques.

Ces solutions spécifiques, par la suite, seront-elles valables pour le reste du monde ? Je n’en sais rien et n’ose pas même le souhaiter : les expériences du passé récent, l’adoption de certains de nos modèles, comme celui de l’État-nation par le tiers-monde, doivent nous rendre méfiants sur ce chapitre.

Il y a vingt ans de cela, en 1953, pendant la table ronde organisée à Rome par le Conseil de l’Europe, Arnold Toynbee nous expliqua que deux avenirs possibles s’ouvraient aux Européens :

— ou bien l’Europe prend sa retraite et tente de vivre sur son passé culturel ;

— ou bien l’Europe s’efforce de s’assurer une position morale dominante, en se transformant en communauté modèle.

Vingt ans plus tard, me voici à la recherche d’une troisième possibilité : aussi loin du repli résigné que de la volonté de dominer (ne fût-ce que moralement) ou de se poser en modèle exemplaire.

Une troisième possibilité qui serait en somme : la réponse particulière des Européens au défi de la crise de civilisation désormais déclarée à l’échelle mondiale.

Car c’est bien de cette crise mondiale qu’il s’agit aujourd’hui, et avant tout, de s’occuper ; non plus seulement des moyens politiques, économiques ou culturels d’unir l’Europe ; et non plus seulement des moyens de développer le tiers-monde ; et non plus seulement des moyens d’aménager les relations entre nations.

Je pars d’une constatation fondamentale que j’essaierai de formuler en une seule phrase, que voici : Pour la première fois dans l’histoire, l’homme d’aujourd’hui se voit contraint de choisir librement son avenir et celui de l’espèce humaine ; et il y est contraint du seul fait qu’il en a, pour la première fois, la liberté.

Jusqu’à nos jours, depuis le singe, ou depuis le jardin mythique des origines, l’homme n’avait fait que répondre tant bien que mal aux divers défis de la nature dont il vivait, défis du corps, défis de l’environnement. Il s’agissait de survivre, donc de continuer ce qui avait réussi aux plus forts, aux plus féconds, aux plus habiles de ses ancêtres.

Aujourd’hui, c’est le succès même de l’effort civilisateur de l’Occident qui nous force à choisir notre avenir, et par là nous met en demeure de formuler une politique de l’homme et de l’humanité.

J’insiste : ce succès même se traduit par une crise qui remet ou met tout en question.

Choisir librement son avenir veut dire : élaborer une politique, une conduite de gouvernement, ou de gérance de la cité, en vue et au nom de fins déterminées.

[p. 2] Gouverner c’est prévoir, dit l’adage. Mais qui prévoit ?

Vous lisez tous les jours dans la presse les déclarations les plus contradictoires relatives à l’avenir prochain, à l’an 2000, au xxie siècle. Qui croire ? Des futurologues distingués vous assurent que les réserves existantes ou encore à découvrir de pétrole seront épuisées d’ici soixante-dix ans, ou d’ici trente ans, voire d’ici vingt ans. Mais un économiste des plus sérieux, Raymond Barre, leur répond — et je le cite — que ces réserves sont « pratiquement inépuisables, en dépit des théoriciens de l’Apocalypse ». Sur quoi, le 30 septembre 1973, le directeur de la prospection de la British Petroleum annonce que la production du pétrole commencera à diminuer dans dix ans, et que des mesures de rationnement devront être décrétées dans huit ans. Même jeu pour les métaux nécessaires à l’industrie, le cuivre par exemple. Selon les uns, il en reste pour quarante-huit ans, ou pour trente ans, ou pour vingt ans seulement, mais selon le directeur du Bureau de documentation minière de France, il en reste pour deux millions d’années… Comment, dans ces conditions, arrêter une politique du pétrole ? ou du cuivre ?

