Hérétiques de toutes les religions, unissez-vous ! (1977)a
Un jour, dans notre jardin de Ferney, où les Corbin s’arrêtaient quelquefois, en route vers les rencontres d’Ascona, il s’écrie : Hérétiques de toutes les religions, unissez-vous !
J’ai souvent médité sur cette phrase, depuis lors.
Au temps de nos premières rencontres, vers 1935, quand nous fondions ensemble Hic et Nunc, petite revue de pensée religieuse qui se réclamait de Kierkegaard et de sa double descendance — « existentielle » et nietzschéenne par Heidegger, « dialectique » et calviniste par Karl Barth — nous passions aux yeux de nos aînés pour les restaurateurs subversifs d’une orthodoxie protestante, aussi paradoxale en soi que dans les polémiques qu’elle nous inspirait.
Cette interprétation de notre mouvement était en somme inévitable dans la conjoncture de l’époque. Tout allait à marches forcées vers la radicalisation des attitudes, des doctrines et des comportements. Des orthodoxies partisanes, imposées par l’État et sa police à la nation dans tous ses ordres, mythique, politique, quotidien, triomphaient en [p. 540] Russie soviétique, en Italie fasciste, en Allemagne nazie, et tout autour de nous, de plus en plus, fascinaient nos contemporains. Il pouvait sembler normal à quelque observateur superficiel que face à ces dogmatiques conquérantes catholiques et protestants se rameutent sur leurs origines doctrinales — néo-thomisme de Maritain, néo-calvinisme de Barth. C’était ce que croyaient voir les journalistes, quand il leur arrivait de regarder de ce côté.
De fait, il s’agissait de bien autre chose, d’une réaction vitale, fondamentale : ni le modernisme catholique, ni le libéralisme protestant ne pouvaient constituer les noyaux durs d’une résistance à l’hitlérisme et au fascisme, encore moins au marxisme invoqué par les staliniens de nos pays pour justifier les procès de Moscou et la persécution des Églises. Mais je relis les onze numéros de notre revue : il n’y est jamais question d’orthodoxie ! (Sauf une fois : pour nier que nous défendions une « orthodoxie calviniste ».) En revanche, des « hérésies » sont dénoncées, mais non point comme « contraires au dogme » : ce que nous referons comme « hérétique », c’est tout choix exclusif d’un seul des termes d’une antinomie fondamentale, c’est-à-dire constitutive de toute réalité, et d’abord spirituelle. Ainsi, dans le premier numéro :
Deux hommes se trompent insondablement : celui qui affirme que la morale est suffisante, et celui qui nie qu’elle soit nécessaire… Le moralisme donne une réponse universelle et inefficace, là où la foi pose une question terriblement particulière.
Remplacez dans cette phrase morale par orthodoxie, et vous saurez ce que nous pensions alors.
La vérité ne pouvait être à nos yeux quelque chose d’édicté, de codifié, d’enregistré une fois pour toutes, ni une « fixation théorique ». Elle était quelque chose, disions-nous, [p. 541] « dont nous ne sommes pas les auteurs, mais dont l’essence même implique notre effort pour la réaliser ».
Très paradoxalement, notre « orthodoxie » prétendue s’opposait à toute « transposition de l’événement fondamental de l’existence chrétienne en concepts et en idées, en une essence intemporelle, en une vérité générale… » Et par « existence » nous ne pouvions entendre que « décision concrète… dans l’instant, hic et nunc. »
Nous disions encore :
Il ne s’agit pas de la concordance littérale de nos propositions théologiques avec les énoncés de la Bible, mais de juger si c’est la Parole de Dieu, donc Dieu, qui est le sujet de ces énoncés, ou bien au contraire si l’homme se les approprie, comme sa chose et son bien, qu’il posséderait sans l’actualité de cette Parole et avant elle.
Les deux derniers passages cités sont justement d’Henry Corbin. Et je n’en trouve pas qui expriment mieux notre attitude commune d’alors.
Après les années de Hic et Nunc (1932-1939), nos voies pour un temps se séparent. Henry Corbin part pour Byzance et le Proche-Orient ; puis ce sera la guerre, et pour moi, plus de six années d’exil américain.
