Pierre Desgraupes fait le point avec Denis de Rougemont (10 octobre 1977)a b
Denis de Rougemont, je vais vous lire une des premières phrases de votre livre : « Si nous ne choisissons pas librement notre avenir, il n’y aura plus d’avenir humain au-delà du cataclysme inévitable que les rares survivants ne raconteront pas…, etc. » Quel est ce cataclysme que vous annoncez ?
D’abord je vous ferai remarquer que cette phrase est au conditionnel : « Si nous ne choisissons pas librement notre avenir, il arrivera…, etc. » Donc je n’annonce pas des cataclysmes, j’essaie au contraire de les prévenir. C’est ce qui me distingue de beaucoup de gens qui adorent jouer les Cassandre. Ce sont d’ailleurs généralement les mêmes — vous le noterez — qui annoncent les cataclysmes et qui les provoquent ! En revanche, les écologistes, dont je suis, pensent qu’on peut au contraire tout sauver à condition de changer de direction. Mais on ne peut pas cacher que, si on laisse les choses aller, c’est perdu ! Si une comète est en train de tomber et que plus rien n’est susceptible de la retenir ou de la détourner dans sa chute, on sait exactement à quel moment elle touchera le sol…
En somme, vous êtes un prophète qui espère se tromper.
Exactement. C’était la formule des Latins : « Utinam vates falsus sim », « Plaise au ciel que je sois un faux prophète ! » : c’est-à-dire, que les mécanismes désastreux qui sont en train de se monter puissent être arrêtés à temps ! J’écris pour que les choses changent, pas pour qu’elles continuent.
Eh bien, cette mise au point faite — et elle était en effet indispensable — voyons comment vous décrivez ces « mécanismes désastreux » qui nous menacent.
Ce n’est pas vous que j’étonnerai en disant qu’il y en a beaucoup et qu’on en a beaucoup parlé. Ce qui [p. 191] m’intéresse moi, c’est de dénoncer la fausseté de la métaphore dont on use pour les justifier. Elle tient en un mot magique : croissance. Or cette idée de croissance est une idée fausse ; c’est une espèce de mauvaise métaphore faite à partir de la croissance des plantes et des organismes vivants avec laquelle elle n’a pourtant rien à voir. Car la croissance biologique est une croissance autorégulée ; c’est même ce qui la définit : les plantes et les corps ont leurs chromosomes, leurs cellules qui sont programmés, comme on dit, pour pousser, croître, se développer, s’épanouir, fleurir et ensuite tomber, mourir et donner naissance à de nouvelles choses. C’est ça la croissance : un cycle où la vie et la mort sont associées. C’est tout à fait abusivement qu’on a transporté ce terme de croissance dans le domaine des choses matérielles où il n’a plus aucun sens, parce qu’on envisage là une croissance indéfinie ; personne n’a jamais dit à quel moment il faudrait que l’économie s’arrête de croître. Est-ce 10 %, 7 %, 3 % par an ? Personne ne le sait. Or la terre n’est pas infinie, les ressources terrestres, vous le savez, sont limitées.
Mais, justement, qui peut décider de cela ?
Nous, sinon qui d’autre ? C’est bien là ce que je veux dire. L’avenir dépend entièrement de nous ; mis à part les tremblements de terre. Je crois que tout dépend de nous.