Ce n’est pas tout. Une troisième sorte de prévision a cours dans notre société : celle des experts au service des grandes sociétés et des gouvernements. Ces experts nous répètent, par exemple, que la consommation d’énergie électrique va doubler désormais tous les sept ans, et si on leur demande comment ils le savent, ils répondent qu’il s’agit d’un fait scientifiquement établi par des calculs irréfutables. Mais cela ne peut pas être vrai, pour les deux raisons que voici :

1) Il serait déjà très difficile de doubler notre production d’énergie d’ici 1980 ; presque impossible de la quadrupler d’ici 1987, et totalement exclu de la multiplier par 16 384 en moins d’un siècle, car c’est le chiffre qu’on obtient au bout de quatre-vingt-dix-huit ans en multipliant une quantité quelconque par deux tous les sept ans.

2) Si nous décidons de nous éclairer aux bougies, ou simplement d’économiser l’électricité au lieu de la gaspiller comme les compagnies nous y invitent, rien ne pourra faire que la consommation double en sept ans. Les compagnies essaient tout simplement de faire passer pour « fatalité » leur désir de doubler leurs ventes.

Leurs experts confondent délibérément la prospective et le marketing, détournant ainsi nos esprits de la seule question sérieuse, qui est la suivante : étant donné l’impossibilité manifeste d’accroître indéfiniment notre consommation d’énergie, comment s’organiser pour vivre aussi bien, voire mieux, en consommant moins d’électricité, ou en recourant à d’autres formes d’énergie ?

En multipliant autour de nous et devant nous des « fatalités » alléguées et de soi-disant « impératifs techniques », on nous empêche d’élaborer une politique responsable, et d’agir sur nos gouvernants pour qu’ils l’appliquent.

De fait, les détenteurs des moyens de décision politiques et économiques s’inspirent tantôt des pessimistes tantôt des optimistes, c’est-à-dire des futurologues indépendants qui s’efforcent de prendre en compte les dangers écologiques et les risques humains autant que les avantages économiques d’un projet, pour établir son coût réel, tantôt de promoteurs qui n’invoquent que les besoins supposés et les profits escomptés, et pensent qu’après tout, cela durera bien autant qu’eux…

Admettons qu’il est plus prudent, en tout état de cause, de suivre les futurologues soucieux plutôt que les promoteurs irresponsables, quand il s’agit de formuler une politique. Or nous voyons que dans leur majorité, les futurologues calculent un avenir de catastrophes, que ce soit à moyen ou à long terme. Ils nous annoncent des désastres en chaîne, des catastrophes en système, ou en boucles, qui doivent presque nécessairement résulter non pas des échecs de notre modèle de croissance, mais au contraire de ses succès. Et c’est là ce qui doit nous retenir.

Je ne vais pas résumer ici le fameux rapport du club de Rome, que je suppose connu de chacun d’entre vous. Je vous rappellerai seulement que la crise mondiale — et c’est je crois sa formule la plus simple — est née de la volonté typiquement occidentale de croissance illimitée dans un monde dont nous avions oublié qu’il est irrévocablement limité.

C’est la découverte, puis la prise de conscience de l’explosion démographique, dans les années 1960, qui nous a tout d’abord alertés. La publication par les Nations unies de statistiques montrant que le temps de doublement de la population du globe n’était plus que de trente-cinq ans, nous a permis à tous de calculer qu’à ce taux-là, nous serions six milliards et demi en l’an 2000, 26 milliards en 2070, 208 milliards en 2171 soit 1400 habitants au km2 (densité des grandes villes actuelles, étendue à toutes les terres émergées), 3 habitants au m2 en 2570, trente ans plus tard tout le monde se touche, et je m’arrête là dans mes calculs, mais d’autres ont été plus loin. Je lis dans le beau livre de Paul Ehrlich, Population, ressources, environnement, cet exemple de spéculation mathématique :

Si la population continuait à croître à ce rythme, elle dépasserait un milliard de milliards d’âmes dans mille ans d’ici, et sa densité serait de deux-mille habitants au mètre carré du sol émergé et immergé ! Mais on peut avancer des chiffres encore plus saugrenus. Dans quelques milliards d’années, tout l’univers visible ne serait plus qu’une sphère d’êtres humains, dont le diamètre s’allongerait à la vitesse de la lumière.

