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L’Europe des régions (juin-juillet 1974)a b

Le mal stato-national

Il semble que deux de vos thèmes principaux traversent actuellement une crise aiguë ; à savoir la notion de régionalisation et la construction de l’Europe. La simultanéité de cette remise en cause est-elle purement fortuite ?

Je ne pense pas qu’il y ait une crise de la notion de région, mais au contraire une montée puissante de l’idée de région. Ce qui est en crise c’est l’État-nation napoléonien qui s’oppose aux régions et propose contre elles sa « régionalisation » autoritaire.

Quant à la simultanéité des deux phénomènes, elle n’est aucunement fortuite ; à mesure que les frontières s’abaissent, les régions « remontent ». On ne fera jamais l’Europe avec les États-nations. Donc, on la fera avec les régions.

Comment voyez-vous la montée de l’idée de région ?

Il y a d’abord — et c’est le côté le plus spectaculaire, le plus bruyant aussi, parce qu’il se traduit souvent par des explosions de plastic — l’aspect ethnique et linguistique de régions comme la Bretagne, le Pays-de-Galles, le Pays basque, la Catalogne, le Sud-Tyrol, le Nord du canton de Berne (où l’on parle français), les conflits entre Flamands et Wallons… Et puis il y a toutes les régions « transfrontalières » qui se situent pour la plupart sur l’axe rhénan, ou rhodanien. Ça commence entre le Danemark et l’Allemagne ; entre la Hollande et l’Allemagne, et entre la Belgique, la Hollande et l’Allemagne, la Belgique, la France et l’Allemagne, voire le Luxembourg, puis entre France et Allemagne, Suisse et France, etc.

Toutes ces régions ont des problèmes communs, les mêmes des deux côtés de la frontière, qui ne peuvent être résolus d’un seul côté.

Le Marché commun en 1960-1961 a commencé à étudier la question régionale ; il a dressé une carte provisoire des Six ; et cela donnait par exemple pour la France, 9 grandes régions.

Or, sur les 9, deux seulement n’étaient pas transfrontalières : Paris et l’Auvergne ; toutes les autres étaient transfrontalières, y compris la Bretagne, liée au monde atlantique, comme l’avait bien vu le général de Gaulle lorsque, dans son discours de Lyon, il passait en revue les relations que devaient entretenir les régions françaises avec l’extérieur.

Presque toutes les régions intéressantes de l’Europe sont transfrontalières ; elles ne sont pas ethniques. Elles le sont dans certains cas, où vous avez par exemple les Basques et les Catalans qui sont, eux, à la fois dans des régions ethniques et transfrontalières. Ils ne sont nullement séparés, mais au contraire reliés par les Pyrénées.

On nous a raconté que le Rhin était une frontière naturelle entre les Français et les Allemands. Admettons cela ; mais alors pourquoi le Rhône est-il un lien naturel entre la Provence et les gens qui habitent du côté du Centre ? On dit absolument n’importe quoi pour les besoins de la cause.

Comment êtes-vous parvenu à associer l’idée d’Europe à l’idée de région ?

C’est à partir de l’idée d’Europe que je suis parvenu à l’idée de région. J’ai pensé, avec beaucoup de gens, au lendemain de la guerre, qu’il était vital de « faire l’Europe » comme on disait, d’arriver à une union fédérale, ou d’un autre type.

[p. 15] Je me suis aperçu très vite qu’on ne pourrait pas y arriver à cause de la formule de l’État-nation, à souveraineté illimitée, qui s’opposerait toujours à la création d’une Europe unie. D’autre part, dans la faible mesure où l’on est arrivé à abaisser un peu les frontières, on s’aperçoit que les régions resurgissent, soit qu’il s’agisse d’anciennes provinces dont le relief avait été effacé par le bulldozer du jacobinisme, soit qu’il s’agisse de régions nouvelles, ou créées par l’économie et par des réalités qui ne tiennent pas compte des frontières. À mesure que les frontières se dévalorisent entre nos États-nations, les régions resurgissent.

Il y a en effet deux types de régions : les régions ethniques qui sont les plus visibles, et les plus brillantes, et à mon sens peut-être les moins sérieuses, et les régions qui sont définies par un certain nombre de facteurs à la fois ethniques, économiques, de transport, d’énergie, d’histoire commune, mais pas nécessairement de langue commune.

Pourquoi dites-vous que le phénomène des régions ethniques est peut-être le moins sérieux ?

Attention, j’ai dit cela dans un sens politique uniquement. Parce que l’on ne peut pas faire une région sur une seule fonction : cela ne mènerait pas loin. On ne peut pas bâtir des régions sur un seul facteur qui serait la langue par exemple : les Bretons réclament une région Bretagne, mais ils sont obligés de constater que le Breton n’est parlé que dans une partie du pays, le reste c’est le gallo qui va jusqu’à Rennes et jusqu’à Nantes, villes qui sont indispensables, du point de vue économique, à la vie de cette région ; et alors on retombe dans toutes les équivoques de l’État-nation, qui consiste (pour le dire en termes rapides) à vouloir imposer une même frontière à des réalités qui n’ont rien à voir ensemble, comme la langue, l’économie, ce qu’il y a dans le sous-sol, l’état civil, l’histoire, les développements récents de la technique, toutes choses qui n’ont aucune probabilité de coïncider dans l’espace. Ça c’est la formule de l’État-nation napoléonien : imposer la même frontière à des phénomènes complètement hétérogènes, hétéroclites. J’ai très peur que des gens qui voudraient ressusciter les anciennes provinces essaient de les faire rentrer dans ce « lit de Procuste » d’une frontière commune qui serait un mini-État-nation. Ce qu’il nous faut éviter à tout prix.

