L’Avenir est votre affaire (11 octobre 1977)a b
J’ai rencontré Denis de Rougemont dans sa maison de Pouilly, tout près de la petite église où saint Bernard de Clairvaux prêcha la deuxième croisade. Rapprochement hautement significatif, car c’est bien dans une aventure de croisé que se lance cet infatigable défenseur des plus hautes valeurs humaines. S’il adopte dans son livre le ton du prophète, c’est que notre espèce se trouve dans une situation d’urgence dont nous devons absolument prendre conscience.
Tout peut se jouer dans les dix ans à venir. Le sort de l’humanité se décidera en fonction de ce que nous allons choisir. Nous n’avons jamais été dans une situation aussi critique et c’est la première fois que l’humanité est confrontée à un tel problème, car elle n’avait pas, auparavant, les moyens de tout faire sauter. Je parle d’un délai de dix ans, car après, il sera vraisemblablement trop tard. Et encore faut-il qu’une guerre atomique n’éclate pas…
Beaucoup de gens disent qu’une telle guerre est impossible, qu’on n’utilisera pas les bombes atomiques…
Je répondrai ceci : la France et l’Allemagne vendent des centrales de retraitement des déchets à des nations qui ne peuvent rien en faire, sinon en tirer du plutonium. On leur fait promettre qu’elles ne s’en serviront pas à des fins belliqueuses, mais tout le monde sait qu’on peut faire une bombe avec cinq à six kilos de plutonium. Ce qui permettra à n’importe quel État d’exercer un chantage terrible ; de menacer de détruire New York ou Washington, par exemple, ou quelque autre grande ville du monde. La situation actuelle facilite l’escalade de la violence et du chantage. On justifie ces ventes en affirmant qu’elles équilibrent la balance commerciale, mais elles révèlent en réalité un courant suicidaire dans l’humanité, courant plus fort que les chefs d’État. C’est surtout cela qui me fait peur…
Et d’après vous, les États-nations ne peuvent plus rien entreprendre de positif pour faire face à ces immenses problèmes ?
Comme je le montre dans mon livre, les États-nations ne sont plus adaptés aux grands enjeux de notre temps. Ils sont ou trop petits ou trop grands, ils n’ont plus rien à faire dans ce siècle. Je n’accuse pas les gouvernants d’être méchants, mais totalement inadaptés aux tâches de notre temps. Prenez l’exemple de la France : sur le plan international on ne l’écoute pas, elle ne compte plus. Mais elle est trop grande, en tant qu’État, à l’échelle régionale. La sauvegarde du Léman, par exemple, tout le monde s’en fout à Paris, comme l’a bien montré l’attitude du gouvernement français à propos de la région franco-genevoise…
La conscience régionale est-elle en train de s’éveiller selon vous ?
Certainement et je prendrai comme exemple la « Regio Basiliensis » où des Allemands, des Français, des Suisses ont acquis une conscience régionale dans leur résistance commune aux centrales nucléaires, quand ils se sont aperçus qu’on allait en construire seize dans un rayon de quarante kilomètres, ce qui est tout simplement dément ! Notez que si vous discutez, dans le privé, avec tel ministre, tel conseiller fédéral, il vous dira que, s’il n’était pas au pouvoir, il serait avec les manifestants de Kaiseraugst ou d’ailleurs… Mais alors, s’il est vraiment sincère en disant cela, pourquoi ne démissionne-t-il pas en donnant ses raisons ? Pourquoi reste-t-il au pouvoir, alors qu’il a pris conscience de l’impuissance de ce pouvoir ?
Car c’est une vérité dont il faudra bien un jour s’aviser : le pouvoir politique n’existe plus, le pouvoir n’est pas à prendre, comme le croient les révolutionnaires, le pouvoir est à créer. On ne peut plus compter sur les gouvernements, mais sur les habitants des régions. Les gouvernements, qui crèvent de peur devant n’importe quelle vérité, font les matamores, actuellement, mais ils ne trouveront pas l’argent pour financer leurs centrales nucléaires. Songez que chaque centrale coûtera environ quatre milliards et qu’il en faudra des centaines ! Personne n’a prouvé que c’était nécessaire. On dit qu’il faudrait économiser 30 % d’électricité pour pouvoir se passer de centrales. Et pourquoi pas ? Pourquoi toujours affirmer qu’il nous « faut » absolument ceci ou cela ?
Une des grandes idées que Denis de Rougemont développe dans son livre est précisément que l’homme contemporain, piégé par la technique et ceux qui en vivent, s’est trompé sur ses vrais besoins. « Il n’y a d’impératifs que de la nature » et nous devons lutter contre les technocrates, contre les producteurs qui « essaient de nous faire prendre leurs désirs pour nos fatalités ». La vraie politique de l’énergie n’est pas celle qui se calculera en fonction du produit national brut — cette funeste idole des États contemporains — mais celle qui s’articulera aux « conceptions de l’homme et de son rôle sur la terre qui nous animent en vérité ».
Un exemple particulièrement frappant de la manipulation des besoins humains nous est fourni par le développement de l’automobile. Denis de Rougemont rappelle et cite dans son livre un article qu’il écrivit en 1928 déjà et dont le titre à lui seul est éloquent : « Le péril Ford ». Ce texte, publié dans une revue protestante, tomba à l’époque dans le plus grand silence, mais l’écrivain y montrait, avec une étonnante lucidité, que la voiture ne correspondait au départ à aucun besoin humain existant (les Américains trouvaient ce moyen de locomotion bruyant et polluant), mais que Henry Ford a réussi, par un certain nombre d’astuces économiques et publicitaires, à rendre l’automobile « nécessaire » dans l’esprit de ses compatriotes.