Et je fais mienne la sobre conclusion de Paul Ehrlich :

De tels calculs devraient, semble-t-il, convaincre même les esprits les plus obtus qu’il faudra bien que la croissance démographique s’arrête un jour.

La croissance démographique ne peut pas être illimitée. Il faudra bien que quelque chose l’arrête, un jour ou l’autre. Si l’on ne veut pas que ce soit une catastrophe, il faudra bien que ce soit une libre décision des hommes et des femmes. Mais où s’arrêter ? quand ? et comment ? Il s’agit de déterminer un optimum, de définir une politique, d’évaluer ses répercussions…

Car le même processus se répète dans tous les autres domaines de la civilisation contemporaine [p. 3] où la croissance a fait ses percées au xxe siècle et menace de devenir exponentielle. La croissance démographique est due en bonne partie aux succès de la science occidentale, laquelle est aussi à l’origine de la croissance industrielle et technique. Mais toutes les deux vont rencontrer dans un temps calculable leur limite.

Déjà, leur succès même commence à produire leur propre mise en échec. La croissance démographique et la croissance industrielle s’entraînant l’une l’autre, provoquent l’une et l’autre la croissance de la pollution, de l’air des villes, de l’eau des lacs et des océans, de la végétation et du monde animal, de l’alimentation et du patrimoine génétique, lesquelles pollutions entraîneront à plus ou moins brève échéance des maladies et malformations physiques et psychiques nouvelles, des épidémies sans précédent, des famines continentales, et finalement des effondrements massifs de la population. Parallèlement, la croissance de la production industrielle entraîne l’épuisement des ressources terrestres c’est-à-dire de l’eau potable, du pétrole, des métaux non ferreux sans lesquels le fer ne pourra plus devenir acier, et par suite le ralentissement, puis l’arrêt catastrophique de la production industrielle. Nous arrivons au point où le moteur de la croissance commence à avoir des ratés*1 très inquiétants…

Tout cela, je le répète, est assez exactement quantifiable, mesurable et datable. Cette Apocalypse à court terme — vingt-sept ans, cinquante ans, un siècle au mieux — selon les auteurs, est calculée par de nombreux futurologues qu’on dit atteints de sinistrose, mais dont je serais tenté de dire qu’ils pèchent au contraire par excès d’optimisme : car pour spectaculaires que soient les catastrophes prévues par leurs méthodes plus ou moins rigoureuses, elles me font bien moins peur que celles dont ils ne parlent pas, et qui sont liées inexorablement aux succès de la croissance des villes, des mégalopoles infinies où 80 % de l’humanité va vivre, ou plutôt s’entasser, dans vingt-cinq ans.

L’urbanisation sauvage de l’humanité annonce en effet la destruction finale du lien social, du sens de la communauté, et simplement de l’amour du prochain, remplacé par la loi de la jungle et la schizophrénie généralisée. Tout cela doit nous faire redouter, au-delà des pires prévisions de nos futurologues, ce qu’un vieux mythe des Indiens Navahos représente comme l’Ère de l’Accroissement des Monstres.

Que faire des prévisions du club de Rome — tellement moins effrayantes que celles de ces Indiens ?

D’abord les croire. C’est le seul moyen de les faire mentir. Car elles ne demandent qu’à être démenties, on peut même dire qu’elles ne sont là que pour ça. Si on ne les croit pas, parce qu’on les juge trop pessimistes, elles vont certainement devenir vraies. Question de calcul. (La pomme qui tombe : si rien ne la retient, vous pouvez calculer au millième de seconde quand elle touchera le sol.)

Mais les futurologues ne sont pas tous pessimistes, il s’en faut. Les plus connus du grand public, les plus choyés par les pouvoirs, et pour tout dire les mieux payés, sont ceux qui nous annoncent encore l’âge d’or pour le siècle qui vient, tel le Hudson Institute d’Herman Kahn par exemple, qui n’hésite pas à nous promettre un revenu de 20 000 dollars par tête pour une population mondiale de vingt milliards d’habitants vers 2050. Mais là, il ne s’agit plus à vrai dire de prospective, ni même de marketing, il s’agit simplement de guerre psychologique, de fausses nouvelles délibérées, en vue d’une action précise sur l’opinion mondiale. Herman Kahn est l’auteur, avec Anthony J. Wiener, d’un ouvrage célèbre sur L’An 2000. Son système de prévision est le plus simple qu’on ait jamais imaginé : il repose entièrement sur la technologie et son évolution la plus probable au cours des vingt à trente années qui viennent. Il s’agit donc de supputer les inventions techniques qui seront faites dans ce temps, et les conséquences politiques qu’elles entraîneront.