Je pense que faire en Europe 300 mini États-nations, au lieu de 25 États-nations serait aggraver le mal « stato-national » d’une manière absolument insupportable. J’écarte donc cette idée de créer des États sur la seule base des langues. D’autre part, j’ai dit tout à l’heure que la définition d’une région aujourd’hui est beaucoup plus complexe. Qu’elle peut être économique aussi bien qu’ethnique, qu’elle peut être une question de tradition, ou de développement nouveau, d’ouverture sur l’avenir ; que la plupart des régions intéressantes qui sont en train de prendre forme en Europe sont transnationales, donc par-dessus les frontières. Il y a là toute une problématique nouvelle qui est loin d’être passéiste, qui est progressiste, futuriste.

Une remarque sur laquelle je voudrais insister : les frontières de nos États-nations sont indéfendables aujourd’hui. Bidault les a appelées « des cicatrices de l’histoire », ce qui était assez joli. Le professeur Ancel, de la Sorbonne, dit : « ce sont le résultat des viols répétés de la géographie par l’histoire ».

Aujourd’hui, si l’on parle tellement des régions en Europe, c’est à cause du formidable remue-ménage provoqué par la nécessité d’unir nos nations et d’accepter les résurgences spontanées, d’une part celle des régions, d’autre part celle de l’Europe. C’est absolument lié.

Est-il possible de construire l’Europe par une association des différents États ?

L’Europe des États-nations, c’est un cercle carré, c’est une impossibilité, c’est ce que j’ai appelé souvent « une amicale des misanthropes » : c’est une chose que l’on peut dire, mais que l’on ne peut pas faire. Si vous faites une « amicale », vous cessez d’être « misanthropes » ; mais si vous restez misanthropes, vous ne faites pas une amicale. Or depuis 25 ans, les ministres de nos États-nations prétendent vouloir faire l’Europe.

Dans ces conditions nous sommes devant un dilemme parfaitement clair : ou bien on fait l’Europe et il faut abandonner la formule des États-nations à souveraineté illimitée et se tourner vers les régions. Ou bien il faut avouer qu’on ne veut pas faire l’Europe ; et il faut savoir aussi ce que ça signifierait : la colonisation de l’Europe, économiquement par l’Ouest, et politiquement par l’Est.

C’est déjà en bonne partie réalisé pour le quart de l’Europe, à l’est, qui est satellisé par les Russes, et c’est réalisé en bonne partie par l’économie de nos États de l’Ouest, qui est envahie par les Américains qui rachètent des dizaines d’entreprises tous les jours. Les chiffres sont absolument étonnants, quelles que soient les mesures prises officiellement, surtout les discours faits sur l’« indépendance totale » du pays ! Je ne dirai pas que je suis antiaméricain ou que je suis antirusse, il faut ne pas se tromper là-dessus. Je pense que la colonisation est une très mauvaise chose. Je ne pense pas que les Américains et les Russes soient des gens pires que nous, je pense que la colonisation est pire que tout. Quand un peuple se met à rendre les rênes à un autre pour son sort quotidien, pour ce qu’il doit penser, pour ce qu’il doit acheter, pour ce qu’il doit cultiver, alors il est perdu. C’est la décadence totale d’un peuple ; c’est ce que l’on a vu dans tous les pays colonisés. Donc les raisons de faire l’Europe sont plus grandes que jamais. Mais les obstacles à l’union sont plus clairs que jamais : c’est la formule de l’État-nation qui prétend à une souveraineté absolue, quoique perdue depuis longtemps en réalité.

Comment résoudre cette contradiction fondamentale ?

Je ne pense pas du tout qu’il faille renverser les États-nations, ni qu’on puisse faire l’Europe d’une manière violente ou révolutionnaire. Je pense qu’on peut renverser des voitures dans la rue, qu’on peut renverser un dictateur, un système parfaitement cohérent et très simpliste de gouvernement ; mais on ne peut pas renverser notre système actuel, parce qu’il n’a pas de principe de cohérence interne. Il ne s’agit pas de le renverser, vous ne sauriez par où le prendre. La révolution violente n’a jamais abouti à autre chose qu’à renforcer les pouvoirs de l’État.

Mais alors, que faut-il faire ?

Il faut créer une autre Europe, parallèle, une Europe des réalités. À mon sens l’Europe des États-nations est une Europe des mythes, puisqu’elle repose sur le mythe de la souveraineté nationale, mythe qui a explosé lors de la guerre de Suez par exemple. Vous savez que la définition même de la souveraineté nationale est donnée par Jean Bodin au xvie siècle : c’était le droit de déclarer la guerre et de conclure la paix comme on le veut, et quand on le veut. Vous avez vu lors de la guerre de Suez la France et la Grande-Bretagne, nations soi-disant souveraines, et insistant plus encore que n’importe quelle autre sur leur souveraineté absolue, être stoppées à 1h de leur victoire, à 1h du Caire par un froncement de sourcils de Monsieur Eisenhower et par un grognement de l’ours russe. Eh bien, il a été démontré ce jour-là que la souveraineté nationale absolue était un mythe. Moi je demande simplement que nous fassions une Europe sur la base des réalités, et pas des mythes. Que nous ne perdions pas de temps et d’énergie à renverser des choses qui n’existent plus, qui sont des symboles, des mythes d’un passé révolu et que nous commencions à édifier l’Europe sur les régions que nous devons faire, en même temps que nous cherchons à les unir, sur cette réalité active et quotidienne. Et c’est là le sentiment des jeunes, de même que ce sont les jeunes qui sont responsables de la montée de l’idée de région.