Quand on lance une nouvelle technique, un nouveau procédé, on devrait toujours se demander : « Qu’est-ce qui arriverait si ça réussissait ? » Et plus prosaïquement encore : « À quoi ça sert ? » Si l’on s’était interrogé à propos de la voiture, on aurait évité, par exemple, de voir aujourd’hui que 18 % du territoire de la Hollande est bétonné, ce qui est une catastrophe du point de vue écologique. Quand on pense que Pompidou a pu commettre cette bourde monumentale : « Il est temps que Paris s’adapte à l’automobile… »
« À quoi ça sert ? » Denis de Rougemont s’est posé la question, avec une corrosive ingénuité à propos de Concorde, « le mensonge qui va plus vite que le son », comme il dit, ce somptueux gadget de seize milliards dont les contribuables français et anglais mettront encore longtemps à éponger la facture…
Et s’il « faut » absolument que des hommes d’affaires pressés gagnent trois heures sur le trajet Paris-New York, Denis de Rougemont propose la solution toute simple, qui économise seize milliards. Il suffirait de supprimer les formalités de douane au départ et à l’arrivée et de transporter les voyageurs par hélicoptère de l’avion au centre de la ville. Trois heures de gagnées au moins ! Quant aux sages, ils préféreront vivre, selon la merveilleuse expression de notre humaniste, « la lenteur au sein du silence »…
Un des aspects fascinants de L’Avenir est notre affaire est que Denis de Rougemont coordonne magistralement les thèses personnalistes qu’il défend depuis une quarantaine d’années avec l’analyse des problèmes les plus actuels. Il faut souligner cette fidélité méditante et féconde à des conceptions longuement mûries en un temps où l’on fait d’invraisemblables succès de librairie à des « penseurs » qui n’ont cessé de se renier et barbotent dans les plus inénarrables palinodies… Lorsqu’on lui demande s’il est « à la mode », Denis de Rougemont sourit ironiquement et se fâche un tout petit peu…
Je ne suis tout de même pas Yves Saint-Laurent ou Cardin ! Je m’honore de n’avoir jamais été à la mode et je me flatte d’avoir souvent été à contre-courant ! Ce qui est en jeu dans ce livre, comme dans toute mon œuvre, va tout de même bien au-delà d’une simple question de mode intellectuelle…
Votre ouvrage opère la synthèse d’une très vaste information. Combien de temps avez-vous mis pour l’écrire ?
J’ai mis quatre ans et demi pour achever L’Avenir est notre affaire. Je n’avais fait cela pour aucun de mes livres. J’ai écrit, par exemple, L’Amour et l’Occident en trois mois… En été 1973, j’avais déjà écrit une centaine de pages, où je prévoyais certains événements qui pouvaient se passer, notamment dans le monde arabe.
Puis vint la guerre du Kippour, qui vérifiait mon analyse tout en m’obligeant à jeter à la corbeille ce que j’avais écrit. Je ne pouvais pas me donner l’air de prophétiser après coup ce qui s’était produit ! En un sens, je suis content de ce long temps de maturation qui a été nécessaire, car j’ai pu prendre de la distance par rapport à l’actualité immédiate.
Comment caractérisez-vous la perspective centrale de votre livre ?
Je dirai que c’est un essai d’une morale de l’homme libre et responsable. Nous avons de nos jours une opposition entre les gens qui veulent la puissance (au niveau des États-nations surtout) et ceux qui veulent la liberté des personnes. On dit qu’il n’y a pas de liberté sans puissance. À quoi je réponds que la puissance est le pouvoir que l’on prend sur autrui et la liberté le pouvoir que l’on prend sur soi-même. C’est de nous-mêmes que nous devons tirer l’énergie transformatrice, sinon nous ne nous en sortirons pas. Cette énergie proviendra des finalités, des buts proprement humains que nous nous fixerons…
C’est d’ailleurs à une morale du but que Denis de Rougemont consacrera l’un des onze ouvrages qu’il a en préparation. Tout en voyant très clairement les menaces qui pèsent sur l’humanité, l’ardent défenseur de la personne, de l’Europe, d’une société libre et responsable, garde confiance.
Du point de vue écologique, la guerre est la pollution majeure de la planète. Nous devons tenter de créer une société plus amicale, où les êtres humains auraient la possibilité de communiquer, de ne plus vivre comme la « foule solitaire » des grandes villes. J’ai une certaine confiance, car j’observe qu’une immense révolution se prépare dans les pays européens, chez les jeunes surtout. Des milliers de gens sont mobilisés par les thèmes de l’écologie, du régionalisme, de la communauté.
Une expérience comme Longo Maï me paraît hautement positive et je l’appuie entièrement. Je suis également heureux de voir que la jeune génération est en train de dépasser la stérile opposition de la « gauche » et de la « droite » et découvre ce que nous disions dans les années 1930, au sein du mouvement personnaliste. On dit que l’Europe n’avance pas. Ce n’est pas entièrement vrai, il y a des points positifs : je mentionnerai tout d’abord le fait qu’une guerre est désormais impensable entre des pays européens, ce qui représente un immense progrès par rapport au passé ! Je relèverai ensuite que trois dictatures ont disparu de l’Europe ces dernières années, et cela sans bain de sang. Ce n’est pas rien !
Homme de clairvoyance, Denis de Rougemont est également un homme d’espoir. Son très beau livre est tout entier animé par la grande et généreuse idée que « le secret de l’avenir de l’homme est dans l’homme, au cœur de l’homme d’aujourd’hui ». La terre du xxie siècle sera très exactement ce que nous aurons voulu et c’est à chaque seconde de notre vie présente que se dessine le futur visage du monde. On ne saurait trouver meilleur ouvrage que L’Avenir est notre affaire pour nous en persuader.