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L’Europe, l’été [préface] (1976)a

L’Europe, l’été, devient un parc immense aux bosquets enchantés de musique.

Du gracile Alhambra de Grenade aux sévères palais communaux de Pérouse, des grandes villes cossues de la plaine de Hollande derrière leurs digues aux petites places dallées de marbre de Dubrovnik dans l’enceinte de ses remparts, de Lisbonne sur l’Atlantique à Venise sur l’Adriatique, dont les théâtres baroques se ressemblent, des plages de Santander aux lacs de la Finlande, d’Édimbourg à Spolète, de Bergen à Bordeaux et d’Athènes à Stockholm, toute l’Europe en été vibre et chante, danse ou déploie les fastes de ses opéras dans les plus beaux décors du monde : ceux d’une nature humanisée par les styles de nos grandes époques.

Entre ces points extrêmes de nos diversités européennes que relient quelques heures d’avion, au cœur du continent profondément complexe et découpé que délimitent ces villes ouvertes vers cinq mers, j’imagine maintenant que s’élève une vaste rumeur symphonique mariant le classique au moderne à travers tout le romantisme occidental. Là, ce sont quelques heures d’autoroute à travers forêts et vallées qui relient les hauts lieux de la vie musicale. Le circuit le plus intérieur, celui qui pourrait partir de Lucerne, par exemple, pour remonter au nord-est par Zurich et Bregenz, Salzbourg, Graz et Munich jusqu’à Bayreuth, revenir à l’ouest, puis au sud par Strasbourg et Besançon jusqu’à Lyon, vous ferait traverser dix villes de festivals et boucler le voyage à Lucerne en moins de 2000 km par la route. Un circuit bien plus [p. 8] ample, aux étapes moins serrées mais plus riches en contrastes, relierait les grandes manifestations annuelles d’Aix-en-Provence, de Vérone, de Florence, de Vienne, de Prague, de Berlin, de Copenhague, de la Hollande et de Gand. Au-delà, isolés mais heureux, voici Bath, le plus ancien festival connu (il a célébré son centenaire en 1961) et Varsovie, le plus délibérément novateur (on n’y donne que de la musique d’aujourd’hui). Et les pointes d’une grande étoile : Finlande, Suède, Norvège, Écosse, Andalousie, Catalogne, Dalmatie, Grèce…

Certes, on connaît bien d’autres festivals, des douzaines d’autres, rescapés de ces deux ou trois-cents qui ont tenté un jour d’exister pour disparaître après quelques saisons, faute des subventions escomptées. Quelle ville de nos pays, grande ou moyenne, n’a-t-elle pas essayé de lancer son festival, de pousser sa petite note séductrice dans la grande rumeur musicale de nos étés européens ? Si je n’en ai nommé qu’une trentaine, c’est parce qu’il s’agissait des « grands » de l’Europe, des mieux enracinés dans une tradition régionale mais aussi des premiers qui aient pris conscience de leur commune appartenance au grand ensemble culturel qu’est en réalité l’Europe, et l’aient prouvé en s’associant sous le signe de l’union continentale.

Depuis un siècle et demi, les nations se sont multipliées, et elles se sont bardées de frontières sourcilleuses, dans notre Europe jadis ouverte à tous vents de l’esprit et tous échanges humains. Lors du congrès de Vienne, en 1815, les hommes d’État de la Sainte-Alliance annoncèrent l’ouverture d’un « concert des Nations ». En fait, on n’entendit qu’une cacophonie en crescendo perpétuel et le bruit des canons devait en marquer l’inévitable conclusion.

Deux cataclysmes de dimensions mondiales, au xxe siècle, ont montré ce que « l’Europe des nations » savait faire.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, tandis que le continent ruiné et disloqué essayait de reconstruire ses villes et une économie de paix, on vit aussi renaître dans tous nos pays d’une part des initiatives locales animées par des amateurs de théâtre et de musique, d’autre part le goût des voyages. La rencontre de ces initiatives et de cet essor touristique sans précédent allait donner naissance à un nombre sans cesse croissant de festivals s’efforçant d’imiter à leur échelle, voire de renouveler les formules glorieuses du vieux Bayreuth de Wagner, ou du bien plus récent Salzbourg de Hofmannsthal et Max Reinhardt. Voués à l’art de l’harmonie, ces festivals allaient-ils s’accorder et faire entendre enfin le vrai « concert européen » ?