Sans vouloir entreprendre ici la critique d’une pareille méthode, je me contenterai de citer ce que ses auteurs eux-mêmes en disent. À la page 54 de la traduction française de L’An 2000, ils donnent un bref tableau (n° IV) de ce que leur méthode n’eût pas permis de prévoir, si elle eût été appliquée vers 1900. Parmi les événements qu’ils qualifient de « surprenants et presque toujours inattendus » on trouve :

  • Première Guerre mondiale. Destruction d’une partie de l’Europe.
  • Les États-Unis deviennent la première puissance mondiale.
  • Baisse du moral de l’Europe (et de la démocratie et de son prestige).
  • Montée du communisme et de l’Union soviétique.
  • Grande crise économique.
  • Poussée des idéologies fascistes et établissement de diverses dictatures.

Voilà ce que la méthode n’eût pas permis de prévoir selon les propres dires de Kahn. J’en déduis que la méthode ne vaut rien. Les faits déterminants du xxe siècle, de l’aveu de son propre auteur, elle les aurait ratés. Ils étaient en effet, comme il le dit, « surprenants et presque toujours inattendus ». Ils n’étaient en somme pas sérieux, pas scientifiques, puisque pas mesurables. Ils étaient simplement… historiques !

Au surplus, qu’ils soient pessimistes comme Meadows, Ehrlich, G. Rattray Taylor, Georg Picht, Jean Dorst, Edward Goldsmith ou René Dubos, ou qu’ils soient optimistes comme Herman Kahn, quelques PDG de choc à la mode d’avant-hier, et de nombreux aménageurs du territoire, presque tous les futurologues que je connais me paraissent pécher également par l’incapacité où ils se trouvent et parfois se veulent, d’indiquer des remèdes politiques aux maux qu’ils ont calculés, et de se référer à des finalités humaines ou divines qui pourraient seules permettre de récuser les prétendus « impératifs techniques » derrière lesquels l’homme moderne court se cacher, comme Adam derrière [p. 4] les buissons quand Dieu rappelle, plutôt que de reconnaître ses responsabilités.

Si utiles que puissent être ceux qui calculent nos risques et définissent les contraintes que nous devons subir, ils demeurent incapables de fonder la politique de notre avenir prochain, soit parce qu’ils ne veulent pas choisir ses buts, soit parce qu’ils réduisent tout à la technologie. Ni les uns ni les autres n’auraient donc pu prévoir les deux phénomènes les plus littéralement bouleversants de notre siècle, les deux fléaux majeurs de l’Europe, je veux dire l’auto et Hitler.

L’aventure totalement imprévisible de l’auto mériterait une très ample monographie. Je suis parfois tenté d’écrire cette épopée, ou cette histoire de fous, qui aurait pour titre : L’Autodestruction d’une civilisation. Je ne puis ici qu’en résumer l’intrigue.

Tout commence en 1875 (il y a donc un peu moins de cent ans), au fin fond du Middle West, à huit miles de Detroit, le jour où un garçon de 12 ans et demi, Henry Ford, fils d’un paysan, rencontre une « locomotive routière », c’est-à-dire une machine agricole à moteur. « Ce fut mon chemin de Damas », écrit-il cinquante ans plus tard. Depuis l’instant où il aperçut cette « machine de route », sa grande et constante ambition fut d’en construire une semblable pour partir au hasard sur les routes de campagne, loin des voies ferrées, symboles de la tyrannie.

