Notre complexe de culpabilité (1975)a
Au premier rang des peuples qui se disent heureux, selon les sondages d’opinion, les Suisses n’en sont pas moins inquiets. Réfléchissant aux motifs spécifiques de ce comportement paradoxal (mais qui est en somme celui des riches et de l’Occident en général), il m’a semblé que l’inquiétude suisse s’expliquait par trois groupes de raisons, fort inégalement légitimes.
Inquiétude du nanti, « spectateur de l’Histoire » ; est-ce que ça va durer, est-ce qu’on va nous laisser longtemps encore tranquilles dans notre coin ? (Motif accessoire : faisons-nous ce qu’il faut pour garder notre rang ?)
Inquiétude du patriote : dans le monde des technocrates, des grands marchés, des grands ensembles politiques en formation, est-ce que nos libertés, et la Suisse elle-même, en tant qu’État, gardent encore un sens et pourront subsister ?
Inquiétude spirituelle et morale enfin : est-ce que tant de paix et de prospérité n’ont pas été gagnées au prix de notre âme ? Au prix de nos vraies raisons d’être ?
L’autocritique est devenue, au cours des dernières décennies, l’une des tendances les plus typiques de l’esprit suisse en tant qu’il s’exprime par le livre, le théâtre, l’enquête sociologique et les éditoriaux des grands journaux romands. Depuis 1962, date de la demande d’association de la Suisse au Marché commun, s’interroger sur l’avenir suisse est devenu notre sport national, et je ne vois pas d’autre pays qui puisse nous battre sur ce terrain-là. (C’est le seul record qui nous reste, d’ailleurs.)
Il paraîtrait que les Suisses ne cessent de répéter : « Y en a point comme nous ! » Je n’ai jamais entendu cette fameuse phrase que dans la bouche de ceux qui la raillaient, et je ne l’ai jamais [p. 549] lue que sous la plume de Suisses qui affirmaient que les autres suisses pensent ainsi et qu’ils ont tort. Au bout du compte, c’est une propension à l’anxiété, voire à l’autodénigrement, plutôt qu’à la vanité nationale ou à la simple et naïve complaisance, qui frappe l’observateur de ce pays.
Quand un homme d’État français dit d’une œuvre, d’un produit, d’une doctrine : « Voilà qui est bien français ! » on entend : Voilà qui est excellent, typique du premier pays du monde, et bien digne d’être approuvé par tous ses citoyens. Mais quand on dit en Suisse (romande surtout) : « Ça, c’est bien suisse ! » il y a beaucoup de chances pour que cela signifie : Voilà bien notre manière mesquine d’envisager les choses. L’intellectuel français approuve en principe tout ce qui est français, sauf le régime au pouvoir (quel qu’il soit). L’intellectuel suisse, c’est à peu près le contraire. Les motifs spécifiques du « malaise suisse » ont sans nul doute une tout autre origine que la traditionnelle rouspétance latine, si bien formulée par le titre d’un ouvrage d’Alain : Le Citoyen contre les Pouvoirs. Ce ne sont pas les Pouvoirs que le Suisse inquiet met en cause, mais plutôt ses concitoyens. Sont-ils à la hauteur de leurs institutions ? Méritent-ils leurs privilèges ? Ne sont-ils pas en train de s’enliser dans un épais matérialisme, et dans un égoïsme qui dément leurs grands idéaux officiels ?
Cette réaction fondamentale — et plus générale qu’on ne le pense — provient du vieux fond religieux, et les jeunes intellectuels détachés de toute croyance ne se distinguent de leurs ainés que par une virulence particulière sur le chapitre des indignations morales qu’ils opposent au moralisme « embourgeoisé » et « hypocrite » des « soi-disant chrétiens ». Toutefois, ces motivations spirituelles ou civiques, puritaines ou progressistes, éveilleraient peu d’échos populaires si elles ne se trouvaient coïncider avec un sentiment diffus, presque inconscient, qui tourmente la Suisse du xxe siècle : une sorte de complexe de culpabilité. Il s’est noué pendant la Première Guerre mondiale. « Neutres, mais non pas pleutres ! », déclaraient fièrement nos publicistes, qui surcompensaient le reproche qu’ils devinaient chez le voisin français par des outrances verbales contre l’Allemand, ou vice versa. C’est alors que Carl Spitteler prononça son fameux discours sur « Notre point [p. 550] de vue suisse », dont voici un passage très significatif :
Par notre modestie, nous témoignons aux grandes puissances notre reconnaissance de ce qu’elles nous dispensent de nous mêler à leurs sanglants différends. Par notre modestie, nous payons à l’Europe blessée le tribut qu’il convient de payer à la douleur : le respect. Enfin, par notre modestie, nous nous excusons. « S’excuser de quoi ? » Quiconque s’est jamais trouvé au chevet d’un malade sait ce que je veux dire. Un homme de cœur a besoin qu’on lui pardonne de jouir de son bien-être pendant que d’autres souffrent.