Autrefois on disait : « L’avenir n’appartient à personne mais à Dieu. » Ou « De quoi demain sera-t-il fait ? » Vous, vous écrivez : « La décadence d’une société commence quand l’homme se demande : “Qu’est-ce qui va arriver ?” au lieu de se demander : “Que puis-je faire ?” »
Permettez-moi d’ouvrir une parenthèse : je ne me souviens pas, dans aucun de mes livres, d’avoir écrit cette phrase ! Mais on l’a si souvent citée comme étant de moi que je l’adopte volontiers ! Alors, pour revenir à nos propos sur l’avenir, ce n’est quand même pas Dieu qui remplit sans nous consulter les réservoirs de nos voitures, c’est le pompiste. Or tout le monde sait aujourd’hui qu’il y a du pétrole pour trente ans environ. Autour de l’an 2000, il n’y en aura presque plus ou il sera devenu si rare et horriblement cher qu’il ne sera plus question de rouler en auto avec un carburant dont chaque gramme vaudra son pesant de platine… Alors qu’est-ce qu’on va faire ? Eh bien, personne ne se le demande aujourd’hui, la recherche sur un véhicule sans pétrole est dans les limbes. Et les constructeurs d’automobiles, soutenus par les gouvernements, continuent à parler tranquillement de relance, à pousser la croissance et à fabriquer de plus en plus de voitures et de plus en plus d’autoroutes.
[p. 193] Il n’est pas besoin d’être prophète pour comprendre que d’ici à cinq ou dix ans, la question va se poser. Si nous ne voulons rien faire, eh bien, nous allons tomber dans les différents précipices. Par exemple, la panne générale de toutes les voitures parce qu’il n’y aura plus de pétrole pour les faire rouler. Donc, je ne prédis pas une catastrophe des autos, je dis simplement de faire attention, car si nous ne faisons pas attention, nous aurons l’air de quoi ?
Regardez ce qui s’est passé il y a deux mois à New York quand le courant est venu à manquer et imaginez le même incident avec le pétrole !
Puis-je vous citer la fin de votre phrase de tout à l’heure sur les cataclysmes ? La voici : « Il n’y aura plus d’avenir humain au-delà du cataclysme inévitable que les rares survivants ne raconteront pas, faute de public : fin du récit des civilisations, fin de l’Histoire. » Ce n’est tout de même pas à la panne d’essence que vous songez en écrivant cela ?
Non, je songeais tout simplement à la guerre nucléaire. C’est un des aspects du cataclysme, le plus éclatant naturellement. Je suis absolument persuadé, et personne n’a jamais pu me faire d’objection sérieuse contre cette théorie, que si nous continuons sur la base d’une société formée d’États-nations qui se disent tous plus souverains les uns que les autres, qui s’imaginent chacun qu’ils vont pouvoir continuer à augmenter leurs exportations et diminuer leurs importations, les choses finiront mal. Un enfant le comprendrait ! Il est impossible d’imaginer sans rire que les 175 États-nations, qui aujourd’hui se partagent la planète sans aucun reste, puissent tous, comme leurs politiciens le déclarent, augmenter leurs exportations aux dépens de leurs importations ! Qui fera les différences ? Or, le plus aberrant est que les gens ne se posent même pas de questions aussi simples que cela.
La guerre est donc pour vous une hypothèse plausible ?
Elle est absolument fatale si on continue comme ça. Un exemple typique est celui des centrales nucléaires. Les États qui ont augmenté leur PNB se mettent à vendre des centrales nucléaires — je n’ai pas besoin de dire lesquels, tout le monde le sait — c’est une manœuvre totalement suicidaire, mais personne n’y songe. Les responsables se disent simplement : « On va essayer d’augmenter nos exportations pendant quelques années et puis, après moi, le déluge… » Je vous l’ai dit, ce sont ceux qui annoncent les catastrophes qui les fabriquent. Il est évident que les pays qui achètent des centrales de retraitement de plutonium, alors qu’ils n’ont pas une seule centrale nucléaire, donc pas de déchets à retraiter, ne s’amusent pas à faire de tels achats, qui sont extrêmement coûteux, pour rien. C’est parce qu’ainsi ils produisent du plutonium, et avec le plutonium, qu’est-ce qu’on fait ? Des bombes et rien d’autre. Donc, si on vend des centrales de retraitement du plutonium à certains pays, ce n’est pas pour autre chose d’imaginable que pour les mettre en possibilité de fabriquer des bombes et de s’en servir ; personne ne peut éternellement faire des bombes pour ne pas s’en servir. Ça, c’est une farce que les ministres de tous pays racontent, mais il n’y en a pas un seul qui y croit ! Ils ne pourraient pas se regarder entre eux dans les yeux sans éclater de rire…
[p. 195] Un de vos sujets d’étonnement provient justement de tous les mensonges (par omission ou par commission comme disent les théologiens) dont on entoure dans nos pays les problèmes du nucléaire. Vous vous interrogez à leur propos et vous en arrivez à l’idée que si tant d’hommes mentent, c’est qu’il doit y avoir là quelque chose d’irrationnel.