En fait, chacun tentait de vivre pour son compte. Quelques-uns cherchaient les moyens de sortir de leur isolement, mais ils ne trouvaient pas de formule efficace.

Un beau jour de 1950, Igor Markevitch vint me voir. Je lui avais écrit tôt après la lecture de son article sur la coopération dans le domaine musical. Ce jeune chef prestigieux connaissait les problèmes artistiques et pratiques [p. 9] des nombreux festivals où il avait dirigé. Il sentait la nécessité de les amener à se concerter — terme éminemment musical… Il avait son idée là-dessus.

Pour ma part, je venais de fonder le Centre européen de la culture, à Genève, dont le but était précisément d’offrir un lieu de rencontres et des moyens de coopération aux forces culturelles de toute l’Europe à la recherche de l’union.

Notre entente fut immédiate, et les plans vite tracés. Tous nos grands festivals furent invités à déléguer leurs directeurs pour une première prise de contact à Genève, à l’automne de 1951. Deux mois plus tard, l’Association européenne des festivals de musique était fondée et se mettait à l’œuvre.

La musique est d’Europe, en ce sens qu’elle est liée à l’Europe non seulement historiquement, dans sa genèse, mais encore essentiellement dans sa nature, étant née du complexe physico-spirituel qui a formé l’homme européen et qui le définit le mieux, quand on le compare à l’homme d’autres cultures et civilisations. De cette affinité d’essence et d’existence entre la musique et l’Europe, il résulte, d’une part, que s’occuper de l’Europe et spécialement de sa culture, suppose que l’on s’occupe de la musique ; et, d’autre part, que la musique est l’expression la plus profonde et spécifique du génie propre de l’Europe. La musique n’aidera pas à résoudre les problèmes de l’union politique de nos peuples, mais elle atteste mieux que la science — autre produit typique de l’Occident — notre unité fondamentale.

Unité dans la diversité — est-il besoin de le répéter ? Saisir ensemble ces deux termes que la logique oppose, est un mouvement, un geste de l’esprit, caractéristique de l’Europe. Voilà pourquoi dans les domaines les plus variés de notre existence, le politique et l’institutionnel, l’économique et l’artistique, nous retrouverons toujours le même type de problèmes : unir sans uniformiser, maintenir les différences au sein d’une harmonie, faire valoir les droits de l’ensemble sans sacrifier ceux de l’individu, faire chanter les tons purs et les voix différentes, et non pas tout mêler indiscernablement ni s’en tenir à l’unisson. En un mot fédérer, mot-clé de notre Centre.

Je prie les historiens de prendre note d’un petit fait qui a son importance symbolique : l’Association des festivals européens a précédé de plusieurs années l’ouverture du Marché commun. Elle a des buts analogues : substituer la coopération aux rivalités stériles, favoriser les échanges, qui sont la santé de la culture comme de l’économie, et, de la sorte, élever le niveau général. Mais elle déborde largement le cadre encore étroit des membres à part entière de la Communauté, puisqu’elle englobe déjà seize pays d’Europe et que ses plus grands axes joignent Athènes à Édimbourg, Grenade à Helsinki. À partir de 1957, des festivals qui, hors d’Europe, assurent le rayonnement de la musique et de la culture européennes ont été reçus en qualité de membres associés. Israël et Osaka ont brillamment inauguré cette plus grande alliance.