Et pourtant, le bravo silencieux par lequel j’accueille à Ferney l’exclamation de l’ami retrouvé ne marque aucune rupture avec notre passé, ni encore moins mon ralliement à quelque antidoctrine nouvelle élaborée dans l’entre-temps, mais une prise de conscience renouvelée de ce qui animait en profondeur nos écrits de l’époque de Hic et Nunc.
Lui s’occupait déjà des grands mystiques soufis, et surtout de Sohrawardi, dès 1931. Cette même année, je publiais divers essais parmi les tout premiers parus en France sur [p. 542] Kierkegaard et sur Kafka.
Sohrawardi écrit : « Lis le Coran comme s’il n’avait été révélé que pour ton propre cas. »
Kierkegaard écrit : « L’Évangile doit être lu comme une lettre personnelle, adressée à toi seul. »
Et Kafka imagine la parabole de la Porte du Palais de justice. Elle est ouverte, mais le pauvre paysan n’ose la franchir, à cause des deux farouches gardiens qui se tiennent auprès, jusqu’au jour où il dit à l’un d’eux : Mais personne n’est jamais entré ni sorti, depuis des mois que j’attends ici ! À quoi le gardien répond : Elle n’était là que pour toi. Maintenant, il est trop tard, nous la fermons.
Nous pressentions qu’il n’y a de porte que pour celui qui osera la franchir, à tous risques, sans laissez-passer d’aucune sorte ; qu’il n’y a de sens que pour celui qui se met en marche, et que la vraie voie est unique.
Pour entrer dans la dialectique de l’hérésie et de l’orthodoxie, considérons l’ambiguïté fondamentale de l’expression de « voie unique ». Elle peut signifier aussi bien qu’il n’y a qu’une vraie voie, qu’une vérité viable, la même pour tous, à la fois générale et objective — ou au contraire qu’il y a pour chacun une voie, une vérité qui ne vaut que pour lui seul, particulière et subjective.
La « voie unique » peut encore évoquer :
— un système de principes confirmés concernant la conduite et la pensée, praticable par tous, en tout lieu et tout temps, et qu’on ne saurait violer sans s’égarer ; — ou au contraire une forme d’exister sans précédent, qui ne peut être décrite ni prescrite mais seulement vécue, et une seule fois ;
— l’objectivité pure de la physique classique, dans laquelle la constitution de l’objet est indépendante de la manière [p. 543] dont on l’observe, et peut être vérifiée ubique et semper, — ou au contraire « l’actualité unique, irrationnelle » et donc « imprévisible »1 d’un événement qui dépend de l’observateur et de sa position hic et nunc ;
— Le way of life qui canalise les aspirations, uniformise les mœurs et unifie une société, – ou au contraire le cheminement secret qui conduit seul à l’intégration d’un moi distinct…
La « voie unique » peut donc désigner aussi bien l’orthodoxie que l’hérésie. On voit ici que ces deux phénomènes radicalement antinomiques sont en relation de complémentarité.
Note 1. Les hérésies qui se constituent en doctrine imposée à une communauté dont elles deviennent alors l’orthodoxie ; et les systèmes dogmatiques imposés par les pouvoirs totalitaires ne m’intéressent pas dans ce contexte.
Note 2. Si, comme le veulent les dictionnaires, l’orthodoxie est la « droite opinion » et l’hérésie le « choix personnel d’une opinion », rien n’empêche en principe le « choix personnel » de se porter sur la « droite opinion ». Mais en fait, « la droite opinion » est une route nationale où la circulation est uniformément réglée, tandis que le « choix personnel » est un sentier imprévisible ; et ce n’est pas aux ponts et chaussées ni à la police de la route qu’il faut s’adresser si l’on cherche le chemin du Graal.
La complémentarité de l’orthodoxie et de l’hérésie apparaît désormais homologue d’une série d’autres paires antinomiques inséparables, dont les tensions déterminent le champ de la vie spirituelle :
[p. 544]- universel — particulier
- mythe — aventure individuelle
- dogme — expérience mystique
- Écriture sacrée — « vérification intérieure et personnelle du sens et des sens du Livre »
- objectivité de la Révélation — « subjectivité comme vérité présente à soi-même »2
- Église — fidèle
- Religion — Foi
- Cité — personne
Orthodoxie désigne couramment en Occident « conformité aux dogmes reçus », mais pourrait aussi bien qualifier selon D. Suzuki « ce qui est dans la ligne authentique de transmission », i.e. la communication non des formules d’une vérité toute faite une fois pour toutes, mais des moyens de découvrir personnellement la vérité. Dans ce second sens, le témoignage de l’esprit ne consiste nullement à réitérer ce qui est vrai pour n’importe qui, et encore moins à s’y conformer en s’y forçant comme dans un lit de Procuste, mais au contraire : à la découvrir (ou la re-inventer) en se l’appropriant par la pensée, par l’action, par le sentiment.