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L’ambiguïté du jacobinisme libéral

Quoi qu’on pense de la mise en place des nouvelles institutions régionales en France, il va falloir les faire fonctionner et peut-être les faire évoluer…

Il y a une expression frappante que vous venez d’employer, c’est celle de « mise en place » des organismes régionaux. À mon sens, elle symbolise, certainement pas dans votre esprit, mais dans celui des gens qui l’ont mise en circulation, l’erreur fondamentale de ce que l’on appelle « la réforme régionale ».

Le même phénomène se reproduit dans d’autres pays, mais c’est peut-être particulièrement frappant en France étant donnée la tradition centralisatrice sur laquelle je n’ai pas besoin d’insister. Les régions au sens réel, devraient être « reconnues » et non pas délimitées de l’extérieur.

Les vingt-deux régions françaises actuelles ont toutes été faites à Paris, elles ont été préfabriquées dans les bureaux indépendamment de toute consultation des gens sur place. Ça, je crois que c’est incontestable. À mon sens, il aurait fallu faire exactement le contraire et on sera bien obligé de le faire un jour ou l’autre. Il aurait fallu une étude des besoins d’une population, de la conscience actuelle ou virtuelle qu’elle a d’une région. Des possibilités de solutions qui pourraient être données sur une base autonome, autogérée, et à partir de là, voir comment on pourrait organiser ces régions, car il faut un minimum d’organisation administrative, quitte (je vais y revenir tout à l’heure) à ce que l’on organise des régions différemment suivant des fonctions, suivant la nature du problème à résoudre.

Il faut chercher partout, comme à tâtons, le relief des problèmes, les voir se soulever, se définir, et il faut se décider d’après ça, et non pas prendre une carte et quelques barèmes, quelques statistiques, quelques courbes pour ensuite décréter : on fera 21 régions, ou 9 comme le proposait le Marché commun.

Avons-nous intérêt en France à faire des régions assez vastes de « taille européenne » ?

De taille européenne ? C’est une expression sans aucune signification. On dit « tiens, c’est intéressant ; maintenant tout le monde parle de l’Europe, on va donc faire des régions de taille européenne ». Qu’est-ce que ça veut dire ? Quand je pousse un peu les gens qui défendent ce point de vue, ils finissent par me dire « il faut qu’une région en France soit compétitive avec un Land allemand ». Alors je leur dis : « avec quel Land ? » Par exemple avec le Land de Bavière, qui a 12 millions d’habitants et 71 000 km2, la Rhénanie-Westphalie qui a 19 millions d’habitants, ou avec le Land de Hamburg qui n’a guère plus d’un et demi-million d’habitants et 740 km2 ?

Mais en France, comment, en partant de ce qui existe, pouvons-nous créer et animer des régions ?

Je pense qu’il faut être bien conscient des finalités qu’on donne à la création des régions. Pourquoi veut-on faire des régions ? J’ai dit l’avantage des petites communautés, mais personne n’a jamais voulu faire une région pour faire une chose petite. C’est là un commentaire qu’on peut faire sur la réalité, et non une finalité. Ce n’est pas cela qui meut les gens, qui les motive : faire une chose petite ! Ce qui les motive, c’est deux choses : la prospérité, et pas seulement quantitative, et la participation à la vie civique.

Or, de la région, les gouvernements français n’ont su dire qu’une chose — ce qu’elle ne devait pas être : ni une atteinte à l’unité nationale, ni une communauté autonome, ni une pierre d’attente de l’Europe fédérale. Quand diront-ils ce qu’elle doit être ?

Ce qu’il y a de plus grave dans les États-nations actuels, c’est surtout qu’ils laissent le citoyen dans un vide civique, dans un « no man’s land » où il se sent totalement impuissant sur tous les mécanismes politiques, économiques, militaires, techniques, et à tous les degrés de sa vie.

Il se trouve pris dans un réseau de nécessités techniques, économiques, avec ordinateur à l’appui, qui interdit l’idée de faire de l’avenir notre affaire. Alors, cela c’est la situation politique la plus grave que la civilisation puisse affronter, car cela mène à la dissolution civique, à la dissociation en atomes. Avec cette poussière d’individus, l’État totalitaire va faire son ciment. Cela appelle la tyrannie, l’inconsistance des relations civiques. Je pense que cela mène aussi à la criminalité, la délinquance, et pas seulement juvénile, à toutes sortes de troubles mentaux, et à un grand désespoir qui pousse les jeunes gens à se jeter dans les minorités vociférantes au discours révolutionnaire dont les barricades sont le signe, ou dans cette « majorité silencieuse », qui est une sorte d’imbécilité civique, de désertion. Discours ou indifférence qui sont aussi morbides l’un que l’autre.

Contre cela il faut recréer des communautés, et voilà le principal motif de faire des régions. Je dis que les États-nations sont trop petits à l’échelle internationale, mais trop grands pour animer la vie civique, dans leurs régions, leurs provinces, leurs communes.

Bien plus, les jacobins ont commencé par écraser toutes les communautés traditionnelles, systématiquement, consciemment. Il fallait que « le coup électrique de la Raison » donné par la commune de Paris se transmette instantanément jusqu’aux frontières extrêmes de la France et que tout le monde fasse la même chose en même temps. C’est là aussi l’idée de Napoléon : c’est une idée militaire, mais cela revient à écraser toutes les communautés locales, réelles, affectives et spontanées. Cet État-là, non seulement empêche la participation mais il s’y oppose. Il a supprimé tous les pouvoirs des communes.