Culpabilité irraisonnée de l’homme en bonne santé devant le malade, du riche devant le pauvre, de celui qui échappe à l’Histoire devant celui qui la subit.
Pendant l’entre-deux-guerres, en 1936, Karl Barth interrogé par des étudiants hongrois sur l’attitude du croyant dans la vie politique, a cette réponse courageuse mais en même temps révélatrice de la manière dont le « complexe suisse » est prompt à se couler dans les tournures du langage théologique :
Le péché des Suisses pourrait bien avoir son expression particulière dans la neutralité suisse. Les Suisses, depuis quatre-cents ans, ne sont en réalité que les hôtes et les spectateurs de l’Histoire. Considérant les autres peuples, ils se réjouissent de leur liberté et de leur sagesse. Ce sont, par nature, des pharisiens de la politique, qui remercient Dieu de ce qu’ils ne sont pas comme les autres. Le Suisse est assis dans sa petite maison, et il regarde par sa petite fenêtre, et se réjouit de voir les étrangers venir chez lui pour admirer la belle et libre Helvétie. Peut-être lui plaît-il aussi d’entreprendre quelque œuvre de secours, d’adopter en temps de guerre un enfant allemand, un enfant français, et de devenir ainsi, par-dessus le marché, un bienfaiteur de l’humanité. Il ne connaît et n’aime aucun problème extrême, et par suite, aucun parti extrémiste. La politique suisse vit de compromis. Le Suisse est un bourgeois qui place au premier rang de ses préoccupations son repos et sa sécurité.
Tel pourrait être, à peu près, le péché propre des Suisses. C’est dans la conscience nationale que le jugement de Dieu qui pèse sur le monde nous devient clair. Ceci ne nous dispense nullement de notre double devoir de reconnaissance et de responsabilité [p. 551] (à l’égard de notre patrie), mais ce devoir est celui d’un accusé et d’un coupable. Helveticus sum, homo sum, peccator sum1.
Péché et culpabilité sont des concepts théologiques2 dont je ne vois pas qu’ils trouvent dans le cas du « malaise suisse » une application pertinente. La neutralité ne pourrait être péché que chez ceux qui s’en font une vertu, mais pas en soi. Elle est une mesure politique — expédient rendu nécessaire par l’absence de pouvoir unifié dans les Ligues, puis élément d’équilibre européen, puis moyen d’empêcher l’éclatement de la Suisse en 1914, enfin doctrine d’État ces derniers temps, et là-dessus l’on peut et l’on doit discuter —, mais la traiter de péché n’est pas une solution et empêche même d’en trouver une, car si elle est un péché, il faut le révoquer, ou si elle nous fait tomber dans le péché, il faut « l’arracher et la jeter loin de nous », sur-le-champ, sans demi-mesure : il faut participer aux guerres. Il eût fallu se battre contre Hitler, ou voler au secours de Budapest, — de cette ville justement où Barth, vingt ans plus tôt, accusait ses compatriotes d’être « spectateurs de l’Histoire » ! S’il s’avère au contraire que la neutralité peut se justifier dans bien des cas, on en prendra trop facilement prétexte pour nier que Barth ait raison de la refuser en tant que vertu générale.