À 19 ans, le petit Henry construit et conduit sa première « machine de roule ». (À ce moment, la Grande-Bretagne interdit ce moyen de transport, la France tente de l’adapter à la « science militaire ».) À 24 ans, il fonde une fabrique. Il vend très peu : « Il n’y avait pas de demande pour les automobiles », écrit-il simplement dans ses mémoires. Il parle même d’une « répugnance pour la machine » dans le public. Puis l’idée d’aller vite amuse les Américains. D’autres fabriques se fondent, dans l’intention de jouer au plus rapide. En 1903, Ford gagne une course de vitesse, et encouragé par ce succès, fonde la Société des automobiles Ford. Dans sa première publicité, il écrit que l’auto « peut vous mener n’importe où il vous plaît d’aller… pour vous reposer le cerveau par de longues promenades au grand air et vous rafraîchir les poumons grâce à ce tonique des toniques : une atmosphère salubre ». En 1910, Ford introduisit son fameux « Modèle T », robuste, utile et laid, mais bon marché et destiné à la masse. Il ne cessera de faire baisser son prix au fur et à mesure de l’accroissement des ventes. (C’est l’idée de la VW sous Hitler !) En 1908 il vend 10 000 voitures.

En 1910, 35 000. En 1924, il fabrique 7500 voitures par jour. Aujourd’hui, les USA produisent douze millions de voitures par an. La General Motors est la plus grande firme du monde, l’industrie automobile domine l’évolution mondiale des industries.

Or elle est née, cette industrie n° 1, du fantasme d’un adolescent fugueur, fasciné par l’idée de partir au hasard dans la campagne, loin des villes détestées, sur une machine de roule n’obéissant qu’à ses humeurs. L’auto ne répondait alors à aucun besoin du public, bien au contraire, comme Henry Ford l’a noté. Aujourd’hui, moins d’un siècle plus tard, c’est une nécessité primordiale pour l’homme occidental. Elle devait servir les loisirs, elle mène d’abord au bureau, à l’usine. Elle devait « rafraîchir les poumons », elle les pollue et cancérise. Elle devait permettre d’aller vite, et elle ne fait que du 4 km à l’heure dans le centre de nos grandes villes, qu’elle asphyxie. Elle devait révéler la campagne et la solitude, elle les tue d’une manière irréversible. Car pour elle, on bétonne les campagnes (18 % de la Hollande déjà) et c’est autant d’humus perdu en quelques semaines pour des centaines de milliers d’années. Elle devait libérer l’homme, elle l’asservit. Ivan Illich a calculé que l’Américain moyen qui roule ses 10 000 km par an, doit consacrer pour payer sa voiture, son essence, ses impôts, son garage, etc., tant de journées de travail, qu’au total ses 10 000 km lui auront pris environ 1700 heures de son temps, et cela fait du 6 à l’heure — l’allure d’un piéton.

Mais là ne s’arrêtent pas les bouleversements et les méfaits en chaîne produits par l’auto. Comme elle ne marche pas encore sans pétrole, et que le pétrole consommé par l’Europe est détenu à 80 % par les pays arabes, voilà la politique mondiale et l’existence même d’Israël, par exemple, subordonnées en fait à la circulation de nos automobiles le dimanche. Or cette circulation quasi sacrée, qu’il faut sauver à n’importe quel prix, elle fait bon an mal an 280 000 morts chaque année dans le monde, et plus de 8 millions de blessés. Mais il y a plus grave. B. de Jouvenel a montré qu’elle stérilise les bases de la démocratie en transformant les places en parkings, et en chassant les piétons des rues ; car c’était sur les places et dans les rues que se formait traditionnellement l’opinion, — de l’agora des cités grecques en passant par le forum des Romains et par les communes médiévales, jusqu’à nos jours.

Enfin, la crise monétaire mondiale est due principalement, m’expliquent des banquiers, aux milliards de dollars — 16 environ — détenus par quatre ou cinq émirs et dictateurs du Proche-Orient, qui ne savent où les investir, et qui pourraient, selon les déclarations récentes du petit-fils de Henry Ford, racheter la General Motors et la Société Ford elle-même, s’ils le voulaient. Et voilà la boucle bouclée.