Alors seulement, l’orthodoxie et l’hérésie en leur sens littéral, s’évanouissent : il n’y a plus de contradiction entre l’orthologie et l’autologie, la première — selon sa mission — ayant provoqué la seconde à éveiller des vocations incomparables et par définition sans précédent.
Dans le post-scriptum récemment ajouté à L’Amour et l’Occident, je parle « d’hérésies libératrices des âmes et d’orthodoxie conservatrices de la cité ». Une attitude personnaliste cohérente m’incite à tenir balance égale entre communauté et vocation, entre universel et unique. Mais ce n’est peut-être qu’une question de tempérament. Selon que l’on relève du type introverti ou du type extraverti, on sera [p. 544] porté à privilégier soit la personne, soit la communauté.
Il existe au surplus certaines correspondances entre ces types psychologiques et les grandes confessions chrétiennes. Certes, peu d’entre nous choisissent leur confession, la plupart se contentent d’y être nés ; mais ils s’en accommodent plus facilement et d’une manière plus féconde selon que cette confession offre un climat de bonheur (ou si l’on veut de créativité) à tel tempérament plus qu’à tel autre : ainsi le luthéranisme et l’orthodoxie russe favorisent l’intériorité mystique mais non l’éthique sociale ou politique, le catholicisme tridentin (comme aujourd’hui le communisme « orthodoxe ») attend des fidèles qu’ils optent en dernier ressort non pour l’Individu (au sens kierkegaardien) mais pour l’Église (ou le Parti), l’ordre et la gloire de l’Institution. Entre les deux, le calvinisme originel enseigne l’équilibre en tension permanente entre la vocation de l’individu « élu » et le service de la cité.
Né ailleurs, mais, ayant choisi par une décision de ferveur — non moins profondément philosophique — les formes luthériennes d’une mystique aurorale, puis un temps la « lumière de Byzance », Henry Corbin, « en islam iranien », cherche les voies de l’âme unique et de la vocation illuminante. Et cela nous vaut une œuvre vaste et passionnée dans sa rigueur, dont la maîtrise technique favorise — ô miracle — l’ouverture à la haute poésie mystique, et qui possède une vertu de contagion que je voudrais dire convertissante.
(Pour, moi, s’il faut en croire les tests que j’ai passés, je me verrais plutôt entre deux pentes, soit sur le chemin de crête, tenté par deux vertiges, soit au fond de la vallée, et tout effort pour m’élever d’un côté ou de l’autre aggraverait la séparation. Reste une seule solution, qui est de longer la rivière jusqu’à sa source, là où les deux pentes se rejoignent — seul moyen de les remonter les deux à la fois !)
L’aventurier de l’esprit suit le chemin qu’il invente en y marchant. « Ta parole est une lampe à mes pieds, une lumière sur mon sentier », dit le psalmiste. La lampe n’éclaire que le terrain où je m’avance, ce chemin qui commence à mes pas. L’homme de la foi ne suit sa voie qu’en la frayant, « sentier étroit », dit le Bouddha, et l’Évangile parle d’une « porte étroite », découpée à ta seule mesure, en sorte que toi seul puisses y passer. Elle n’est pas ouverte à l’avance : tu l’ouvres en osant la franchir tel que tu es en marche par la foi, et non tel qu’on l’entend — maîtres, coutume d’Église ou règlements de la société.
Comment pourriez-vous, « hérétiques », vous unir dans vos unicités ? Cela ne se fera jamais dans aucun Siècle, mais seulement en chemin vers le vrai But de tous, et en Lui seul.
D’ici là, l’Église véritable ne saurait exister que dans l’attente ardente et dans cette anxieuse espérance commune à tous les « hérétiques » malgré eux : ceux qui ont un jour compris qu’ils étaient bien forcés d’inventer leur chemin sans aucune garantie, puisque le vrai chemin, qui conduit l’homme à Dieu, part toujours d’une personne sans précédent.