Essayons de prendre une vue globale, et objective au moins par l’intention, de la manière dont les Suisses s’examinent : mettons que ce soit de l’autocritique au second degré. Les exemples cités au cours de cet ouvrage me semblent révéler une tendance générale — et pour le coup, « bien suisse » — à juger d’un problème moins sur son mérite propre (ou contenu) que sur les mérites moraux de ceux qui ont à le résoudre, ou qui l’auraient déjà tranché à leur manière. Que la critique de l’utilitarisme, du neutralisme, du moralisme suisses s’exprime par les Questions sans espoir de Ramuz, par les virulentes satires de Dürrenmatt, ou par les innombrables essais sur le malaise suisse dus à de jeunes auteurs progressistes, on ne peut que lui donner raison, et puis les vrais problèmes se posent, ou plutôt : ils sont encore là, attendant qu’on les examine une fois passés nos examens de conscience.
« Quels problèmes ? », me demande l’Européen qui venait admirer [p. 552] notre libre Helvétie et qui est un peu déconcerté… Eh bien, lisez nos quotidiens : on y parle à longueur d’éditoriaux de la surchauffe et du manque de main-d’œuvre, de la pollution de l’air, des eaux et des paysages, de la laideur des petites maisons neuves, qui poussent partout sans le moindre plan, ou de beaucoup de grands ensembles à bon marché qui détruisent le plaisir de vivre, de l’insuffisante éducation de base et des impasses de l’enseignement supérieur, du vieux duel de la commune et de l’État, de la montée d’un « matérialisme jouisseur, calculateur, éludant le problème du sens de la vie »3 d’une existence amortie comme une dette, d’un bonheur à tempérament, et de l’esprit de nivellement universel, père de l’ennui égal pour tous. — Mais quoi ! nous connaissons tout cela et c’est bien pire chez nous ! s’écrie l’Européen de Düsseldorf, d’Anvers, de Lyon, de Manchester, de Malmö ou de Livourne. On pensait que tous ces problèmes étaient moins difficiles chez vous, dans vos petits États fédérés. — Oui, disent les Suisses d’un air soucieux, mais rien ne prouve que ça va durer. Le Marché commun nous menace. Notre neutralité n’est pas toujours comprise. Notre fédéralisme est compromis, et ce qu’il en reste freine l’élan des entreprises. Est-ce qu’il y aura une place pour nous dans le monde qui vient ?
Satiriques, vengeurs ou navrés, les sermons que j’ai cités ne changeront rien à l’évolution qu’ils dénoncent, tant qu’ils n’ouvriront pas les voies d’un dépassement de nos petitesses. « Besoin de grandeur », gémit Ramuz, crispé. Mais démontrer aux hommes qu’ils voient trop court n’est pas le meilleur moyen de les libérer. Il faudrait leur montrer des horizons plus vastes, qui soient les leurs.
Mieux vaudrait donc, me semble-t-il, proposer que les Suisses s’élèvent à la hauteur de leur régime fédéraliste, dont pas un seul de leurs censeurs n’a jamais suggéré qu’ils l’échangent contre un régime totalement différent, communiste ou fasciste, dictatorial, présidentiel ou monarchique.
La vraie chance de grandeur des Suisses, je ne la vois pas ailleurs que dans les raisons d’être de leur communauté peu croyable mais vraie — ce miracle qu’il faut traduire en formules désormais communicables, et qu’il faut assumer dans toutes ses dimensions non seulement morales mais politiques, et non seulement [p. 553] économiques mais spirituelles. Fédéralisme, seul régime possible d’un avenir humain de l’Europe ! Il est menacé, nous dit-on ? Rien de tel pour tirer un homme de ses doutes brumeux et de son anxiété qu’un défi bien concret, venant de l’extérieur.
Et de même que l’Europe a mieux à faire que d’offrir au tiers-monde le masochisme de certains écrivains auxquels leur ignorance des conditions réelles du progrès permet seule de se dire progressistes, j’ose penser que la Suisse a mieux à faire qu’à cultiver ses inquiétudes locales. Qu’elle prenne conscience de l’avenir qu’elle représente pour une Europe qui n’en sait rien encore ! Je ne conçois pas d’autre remède à ses névroses de prospérité. C’est dans une modestie trop commode, un peu lâche, que réside sa pire tentation et vraiment son péché virtuel — qui est la peur d’assumer sa vocation.