Les communes devraient-elles reprendre le pouvoir ?

Je ne suis pas du tout d’accord avec le terme « prendre le pouvoir ». Et c’est là que je me sépare radicalement des marxistes. Ils croient qu’une fois leur Parti au pouvoir, c’est-à-dire maître de l’État — c’est ce qu’ils appellent la dictature du prolétariat — l’État dépérira nécessairement. Toute l’histoire du xxe siècle le dément. Il est devenu évident que l’État est plus fort que les hommes qui croient s’en emparer. Il les digère, il les phagocyte, quelle que soit leur idéologie, marxiste ou capitaliste, de droite ou de gauche, phalangiste ou mao. Et puis, allons plus loin dans la démystification du marxisme d’avant-hier. La vérité, c’est qu’il n’y a plus de pouvoir aujourd’hui. Voilà le drame. Nous avons à créer à recréer des pouvoirs réels, d’abord à l’échelle locale. Ne perdons plus notre temps et nos énergies à nous attaquer à un Pouvoir mythique. Prendre en main notre destinée, voilà le mot de toute l’affaire, notre affaire.

Les sociétés multinationales

Nous allons aborder maintenant une autre « internationale » qui semble remettre en cause les États-nations, celle des sociétés multinationales.

En effet, si l’État-nation n’était pas en crise, il n’y aurait pas de sociétés multinationales. C’est parce que l’État-nation, comme le dit la critique fédéraliste, est à la fois trop petit et trop grand qu’il y a des sociétés multinationales.

Les États-nations ont n’importe quelles dimensions, au hasard des traités et des guerres : les armées se sont arrêtées par hasard là. Il n’y a aucune espèce de raison que ça coïncide avec un espace économique raisonnable.

Donc il est fatal que le développement même de l’industrie et du commerce conduise à des sociétés qui ne tiennent plus compte des frontières.

Dès qu’on prononce ce terme de sociétés « multinationales » on provoque aujourd’hui des jugements stéréotypés qui ne vont pas du tout dans la réalité de la chose : « société multinationale », c’est nécessairement diabolique, horriblement mauvais dans tous les cas, et on dit par exemple à [p. 17] l’encontre du Marché commun : « qu’est-ce que le Marché commun réussit à faire sinon à créer un espace pour les multinationales ? » Et alors la question est réglée à partir de ce moment-là. Or, je voudrais faire observer ceci : il y a au moins deux types complètement différents de sociétés multinationales. Il y a celles qui sont axées sur la puissance, qui réunissent le plus grand nombre possible de productions différentes, et qui envahissent certains pays ou tout un continent. Ayant pour but le profit et le pouvoir, elles se dirigent naturellement vers l’État, et vers les organes de l’État pour les acheter, pour faire pression sur eux et finalement diriger leur politique. Ou bien, si la politique d’un État à un moment donné paraît contraire à leurs intérêts, [elles] le renversent ce qui revient au même. Disons qu’il n’y a pas seulement des sociétés américaines mais aussi beaucoup de sociétés multinationales européennes qui jouent ce rôle-là, par exemple : les pétroliers, et ça embarrasse beaucoup de gens. Mais il existe des sociétés qui ont un tout autre mode de développement, qui s’adaptent au pays dans lequel elles s’installent et qui sont obligées par la nature même de leurs activités économiques de s’y intégrer.

Il y a donc multinationale colonisante, et multinationale à caractère de développement ?

Une multinationale qui travaille par exemple dans le lait, l’alimentation et les produits annexes n’a aucune espèce d’intérêt politique dans les pays où elle opère ; elle s’intègre à la coutume agricole, elle peut même l’améliorer, et jouer un rôle d’aide technique. Quoi de commun avec ITT ou les pétroliers ? Unilever, elle, me paraît entre les deux ; Unilever n’est pas liée à des histoires militaires comme ITT.

Il n’y a pas seulement des histoires militaires… Aussi, je vous demande de bien vouloir vous prononcer sur la liberté des gouvernants, je pense plus particulièrement à un cas récent : la Belgique face aux pétroliers. La liberté des gouvernants est d’autant plus faible que le territoire est plus exigu, et l’État moins fort : les pétroliers font davantage la loi à Bruxelles qu’ils ne la font à Paris.

Précisément, vis-à-vis des multinationales du type que j’appellerai colonisateur, il s’agit de trouver un pouvoir qui pourrait les freiner, les forcer à s’intégrer ou à respecter des communautés humaines qu’elles bafouent ouvertement aujourd’hui.