Résumons-nous : vers 1890, personne n’a besoin de l’auto. Mais Henry Ford réussit à l’imposer au monde, en quelques dizaines d’années, et voici nos villes invivables, le bétonnage universel, la nature défigurée, la morale quotidienne dégradée, l’industrie et l’économie tout entière suspendues à l’auto, qui est elle-même suspendue aux ressources de pétrole, qui dépendent de la politique des Arabes, laquelle est déterminée par l’existence d’Israël, qui a été rendue possible et nécessaire par les camps de la mort et de la folie de cet Hitler, que Herman Kahn n’a pas prévu.

Une histoire de fous, je vous l’ai dit. Et seul peut-être un fou eût pu prévoir son déroulement — ou alors un homme très sensible, qui au premier contact avec la première auto, eût refusé d’instinct ce bruit, ces vapeurs, ces odeurs, et l’idée même d’aller plus vite à n’importe quel prix, sans savoir où…

[p. 5] Mais voilà bien ce que nos futurologues n’eussent pas deviné davantage que l’aventure nationale-socialiste ou fasciste, ou même stalinienne, qu’ils jugent « inattendues », aberrantes, erronées, — mais qui hélas ont fait notre histoire !

Herman Kahn vient d’avouer qu’à ses yeux, Hitler était méthodiquement imprévisible. Pourtant d’autres méthodes l’ont bel et bien prévu.

Dès 1885, J. Burckhardt annonce le temps des « terribles simplificateurs » et décrit d’une manière saisissante ce que sera la vie des ouvriers dans les pays totalitaires du xxe siècle. Dans le même temps, Nietzsche crie son mépris pour le chauvinisme, le « nationalisme de bêtes à cornes », et l’antisémitisme, qui se manifestent déjà en Allemagne, et dont il annonce le sinistre avènement européen.

Sur la trace de ces maîtres, entre les deux guerres mondiales, des groupes de jeunes gens en colère, les « personnalistes des années 1930 », à Paris, à Londres, en Allemagne, en Italie, et en Suisse, dénoncent en Hitler comme en Staline les réalisateurs énergiques et sans humour, c’est-à-dire fanatiques, du modèle de l’État-nation posé par les jacobins et imposé d’abord par Napoléon. Ils voient dans l’État totalitaire l’achèvement logique de nos États-nations, lesquels se sont constitués depuis cent-cinquante ans aux dépens des communautés réelles qu’ils ont enfermées dans leurs frontières, mises au pas, uniformisées et vidées de leur vitalité. Les personnalistes annoncent d’ailleurs le succès des grands dictateurs, succès qui leur paraît inévitable — pour un temps —, du seul fait que les dictateurs proclament qu’ils apportent une réponse au grand appel qui monte de leur peuple vers une communauté nouvelle. Cette réponse est mauvaise, voire atroce, mais c’est une réponse tout de même, alors que nos démocraties bourgeoises n’ont même pas vu le problème, et ne soupçonnent même pas son importance fondamentale.

Mais l’État-nation n’est pas seulement responsable de la décadence des liens communautaires, donc du civisme et de la morale sociale. Je le trouve aussi à l’origine de la grande crise dénoncée par le club de Rome : pollution, désastres écologiques, urbanisation sauvage, gaspillage des ressources naturelles. Car cette crise, de toute évidence, résulte d’une très mauvaise gestion de notre terre et de ses ressources. Mais qui était le Gérant responsable ?

La réponse est dangereusement simple. Les responsables sont les États-nations, nés et multipliés sur toute la terre, au xxe siècle. Ce sont eux seuls qui ont prétendu gérer la terre. Qui s’en sont octroyé le droit souverain. Eux seuls qui en avaient les moyens. Et vous voyez ce qu’ils en ont fait.