Cela pose en effet un problème psychologique très curieux : personnellement, je connais plus ou moins intimement beaucoup de ces gens, qui sont des gens honnêtes et détestent mentir dans la vie courante ; mais une fois qu’ils sont mis en position de se déclarer là-dessus, alors ils se mettent à mentir par les intestins, je dirai, des mensonges énormes. Comme ce sont souvent des gens très importants et très intelligents, ils ne peuvent pas ne pas le savoir.
Citez-moi l’un de ces mensonges par exemple.
Eh bien, posez la question : « Est-ce qu’il y a une solution au problème des déchets ? » Pas un savant sérieux ne peut dire qu’il l’a trouvée. Ça se saurait immédiatement, ça ferait beaucoup de bruit si l’on savait que quelqu’un a trouvé la réponse. Mais vous entendez dire tous les jours : « Ça n’est plus un problème, ça a été réglé. » Les gens qui profèrent ces mensonges savent très bien que — comme le dit un proverbe — le mensonge a les jambes courtes, il est vite rattrapé. Mais ça ne fait rien, ils continuent à mentir. C’est justement ce qui me frappe dans tout cela : c’est que des gens qui se connaissent tous entre eux se comportent comme s’ils s’étaient mis d’accord pour présenter une certaine version des choses et opposer tout de suite des arguments d’autorité dès qu’on les pousse trop.
La question que vous soulevez ainsi est doublement grave, car tous les gens dont vous parlez sont — à des degrés et à des titres divers — des scientifiques, et l’attitude que vous [p. 197] décrivez ne l’est guère. Comment expliquez-vous cela ?
Je ne voudrais pas être trop polémique, mais ce que je vais vous dire est couvert par de très hautes autorités scientifiques. Je vais prendre encore un exemple dans mon propre pays, la Suisse. On a appris, à un moment donné, qu’il existait chez nous un conseil d’experts qui conseillait le gouvernement fédéral en matière d’énergie ; c’était la Commission de l’énergie globale. Le citoyen ne savait rien de cette chose-là quand on a annoncé la démission avec éclat d’un certain professeur de physique qui faisait partie de cette commission. Il a dit : « Je ne veux plus continuer à me prêter à cette comédie, je suis le seul membre indépendant de la commission ! Mes dix-neuf collègues représentent tous des multinationales, des producteurs d’électricité, des fabricants de pièces de centrales nucléaires, ce ne sont pas des experts, ce sont des vendeurs. » Ils étaient tous docteurs en quelque chose…
Je ne suspecte pas particulièrement la Suisse, mais ce n’est là qu’un exemple pris dans un seul pays.
Détrompez-vous, le problème a été très sérieusement discuté aux États-Unis, vu la gravité de la chose. Un prix Nobel de physiologie, George Wald, a même été amené à formuler la question de la façon suivante : « D’un côté, a-t-il dit en substance, il y a des savants qui affirment que tous les risques du nucléaire sont maîtrisés ; de l’autre, il y en a tout autant, sinon plus, qui affirment le contraire. Qui croire ? » Et sa réponse a été : « C’est très simple, il faut croire ceux qui n’ont rien à gagner de la position qu’ils prennent. » Et il observe que sur les vingt-six universitaires qui ont signé la déclaration en faveur des centrales, quatorze occupent en même temps des postes de directeur ou de conseiller dans les principales sociétés productrices d’énergie nucléaire aux États-Unis ! Inutile de dire que ce sont ces [p. 199] « experts »-là que les gouvernements consultent…
Tout cela nous ramène à la question qui nous intéresse et dont nous parlions au début de cet entretien : quel but « inavouable » tous ces mensonges, selon vous, masquent-ils ?