Il y en aurait deux : le premier serait un pouvoir continental qui serait bien supérieur à celui des États-nations, et l’autre serait le pouvoir des régions parce que les régions seraient nécessairement consultées et pourraient dire : « voilà une chose qui ne cadre absolument pas avec nos coutumes, qui est destructrice de l’environnement, qui est trop grande pour nous, qui n’est pas adaptée à nos traditions, ou qui démoralise et dégrade notre population, par exemple en l’appâtant par des salaires trop forts pour des gens qui ne sont pas doués pour le genre de travail offert ». À travailler en faveur des régions, on pointe vers une même résultante qui est l’autogestion. L’autogestion à tous les degrés et dans tous les sens possibles du terme. Notez cependant que le danger des multinationales qui fascine actuellement l’attention de la presse, des partis, de l’opinion publique, n’est pas tellement différent du danger des sociétés nationales jouant sur les différentes régions. Vous avez des sociétés nationales, en France ou en Allemagne, ou en Italie, qui se conduisent vis-à-vis de telle ou telle région exactement de la même manière que les multinationales vis-à-vis de telle ou telle nation, qui sont en train de détruire sans scrupules les équilibres écologiques ou sociaux dans telle région du Midi, ou le long du Rhin, en Savoie ou dans le Nord, etc. Vous avez des phénomènes de colonisation intérieure qui sont exactement comparables à ceux que l’on reproche aux multinationales. La seule différence c’est que les frontières ont été supprimées entre les « nations », au sens antique du mot, à l’intérieur d’un pays, alors qu’elles subsistent à l’extérieur comme frontières étatiques. À part cela, il n’y a aucune espèce de différence. Le phénomène contre lequel il faut se défendre, c’est celui des trop grandes sociétés, mal adaptées aux régions dans lesquelles elles viennent s’implanter et qui n’y cherchent que leur profit. Ce que je dis là ne vise pas à exonérer toutes les multinationales, mais à augmenter la méfiance à l’égard des trop grandes sociétés qui ne rencontrent jamais le barrage d’un pouvoir régional quelconque, d’une autonomie régionale. Je n’insiste pas tellement sur le mot « pouvoir régional », qui évoquerait trop une délégation du pouvoir central dans une région, mais sur l’autonomie, l’autodétermination, l’autogestion régionale.

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La croissance économique

Alors cela signifie-t-il qu’il faille trouver un nouveau mode de croissance économique ?

Vous faite allusion au célèbre rapport du club de Rome qui m’a fait très forte impression quand j’en ai eu connaissance, sous la forme d’un texte de 20 pages dactylographiées du professeur Forrester, du MIT, il y a trois ans de cela. C’était un rapport confidentiel adressé au Congrès américain, qui donnait l’essentiel de ce qui est devenu plus tard le rapport sur le club de Rome signé par les Meadows. Tout d’un coup, ça m’a révélé une chose à laquelle je n’avais jamais pensé : à savoir qu’il y a deux sens au mot « croissance », qui sont absolument différents — je dirais presque antinomiques — en tous cas qu’il est très dangereux de confondre.

La croissance biologique, végétale ou animale, et cette croissance dont on parle par métaphore dans l’industrie. La croissance du vivant, cela va de soi et ne fait pas de question : petit enfant deviendra grand, ce qui commence par un germe invisible s’épanouira un jour en arbre, en éléphant ou en corps humain. Tout cela est bel et bon, la croissance, c’est la vie, la loi de la vie ; tout le monde est donc pour la croissance économique, industrielle, technologique… Mais c’est par une erreur fondamentale qu’ont commise en premier lieu les gestionnaires de notre civilisation. Je m’explique : il faut être absolument clair là-dessus. La croissance du vivant est autoréglée : c’est la même loi de la vie qui fait qu’une plante ou un corps animal grandit, s’épanouit, se stabilise autour d’un optimum, puis lentement se modifie, régresse et meurt, donnant naissance à de nouvelles croissances également régulées par un programme qui est dans les chaînes de chromosomes et dans les gènes. La croissance vivante comporte un ralentissement de la croissance, une maturation, un arrêt, la mort de l’individu et le retour à la terre. Rien de pareil dans la croissance industrielle qui augmente indéfiniment, mécaniquement, tant qu’elle ne bute pas sur un obstacle extérieur ; elle n’a rien en elle-même qui la règle. Elle peut conduire à toutes les monstruosités, à toutes les démesures, comme ferait un corps sans son programme de vie : l’individu humain passerait ainsi de 30 cm à 1,75 m en vingt ans, puis atteindrait une hauteur de 2000 m vers 40 ans, à la seule condition qu’il puisse se nourrir assez et ne se heurte pas à des obstacles insurmontables.

Eh bien, nous vivons depuis l’ère industrielle sur des absurdités de ce genre ; nous ne nous sommes absolument pas rendu compte que les courbes exponentielles dépassaient toute espèce de réalité humaine praticable et qu’elles monteraient très vite. Qu’elles parviendraient d’ici à la fin du siècle, à des altitudes irrespirables, où tout être humain disparaîtrait, où les ressources de la terre seraient épuisées, dans un temps extrêmement bref. L’impact du rapport du club de Rome a été absolument décisif. Quelles que soient les critiques qu’on puisse faire sur le choix des paramètres, je n’ai jamais vu un avertissement aussi brutal, aussi justement pensé et conçu, et qui ait eu un impact comparable sur une société humaine.

J’ai eu de vives discussions à Bruxelles il y a quelques mois, avant la crise du pétrole, sur cette assertion que j’entendais répéter partout : « il nous faut faire des centrales nucléaires ; c’est un impératif technique et économique, parce que la consommation d’électricité » (ça a été mesuré par les ordinateurs !) « double tous les sept ans ».

Voilà donc le type d’une croissance illimitée.

À quoi je répondais : « avez-vous jamais fait le calcul à quoi mène une croissance qui double tous les sept ans ? Savez-vous par combien il faut la multiplier dans moins de cent ans, c’est-à-dire dans quatre-vingt-dix-huit ans ? Il faut la multiplier par 16 384, ce qui est dément : on ne peut transformer toute la substance de la terre en énergie. Il faudra bien s’arrêter un jour, alors, autant y penser tout de suite.