Ils ont géré et détruit ses ressources en vue de leur seule puissance et de leur seul prestige ; en vue de la guerre, dont tous sont nés. Ils ont créé l’économie industrielle sur la base et dans le cadre, d’ailleurs occidental, des seules frontières nationales, et pour leurs seuls intérêts, fussent-ils contraires aux intérêts de leurs habitants et de l’humanité en général. Comme le fait voir leur procédé de mesure, le PNB (que je voudrais appeler Prestige National Brutal) qui ramène tout à l’État-nation et rien à l’homme, — chef-d’œuvre inégalé de bêtise codée.

Au principe de la crise qui résulte de cette mauvaise gestion de la terre, nous tenons donc un responsable incontesté, l’État-nation souverain sur toutes choses et gens dans le cadre de ses frontières, l’État-nation tel que nous l’avons fait, nous les Européens — mauvais Européens ! — et répandu sur toute la terre.

Et avec cela, le principal est sinon dit, du moins très clairement annoncé, sur la recherche que je propose et sur ses directions majeures : nous voyons maintenant ce qu’il s’agit de changer dans notre société européenne : c’est le modèle stato-national. Et nous voyons dans quelle direction il faut aller : celle qui nous permettra de refaire une communauté, des communautés, au-delà de l’État-nation, et en deçà.

Comme il convient quand on présente une recherche, je ne saurais anticiper sur ses résultats, ni donc les décrire en détail ; mais vous restez en droit d’attendre, à tout le moins, que je vous donne mes hypothèses de travail, et le plan général de mon enquête.

La critique de l’État-nation centralisé constitue le point de départ obligé de cette enquête.

Elle pose en soi un problème très sérieux, voire formidable. Nous avons été formés par quatre ou cinq générations d’instruction publique à considérer que l’État national est l’aboutissement suprême de toute l’histoire. Qu’il n’y a rien à imaginer au-delà. Et nous en avons persuadé la terre entière ; environ 150 États-nations, dont les deux tiers sont nés au xxe siècle. Ils se touchent tous : plus de jeu, plus de vide entre eux. Que faire contre ce mur impénétrable, apparemment inébranlable ? À supposer qu’on y arrive, créerait-on un chaos ? Une anarchie ? C’est ce que me disent ceux qui se croient « réalistes ». Et même certains autres, comme Malraux, lequel répète non sans quelque emphase que le xxe siècle est le siècle des nations, que la nation est la réalité par excellence du xxe siècle. Je lui réponds : oui, mais le cancer aussi, la pollution aussi, l’État totalitaire aussi sont des « réalités » typiques du siècle. Ce n’est pas une raison pour les accepter, moins encore pour les glorifier.

En vérité, à y regarder de près2, nous nous apercevons que l’État-nation est bien malade.

Et tout d’abord, sa souveraineté prétendue est de plus en plus illusoire. Selon Jean Bodin (xvie siècle), la souveraineté consiste dans le droit de déclarer la guerre et de conclure la paix quand on le veut, et de poser ou de casser les lois. Qui a encore ce droit ? La guerre de Suez en 1956 a permis d’en mesurer le peu de réalité, lorsque la France et la Grande-Bretagne ont dû stopper leurs opérations sur un froncement de sourcil du président des USA et un grognement de Moscou.

La souveraineté de nos nations européennes ne reste réelle qu’en tant que prétexte à refuser les [p. 6] mesures d’union proposées au plan européen, qu’il s’agisse du rejet de la CED, ou du veto opposé par certains pays à toute mesure écologique supranationale. Ce dernier refus, d’ailleurs, est particulièrement maladroit, et révèle bien la faiblesse réelle de l’État-nation ; tant il est clair qu’aucun problème écologique ne se laisse définir par nos frontières, et qu’aucune frontière politique ou économique n’a jamais arrêté ni tempête, ni virus, ni pollution de l’air ou des eaux.

La faiblesse fondamentale, basique, de l’État-nation réside dans sa définition même, dans sa prétention intenable à imposer les mêmes frontières et la même administration à des réalités radicalement hétérogènes, telles que langue et sous-sol, économie et histoire. Il faudrait un miracle pour que ces réalités coïncident dans l’espace, correspondent aux mêmes frontières, et ce miracle ne s’est jamais réalisé. L’idée de la coïncidence territoriale de l’idéologie, de l’économie, de l’état civil et de la culture serait proprement délirante si elle ne s’expliquait pas nécessairement par la guerre. Elle n’est plus tenable au xxe siècle.