[p. 10] Au carrefour de ces axes, dans un des plus beaux parcs de Genève, se dresse une villa romantique. Les pelouses descendent jusqu’aux eaux bleues du Léman. À droite et à gauche, de hauts arbres s’écartent pour découvrir et encadrer la majestueuse pyramide du Mont-Blanc, sommet de l’Europe. Dans le salon du rez-de-chaussée, une trentaine de personnes sont assises autour d’une table en fer à cheval, et souvent leurs regards se perdent sur ces champs de neige au loin, or et rose dans la lumière de l’après-midi. Par-dessus le tapis vert, jonché de papiers, des noms s’échangent, et des projets s’esquissent : ce sont tous les grands noms de la musique, compositeurs, exécutants et chefs, de Monteverdi et Purcell jusqu’aux champions de la dernière école postsérielle ; et ce sont des projets de concerts, de ballets, d’opéras de tous les siècles qui, durant la saison prochaine, animeront l’Europe pour la joie de centaines de milliers d’auditeurs. Nous sommes ici au centre d’un prestigieux complot contre l’ennui et la laideur quotidienne : l’assemblée annuelle des directeurs de festivals européens.

Si l’association n’avait rien fait d’autre que d’offrir aux directeurs des plus grands festivals l’occasion de se rencontrer, de se connaître, et d’échanger une ou deux fois par an leurs problèmes et leurs expériences, elle aurait mérité d’exister. Laissant de côté tous les aspects techniques de la coopération organisée dans les divers domaines de la publicité, des échanges d’exécutants et de mises en scène, et de la publication concertée des programmes et des dates, je voudrais souligner ici que l’association a eu et garde le mérite, à mes yeux principal, de provoquer la réflexion des dirigeants de festivals, mais aussi de musicologues, critiques et animateurs d’émissions musicales à la radiotélévision, sur le phénomène festival dans la société d’aujourd’hui. Cette réflexion n’a pas cessé de revenir sur quelques thèmes majeurs que je voudrais indiquer brièvement.

1. Sur le grand fond des origines sacrées, des fêtes rituelles que rappelle plus loin, avec une passionnante érudition, le professeur Estreicher, le festival, au sens précis — et du coup quelque peu restreint ou assagi — qu’a pris le mot dans l’ère moderne, est une forme de vie et d’activité artistique tout à fait spécifique de la culture européenne.

Ni dans l’Antiquité, ni dans les civilisations sacrées de l’Égypte, de l’Asie, des Amériques précolombiennes ou de l’Afrique, vous ne trouverez l’équivalent de cette formule et de ses surprises, calculées ou non, pas plus que vous ne trouverez l’équivalent de notre peinture de chevalet ou de nos portraits individualisés, de nos concerts et de nos musées. Tout à la fois communautaire et adonnée au culte des vedettes, traditionnelle et expérimentale, artistique et touristique, la formule festivalienne me paraît typiquement occidentale, ne fût-ce que par les antinomies qu’elle embrasse, les paradoxes et les ambiguïtés dont elle se nourrit. Elle se prête autant à la création et au raffinement des [p. 11] valeurs qu’à leur confusion par le snobisme et la mode, aux innovations qu’aux routines, et aux miracles qu’aux abus. (C’est peut-être pourquoi elle reste si vivante ?)

2. Le problème d’une définition du festival authentique s’est donc posé d’emblée aux membres de l’association. À l’occasion d’une Enquête sur le rôle des festivals dans la vie culturelle de l’Europe, publiée en 1957, l’association proposait la définition suivante :

Un festival est d’abord une fête, un ensemble de manifestations artistiques s’élevant au-dessus du niveau des programmes courants, pour atteindre le niveau de la cérémonie exceptionnelle, célébrée dans un lieu prédestiné. Il se présente ainsi dans l’éclat intense que seule une brève durée permet de soutenir.

Ce caractère d’exception doit lui être conféré non seulement par la haute qualité des œuvres produites (tant classiques que de caractère expérimental) et la recherche de la perfection dans leur réalisation ; mais aussi par l’accord de ces œuvres avec l’ambiance des lieux où elles sont jouées, créant ainsi une atmosphère particulière à laquelle contribuent le paysage, l’esprit d’une cité, l’intérêt collectif de ses habitants, et la tradition culturelle d’une région.