Eh bien, regardons d’abord le but affiché. On nous répète à satiété : vous ne couperez pas au nucléaire parce que la population du globe double maintenant en l’espace de trente ans et qu’on va manquer d’énergie. Or cet argument, qui pouvait, à la limite, impressionner il y a encore cinq ans, parce que la population de tout le globe était en expansion, est devenu dérisoire aujourd’hui où, vous le savez, si le tiers-monde continue à croître, le monde industrialisé sans exception, pays du rideau de fer compris, voit sa population stagner et même, parfois, décroître. Alors je dis : « Est-ce que vous comptez envoyer votre électricité nucléaire en Amazonie ou en Inde ? » Sans compter que l’excédent d’énergie qu’on peut attendre de l’atome est insignifiant par rapport à notre fameuse croissance.
Peut-être que la population occidentale diminue, mais la consommation augmente…
Mais c’est bien là, justement, tout le problème. Il n’y a aucun impératif à cela. Ce sont encore des « experts » qui ont inventé cet « impératif » ! Ils nous disent : « Si on n’a pas recours au nucléaire, on devra retourner dans les cavernes ! » C’est une ânerie monstrueuse. Avec les centrales nucléaires, nous aurons, selon les estimations les plus optimistes, 20 % de plus d’électricité dans dix ou quinze ans ; or nous pouvons faire déjà 30 % d’économie tout de suite ; depuis la crise, on a fait 20 % en Suisse comme on a voulu, sans le moindre mal. D’ailleurs, écoutez. Faites un calcul qui est tout bête : selon les experts, la consommation d’électricité double tous les sept ans. S’il faut suivre ce rythme, ça voudrait dire que d’ici moins de cent ans, il faudrait [p. 201] multiplier par 16 384 la production. Rien que de l’énoncer est idiot.
Alors revenons à la question : quel but poursuivent tous ces gens qu’ils n’osent pas afficher ?
La puissance.
La puissance de qui ? La leur ? Ce serait dérisoire.
Non, pas la leur. Ce serait en effet dérisoire, mais plus facile. Ce qu’ils poursuivent, chacun dans sa sphère — et même parfois inconsciemment — c’est le mythe de la puissance de l’État, de la nation, le mythe de la grandeur. De Gaulle a incarné cela. Il se moquait des Français, mais il voulait la grandeur de la France. C’est un mythe extrêmement puissant et nocif. Car qui ou quoi est l’État-nation ? À voir les choses de près, c’est une chose sinistre, c’est la dictature des administrations ; Peyrefitte l’a très bien montré dans Le Mal français. Sa thèse m’aide plus qu’elle ne me contrarie ; car il a très bien montré, dans le cas de problèmes qu’il évoque, que même le général de Gaulle, chef de l’État, agissant comme un roi, n’avait rien pu faire de ce qu’il voulait parce que l’État c’était les fonctionnaires, l’administration, le « on » anonyme sur lequel on ne peut rien. C’est ça, la vraie réalité de l’État.
Ne vous semble-t-il pas un peu court de réduire l’État aux fonctionnaires ?
Les fonctionnaires ne font qu’incarner ce mythe qui est autrement plus puissant qu’eux. C’est un mythe dévorant. Prenez, par exemple, l’idée de l’unité qui est déjà chez les rois de France mais se développe surtout pendant la Révolution et avec Napoléon : c’est l’idée tyrannique de faire faire la même chose à tout le monde en même temps ; c’est tellement plus facile d’administrer les choses quand c’est comme ça ! Souvenez-vous qu’il y a eu des débats terribles à la Convention là-dessus, quand deux conventionnels, Sieyès et Thouret, ont émis l’idée tout à fait étonnante de diviser la France en carrés de 18 lieues de côté, à partir de Paris ; ils se plaignaient même de ce qu’en approchant des frontières, les carrés ne seraient plus bien réguliers… C’était une idée de fou, mais on en a débattu passionnément. Et si vous croyez que ce sont là des divagations, rappelez-vous ce qui s’est passé, chez les esprits les plus intelligents, au moment de la guerre d’Algérie, quand on parlait de l’unité de la France « de Dunkerque à Tamanrasset ! »
Mais pourquoi est-ce à notre siècle en particulier que vous faites dans votre livre ce procès du « mythe de la puissance » avec tant de passion. [p. 203] Tout ce que vous venez de dire ne montre-t-il pas que les États-nations, que vous critiquez depuis longtemps, ne sont pas nés hier ?