L’État-nation ne répond plus aux problèmes économiques du monde moderne et encore moins aux réalités civiques. L’État-nation est à la fois trop petit et trop grand. Trop petit pour jouer un rôle international, trop grand pour animer réellement les régions, pour offrir une structure de participation civique. Il faut donc le dépasser par en haut et par en bas, par la fédération continentale et par la région.

Ceci se trouve correspondre aux réalités européennes les plus traditionnelles, les plus vivantes et les plus créatrices.

Comparée à d’autres civilisations ou cultures, l’Europe est caractérisée par une extrême diversité, due aux sources multiples de sa culture, et aux valeurs souvent contradictoires qu’elle a héritées de la Grèce, de Rome, de Jérusalem, des Celtes, des Germains, plus tard des Arabes au Sud et des Slaves à l’Est. Impossible donc de concevoir une union européenne sur un modèle stato-national, unifié et centralisé, ni en tant que ligue d’États. Le seul modèle rendant justice à la diversité de ces réalités, et pouvant rendre fécondes leurs tensions innombrables, sans sacrifier l’un de leurs termes, c’est la fédération.

Une simple confédération fondée sur des États souverains serait contradictoire dans les termes, impraticable. C’est l’idéal qu’affirment les juristes et les chefs d’État, et c’est là leur hypocrisie. Je l’appelle l’amicale des misanthropes. Cela peut se dire, non se faire.

La seule forme d’union concevable et praticable étant donné les réalités spécifiquement européennes, serait une fédération fondée sur des régions, plus petites que nos États actuels, et la plupart du temps chevauchant leurs frontières.

Voilà pour le cadre continental. Plus important, plus neuf, plus intéressant aussi pour le reste du monde en quête d’un nouvel équilibre : le contenu régional de la société européenne de demain.

Mais attention : les régions que je conçois et cherche à repérer, à définir, ne seront pas des mini-États-nations qui reproduiraient en pire les prétentions absurdes des grandes : souveraineté illimitée et frontières identiques imposées à toutes les réalités publiques.

Le modèle que nous recherchons prévoit par hypothèse des régions fonctionnelles, c’est-à-dire définies par des fonctions soit économiques, soit culturelles et éducatives, soit écologiques, soit sociales, et dont les aires territoriales ne se recouvrent pas plus que les réalités fonctionnelles.

On imagine la complexité du tissu régional créé par ces fonctions diversement superposées. Mais justement : complexité est l’un des mots-clés du modèle recherché, l’un des mots-clés de l’Europe aussi. L’anti-Europe, c’est celle des « terribles simplificateurs » dont parlait J. Burckhardt, celle des dictatures totalitaires du xxe siècle. L’Europe créatrice a toujours cultivé la complexité, qui rend justice aux caractères spécifiques de nos peuples et, plus encore, aux vocations personnelles.

Un autre mot-clé de notre modèle, c’est l’adjectif petit.

La motivation la plus profonde du modèle régional étant d’offrir une structure de participation civique à la personne, elle implique la valorisation des petites communautés. Là seulement l’homme peut être vraiment libre, car là seulement il est vraiment responsable.

Jean-Jacques Rousseau l’avait déjà bien vu et très bien dit dans le Contrat social, au chapitre où il démontre que plus une cité s’agrandit, moins ses citoyens ont de prise sur ses réalités, moins nombreux donc y sont les responsables de tout ordre, à tel point que dans un grand pays, il n’y a plus que quelques ministres tout puissants, et dans un très grand pays, un seul chef ou dictateur.

Participation des personnes à des communautés de toute espèce, aussi nombreuses et variées que possible, pluralité des allégeances, liberté garantie par l’exercice de responsabilités concrètes, voilà l’éthique et la philosophie du modèle de société fédéraliste dont l’établissement me paraît définir la vocation de cette génération, et non seulement la dernière chance de l’Europe, mais l’une des plus belles chances de l’homme en général.