Il me paraît essentiel pour tout ce qui touche les régions, de nous rendre compte que la croissance industrielle, la croissance du PNB, la croissance du revenu par tête d’habitant n’est pas une mesure humaine qui puisse diriger une politique, il faut absolument abandonner ça, et nous nous apercevons très vite que si nous abandonnons cette idée fondamentalement fausse, nous en viendrons très vite à la nécessité de l’autorégulation de tous ces mécanismes de croissance par la régionalisation.

Il faut proportionner la production et l’aménager conformément à la finalité que nous acceptons. Je suis très optimiste après la crise du pétrole, parce que je vois des gens conscients de la nécessité d’exploiter toutes les formes d’énergie qu’on avait laissé de côté avant, comme l’énergie éolienne, l’énergie géothermique et l’énergie hydraulique, énergie des fleuves, des petits lacs… Tout cela était complètement négligé et méprisé par les auteurs depuis une dizaine d’années. Ils disaient tous avec mépris : « c’est de l’intérêt local, ou c’est de l’intérêt régional ». Moi, je trouve que c’est particulièrement intéressant si c’est de l’intérêt régional. Ça évite les monopoles des États, monopoles qui visent uniquement la puissance, non pas le bien des gens ni le bien de la région, finalement.

Je crois que si l’on veut passer à une croissance autoréglée — qui est la croissance normale, biologique — c’est par le moyen des petites unités régionales qu’on y arrivera le mieux.

La région et la commune

Pourtant on s’aperçoit qu’actuellement, et depuis un certain nombre d’années, le seul pouvoir mobilisateur en France, c’est le pouvoir d’achat. Les individus, déjà, et puis les mass-médias raisonnent ainsi. Est-ce qu’une expression régionale spontanée pourrait en sortir ? On voit mal comment…

La description que vous faites de la mentalité d’aujourd’hui n’est pas tout à fait exacte. Il n’est pas exact de dire que les gens ne sont motivés que par des questions de « fric » ou de pouvoir d’achat. Naturellement ils y attachent une grande importance parce qu’ils croient à la publicité. On leur dit à la radio, à la télé, qu’ils ne peuvent pas vivre heureux s’ils n’achètent pas tel ou tel produit. Ils finissent par le croire et par vouloir gagner de l’argent pour se l’acheter. Il suffit d’un changement dans l’information des gens pour amener un changement dans la mentalité. C’est l’essentiel, tout tient à cela. Et les gens s’apercevraient qu’il y a mille choses dans la vie beaucoup plus importantes pour eux que gagner de l’argent.

Je le vois chez beaucoup de jeunes gens qui me disent : « moi, je ne veux pas gagner de l’argent je veux faire quelque chose qui m’intéresse ».

Peut-on donner le pas au désir de participation sur le désir de prospérité ?

Sans doute, car toute l’histoire du siècle est dominée par l’angoisse des hommes devant l’absence de communautés. Devant l’absence de possibilités d’intervenir et d’avoir une efficacité.

Est-ce que l’angoisse communautaire est un effet de la concentration urbaine et de l’exode rural ?

Cela va ensemble. Mais les villes n’existent plus guère : ce sont des faubourgs, des banlieues. Des agglomérations qui n’ont plus de centre, qui n’ont plus de rues où les gens puissent se rencontrer, depuis que les places sont devenues des parkings, et que les rues sont envahies par le flot de la circulation des voitures. On a détruit les bases mêmes de la démocratie, c’est-à-dire les lieux physiques où se formait l’opinion, où les gens se rencontraient, où ils formaient spontanément des groupes, où l’on pouvait parler à un inconnu, où l’on pouvait tenir un meeting public.

Cette place n’existant plus, les villes n’ayant plus de structures, ayant drainé les campagnards sans les restructurer dans un nouvel ensemble social, vous avez cet état de dissociation, de destruction du principe social. On arrive à cette grande angoisse communautaire qui est absolument inconsciente chez l’homme, chez la grande majorité des hommes, mais qui fait qu’aussitôt que quelqu’un prétend [p. 19] leur apporter une réponse, ils marchent. Ils ont marché pour Hitler, sans autre raison que celle-là. Il leur disait : « Suivez-moi et vous serez tous ensemble. » Et cela suffisait à tout justifier pour eux. Ils étaient là, tous, le bras levé, à hurler en cadence, et ils se sentaient ensemble. Ils avaient une raison de vivre pendant ce temps. Cela vous ne pouvez le faire que dans un état de société très morbide, où les gens n’ont plus de raison de vivre personnelle.

Il ne s’agit pas de refaire le coup d’Hitler ou le coup de Mussolini, il ne faut pas essayer de recréer une communauté par en haut, par un seul parti, une seule idéologie, beaucoup trop simple et s’imposant comme un cadre de l’extérieur sur les gens. Il faut faire le contraire, c’est-à-dire faire sortir la communauté du sol comme on fait pousser un arbre, au lieu de planter, comme le fait l’EDF, des poteaux en ciment préfabriqués — de préférence devant une maison et en coupant un ou deux arbres…

Et les racines, pour vous, c’est la commune ? Il faut donc commencer par la commune ?