Parce qu’il y a eu, de nos jours, une espèce d’accélération et que le danger de la chose apparaît maintenant beaucoup plus ouvertement à cause des moyens énormes que nous a donnés la technique, nucléaire notamment. La première phrase de mon livre dit à peu près : pour la première fois dans l’histoire, l’homme se voit contraint de choisir librement son avenir, du seul fait qu’il en a pour la première fois la liberté, donc la responsabilité. C’est à la fois le premier et le dernier choix possible.
Mais quel sens peut bien avoir cette liberté que vous accordez à l’homme en face d’un État que vous décrivez aussi super-puissant ? Faut-il briser l’État ? Et si oui, comment ?
Je dirai qu’il faut en finir avec l’État-nation et qu’il faut, pour cela, changer de fins. La fin de l’État-nation étant sa propre puissance, c’est en mettant fin à ce mythe de la puissance qu’on mettra fin à la tyrannie de l’État. Je précise à cet égard que je ne mets bien entendu aucune différence entre l’État-nation socialiste et l’État-nation capitaliste.
Mais que peut-on substituer à l’État ?
Des communautés vivantes ayant d’autres fins que leur propre puissance.
Un tel substitut de l’État a-t-il jamais existé ? Pouvez-vous m’en citer un modèle ?
Eh bien, je pourrais vous citer évidemment ce grand modèle de la démocratie qu’étaient les cités grecques qui se maintenaient volontairement petites. Le plus bel exemple, c’est la cité de Milet, sur la mer Égée, qui avait eu la sagesse de savoir que si elle dépassait mettons 100 000 habitants, elle tomberait dans la tyrannie. Son gouvernement, alors, ne pourrait plus être l’affaire des citoyens réunis, dialoguant, discutant de leurs affaires, il deviendrait la tâche de quelques spécialistes délégués qui s’imposeraient et les autres n’auraient plus rien à faire que subir simplement. Aussi quand la population approchait de 100 000 habitants, ils décidaient de créer une colonie en exportant une partie de la population. Ils l’ont fait soixante-dix fois, figurez-vous !
Je suppose que les linguistes grecs n’avaient pas encore inventé le mot « déportation »…
Mais ne souriez pas : la sagesse était que cela se faisait volontairement parce que tous en décidaient. Et je [p. 205] connais aujourd’hui des communautés non nationales, par exemple, la communauté de Longo Maï en Haute-Provence, qui, sans du tout connaître l’exemple de Milet, a retrouvé cette sagesse. Ils étaient 100 à 150 pour cultiver un très grand lopin de terre qu’ils avaient acheté en Haute-Provence. Et quand ils sont devenus un peu trop nombreux pour la survie harmonieuse du groupe, ils ont commencé à essaimer ; ils ont aujourd’hui une dizaine de communautés répandues sur quatre pays qui restent plus ou moins en relation ; par exemple, ils avaient d’immenses troupeaux de moutons, mais ils ne savaient pas trop quoi faire avec la laine. Alors ils ont acheté une usine en Savoie pour faire des tissus.
Le début de la puissance… Est-ce que ces communautés sont vos modèles ?
Non, mais elles montrent, expérimentalement, une possibilité de faire autre chose que simplement devenir toujours plus grand jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucune possibilité matérielle de prendre son destin en main.
Il y aurait donc, si je vous entends, une taille à ne pas dépasser sous peine de mort pour la démocratie ?