Soumise à l’examen d’une cinquantaine de critiques, compositeurs et musicologues, cette définition fut très généralement approuvée, bien que certains, non sans raison, aient tenu à souligner qu’elle était idéale et au mieux normative, plutôt que réaliste et descriptive. (Mais n’est-ce pas le fait de toute définition, et son utilité majeure ?) De plus, on a fait observer qu’elle ne tenait pas compte assez expressément de l’élément touristique et des aspects sociaux du phénomène festival considéré dans sa totalité et dans ses conditions matérielles d’existence.

3. C’est en effet de la rencontre d’un art (musique, théâtre, danse) et d’un lieu de prestige touristique que naît le plus souvent un festival viable. (Le cas des « semaines musicales » d’été organisées par une grande ville comme Berlin, Vienne ou même Zurich, capable de puiser dans les nombreuses ressources dont elle dispose pour sa propre saison d’hiver, est tout à fait différent, mais plus rare.) La multiplication des festivals a donc suivi assez exactement les courbes ascendantes du tourisme durant ces trois dernières décennies. Chaque année, les festivals tiennent plus de place non seulement à la radiotélévision et dans la critique musicale des magazines hebdomadaires dont ils deviennent une rubrique régulière, mais aussi dans les projets de vacances de centaines de milliers de touristes, et enfin dans les budgets nationaux, régionaux et municipaux, et dans les portefeuilles publicitaires. Cela va de pair avec l’accroissement du temps de loisirs, la diffusion des disques, et d’une manière générale, la popularisation de la culture. L’essor des festivals est un indice commode permettant de mesurer l’ampleur de cette évolution sociale.

4. Au xixe et au début de ce siècle, la musique était confinée dans les salles de concert, séparée de la vie, j’entends des cadres architecturaux, des [p. 12] fonctions religieuses et de tout le contexte social en vue desquels elle avait été composée. C’est grâce aux festivals qu’on s’est remis de nos jours non seulement à jouer Hamlet sur les remparts d’un château médiéval, comme à Dubrovnik, mais les tragédies lyriques dans des amphithéâtres grecs ou romains, les ballets dans des parcs royaux, les messes de Bach ou de Mozart dans des basiliques baroques, les mystères sur des parvis de cathédrales, les opéras dans des cours de palais, ou sur des places de petites villes dont les ruelles servent de coulisses, Mireille aux Baux, et L’Enlèvement au sérail sur le bassin de la cour des Myrtes à l’Alhambra.

Ce retour de la musique à son milieu d’origine et d’usage, à la communauté dont elle fut l’expression ou qu’elle reconstitue dans les esprits chaque fois qu’elle est jouée en son lieu, annonce et préfigure une évolution très profonde de la société contemporaine : le réveil des entités régionales. Au-delà des clichés — d’ailleurs vrais — sur « la musique, langage qui ne connaît pas de frontière », il y a cette réalité de demain, la région, héritière des communes médiévales, la région élément organique d’un monde qui ne connaîtra plus les frontières nationales dessinées par les diplomates de 1815 à 1945, mais va s’organiser de plus en plus autour de pôles de développement économique et culturel, ces « métropoles régionales » chères à la jeune sociologie.

Pas un seul festival de notre association n’est « national », soulignons-le : régionaux ou municipaux, chacun d’eux correspond à une communauté réelle, dont la ville où ils se jouent forme le foyer rayonnant. Chacun d’eux tente d’exprimer un genius loci, non point en produisant ses propres œuvres, son dialecte musical particulier, mais bien par une certaine manière qui n’est qu’à lui de mettre en œuvre et d’accueillir la musique d’hier et d’aujourd’hui, bien commun et œuvre commune de la culture européenne.

« L’art est l’état d’esprit d’un jour de fête », disait Flaubert. Et la définition citée plus haut rappelait qu’un festival est d’abord une fête, c’est-à-dire l’acte exceptionnel, symbolique et mémorial d’une communauté. Il est beau que ce soit à la musique, plutôt qu’à quelque mascarade folklorique, que déjà tant de nos régions aillent demander l’expression publique et sensible de cet être communautaire et de cette âme dont, s’il est vrai qu’un paysage est un « état d’âme », on pourra contempler aux pages de ce livre tant d’apparitions mémorables.