Oui ; peut-être par plus petit que la commune. Ce que l’on appelle des « communes » par exemple en Amérique ; des colonies, n’importe quoi, des associations, des paroisses, tout ce qui peut rassembler des hommes autour d’une idée et d’une chose qui ait une valeur affective, une valeur concrète et quotidienne. C’est cela qui est important, partir d’en bas…

Mais les gens ont changé, ont quitté leur région, quitté leur ville…

En Suisse, qui donne toujours l’idée d’une grande stabilité, vue de l’extérieur, en Suisse il n’y a plus qu’un homme sur trois qui habite dans sa commune d’origine. Presque tous sont déplacés. Prenez la ville de Genève, vous avez une minorité de Genevois, je crois 27 %, et 44 % de Confédérés, c’est-à-dire de Suisses d’autres cantons, et les autres sont des étrangers. Donc, il n’y a plus qu’une minorité de Genevois. Chose étrange, les mœurs politiques sont restées les mêmes à Genève à travers les siècles. La composition de la population est entièrement nouvelle, et les Suisses allemands qui viennent à Genève, qui votaient à 80 % chez eux dans certains cantons, au bout d’une génération votent à 20 à 25 % comme les Genevois l’ont toujours fait depuis 1830. Ceci pour des raisons tout à fait mystérieuses, dont il faudrait que les sociologues s’occupent un jour pour voir comment se transmet ce genre de réflexe.

Si « le génie du lieu » agit ainsi, c’est que l’on peut prendre des racines, et même si l’on change de lieu. L’important c’est d’en avoir. Parce que l’homme a besoin à la fois de racines et de mobilité. Si on le force à être enraciné comme un paysan lié à la terre, c’est un grand malheur. Et s’il est purement nomade, aussi. Mon idée de l’homme complet, la personne, c’est l’homme en tension entre des aspirations contradictoires. Il a besoin de se sentir chez lui quelque part et il a besoin de circuler. Besoin de communauté et besoin de solitude.

Est-ce que la région, reposant sur la commune, reposant sur des groupes de quartiers, renforcés par des associations, si j’ai bien compris votre pensée, est possible dans un monde sans racines paysannes ?

Nous sommes dans une société à dominante urbaine, caractérisée par l’« atomisation » qui conduit toujours à la tyrannie. Car c’est avec la poussière des individus que l’État fait son ciment. Cela n’est pas un phénomène nouveau, cela existait à la fin du monde hellénistique quand les villes sont devenues trop grandes. Les villes de la période classique grecque — la polis où s’est formé le sentiment communal — montrent la grande sagesse des Grecs : à Milet, ils avaient décidé que, lorsque la population approcherait des 100 000 habitants, une partie émigrerait (10 000 personnes, qui allaient faire une colonie ailleurs, laquelle colonie bien sûr resterait en relation avec la mère-patrie). Mais la polis n’a jamais dépassé 100 000 habitants — ce qui était considéré comme la limite extrême pour que les gens restent encore maîtres de leur destin civique. Mais avec l’Empire d’Alexandre, toutes ces normes ont été délaissées, et on a bâti des villes énormes, comme Antioche où il y avait 25 km de rues éclairées toute la nuit mais où il était devenu impossible de se promener sans armes. Et ces villes naturellement n’étaient plus des communes. Il n’y avait plus l’agora sur laquelle les gens pouvaient se réunir : il fallait déléguer les pouvoirs. Les gens se réunissaient par quartier selon leurs professions. Ils étaient mis à l’écart de la communauté, celle-ci était alors gérée par un nombre décroissant de gens, finalement par un seul tyran. Cela, c’est une loi que Jean-Jacques Rousseau avait très bien définie dans Le Contrat social : plus l’État est grand, moins il y a de magistrats, moins il y a de responsables. Quand un État est tout petit, comme Genève au temps de Jean-Jacques, alors il y a une quantité immense de magistrats parce que presque tous les citoyens libres le deviennent par rotation comme cela se faisait dans la cité grecque antique. Donc, la participation est maximale dans une communauté minimale, et inversement…

Aujourd’hui, nous nous trouvons dans la situation hellénistique. Simplement c’est plus grave, les villes sont plus grandes, il y a des moyens d’action beaucoup plus dangereux à manier. Mais je pense, en accord avec bien des urbanistes, américains surtout, et anglais également, qu’il faut absolument en revenir aux formules communales. On ne peut pas détruire les énormes villes. Il y a une ville aux États-Unis qui va de Boston à Washington. On ne peut pas la détruire, personne n’aurait la fortune nécessaire, mais on peut y recréer des quartiers, des communes, au prix de certaines destructions. On peut recréer des places qui ne soient pas des parkings, on peut interdire les rues aux voitures, cela demande une renaissance de l’esprit communal, de l’esprit d’association et de la vie civique.

Quelle place donnez-vous à l’urbanisme dans tout cela ?

Eh bien, je pense que c’est une place absolument essentielle parce que tout tient à la forme et aux dimensions de la ville. Les formes de l’architecture expriment certaines réalités politiques et sociales et en interdisent d’autres. Si l’on prenait la ville communale au Moyen Âge c’est autour d’une grande place, où il y a l’église, les auberges, l’hôtel de ville et les marchés, c’est-à-dire toutes les forces en tension dans la vie publique. Cela correspondait à la révolution communaliste, à l’esprit des communes. Les villes du xixe siècle sont des villes en étoile avec de très larges avenues qui servent au défilé des troupes, elles peuvent aussi être balayées par les tirs des soldats de la garde en cas de révolution. Ainsi, au premier coup d’œil, on arrive très bien à repérer, d’après l’architecture d’une ville, quel est le système politique qu’elle représente.

[p. 46] Dans le développement de quel système politique voyez-vous ?