Oui, je pense en effet que la démocratie est une question de dimension matérielle. Aristote voulait que la taille d’une ville soit calculée de telle manière que le rayon de la ville soit à la portée de voix d’un homme criant sur l’agora. C’était très sage parce que tout le monde pouvait l’entendre et lui répondre de n’importe quel point.
C’est une image un peu naïve de nos jours.
Bien sûr, il s’agit — là encore — d’un modèle mais il n’est pas si naïf. Dans mon pays, la Suisse, qui est composée de nombreux petits cantons, nous avons eu longtemps ce que nous appelons « Landsgemeinde », l’assemblée de canton qui se tenait sur la place publique. Il y a encore plusieurs cantons — les plus petits — qui en ont conservé la coutume. Bien sûr, vous allez me dire qu’aujourd’hui il y a l’électronique qui a tout changé et que le chef de l’État peut se faire entendre à des milliers de kilomètres. Mais qui peut lui répondre ? Qui peut lever la main et dire : « À moi la parole. » Et la démocratie est dialogue.
Peut-être est-ce parce qu’il ressent ce manque que M. Giscard d’Estaing va dîner chez l’habitant, ou dialogue à la télévision avec des lycéens.
Probablement, mais ce n’est encore qu’une intention, et il ne peut [p. 206] y avoir de vraie démocratie dans des dimensions qui sont incompatibles avec le dialogue ou, du moins, la concertation. Donc il faut renoncer aux grandes dimensions parce que les grandes dimensions nous conduisent à des grandes guerres ?c J’ai fait une comparaison assez poussée entre le petit État ou la petite communauté et le grand État, et je montre assez facilement (après beaucoup d’autres d’ailleurs) que le petit État a absolument tous les avantages sur le grand sauf un : il ne peut pas faire de très grandes bêtises. Regardez la Confédération helvétique qui est pour moi un modèle assez proche de la cité grecque. Elle s’est formée sur la base de communes forestièresd, d’une coopérative, si vous voulez, et elle s’est peu à peu agrandie sous la forme d’une composition de petites unités mettant en commun certaines forces ; juste assez pour maintenir chacune des unités différentes et autonomes comme elles le voulaient. Pas pour faire une grande puissance qui irait ensuite dévaster tout autour d’elle, comme ont voulu le faire les rois de France, de Castille et d’Angleterre, pour qui faire l’unité c’était conquérir le plus de gens qu’on pouvait, devenir toujours plus fort pour aller conquérir plus loin en uniformisant le tout. En détruisant les libertés locales et les différences. Alors voilà encore un autre modèle de quelque chose qui a duré maintenant sept-cents ans et qui fonctionne très bien, parce que ça reste petit.
Mais on entend parfois les Suisses se plaindre justement d’un manque de pouvoir central capable de résoudre nombre de problèmes qui ne peuvent être résolus au niveau, trop étroit, des cantons.
C’est vrai dans la mesure seulement où les gens renoncent à être responsables et rêvent de se décharger de leurs responsabilités sur le pouvoir fédéral. Ça, c’est un vice, une maladie, de la Confédération, ce n’est pas son fonctionnement normal.
Pour donner de l’actualité à ces propos un peu théoriques, disons que vous êtes partisan des régions.
Oui, des régions organisées dans un ensemble plus vaste. Européen d’abord, peut-être mondial plus tard. Le règne de l’État-nation dans ses dimensions européennes actuelles me paraît terminé ; ce n’est pas une idée que j’ai aujourd’hui. Je l’ai découverte et nous l’avons formulée pour la première fois lorsque, face à la montée d’Hitler et de Staline, le mouvement personnaliste est né. En 1934, nous avions inventé une formule qui est devenue banale par la suite : pour [p. 208] qualifier déjà l’État-nation, nous disions qu’il est trop grand et trop petit à la fois. La région — et en particulier la région transfrontalière qui est le cas le plus fréquent en Europe — me paraît être le cadre le mieux adapté aux problèmes que nous avons à résoudre d’urgence. Regardez, par exemple, ce qui se passe avec la pollution des eaux. Le Léman, le Rhin, la Manche sont menacés de mort. Et Britanniques, Allemands, Suisses et Français se renvoient la balle et créent des commissions qui sont, bien entendu, impuissantes parce qu’au-delà il y a quatre souverainetés nationales qui se défient. Mais les poissons se moquent bien des souverainetés nationales et, en attendant, ils crèvent.
Le malheur, cher Denis de Rougemont, est qu’il y a maintenant près d’un demi-siècle que vous écrivez…
Et je dis toujours la même chose ? Oui, parce que j’y crois. Et aussi parce que pendant longtemps j’ai été moins écouté que des gens qui ont fait des palinodies éclatantes, ce qui attire beaucoup l’attention. Mais vous notez qu’aujourd’hui, après trente ans, ils disent soudain la même chose que moi. Ce qui fait beaucoup d’effet mais ne leur donne pas une grande crédibilité puisqu’ils se sont trompés si longtemps.
Ne peut-on en tirer aussi la conclusion que les intellectuels n’exercent pas une grande influence sur le réel ?
Au contraire, je pense que leur pouvoir est plus grand que jamais. J’en reviens toujours à ma première phrase : « À partir de maintenant, il arrivera dans le monde ce que les hommes voudront qu’il arrive. » Et les hommes réfléchissent et c’est le rôle des intellectuels de les y aider. Mais ce n’est pas facile, car les hommes non plus n’aiment pas changer. Ils comprennent qu’il y va de leur avenir, mais ils continuent à vouloir, comme on dit chez moi, le beurre et l’argent du beurre. Les Américains disent : « Manger son gâteau et l’avoir encore. » Ils veulent tout à la fois. Ils épousent de bons idéaux, mais en réalité, ils font tout autre chose.
Alors, on prêche dans le désert ?
Non, il y a encore un espoir, c’est qu’il va arriver maintenant un certain nombre de catastrophes qui seront assez mineures au début, comme la crise du pétrole en 1973, qui est le type de ce que j’appelle une catastrophe enseignante ; parce que ça a fait peur à tout le monde, ça a touché juste assez grand pour que tout le monde fasse très attention ; ça a appris [p. 210] une quantité énorme de réalités du monde moderne au grand public. C’est ce que j’appelle dans mon livre « la pédagogie des catastrophes ». Car il y en aura d’autres. Quelques petits nuages de sodium ou de plutonium qui iront se balader sur des villes comme c’est déjà arrivé sans qu’on nous le dise. On les a arrêtés au dernier moment, à plusieurs reprises, mais quand les gens le sauront, ils seront obligés de réfléchir et peut-être que ça les fera changer de direction puisque tout ne tient qu’à nous.
Finalement, vous n’êtes pas très optimiste sur la nature humaine.
Je dirai que, quoique Suisse, je ne suis pas du tout rousseauiste : je ne pense pas, comme Jean-Jacques, que l’homme est né bon et que la société le corrompt : je pense que l’homme est né méchant et faible et tâche d’utiliser des impératifs imaginaires de toute espèce pour continuer à agir à l’abri de tout ça en disant : « Ce n’est pas moi qui le veux, ce sont les impératifs. » Exactement comme Adam, quand Dieu est venu le chercher au Paradis et qu’il est allé se cacher derrière les buissons. C’est tout juste s’il n’a pas dit : « Je ne suis pas là. » Et quand Dieu lui a demandé : « Qu’est-ce que tu as fait ? », il a dit : « Ce n’est pas moi, c’est Ève » ; alors Dieu a demandé à Ève : « Qu’est-ce que tu as fait ? » Et Ève a dit : « Ce n’est pas moi, c’est le serpent. » Et le serpent, bien sûr, n’était plus là. Mais moi je crois à la liberté et à la responsabilité de l’homme. Et j’espère que le danger sera un bon maître d’école.