Eh bien c’est la caserne, comme tout le monde l’a dit, et il faut prendre cela au sens le plus précis du terme, c’est-à-dire que l’on est en train de fabriquer des petits soldats, des sujets bien alignés, qui n’ont plus aucune espèce de résistance, qui ne se sentent plus responsables de rien dans la cité. Ce qui se fait est fait par les autres (« Ils », l’État). On les subit. Tout ce que l’on peut, c’est se révolter de temps en temps, mais cela ne sert pas à grand-chose. C’est l’encasernement, c’est l’homme transformé en numéro. Cela ne correspond peut-être pas à un régime politique déterminé. Cela correspond à une manière de juger la vie où l’homme est une pure et simple carte d’identité, un producteur-consommateur docile, et qui n’existe pour l’État que sous la forme d’un dossier électronique.

Quel type d’urbanisme pourrions-nous inventer collectivement ?

Il faut faire des villes petites, et très nombreuses. Mais une chose très curieuse, c’est que les architectes les plus avancés aujourd’hui, comme le Grec Constantin Doxiadis, arrivent au même chiffre qu’Aristote et Platon pour l’optimum d’une ville. C’est 50 000 habitants. Dès que vous dépassez ces limites, vous tombez dans la loi des rendements décroissants.

Cela me semble exact, mais je me pose cependant une question : 50 000 habitants, cela doit faire à peu près 15 000 employés. Cela ne correspond pas tout à fait aux besoins de l’économie industrielle qui, par une intégration très poussée et une concentration de moyens et d’hommes, doit exécuter un certain nombre de tâches (produits et services). On peut presque dire que c’est la loi économique qui a fait que ces villes se sont agrandies démesurément et que notre économie a secrété certaines organisations très complexes.

Vous dites que l’économie exige une certaine concentration et conduit à faire des grandes villes. Je mets cela en question. L’économie n’a rien à exiger, l’économie est là au service des hommes. Si on vous dit que les dimensions optimums d’une ville exigent une économie décentralisée, l’économie doit se décentraliser.

Si l’on continue, comme on l’a fait jusqu’à présent, il se pourrait bien que l’on arrive à des désastres, qui sont calculables d’ores et déjà.

« L’avenir est notre affaire »

Tous ces sujets seront-ils abordés dans votre prochain livre ?

C’est essentiellement ce titre que je donne au livre que je suis en train de terminer. Je dis : « l’avenir est notre affaire ». Comme de toutes ces choses dont nous parlons, il faut faire comprendre aux jeunes aujourd’hui que c’est leur affaire. Ce n’est pas l’affaire de fatalités auxquelles on ne peut rien comprendre, auxquelles seuls quelques initiés-technocrates peuvent comprendre quelque chose. Ce n’est pas l’affaire des ordinateurs, ce n’est pas l’affaire des impératifs X et Y, c’est leur affaire. Souvent les gens n’aiment pas être responsables de leur sort, surtout quand on les cache derrière des fatalités comme Adam se cachait derrière un buisson… Mais, il y a d’autres motivations, chez nous, qu’il faudrait développer. Justement le désir d’être responsable, d’être digne, à ses propres yeux de vivre et valoir quelque chose. C’est beaucoup plus important qu’une augmentation de 2 % du salaire.

Quant à l’autogestion je la prends dans un sens absolument global, général : responsabilités.

C’est le mot qui est antinomique d’« irresponsabilité » générale de l’homme perdu dans les mégalopolis. Le désir de devenir responsable de son destin doit amener au désir d’autogestion dans tous les ordres d’activités, autant en atelier qu’en entreprise. J’entends ce terme d’atelier au sens où Proudhon l’entendait. Il disait : « il y a deux types d’ateliers : l’atelier de communauté, l’atelier de municipalité ». Je suis tout à fait d’accord, je pense que l’autogestion doit se développer dans tous les secteurs, dans tous les domaines, elle doit surtout s’exercer au niveau politique, au niveau de l’administration de la commune.

J’appelle « politique » l’aménagement des rapports humains, dans une communauté donnée, l’équilibre entre la hiérarchie des besoins… c’est cela la politique véritable, ce n’est pas de savoir si l’on est de gauche ou de droite. La politique qui doit être à la base de la région, doit être la politique d’autogestion de la commune — ce qui n’existe pas non plus (pas de ressources financières propres, etc.).

L’autogestion de l’entreprise pose des problèmes bien particuliers suivant les entreprises : ce n’est pas le même problème, suivant la nature des entreprises. Il y a beaucoup d’expériences qui ont été faites, allant plus ou moins de la cogestion à l’autogestion, à l’autonomie. De la formule allemande à la formule yougoslave…

Je pense surtout à l’autogestion des groupes et des petites communes et ensuite à l’autogestion des régions. La formule des fédérations est extrêmement simple : elle consiste à faire coïncider les niveaux de décisions dans tous les domaines et dans tous les secteurs, avec les dimensions de la tâche à exécuter, de faire coïncider ces dimensions avec celles de la communauté.

Il faut trouver une adéquation de la dimension des tâches et de la dimension des communautés qui sont amenées à prendre des décisions. C’est cela le fédéralisme : que chacun fasse à son niveau, ce qu’il est capable de faire et que, pour ce qui dépasse son niveau, il s’unisse à d’autres. Qu’il ne se fédère que pour cela, et non pour constituer une puissance telle que l’État-nation, une puissance qui sert à faire n’importe quoi, surtout la guerre. Qu’il se fédère pour des fonctions bien définies. Mais alors là, sans réserve, en solidarité.

Voilà au fond ce que j’appelle fédéralisme, et qui résume toute ma doctrine : situer l’homme au centre de la société.